Une Statistique de la France sous l’ancien régime

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Une Statistique de la France sous l’ancien régime
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 204-213).
UNE STATISTIQUE DE LA FRANCE
SOUS L’ANCIEN REGIME

Mémoire sur l’état de la généralité de Paris, dressé par l’intendant pour l’instruction de M. le duc de Bourgogne, publié par M. de Boislisle. Collection des documens inédits sur l’histoire de France ; Imprimerie nationale, 1881.

Dans notre temps, si fécond en documens précis, en voici un plus précis, plus solide, plus fertile en déductions intéressantes qu’aucun de ceux qui l’ont précédé. Sur le règne de Louis XIV, nous pensions avoir tout vu : mémoires sincères ou passionnés, récits froids ou historiettes de ruelles, papiers d’état ou petits vers. Nous ne supposions guère qu’un volume de statistique, que disons-nous? une collection de statistiques renfermant une description minutieuse de la France pourrait nous apporter, sur l’état de notre pays dans les dernières années du XVIIe siècle, des révélations tellement sûres qu’elles serviraient de fondement à tous les travaux sur ce temps et, en quelque sorte, de document officiel. Eh quoi ! parler de statistique avant le XVIIIe siècle, alors que le nom même de cette science n’existait pas, cinquante années avant que les économistes l’eussent imaginé? L’anachronisme choque, et cependant rien n’est plus vrai. Tel était le besoin de savoir avec exactitude, de connaître la réalité des ressources, de mesurer les élémens de la richesse nationale, que le travail fut entrepris sur toute la surface du royaume et mené à bonne fin en peu de mois. Dans cette œuvre nouvelle et soudainement exécutée, on voudra voir la main toute-puissante d’un roi qui ne savait point attendre. Nouvelle erreur et surprise bien autrement singulière! À ce recensement officiel Louis XIV est demeuré étranger ; sans doute, bien que rien ne l’indique, il n’a pas pu l’ignorer, mais l’initiative n’est pas venue de lui, ni de ceux qui dirigeaient sous lui les affaires de l’état. Cette enquête a une origine qui en augmente le prix. Elle est due à cette élite de nobles esprits qui préparaient dans l’ombre un jeune prince à la rude mission de réparer les fautes et les maux du règne; elle fut demandée aux intendans de France, par le duc de Beauvilliers, pour l’instruction du duc de Bourgogne.

M. de Boislisle, qui semblait absorbé par l’édition de Saint-Simon à laquelle il attache son nom, vient de publier le Mémoire sur la généralité de Paris avec ce luxe de science solide et lumineuse à laquelle il nous a habitués de longue date. Il a fait précéder le Mémoire d’une savante introduction, l’a accompagné de notes nombreuses et l’a fait suivre d’un appendice rempli des documens les plus variés, de telle sorte que chaque point est éclairé par les vérifications de l’éditeur et chaque assertion contrôlée par les pièces contemporaines les plus propres à en fixer la portée. C’est un modèle à offrir à tous ceux qui songent à publier des papiers d’état. La Collection des documens inédits relatifs à l’histoire de France entreprise en 1833 par M. Guizot, poursuivie avec persévérance sous ses successeurs, grâce à l’activité d’un comité permanent auquel étaient confiés ses travaux, aura bientôt franchi un demi-siècle : elle aura bientôt publié près de deux cents volumes; nous ne craignons pas de dire qu’il en est peu qui atteignent, et qu’il n’en est pas qui dépasse ce dernier volume par le soin qui se rencontre dans la préparation aussi bien que par le mérite de la mise en œuvre.

