Une de perdue, deux de trouvées/Tome II/29

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (IIp. 34-53).

CHAPITRE XXIX.

la poursuite.


Après l’enlèvement de Miss Sara, Cabrera et Phaneuf s’étaient rendus, au galop de leurs chevaux, jusqu’à Carolton, d’où ils renvoyèrent mener la voiture à la Nouvelle-Orléans. Après avoir traversé le fleuve, ils prirent le sentier du bayou Goglu, où ils espéraient trouver une pirogue ; n’en ayant pas trouvée, ils furent obligés d’y attendre le jour, n’osant se hasarder dans la cyprière, qu’ils ne connaissaient pas assez, durant la nuit.

L’état de Miss Thornbull était vraiment déchirant ; supplications, pleurs, évanouissements, rien n’avait pu adoucir la féroce détermination du pirate. Le matin, quand ils purent distinguer le sentier qui conduisait du bayou Goglu au bayou Latreille, Cabrera avait pris dans ses bras l’infortunée Sara, et quand ils arrivèrent chez le père Laté il la déposa sur un lit, où il fallut la frotter avec de l’eau de vie pour la rappeler de son évanouissement.

Elle eut beau se jeter à genoux, elle eut beau pleurer, il fallut qu’elle embarquât dans une des pirogues, où Cabrera et Phaneuf la conduisirent de force. — Durant le trajet, elle fit plusieurs tentatives pour se jeter à l’eau ; la surveillance qu’ils eurent à exercer pour l’empêcher d’accomplir son sinistre dessein, retarda beaucoup leur célérité, de manière qu’ils n’arrivèrent à la Grande Ile qu’une couple d’heures avant la rencontre de Lauriot avec les jeunes gens.

Lauriot, ayant communiqué à Tom ce qu’ils venaient d’apprendre, ils avancèrent avec précaution jusqu’au coude que faisait le bayou, quelques arpents plus loin ; à cet endroit le bayou s’élargissait subitement, et s’ouvrait en éventail, laissant voir, à trois milles au large, l’Ile sur laquelle étaient rassemblés les pirates. Une talle de mangliers à l’abri desquels ils débarquèrent, les cachait à la vue de ceux qui étaient sur l’ile, tandis qu’ils pouvaient les apercevoir, et veiller surtout les mouvements de la chaloupe, qui était tirée sur le rivage en dehors de la pointe de l’Ile. La pirogue dans laquelle Cabrera et Phaneuf s’étaient rendus, était en dedans de la pointe, du côté de la baie.

Après avoir discuté quelque temps sur ce qu’ils devaient faire, les opinions se trouvèrent à peu près divisées. Sir Arthur voulait aller les attaquer immédiatement, Tom et une partie de ses gens de police était du même avis. Lauriot était d’opinion qu’il valait mieux attendre la nuit, qui leur permettrait d’approcher de l’ile sans être vus.

Trim, qui s’était traîné sur le ventre à travers les herbes, pour avoir une meilleure vue de ce qui se passait au large, revint bientôt leur annoncer qu’il n’avait pu rien distinguer, et que les navires dont on avait parlé n’étaient pas visibles dans le rayon que ses yeux avaient pu embrasser de l’endroit où il s’était mis pour faire ses observations.

— Que penses-tu que nous devions faire, Trim ? lui demanda Sir Arthur ; devons nous attendre la nuit ou aller de suite les attaquer, avant qu’ils ne s’embarquent et ne nous échappent.

— Moué pensé valé mieux attendre la nuit.

— Mais, pour quelles raisons, Trim ?

— Parceque moué croyé li l’été une vingtaine, et nous yin qu’une dizaine ! moué pas peur, mais n’aime pas allé faire casser mon la tête comme ça en plein jour pour rien. Moué sûr mouri plusieurs.

— Mais s’ils allaient partir ?

— Pourquoi partir, si voyé pas nous ? ne savé pas y où l’été la frigatte à li, ne savé pas y où cutter ; non, li pas parti si voyez pas nous, mais si voyez nous vini, un, deux, trois, pirogues plein, le monde, alors moué cré ben li poussé chaloupe au large et li partir.

