Une Révocation à l’université de Berlin
Il vient de se passer à Berlin un incident qui a causé dans la ville et dans les faubourgs le plus vif émoi et tenu en suspens l’attention de l’Allemagne tout entière. Cet incident, ou, pour mieux dire, cet événement a donné lieu à de violens débats dans la presse, à des adresses, à des protestations, à des répliques, à des dupliques et à des assemblées populaires fort orageuses, dans lesquelles on a vu la jeunesse qui se voue aux carrières libérales fraterniser avec les coryphées du parti socialiste. Le motif de cette effervescence n’était point une question de politique intérieure ou étrangère, ni la guerre d’Orient, ni un nouvel impôt sur le tabac, ni le Culturkampf, ni quelque télégramme à sensation parti de Varzin. Il s’agissait, tout simplement de la révocation, d’un privatdocent à l’université de Berlin, révocation demandée par la faculté de philosophie, prononcée par le ministre de l’instruction publique, M. Falk. On pensera peut-être que c’était faire beaucoup de bruit pour peu de chose. Il serait facile de répondre que les petites choses ont leur importance, qu’il n’y a pas de petites questions, que les libertés sont le gage de la liberté, et que toute atteinte portée à un droit particulier peut être considérée comme un danger public et comme une affaire d’état. Dans le discours qu’il a prononcé à Tulle, M. Brunet a parlé avec un superbe mépris « de ces agitateurs qui, à l’affût de procédés nouveaux, cherchent à troubler la France par je ne sais quel appareil de chicane et de procédure ; » il ajoutait : — « La France leur dira qu’elle n’a que faire de leurs querelles de procureurs. » Il faut plaindre les pays où les particuliers, soit nonchalance, soit pusillanimité, font bon marché de leurs droits et ne sont pas prêts à les défendre unguibus et rostro. Un peuple qui n’a pas l’esprit de procédure et qui ne fait jamais à son gouvernement des querelles de procureur ne sera jamais un peuple libre. Mais il arrive quelquefois que les procureurs se trompent ou qu’ils ne sont pas de bonne foi ; en ce cas on fait bien de leur tenir tête, et, dans l’affaire dont nous parlons, il est permis de se demander si les agitateurs socialistes de Berlin ont eu raison de tant crier, ou s’ils n’ont tant crié que parce qu’ils n’étaient pas bien sûrs d’avoir raison.
Parmi les libertés les plus chères à l’Allemagne, il faut compter après la liberté de conscience les immunités et les franchises universitaires. Les universités allemandes sont des arènes ouvertes à toutes les opinions, à toutes les doctrines, appelées à s’y rencontrer et à s’y combattre comme en champ-clos. Nos voisins ont compris depuis longtemps que la discussion libre et publique est nécessaire au progrès de l’esprit humain dans toutes les branches de la science, et qu’une université est un endroit où il doit être permis de tout discuter. Cette liberté d’universelle discussion a été garantie par l’excellente institution des privatdocenten, que la France paraissait désireuse de s’approprier ; mais elle a aujourd’hui d’autres soucis en tête, de bien autres affaires sur les bras. Le privatdocent est un docteur à qui l’université accorde la venia docendi, c’est-à-dire le droit d’entrer chez elle pour y donner des leçons dans une salle qui lui appartient, en le laissant entièrement maître d’en régler comme il l’entend la matière et la méthode. C’est le plus souvent par le canal du privatdocent que les idées du jour, les théories nouvelles, encore contestées, réussissent à pénétrer dans l’enceinte vénérable consacrée par l’état à l’enseignement supérieur. L’alma mater autorise ces francs-tireurs de la science à faire campagne à côté de l’armée régulière ; ils se battent à leurs risques et périls, et ne sont payés que par leurs soldats. Le privatdocent a chance de devenir un jour professeur extraordinaire ou ordinaire ; en attendant, il ne reçoit d’autres appointemens que les droits d’entrée acquittés par ses auditeurs. Pour peu qu’il ait du mérite, du savoir, et qu’il y joigne quelque talent de parole, son auditoire grossit d’année en année, et il ne tient qu’à ce surnuméraire de faire le vide autour de la chaire des professeurs en titre, s’il en est parmi eux qui aient dû leur nomination à la faveur ou qui négligent de rajeunir à propos leurs idées et leurs cahiers. Le 31 mai 1865, le professeur Virchow déclarait dans une séance de la chambre des députés de Prusse que les privatdocenten sont les vrais représentans de la liberté scientifique, et qu’elle serait en péril le jour où l’on toucherait à leurs franchises.