L’éducation du duc de Bourgogne est tellement connue, chacun sait si bien la transformation de ce caractère, « impétueux avec fureur, dur et colère jusqu’aux derniers emportemens, » et devenu sous la main de son gouverneur le duc de Beauvilliers et sous l’influence de celui qui devait être l’archevêque de Cambrai un modèle de vertu, qu’il est superflu d’en reprendre ici l’histoire. Mais ce qu’on ne peut se lasser d’admirer, c’est cet accord d’hommes supérieurs mettant en commun leur intelligence pour former un roi et pour lui donner ce prodigieux ensemble de qualités nécessaires au prestige de celui qui doit gouverner et non opprimer ses sujets. Le jeune prince avait sept ans quand Louis XIV nomma son gouverneur; le lendemain, le duc de Beauvilliers lui donnait pour précepteur l’abbé de Fénelon. Sa treizième année n’était pas achevée que le Télémaque était mis entre ses mains, et quand, au terme de l’enfance et sorti des fictions, le duc de Bourgogne eut besoin de connaître par lui-même l’état du royaume, son gouverneur voulut lui montrer non un tableau de fantaisie comme on en exposait dans les cabinets des ministres ou dans les conseils du roi, mais une image sincère qui lui permît de voir ce qu’était la France. Elle succombait depuis quelques années sous les maux qu’avait entraînés à sa suite une longue guerre; les campagnes étaient ruinées; dans les villes, l’industrie avait été mortellement atteinte par l’émigration des protestans; la richesse nationale était menacée par le coup qui avait frappé la liberté de conscience; l’agriculture souffrait; une disette avait réduit les paysans aux dernières privations, et Vauban pouvait écrire, dans son courageux mémoire sur le rappel des huguenots : « Tout souffre, tout pâtit, tout gémit ; il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces, on trouvera encore plus que je ne dis. » Louis XIV, qui n’avait reculé ni devant les périls de la guerre ni devant le nombre des peuples coalisés contre lui, dut céder devant la misère publique, il détacha le duc de Savoie de la ligue d’abord, et parvint à signer, en septembre 1697, les traités de Ryswick, concession coûteuse pour l’orgueil de la France, mais nécessaire à son repos, qui lui enlevait de précieuses conquêtes, mais qui lui assurait, avec une paix ardemment souhaitée, les moyens de reprendre des forces et de panser ses blessures.

C’est vers le printemps de 1697, pendant les négociations, que le duc de Beauvilliers conçut le projet de faire dresser un état exact des généralités à l’heure où la paix permettait de songer à la France. Plus d’une fois, dans leurs conversations, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse avaient dû parler de leurs vues à Fénelon, qui semble y avoir fait allusion quand il met ces paroles dans la bouche de Minerve s’adressant à Idoménée : ce Voyons, disait Mentor, combien vous avez d’hommes et dans la ville et dans les campagnes. Faisons-en le dénombrement. Examinons combien vous avez de laboureurs parmi ces hommes. Voyons combien vos terres portent, dans les années médiocres, de blé, de vin, d’huile et des autres choses utiles. Nous saurons par cette voie si la terre fournit de quoi nourrir tous ses habitans et si elle produit encore de quoi faire un commerce utile de son superflu avec les pays étrangers. Examinons aussi combien vous avez de vaisseaux et de matelots : c’est par là qu’il faut juger de votre puissance. » (Télémaque, liv. XII.) « Il est honteux, avait coutume de dire Fénelon, à quel point les personnes de la plus haute condition en France ignorent notre gouvernement et le véritable état de notre nation[1] . » Déjà, vingt-quatre années auparavant, dans la période la plus prospère du règne, Colbert avait inauguré ses glorieuses réformes en demandant aux maîtres des requêtes d’étudier dans chaque province la situation du pays. Ses gendres, les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, connaissaient cette enquête ; les mémoires qui en furent le fruit avaient été dignes du ministre qui l’avait prescrite, et nul ne l’avait oubliée lorsque le contrôleur-général Le Peletier, en 1687 et en 1688, chargea les maîtres des requêtes de faire les tournées et les conseillers d’état de renouveler cette vérification en la faisant porter exclusivement sur les impôts et le service des fermes.