— Tu as raison, Trim, cria Tom en lui donnant avec force un coup de plat de sa main sur l’épaule ! Tu es un vieux buch ! et moi je vote pour attendre la noirceur.

Les raisons de Trim décidèrent la question et Sir Arthur, quoique à regret, se résolut à attendre la nuit. En attendant, ils préparèrent un souper de viandes froides, n’osant pas faire de feu, de crainte que la fumée n’attirât l’attention des pirates. Ils convinrent aussi d’attendre que la plupart se fut livrée au sommeil, afin de les prendre à l’improviste, de se saisir de la jeune fille et de l’enlever avant qu’ils eussent eu le temps de faire aucune résistance organisée, remplissant par là le principal but de l’expédition, sans s’exposer aux dangers d’une défaite.

Ce plan, quoique généralement adopté comme étant le meilleur, ne satisfaisait pas l’impatience de Sir Arthur, qui voulait tout risquer ou périr, plutôt que de laisser un seul instant de plus Miss Thornbull au pouvoir de ces scélérats.

Quand la nuit fut entièrement tombée, la plus grande obscurité enveloppait la Grande lie.

Sir Arthur et Lauriot conversaient avec animation, les hommes s’étaient divisés par groupes ; Tom était venu s’asseoir auprès de Trim.

Après un assez long silence, Trim, se tournant vers Tom, lui dit à demie voix :

— Moué envie d’aller à l’ile pour voyé qué li faisé là-bas. Voulé ti vini ?

— Je ne demande pas mieux, mais il faut prévenir Lauriot.

— C’est bon ; allons parlé à li.

Ils communiquèrent ce projet à Lauriot et à Sir Arthur qui l’approuvèrent. Sir Arthur voulait les accompagner, mais Lauriot, qui craignait quelqu’imprudence de sa part, lui fit observer qu’il valait bien mieux qu’il se tint prêt à se mettre à la tête des gens de sa pirogue, au cas où il serait nécessaire de pousser au large.

Il fut donc convenu que Tom et Trim partiraient seuls ; qu’ils approcheraient aussi près de l’ile que la prudence le permettrait, et, qu’après avoir observé les mouvements des pirates et s’être assurés de leur force, ils reviendraient immédiatement faire leur rapport.

Les pirates venaient d’allumer un feu sur la pointe de l’ile, autour duquel ils se chauffaient, en attendant leur souper. Ils avaient formé une espèce d’écran du côté de la mer, pour empêcher la lumière d’être aperçue de ce côté, au cas où il plairait au cutter de venir leur faire une visite. Comme ils n’avaient aucune inquiétude du côté de l’intérieur, ils ne s’en étaient pas occupés.

De l’endroit où Lauriot était avec ses gens, il pouvait apercevoir les pirates quand ils passaient devant le feu, mais sans pouvoir ni compter leur nombre, ni distinguer ce qu’ils faisaient à quelque distance du cercle lumineux.

Après être convenus de différents signaux, afin de se reconnaître et de se communiquer, Trim regarda à l’amorce de ses pistolets et s’étant assuré que sa carabine était en ordre, il poussa tranquillement sa pirogue à l’eau et prit son poste à l’avant, déposant avec soin sa carabine auprès de lui, de manière à l’avoir sous sa main. Tom se plaça au gouvernail, et tous les deux partirent pour aller exécuter leur dangereuse mission.

La pirogue, légère et effilée, obéissant à l’impulsion puissante de ces deux vigoureux nageurs, semblait courir sur les eaux, en effleurant à peine la surface. Ils avaient d’abord dirigé leur course en droite ligne sur la flamme que les pirates avaient allumée sur l’ile, de manière que Lauriot et tous ceux qui étaient restés avec lui pouvaient suivre la pirogue. Quand ils ne furent plus qu’à une certaine distance de l’île, Tom, par un coup d’aviron, dirigea sa course un peu vers l’Est, de manière à se trouver dans l’ombre que formait une touffe d’arbres, afin d’approcher le plus près possible sans danger d’être découverts.