A la vérité, ces représentans de la science indépendante dépendent en principe du bon plaisir de la faculté dans laquelle ils enseignent. En vertu de l’article 52 de ses statuts, la faculté de philosophie de Berlin a le droit d’adresser par l’entremise de son doyen un avertissement ou une remontrance au privatdocent qui se rend coupable d’une inconvenance vénielle, bei leichteren Anstössigkeiten, et, en cas de récidive ou d’aggravation du délit, elle peut poursuivre sa révocation auprès du ministre et retirer ainsi sa patente au délinquant. Qu’est-ce qu’une inconvenance dans le langage universitaire ? Ce genre de délit est un peu vague, et n’est pas susceptible d’une définition bien rigoureuse. Comme il va de soi, le privatdocent est tenu à des égards envers le corps savant dans lequel il figure à titre de membre adjoint ; mais l’alma mater n’est pas trop exigeante, elle se contente de la simple politesse, et encore les coups d’épingle sont-ils permis, l’inconvenance ne commence qu’aux coups de poing. Les traditions libérales en matière d’enseignement supérieur sont si bien établies chez nos voisins que les révocations sont rares et qu’elles n’ont jamais lieu pour bannir de l’enceinte universitaire des opinions hétéroclites ou des doctrines jugées dangereuses. Le plus souvent, elles sont occasionnées par ce que Bayle appelait « des entre-mangeries professorales, » car les docteurs et les professeurs s’entre-mangent en tout pays, mais en Allemagne un peu plus qu’ailleurs. En 1865, un privatdocent à l’université de Bonn, le docteur Merz, fut révoqué pour cause d’injures adressées au professeur Jahn, et ce fut précisément à ce propos que M. Virchow se crut obligé de signaler à la chambre des députés tout ce qu’il y avait de délicat et de périlleux dans une mesure de ce genre. La nouvelle révocation qui vient d’être prononcée à Berlin ne paraît pas avoir excité chez M. Virchow et ses coreligionnaires du parti du progrès le même déplaisir et les mêmes scrupules. Ni la presse progressiste, si puissante à Berlin, ni les journaux du parti national-libéral, n’ont plaidé chaleureusement la cause de la victime ; elle n’a trouvé de sympathies que parmi la jeunesse, les ouvriers et les socialistes. En frappant le docteur Dühring, M. Falk a-t-il commis, ainsi qu’on l’en accuse, un véritable attentat contre la liberté de l’esprit et de la science ? Il est permis d’en douter, et nous souhaitons que l’université de France n’ait jamais de grands-maîtres plus durs ni plus intolérans que l’autocrate dont les rigueurs sont dénoncées par les socialistes prussiens à la vindicte publique et à l’indignation de tout l’univers.
Pendant bien des années, plusieurs fois chaque semaine, on a vu arriver dans l’une des salles de l’université de Berlin un aveugle conduit par un enfant ; cet aveugle y venait professer la philosophie et l’économie politique. On l’admirait pour sa vie austère, retirée, laborieuse, pour le courage avec lequel il luttait contre la plus cruelle des infirmités et s’appliquait à tirer de son cerveau plus de parti que ne font bien des hommes qui ont leurs deux yeux. On l’admirait aussi pour sa prodigieuse mémoire, qui le rendait capable de réciter des kyrielles de chiffres sans commettre la moindre erreur, pour la facilité et l’abondance de sa parole, pour la vigueur peu commune de sa pensée, pour l’étendue de ses connaissances et pour sa compétence universelle, dont il s’était fait une spécialité. M. Dühring, de qui nous parlons, n’est pas seulement un docteur enseignant ; il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont fait sensation. Pour ne citer que les principaux, il a publié une histoire des principes généraux de la mécanique, couronnée par l’université de Gœttingue ; il a publié encore une histoire critique de la philosophie, et une histoire non moins critique de l’économie politique et du socialisme[1]. On remarque dans tous ces livres une grande lecture, des vues ingénieuses, une dialectique serrée, hardie, qui se fraie son chemin au travers de tous les fourrés ; — à vrai dire, elle y cueille plus d’épines que de fleurs. Le style a de la force, mais il manque d’agrément ; il est pénible, touffu, tendu, rugueux, abondant en néologismes, bondé d’épithètes, bourré d’incidentes. A l’ordinaire, M. Dühring commence heureusement sa phrase, mais il a beaucoup de peine à la finir, tant il y met de choses ; elle est toujours pleine jusqu’à éclater.