Comme chef du conseil des finances, le duc de Beauvilliers avait dû être frappé de l’ignorance où était Louis XIV de la misère publique et de la nécessité d’instruire un prince des sources de la richesse nationale. Non loin de lui, Vauban n’avait pas d’autre souci. Lorsque le maréchal, retiré dans sa terre de Bazoches, travailla à décrire l’élection de Vezelay, il entendait faire « une recherche très exacte fondée non sur de simples estimations, mais sur un bon dénombrement en forme et bien rectifié. » Il n’écrivait par « aucun sentiment d’intérêt particulier, mais seulement pour donner une légère idée de tout ce qui se pourrait faire de mieux dans tous les pays qui composent ce grand royaume[2]. »

C’est en janvier 1696 que cet homme de génie se livrait dans le fond d’une province à ce travail de statistique, qui demeure un modèle d’exactitude et de vues profondes. Infatigable chercheur de tout ce qui pouvait l’éclairer sur les richesses et les forces du royaume, Vauban a dû s’efforcer d’obtenir du gouvernement une opération d’ensemble ; il a dû s’adresser à ses amis, leur parler de ses essais. Il connaissait le duc de Beauvilliers. Saint Simon disait de lui qu’il était a peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle. » Pour qu’un tel éloge sortît de sa plume, l’auteur des Mémoires devait avoir eu des relations suivies avec le maréchal ; sur plus d’un point, l’accord entre Vauban et les amis du duc de Bourgogne était complet ; ils ne craignaient pas plus d’entendre la vérité que Vauban n’hésitait à la dire. Il n’est pas douteux que le chef du conseil des finances n’ait été poussé par Vauban, comme par Fénelon, par son expérience aussi bien que par son bon sens, à profiter de l’âge du jeune prince pour ordonner une enquête non moins profitable au royaume qu’à son futur maître.

Nous possédons le texte du questionnaire qui fut adressé par M. le duc de Beauvilliers aux intendans. Évidemment le chef du conseil des finances s’était inspiré de l’admirable instruction rédigée en 1663 par Colbert. Le questionnaire en résume les principaux points : il contient une longue énumération qui forme autant de titres de chapitres sur la géographie physique de la France ; les ressources du sol, les hommes, leur naturel, leurs costumes, les villes, la population, les diverses classes, le clergé et ses bénéfices, la noblesse et ses fiefs, les magistrats et les justices, l’industrie, le progrès ou le déclin des manufactures, le commerce de terre et de mer, les douanes, les chemins et les ponts, rien n’est négligé ; le nombre des huguenots n’est même pas oublié ; sous ce titre : Causes de la diminution de la population, on demande combien il est parti et combien il est demeuré de huguenots depuis la révocation de l’édit de Nantes. Tel est l’ensemble de questions d’où est sorti le travail colossal des intendans. Nous avons sous les yeux les réponses de la généralité de Paris. Ce n’est pas en si peu de lignes qu’il est possible d’analyser avec quelque intérêt un document qui remplit quatre cents pages in-4o. Nous voulons seulement faire saisir l’économie du travail et en faire ressortir les points principaux. Dès que l’intendant eut reçu le questionnaire adressé par le chef du conseil des finances, gouverneur du duc de Bourgogne, il s’empressa, comme tout bon administrateur qui connaît son métier, de le transmettre à ses subdélégués, en rejetant sur leurs épaules le fardeau des recherches de détails. A Paris, c’est à un trésorier de France, grand-voyer en la généralité de Paris, que fut dévolue la mission de fondre tous les élémens recueillis sur place. Afin de mettre en ordre tant de matériaux divers, il divisa la compilation en quatre chapitres comprenant : 1° l’état ecclésiastique; 2° le gouvernement militaire; 3° la justice, et 4° les finances. Sur la géographie physique, il se montra fort bref, se bornant à une description des rivières et ne répondant pas sur ce point important aux vues du duc de Beauvilliers. D’ailleurs le mémoire, comme tous les travaux de ce genre dus à des plumes diverses, présente une inégalité frappante : tantôt les paragraphes sont longs et vides d’idées, remplis d’un style décousu, tantôt les réflexions en sont vives, serrées et dignes d’attention. M. de Boislisle a patiemment recherché et par d’heureux rapprochemens permis de penser que Vauban, familier de l’intendance, avait mis la main à cette œuvre complexe et fourni parfois un passage ou un aperçu. Si Vauban n’a pas inspiré lui-même certains jugemens, le rédacteur connaissait ses principaux mémoires et ne s’est pas fait faute d’en extraire des passages. D’ailleurs il est prouvé que le maréchal s’est occupé du mémoire de Flandres[3]. Pourquoi douter qu’il ait pris à Paris une part personnelle à un travail qui l’intéressait si vivement? Lorsqu’on lit le passage sur la dépopulation de la généralité, on retrouve le ton de la Dime royale. Les faits sont groupés avec la même fermeté : l’influence des guerres, le poids des impôts, les souffrances des disettes et la sortie des religionnaires hors du royaume sont signalés sans phrases déclamatoires, mais avec une sorte de sévérité d’autant plus implacable qu’elle est plus dénuée de passion. Dans un document officiel, c’est le seul genre de hardiesse qui soit de mise (p. 150, 151). On a souvent pensé que l’Almanach royal était le plus sûr des guides à suivre pour étudier l’ancien régime, et il est permis de prévoir qu’un jour les premiers exemplaires de la collection deviendront un livre classique pour l’étude du XVIIe siècle. Les mémoires des intendans en seront alors le plus éloquent commentaire : là où l’Almanach royal nous donne une liste de noms, le Mémoire nous fournit plusieurs pages. A cela dira-t-on avec Boulainvilliers, que « son ennuyeuse prolixité, ses digressions inutiles, » ses lacunes et ses erreurs dégoûtent d’y recourir? Ces critiques étaient fort exagérées pour les contemporains; pour nous, elles sont absolument inexactes. Beaucoup de digressions, superflues en 1097, sont précieuses aujourd’hui; les lacunes ont été comblées par l’éditeur, et il n’est pas une erreur qui n’ait été relevée avec soin, de telle sorte que le Mémoire, révisé et complété à deux siècles de distance, constitue la description la plus féconde et la plus sûre de la généralité de Paris sous l’ancien régime.

Le chapitre de la justice est un des plus intéressans, non que les détails sur le parlement, la chambre des comptes ou la cour des aides contiennent des révélations inattendues, mais parce que les justices intérieures sont énumérées avec un soin qui permet de reconstituer exactement la carte des justices seigneuriales. Il n’est rien de plus confus, de plus disparate, de plus contradictoire que l’organisation des juridictions appartenant tantôt au roi, tantôt aux seigneurs, ressortissant soit au parlement, soit à un bailliage intermédiaire. La plupart de ces difficultés sont résolues par l’énumération précise des justices de la généralité de Paris, de leur territoire et de leur compétence. Nous connaissons ainsi les principales terres, leur contenance et leurs possesseurs; le Mémoire a soin de nous dire si les propriétaires résident; mais le plus souvent il constate que les gentilshommes, attirés par la proximité de Paris et de Versailles, ne fixent pas leur résidence ordinaire dans leurs domaines. Les laboureurs prennent le même chemin que les courtisans, et chaque village gémit du courant qui entraîne les paysans vers Paris et qui prive de bras les campagnes.