M. Dühring avait été distingué du monde savant ; toutefois il y avait rencontré quelques malveillans qui prétendaient que son universelle compétence n’était qu’un dilettantisme universel. En revanche, il a été fêté plus que personne par le public universitaire ; il était devenu l’idole d’une partie considérable de la jeunesse de Berlin. Ses nombreux admirateurs se découvraient en prononçant son nom, et leur enthousiasme tenait du fanatisme. Il avait ses séides, qui le considéraient comme leur directeur de conscience, comme un oracle infaillible, et répétaient ses sentences en s’écriant : Ipse dixit ! Quand d’aventure un étranger, poussé par une curiosité téméraire, assistait à une de ses leçons sans avoir l’air de se douter qu’il venait de pénétrer dans un temple, les habitués de l’endroit lui jetaient des regards obliques en fronçant le sourcil et faisaient à l’intrus le même accueil que les vrais croyans à un giaour qui a oublié de se déchausser avant de s’introduire dans une mosquée ; la présence de cet indiscret les gênait, on trouvait mauvais qu’il se permît de prendre part aux saints mystères sans avoir la vocation et sans être en état de grâce. Peut-être M. Dühring a-t-il dû sa popularité moins à son mérite, qui est incontestable, qu’à certains défauts de son caractère, qui ne le sont pas moins. Le principal est qu’il à le ton décisif et tranchant, l’esprit dédaigneux et hautain. Il appartient à la race des superbes.
Certaines gens, a-t-on dit, louent deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maître de la maison. M. Dühring ne loue guère ses contemporains, mais il faut lui rendre cette justice qu’il ne loue pas davantage le maître de la maison et qu’il n’est pas indulgent pour les morts. Il a déclaré dans un de ses écrits que, de compte fait, l’humanité a produit durant le cours des siècles tout au plus deux douzaines « de natures vraiment créatrices du premier rang, wahrhaft schaffender Naturen ersten Ranges, » et il traite du haut en bas les natures qui ne sont ni créatrices ni du premier rang. Il a bientôt fait de signifier aux vivans ou aux morts qu’il cite à son tribunal qu’ils sont « des esprits inférieurs, des esprits subalternes, ou des capacités de second ordre, ou des hommes d’un mérite discutable, fragliche Männer. » Encore n’a-t-il pas toujours pour les génies créateurs tous les ménagemens désirables. On s’est plaint que, racontant l’histoire de la mécanique, il avait été fort dédaigneux pour Archimède, très sévère pour Descartes. Dans son histoire de la philosophie, il emploie trente pages à démontrer qu’Aristote n’était qu’un faiseur d’inventaires et en somme un esprit assez médiocre, un assez pauvre sire, singulièrement surfait par l’admiration superstitieuse des siècles. Il consacre le même nombre de pages à constater que Leibniz était « un virtuose sans génie, un simple talent sans puissance créatrice, un philosophe d’occasion et de circonstance, « plagiaire de Newton, à qui il a volé la découverte du calcul infiniitésimal, plagiaire de Giordano Bruno, dont il s’est approprié clandestinement la théorie des monades en la gâtant, au surplus intrigant de la pire espèce, qui faisait consister la philosophie dans l’art d’attraper des pensions et des titres, et, pour le trancher net, un pleutre malhonnête, qu’on ne saurait nommer en bonne compagnie sans s’excuser de la liberté grande. M. Dühring a plus d’égards pour Kant ; il lui sait gré d’avoir découvert que le temps et l’espace ne sont que des formes de notre esprit ; mais il l’accuse d’avoir compromis sa gloire par des équivoques regrettables et par des hypothèses mystiques. Il professe également quelque respect pour Schopenhauer, « le philosophe le plus sérieux de notre siècle, » et il le loue « d’avoir signalé avec autant de profondeur de sentiment que de pénétration d’esprit le caractère méduséen de la vie et les côtés corrompus de l’institution du monde ; » il ne laisse pas de lui reprocher d’avoir donné, lui aussi, dans le mysticisme. Quant à M. Edouard de Hartmann, disciple de Schopenhauer, il l’accable des injures les plus grossières, et il déclare que la philosophie de l’inconscient ne mérite de figurer que dans l’histoire de la réclame. M. Hartmann peut se consoler ; de plus grands que lui n’ont pas trouvé grâce devant ce terrible juge. Fichte n’est pour loi qu’un halluciné, Schelling un charlatan, Hegel le grand-prêtre de l’absurde et le roi des mystificateurs, et il estime que ces trois philosophâtres ne sont comparables « qu’aux plus faibles épigones de l’époque alexandrine. » Comme on le voit, bien que l’Allemagne, à son avis, soit avec la Grèce la terre classique de la philosophie, il n’admet pas qu’elle ait produit plus de deux philosophes dignes de ce nom. A la vérité, il insinue qu’il y en a un troisième. Comment se nomme-t-il ? Cherchez, bonnes gens, et vous trouverez ; M. Dühring vous y aidera en vous mettant obligeamment sur la voie.