Auprès de ces plaintes dont la banalité est, on le voit, de tous les siècles, rien n’est plus curieux que de retrouver la description de maux que nous ne connaissons plus. L’état des ponts et des routes est une source intarissable de doléances. A travers les énumérations de ce mémoire officiel, on devine les souffrances des populations. Dans la généralité de Paris, plus de cinquante ponts sont en ruines. Le grand chemin de Paris à Melun par Villeneuve-Saint-George est impraticable une partie de l’année. « Le pavé a été commencé ; il faudrait le continuer.» — « Les abords de Coulommiers rendent impossible tout accès de chariots en hiver. » — « Le chemin de Provins à Bray est très mauvais presque en tout temps : il est bien nécessaire de le rendre praticable, parce qu’il sert au commerce de la Brie avec la Bourgogne... La chaussée des Ormes à Bray est entièrement rompue... Dans le village de Bazoches, il y avait un pont de pierre de trois arches qui est ruiné, à la réserve d’une arche qui ne suffit pas pour le cours de la rivière, en sorte que les eaux remontent et inondent le village. » Un ou deux ans après, l’intendant de Paris revenait à la charge et signalait au contrôleur-général l’état des chemins. « La plupart, disait-il, sont si mauvais qu’on y voit tous les jours des voitures, des chevaux et des bœufs embourbés et souvent même il y en a qui périssent[4]. »

L’année suivante, un effort fut accompli ; sous la pression de la misère publique, des chantiers furent ouverts et l’éditeur nous donne un état des dépenses qui furent effectuées dans la généralité de Paris pour le rétablissement des ponts et chaussées (page 684).

M. de Boislisle, qui a fait une étude spéciale des projets de Vauban sur la Dime royale, a réuni dans l’appendice un grand nombre de documens sur les impôts perçus dans la généralité de Paris, sur les abus de la perception et sur les tentatives avortées de statistique foncière qui ont précédé à un siècle de distance la vaste opération du cadastre. Le projet de dénombrement des biens-fonds en 1712, l’enquête sur la valeur des terres et la qualité des propriétaires en 1717, se rapportent au désir d’expérimenter la taille proportionnelle, telle que la réclamaient les économistes. On prit la généralité de Paris pour cet essai, et les commis-maires y travaillèrent toute une année à grands frais. Le savant éditeur nous donne en appendice un des procès-verbaux tels qu’ils sont conservés dans les papiers du contrôle-général.

A côté de ces documens officiels figurent plusieurs lettres et mémoires de Boisguilbert qui sont d’un grand intérêt pour l’histoire de cet économiste. Lieutenant-général de Rouen, il demandait alors une intendance et mêlait à l’exposition de ses doctrines économiques les prières d’un solliciteur habile. Il insistait surtout sur le poids des impôts qui ruinent l’agriculture; il montrait dans des peintures saisissantes l’abandon de la vigne dans des pays qu’avait jadis enrichis la production du vin; à l’aide de calculs précis, il prouvait que l’élévation des droits avait seule paralysé la culture du raisin. Rapprochés des descriptions d’une province à diverses époques et des états des recettes fiscales, les mémoires de Boisguilbert jettent sur ces questions une lumière toute nouvelle.

Ces visites d’une province et les rapports qui en résultaient ont été sous Louis XIV un des moyens de gouvernement les plus féconds. Ce serait d’ailleurs une curieuse histoire que celle des successeurs des missi dominici. Seuls, ceux de Charlemagne sont demeurés célèbres; mais à toutes les époques de renaissance, chaque fois que la royauté a ressaisi le pouvoir et voulu sincèrement opérer la réforme des abus, améliorer le sort du peuple et relever la France, elle a eu recours à ces missionnaires de l’autorité, qu’elle les appelât maîtres de requêtes ou intendans de justice et de police, qu’elle leur confiât une chevauchée plus ou moins longue ou qu’elle imposât à leurs recherches l’obligation d’une résidence provisoire. Colbert a senti tout ce qu’il pouvait tirer de ces enquêtes. M. de Boislisle met sous nos yeux celles qui furent faites, en 1684, par un des intendans que ce grand ministre avait formés. M. de Ménars, frère de Mme Colbert, était un magistrat consciencieux, humain, franc et d’une indépendance que Colbert avait plus d’une fois encouragée « Ses rapports sur la généralité de Paris, dont on cherche en vain l’équivalent sous les administrations suivantes, font connaître à fond chacune des élections qu’il visita dans l’été de 1684 et révèlent bien des détails omis par le Mémoire (p. LXIII). » Il était toujours soucieux de rendre la justice aux petites gens, et ce trait de caractère apparaît dans la rédaction de ses rapports : la visite aux prisons forme un chapitre spécial et les élargissemens qu’ordonne l’intendant font éclater son amour de la justice. « Lorsque je suis arrivé dans un lieu principal, dit-il, je visite les prisons, j’examine les registres de la geôle, ceux de la recette et des frais des receveurs et les minutes des élections. Je mande les collecteurs de cinq ou six paroisses. J’écoute les plaintes contre ceux qui sont chargés des recouvremens. Je les fais venir; j’entends leurs raisons; quand ils ont tort, je les reprends en particulier. S’il y a du crime, j’en fais des procès-verbaux que je vous envoie; s’il y a des plaintes contre les officiers de justice, je les approfondis avec eux, j’entre en tout ce qui peut faciliter les recouvremens et diminuer les frais[5]. » C’est à l’aide de ces enquêtes qu’étaient parfois atténués les misères et les abus dont nos regards sont blessés quand nous entrons dans le détail du passé. S’il n’y avait pas eu des ministres comme Colbert, des intendans comme M. de Ménars et des magistrats obscurs dont la conscience était sans cesse en éveil, la somme des maux dont souffrait l’ancien régime eût conduit la France à l’anarchie.

Il faut mettre au premier rang des documens publiés parmi les pièces justificatives et qui font honneur à l’administration de ce temps un « mémoire sur la misère des peuples et les moyens d’y remédier. » Dangeau raconte que le conseiller d’état Henri d’Aguesseau, le père du chancelier et le maître des requêtes Le Fèvre d’Ormesson, après avoir été chargés de faire une enquête dans les généralités d’Orléans et de Tours, étaient revenus à Versailles, où « ils représentèrent le véritable état où étoient les provinces. » Le roi, ayant consacré une après-dînée à les entendre, leur ordonna de lui remettre leurs idées par écrit. Telle est l’origine du mémoire dont nous trouvons le texte dans l’appendice. La franchise des tableaux ne le cède en rien à la valeur des remèdes, et le ton de celle pièce fait autant d’honneur aux conseillers d’état qui l’ont écrite qu’au maître qui en a provoqué la rédaction. Ils réclamaient la diminution de certaines taxes pour atteindre le but indispensable, c’est-à-dire la reprise et le développement des relations commerciales.

Les plaintes sur le déclin des entreprises commerciales formaient en effet un concert universel. Les négocians de Paris avaient présenté, en 1685, un mémoire sur le rétablissement du commerce, sur les crises monétaires, l’insuffisance des transports, les souffrances du commerce maritime, les prohibitions de nos produits dans les ports anglais, la lutte commerciale soutenue avec avantage par la Hollande ; l’éditeur a eu soin de mettre sous nos yeux ce cahier de doléances qui forme la contre-partie de tout ce que nous donne le mémoire.