Tout le monde a ouï parler du noble Pococurante, sénateur vénitien, lequel faisait profession de mépriser ce que le vulgaire respecte ; Homère lui causait le plus mortel ennui, Virgile lui paraissait insipide, Milton lui semblait aussi grossier qu’extravagant, et il se plaignait que Raphaël avait ignoré l’art d’arrondir une figure et de faire des draperies qui ressemblassent à des étoffes. Il y a en Allemagne beaucoup de Pococurante, et ils y sont fort admirés de la jeunesse, car il n’est pas de pays où l’on acquière plus de crédit par l’affectation du dédain et de l’universel dégoût. Les dégoûtés allemands sont des hommes redoutables : ils font table rase de toutes les réputations établies, et la critique est entre leurs mains une sorte de guillotine sèche ; tout le monde y passe, les natures créatrices de premier rang aussi bien que les virtuoses et que les talens subalternes. Ne leur demandez pas du reste de vous donner leurs raisons ; ils se plaisent aux exécutions sommaires, trois mots tombés de leurs lèvres suffisent pour démolir un grand homme ou pour anéantir un système. Eux-mêmes, cela va sans dire, ont leur propre doctrine où vous trouverez, si vous parvenez à la comprendre, le dernier mot de toutes choses, la solution de tous les problèmes, le fin du fin ; mais ils s’en expliquent sobrement et à bâtons rompus, peut-être parce qu’une idée inexplicable est difficile à expliquer, peut-être aussi parce qu’ils savent l’effet imposant que produisent sur leur public le vague de leurs formules et les profondeurs béantes de leur silence. Les dégoûtés allemands ont découvert depuis longtemps que pour passer à l’état de grand homme il faut joindre le mystère au mépris et le mépris au mystère. L’honnête Candide respectait Homère et il aimait un peu Milton ; aussi était-il offusqué des discours de Pococurante, et cependant il l’admirait beaucoup. « Quel homme supérieur, disait-il entre ses dents ; quel grand génie ! Rien ne peut lui plaire, et il est au-dessus de tout. » A quoi Martin répliquait que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les alimens.
Le sénateur vénitien qu’admirait Candide ne cherchait à gagner personne à son sentiment ; peu lui importait qu’on pensât autrement que lui. Il n’en va pas ainsi de M. Dühring ; il y a en lui du missionnaire, il considère le mépris comme un apostolat. C’est qu’il n’est pas un simple Pococurante, revenu de tout et se consolant de ses déceptions par un haussement d’épaules ; il entre dans ses dégoûts de la haine, du ressentiment contre les hommes, et il a des colères rouges qu’il s’efforce de communiquer à ses auditeurs comme à ses lecteurs. N’a-t-il pas sujet d’en vouloir à l’humanité ? Il ne cherche pas à nous dissimuler la cause de son chagrin, il est resté près de quinze ans privatdocent, et aujourd’hui encore il n’a aucune chance d’être jamais nommé professeur ordinaire ou même extraordinaire. — « Je crois avoir prouvé, nous dit-il en substance, tout ce que peut faire un homme sans fortune, qui, ne recevant aucun secours de l’état, n’a pas d’autres ressources que lui-même et que son courage. J’ai donné un exemple de travail et de patience unique peut-être dans l’histoire récente des universités. Ce que je vaux comme écrivain, le public le sait, en Allemagne et hors d’Allemagne, et les professeurs le savent aussi, car ils se procurent et lisent en secret mes ouvrages, se gardant bien de révéler par aucune citation l’étude assidue qu’ils en font pour subvenir à l’indigence de leurs pensées et à la paresse de leur esprit. Malgré tout cela, je ne suis rien et ne serai jamais rien. » M. Dühring se considère comme la victime d’un complot ourdi par des capacités de second ou de troisième rang contre une véritable grandeur scientifique, eine echte Grösse der Wissenschaft, qui leur donnait des ombrages. Dieu nous garde de dire le contraire, mais il est un point qui pour nous fait question. Devons-nous admettre que M. Dühring est devenu atrabilaire parce qu’il n’a pas été nommé professeur, ou croirons-nous que, s’il n’a pas été nommé professeur, il doit s’en prendre aux emportemens de sa bile et aux aigreurs de sa plume ?
Notre tempérament influe sur notre destinée, et à son tour notre destinée agit sur notre humeur. M. Dühring est né armé en guerre, un fleuret à la main, comme les guêpes naissent avec un dard. La nature l’avait condamné à se faire beaucoup d’ennemis, car il était dans son caractère de détester beaucoup de choses et beaucoup de gens, et en particulier de vouloir beaucoup de mal à tous les esprits pondérés, à tous ceux qui, satisfaits de leur sort, en infèrent que le monde est une bonne institution. L’optimisme est à son avis la philosophie des habiles, dont la fortune s’est faite par des moyens peu avouables, et il estime que les esprits modérés sont des esprits médiocres, se complaisant dans leur médiocrité. Voilà ses raisons doctrinales pour condamner Leibniz et l’inventeur de la logique ; mais il a d’autres raisons toutes personnelles pour en vouloir à Aristote, qui en conscience s’est mal conduit à son égard. Berlin possède un Athénée pour les jeunes filles, appelé le Victoria-Lyceum. L’habile directrice anglaise de cet important établissement, miss Archer, avait eu la bonne pensée d’inviter M. Dühring à faire des conférences devant la jeunesse confiée à ses soins. Ces conférences ne pouvaient manquer de devenir un objet de great attraction. Malheureusement miss Archer s’est vue dans la cruelle nécessité de congédier un jour M. Dühring ; on se plaignait que son enseignement fût dangereux. Depuis longtemps il soupçonnait une des dames patronnesses du lycée, Mme Bonitz, de travailler sourdement contre lui ; or Mme Bonitz est la femme d’un professeur d’aristotélisme à l’université de Berlin, et M. Dühring, qui en sa qualité de philosophe a l’habitude de remonter aux causes premières, n’a pas hésité à rendre Aristote responsable de sa disgrâce. Avoir contre soi Aristote et les femmes, c’en est trop. M. Dühring déteste cordialement les talens subalternes, les médiocrités, les nullités, les fabricans de manuels, les compilateurs, les pédans, les scholarques, les philosophâtres et toute l’engeance des petits professeurs, die Professörchen ; mais il est quelque chose qu’il déteste encore plus qu’un professeur, c’est une femme de professeur. Il est persuadé que ces furies ont toutes tramé sa perte et qu’elles s’occupent assidûment à écrire contre lui des articles dans les journaux de Berlin. Ce n’est pas seulement Mme Bonitz qui s’est appliquée à l’évincer du Victoria-Lyceum ; il a rencontré une persécutrice plus dangereuse encore dans la femme d’un illustre physicien, dans Mme Anna Helmholtz, qu’il s’obstine à appeler Augusta, sans doute parce qu’il lui plaît de grandir son ennemie en lui prêtant un nom impérial. Pour se venger, il a accusé M. Helmholtz d’avoir dérobé au docteur Robert Mayer de Heilbronn sa découverte de l’équivalent mécanique de la chaleur. C’est un spectacle mélancolique que celui d’une intelligence distinguée que la passion fourvoie et qui, s’enfermant dans une solitude chagrine et sauvage, s’y abandonne à de sombres chimères. Rabelais se défiait « des gens, nourris dedans un baril, qui onques ne regardèrent que par un trou. » Les gens nourris dans un baril bâtissent des doctrines échafaudées sur des commérages : grattez le philosophe, et vous ne trouverez au fond de son système qu’un Allemand de mauvaise humeur. Les gens nourris dans un baril en arrivent à se persuader que l’histoire universelle se résume dans leur aventure, et ils font leurs confidences intimes à tout l’univers, ils le sommeraient au besoin par voie d’huissier de s’intéresser aux tribulations d’un docteur persécuté par Aristote et par Mme Helmholtz.
Quand on n’est pas content de son sort et qu’on a le goût d’en raisonner, la seule alternative est de devenir ou pessimiste ou socialiste. Le docteur Dühring a pris le parti de se faire socialiste ; c’est ce qui l’a sauvé du pessimisme. Bien qu’il soit convaincu, comme Schopenhauer, que le monde est une fâcheuse institution, il croit qu’à la rigueur il est possible de l’améliorer. La tâche n’est pas petite ; il faut refaire la société de fond en comble. Quels procédés notre docteur se propose-t-il d’employer à cet effet ? Si nous en jugeons par quelques passages de ses livres, les palliatifs lui agréent peu ; il n’a foi que dans les grands moyens. Ce qui nous donne beaucoup à penser, c’est l’hommage rendu par lui « à l’incomparable grandeur de Jean-Paul Marat, ce disciple le plus remarquable de Rousseau, que les pseudo-historiens de la contre-révolution européenne, et nommément ceux de l’espèce girondine, ont si bassement défiguré. » Ce qui ne nous donne pas moins à penser, c’est qu’ailleurs il a célébré l’avènement de la commune en 1871 « comme la plus grande action qu’ait accomplie le XIXe siècle dans l’intérêt de la civilisation, comme une nouvelle ère de la conscience politique et sociale. » A la vérité, il accompagne de quelques réserves les éloges qu’il prodigue aux hommes de la commune. Bien qu’il les remercie « d’avoir fait entendre pour la première fois à l’Europe le langage de la nature et du bon sens, et d’avoir purifié par un souffle rafraîchissant l’atmosphère marécageuse où nous vivons, » il les accuse d’un peu de mollesse, d’un excès de scrupules ; il leur reproche leur douceur humanitaire, leur sensibilité romanesque, qui ne leur a pas permis d’exercer dans toute sa rigueur la justice du peuple[2]. » M. Dühring ne prend pas les gens par trahison ni par surprise ; la bourgeoisie berlinoise est avertie, elle sait ce qui l’attend si jamais il devient son maître. Au surplus, les intentions du docteur sont excellentes ; s’il a du goût pour les moyens énergiques, il ne les emploiera jamais qu’à bonne fin : sont but est d’établir dans le monde « la socialité universelle ou la société socialitaire, die socialitäre Gesellschaft. » Que sera précisément la société socialitaire de M. Dühring ? Nous en avons une idée aussi confuse que de son système de philosophie. Cependant nous avons cru comprendre que sous le règne de la socialité universelle, tous les abus disparaîtront, que le mariage ne sera plus une tyrannie, que les impôts ne gêneront plus personne, que le salariat sera aboli, que tout le monde aura sa poule au pot ; qu’enfin tout ira bien parce qu’il n’y aura plus de professeurs et que, si par hasard il en restait quelques-uns, on leur interdirait de prendre femme. Dans la société socialitaire, les grandeurs scientifiques de premier ordre n’auront plus rien à craindre, ni d’Aristote, ni de Mme Helmholtz.