Ainsi ce précieux volume nous offre le résumé le plus complet de ce que souffraient, de ce que pensaient et réclamaient, dans les vingt dernières années du XVIIe siècle, les différentes classes de la population. Grâce à cet ensemble de pièces officielles, à ces morceaux choisis avec discernement et présentés avec une connaissance des moindres détails qui confond l’esprit et satisfait à tout moment notre curiosité, nous pénétrons dans le vrai des choses ; nous ne nous arrêtons pas à cette histoire des batailles dont se contentait jadis l’imagination des lecteurs ; nous poussons plus avant notre investigation ; nous avons su que les guerres de Louis XIV avaient épuisé la France ; en lisant ce volume, nous saurons dans quelle mesure la misère avait envahi le royaume ; nous pénétrerons dans les plus minces détails. Versailles et Marly ne seront plus au premier plan d’un tableau éblouissant nos yeux par l’éclat des lumières et nous empêchant de discerner au travers des ombres le paysan qui souffre, l’habile ouvrier qui émigre, et le marchand ruiné par la taille ; nous verrons désormais à l’aide de chiffres précis, d’états indiscutables, comment était répartie la fortune publique, ce qu’il y avait de terres exemptes et de taillables chargés, quelles étaient les causes de misère incurable que ni l’esprit de justice d’un conseiller d’état, ni la supériorité d’un ministre de génie ne pouvaient guérir. Tout l’ancien régime se dresse et reprend vie dans ce volume qui contient un saisissant mélange de grandeur et d’abus, d’efforts sincères et d’impardonnables fautes. Ce recueil prendra place parmi les documens de premier ordre, comme un des plus féconds en enseignemens sur le passé. Qui ne l’aura ni lu, ni consulté, non plus dans le résumé inexact et passionné de Boulainvilliers, mais dans son texte authentique, ne pourra pas se rendre un compte exact de ce qu’a été la Fiance à la fin du XVIIe siècle, quelques années après que Colbert était descendu dans la tombe, quand Louvois l’avait épuisée, alors que Louis XIV avait dû s’arrêter devant les souffrances extrêmes d’une nation qui était à bout de sacrifices et lorsqu’au fond des cabinets de Versailles, autour de l’héritier du trône, des hommes de bien préparaient en secret un règne de réparation en apprenant au jeune prince qu’un roi est fait pour ses sujets et non ses sujets pour lui. Tous ces contrastes ont eu leurs peintres : Dangeau et Saint-Simon traçaient leurs mémoires dans le même palais; les flatteurs écrivaient pendant que Fénelon tenait la plume. Grâce à l’initiative de M. de Boislisle, à ces œuvres incomparables se joindra pour jamais une collection de documens précis dans lesquels nul ne prétendra que l’imagination ou la haine aient altéré la vérité. C’est à lui que nous devons le premier volume de la Correspondance des contrôleurs-généraux. Ces deux œuvres, s’appliquant au même temps et au même sujet, se prêtent un mutuel appui, Distraite du ministère des finances pour être rattachée, comme toutes les publications de documens historiques, au ministère de l’instruction publique, la correspondance du contrôle général ne subira plus ni retards, ni obstacles. Le second volume est achevé et va paraître. Le troisième et dernier sera mis sous presse avant peu. La collection des mémoires des intendans était une plus vaste entreprise. Une partie de l’œuvre est accomplie avec l’état de la généralité de Paris : la méthode est fixée. Nous souhaitons que d’autres mémoires soient prochainement mis sous presse; que des collaborateurs se groupent autour de M. de Boislisle, devenu le centre et comme le moteur d’une activité si féconde, qu’ils acceptent docilement ses conseils et marchent dans la voie qu’il a frayée, Si ces vœux étaient accomplis, il ne nous resterait plus qu’à souhaiter longue vie et longue patience au jeune et hardi savant qui a pris l’engagement de nous donner en même temps une édition définitive de Saint-Simon et à qui nous devrons, sous un double aspect, un tableau vrai de la France et de son gouvernement à la fin du XVIIe siècle.


GEORGE PICOT.

  1. Lettre au duc de Chevreuse sur le mariage de son petit-fils, citée par le cardinal de Bausset, III, 221.
  2. Oisivetés, I, 201
  3. George Michel, Histoire de Vauban, page 447. Vauban écrivit le 9 mars 1698 à l’intendant de Flandres une lettre qui atteste cette collaboration On ne pourra connaître la part exacte que le maréchal a prise à ce travail, tant que ses héritiers persisteront à cacher à l’histoire les papiers et les correspondances dont ils sont possesseurs. Une telle obstination, en se prolongeant, devient un outrage pour cette grande mémoire dont on ne parait pas se souvenir que la renommée appartient à la France et non à une famille.
  4. Lettre de l’intendant de Paris, 13 décembre 1699. Appendice, page 561.
  5. Lettre du 21 juillet 1682 adressée par M. de Ménars au contrôleur-général Le Peletier, page 700.