Les idées très avancées de M. Dühring ont peut-être été cause qu’il n’a pas été nommé professeur ; mais ce n’est pas pour un délit d’opinion que la venia docendi lui a été retirée. Ses principes économiques et autres n’ont point été mis à sa charge dans les plaintes adressées par la faculté au ministre, ni dans les considérans par lesquels M. Falk a motivé son arrêté de révocation ; M. Dühring serait aujourd’hui encore privatdocent, s’il ne s’était avisé d’écrire une brochure où, sous prétexte de réformer l’éducation des femmes, il s’est livré à de virulentes attaques contre l’enseignement universitaire. Cette malencontreuse brochure a déchaîné l’orage ; elle était grosse d’une catastrophe. Un privatdocent qui décrie la maison dans laquelle il enseigne, et qui en réclame à cor et à cri la démolition ! Ce procédé a paru incongru ; on a jugé que c’était là une de ces inconvenances prévues par l’article 52 des statuts. Dans son libelle, M. Dühring passe en revue toutes les matières enseignées dans l’université, et il déclare que ce sont pour la plupart des viandes à la fois creuses et indigestes. Selon lui, la seule utilité de la faculté de philosophie, laquelle comprend les sciences et les lettres, est de fabriquer au prix courant des professeurs pour les gymnases. Qu’on abolisse les gymnases, et on pourra sans inconvénient supprimer les facultés de philosophie. Et quand on abolirait les gymnases, où serait le mal ? Qu’enseigne-t-on dans ces fameux gymnases ? De pures fadaises. La logique a été inventée par Aristote ; c’est tout dire. Et le latin, à quoi sert-il ? La littérature grecque a quelque mérite, mais elle a été trop vantée ; parmi ses titres de gloire figurent les misérables farces d’Aristophane, qui, vingt-trois siècles d’avance, s’est permis de décocher des lardons à l’inventeur de la socialité universelle. Ce que les Grecs ont fait de mieux, ce sont leurs statues, lesquelles par bonheur ne parlent pas grec. La philologie tout entière n’est qu’une anatomie de cadavres. Quant aux langues modernes, il est bon d’apprendre à les parler ; mais il faut bien se garder d’en faire une étude littéraire : qui nous délivrera de la poupée du bel esprit, von der schöngeistigen Puppe ? L’histoire, telle qu’on l’enseigne, « n’est qu’un long récit de chamailleries et un recueil de mensonges inventés à la gloire des princes. » Les mathématiques elles-mêmes gagneraient beaucoup à être débarrassées de tout le vain fatras dont on les encombre ; si on les ramenait à ce qu’elles ont de vraiment utile, on les réduirait à peu de chose. La chimie, les sciences naturelles, demandent aussi à être vigoureusement émondées ; elles s’en trouveraient bien, de même qu’on rendrait service au droit en supprimant la fastidieuse étude des Pandectes, et à la médecine en la simplifiant assez pour qu’on pût l’apprendre en deux ans[3]. Ô docteur, si savant que vous soyez dans l’histoire des découvertes des autres, ne seriez-vous point un barbare ? Que faut-il entendre par un barbare ? Un homme qui méprise ce qui ne sert à rien et qui est incapable de sentir l’utilité de l’inutile. Il est impossible de faire comprendre à certains peuples l’utilité de l’engrais ; par lui-même il ne produit rien, ne sert de rien, à cela près qu’il réchauffe et nourrit la terre. Ô docteur aussi insociable que socialitaire, dans la société de vos rêves les moissons seront maigres, faute d’engrais.
Jamais le vocabulaire de M. Dühring n’est plus riche, jamais sa phrase n’est plus touffue que lorsqu’il fait leur procès aux gens et aux choses qu’il n’aime pas. Que penserions-nous des universités allemandes, si nous croyions seulement le quart de ce qu’il en dit ? Il les représente tour à tour comme des foyers de pédanterie et d’obscurantisme, comme des boutiques où l’on ne vend que des marchandises fripées ou avariées, des articles de rebut et des chinoiseries ridicules, comme de véritables Marais Pontins, dont la pestilence corrompt l’air à dix lieues à la ronde, enfin comme des cavernes où se commettent d’abominables méfaits. Qu’est-ce qu’un professeur allemand, ordinaire ou même extraordinaire ? Un vrai mandarin chinois, qui prend le plus grand soin de sa tresse et qui enseigne à la jeunesse moyennant finance l’art de faire pousser la sienne, car c’est à la longueur de sa cadenette que se mesure le mérite d’un homme. À la vérité, quelques-uns de ces mandarins furent jeunes autrefois, et ils eurent jadis quelque mérite et quelque savoir, mais depuis longtemps l’horloge s’est arrêtée, et ils ont décidé qu’il ne s’est rien passé dans le monde depuis le jour où ils ont cessé de penser. La science réside tout entière dans le cahier jauni qu’ils griffonnèrent il y a vingt ans et que chaque année ils relisent d’une voix plus nasillante et plus chevrotante. Malheur à qui ne se contente pas de ces vieux galons, de cette vieille défroque ! Malheur surtout à qui s’en moque ! L’insolent encourra les ressentimens du mandarin, dont les rancunes sont implacables ; s’il vous paraît débonnaire ou sentimental, ne vous y fiez pas, c’est un faux bonhomme. Ajoutez que d’habitude il est marié, qu’ayant une femme, il lui arrive quelquefois d’avoir un fils, et qu’il cherche à le placer. S’il n’a pas de fils, il a un gendre ; s’il n’a pas de gendre, il a un neveu ; bref il a toujours quelqu’un des siens à pousser dans la première chaire vacante, et c’est ainsi que se recrute le personnel universitaire. Que si le mandarin n’a ni fils, ni gendre, ni neveu, ni cousin pauvre, il tâche d’avoir pour collègue quelque médiocrité bien avérée, quelque nullité patentée, qui ne lui donne aucun ombrage. Il l’ira chercher à Gœttingue, à Giessen, et, s’il le faut, jusque dans les entrailles de la terre, bien qu’il soit rarement besoin d’aller si loin pour la trouver. Le plus souvent il l’a sous la main ; c’est quelque bon jeune homme, qui a été son disciple ou son famulus et qui, instruit de bonne heure dans les usages du monde et dans l’art de faire son chemin, s’est ménagé la bienveillance du patron par ses bons offices, par ses attentions serviles, par son humilité confite en dévotion. Le mandarin est le plus intéressé des hommes ; il est toujours attentif à grossir son casuel en écartant toute concurrence incommode, et sa grande préoccupation est de se procurer des auditeurs payans ; s’il ne tenait qu’à lui, il les ferait racoler par les gendarmes. M. Dühring nous a raconté dans un de ses livres toutes les rubriques, tous les petits artifices par lesquels les professeurs d’économie politique travaillent à recruter des étudians ; leurs peines ne sont pas toujours récompensées. Il y en a deux à Marbourg, et entre eux deux ils n’ont qu’un auditeur ; ne pouvant le partager, ils se le repassent à tour de rôle, l’un s’en allant en voyage, pendant que l’autre fait son cours. Bon an, mal an, leurs leçons coûtent au peuple de dix à vingt thalers pièce, nous dit M. Dühring, qui est fort sur le calcul, et les leçons qui ne se font pas ne sont pas moins chères que les autres. Nous admettons sans difficulté que la faculté de philosophie de Marbourg a ses mystères et que tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des Allemagnes possibles. Nous accordons sans nous faire prier qu’il n’est pas nécessaire de passer une vie d’homme dans les vallées et dans les plaines qui s’étendent des bords de l’Isar jusqu’aux rivages de la Baltique pour y découvrir des capacités de troisième ordre, des cadenettes, des cahiers un peu jaunes, de bons jeunes gens très habiles à se pousser par l’intrigue, des bonhomies matoises et des marchands d’orviétan. Il n’en est pas moins vrai que les universités allemandes ont rendu et rendent encore à la science de précieux et d’éclatans services, qu’il serait aussi dangereux qu’injuste de méconnaître. M. Dühring est un homme de grand mérite, mais ses almanachs nous sont suspects ; son imagination malade creuse dans le noir et quelquefois travaille dans le faux.
Nombre de philosophes ont essuyé des tracasseries, des traverses ou de cruelles persécutions, et ont eu beaucoup à souffrir de la haine de leurs ennemis. Ce qui est particulier à M. Dühring, c’est que son pire ennemi est lui-même ; le docteur Dühring lui a fait plus de mal que ne lui en fera jamais Mme Helmholtz avec la collaboration d’Aristote. Après tout, de quoi se plaint-il ? On lui a fermé les portes de l’université de Berlin. Ne se devait-il pas à lui-même d’en sortir ? pouvait-il rester dans cette boutique ou dans cette caverne ? pouvait-il se souffrir plus longtemps dans la compagnie des mandarins ? Il était allé au-devant de sa disgrâce, on le soupçonne de l’avoir cherchée ; quoi qu’il en soit, elle a été adoucie par d’agréables consolations : elle a fait beaucoup de bruit, et le bruit console de bien des choses. Le privatdocent révoqué a reçu de la jeunesse des universités allemandes d’éloquentes adresses, couvertes de signatures. Une assemblée de 3,000 personnes a vivement applaudi un orateur qui instituait un parallèle en règle entre le docteur Dühring et Giordano Bruno ; dans la même soirée, une réunion socialiste lui tressait des couronnes et le mettait au rang des plus glorieux martyrs de la vérité. Dans ces comices orageux, il a été décidé que la science étant persécutée, il fallait lui ouvrir un asile en créant au plus tôt une sorte d’université libre. Cette résolution n’a pas été chaudement approuvée par M. Dühring. Professeurs de l’état, professeurs libres, il met tout ce monde dans le même sac, et il n’attend rien de bon de l’enseignement méthodique et régulier. Il ne croit qu’aux livres et aux conférences ; il fera des conférences et des livres, et, ce qui n’est pas moins certain, avant peu il siègera dans le Reichstag.
Cette aventure, l’agitation qu’elle a produite, les in ci de ris qui s’y sont mêlés, ont causé une fâcheuse impression aux libéraux comme aux conservateurs prussiens. Ils ont vu avec chagrin la jeunesse universitaire céder à de regrettables entraînemens et s’insurger contre ses maîtres ; on n’entend pas qu’elle aille à Canossa, mais on ne veut pas non plus qu’elle se retire sur le mont Aventin. Que la jeunesse soit jeune, le mal n’est pas grand ; on lui pardonne bien des folies, il lui sied de prendre parti pour toutes les victimes et de se créer des idoles ; elle en reviendra. Encore faut-il joindre à l’enthousiasme un peu de discernement. Autrefois la jeunesse allemande choisissait mieux ses idoles ; ce n’étaient pas des dieux de rencontre, elles étaient avenantes et faisaient dans le monde une grande figure. Que voulez-vous ? il faut se contenter de ce qu’on a, et depuis quelque temps la taille des dieux a beaucoup diminué. On s’est affligé aussi du rôle considérable que le socialisme a joué dans cette affaire et de l’influence croissante qu’il exerce a Berlin, comme il l’avait déjà prouvé dans les dernières élections. Naguère encore Berlin était la capitale du progressisme allemand, il y régnait en maître ; un rival rai est né, qui se remue beaucoup pour le déposséder. On ne peut s’empêcher de se souvenir à ce propos que jadis M. de Bismarck s’est amusé à nouer des intelligences avec certains meneurs du parti socialiste, dans le dessein de faire pièce à la bourgeoisie libérale. Cette sorte de jeu a toujours des conséquences ; nous ne savons ce que le chancelier de l’empire a pensé de l’incident Dühring. Au demeurant, il y aura des utopistes jusqu’à la consommation des siècles, car l’utopie répond à d’indestructibles instincts de la nature humaine ; mais quand elle devient subversive, menaçante et dangereuse, la société se sent malade et doit s’en prendre à elle-même. Les scandales qui se produisent dans les hautes classes et certains brigandages de bourse fournissent au socialisme brutal de puissans moyens de propagande. Quelquefois aussi les hommes d’état travaillent pour lui : rien n’est plus propre à avancer ses affaires que les exemples donnés par un gouvernement dont la politique plus hardie que scrupuleuse n’enseigne pas aux peuples le respect des droits acquis, et les accoutume à croire que la force est toujours admirable, que le succès a toujours raison. L’Allemagne n’a-t-elle rien à se reprocher ? L’Allemagne a-t-elle la conscience et les mains nettes ?
G. VALBERT.
- ↑ Kritische Geschichte der allgemeinen Principien der Mechanik, zweite vermehrte Auflage, Leipzig 1877. — Kritische Geschichte der Philosophie, zweite Auflage, Berlin, 1873. — Kritische Geschichte der Nationalökonomie und des Socialismus, zweite Auflage, Berlin, 1875.
- ↑ Kritische Geschichte der Nationalökonomie, p, 233 et 577-586.
- ↑ Der Weg zur höheren Berufsbildung der Frauen und die Lehrweise der Universitäten, Leipzig, 1877, chapitres 4, 5 et 6.