Ils avancèrent ainsi assez près de l’ile pour distinguer parfaitement tous les mouvements de ceux qui étaient autour du feu. Ils pouvaient même les entendre parler. Après avoir examiné attentivement tout ce qu’il y avait sur la pointe, sans avoir pu distinguer Cabrera, Tom voulait retourner rendre compte de ce qu’ils avaient vu, lorsque Trim lui fit signe de regarder vers un petit arbre qui se trouvait à une trentaine de pas en deçà du feu, un peu en arrière de l’écran, de manière à se trouver en dehors du rayon de lumière. — Tom suivit des yeux la direction de la main de Trim, et il aperçut un homme qui marchait de long en large, s’arrêtant brusquement devant quelque chose ; puis reprenant sa marche, faisant quelques pas et revenant à la même place. À l’agitation de ses mains, Trim comprit que cet homme parlait à quelqu’un. Quel était cet homme ? à qui parlait-il ? Trim et Tom ne furent pas longtemps sans reconnaître l’homme, car s’étant dirigé vers le feu, sa figure, éclairée en plein par la flamme, ne pouvait tromper l’œil de Trim, qui reconnut Cabrera ; quoique Tom ne pût, de la distance où ils étaient, distinguer aucun de ses traits.

Trim se pencha avec précaution vers Tom et lui dit tout bas :

— Cabrera !

— Es-tu sûr ? demanda Tom, en s’avançant sur les mains au fond de la pirogue jusqu’auprès de Trim.

— Sûr ! moué croyé mamselle Sara contre c’ti l’arbre.

— Moi aussi. Allons-nous-en maintenant.

Cabrera alluma un cigare, et s’étendit devant le feu, de manière à tourner le dos à Tom.

— Non, moué envi tiré un coup de carabine dans son la tête Cabrera.

— Ne vas pas !

— Moué sûr tuyé li.

— Ne fais pas un coup pareil ; si tu tuais Cabrera, peut-être que ces moustres massacreraient mademoiselle Sara !

— Tu lavé raison.

Tout en conversant ainsi, leur pirogue s’était tellement rapprochée de la rive, qu’elle frotta sur le sable, avant qu’ils s’en fussent aperçus, tant ils étaient absorbés par ce qu’ils voyaient sur la pointe. Comme la mer était calme et étale, la pirogue ne fit aucun bruit en touchant le rivage.

— Moué l’avé envi d’aller à terre, dit Trim, pour voyé y où l’été mamselle Sara.

— N’y vas pas, tu te feras prendre.

— Craigni pas ; moué coulé comme serpent dans l’zerbes.

— Prends garde à toi.

— Craigni pas. Si toué voyé moué eouri à côté pour vini, toué siflé pour montré où li l’été.

— Oui.

— Pit-être moué revini tout suite, pit-être non.

— Dépêches-toi.

Trim débarqua sans bruit, et se traînant sur le ventre comme une couleuvre dans les herbes, il s’avança jusqu’à une dizaine de pieds de l’endroit où il avait remarqué que Cabrera s’arrêtait si souvent, il reconnut Miss Thornbull assise au pied d’un arbre, le dos de son côté. Le cœur de ce pauvre Trim lui battit violemment dans la poitrine ; il aurait voulu pouvoir se faire reconnaître de la jeune fille, dont la tête penchée sur la poitrine annonçait le profond abattement. Comment faire ? Il osait à peine avancer, craignant que le moindre bruit ne l’effrayât ; il avait peur que s’il réussissait à se faire reconnaître la surprise ne lui fit pousser un cri, qui aurait amené sur lui toute la bande des pirates. L’agitation de Trim était si grande, qu’il était obligé de se mettre la main sur le cœur comme s’il eut pu en modérer les pulsations. Tous ses membres tremblaient sous l’extrême agitation nerveuse qui le dominait. Il était décidé à ne pas partir sans avoir parlé à MissThornbull ; et il resta plus de cinq minutes dans la même position sans remuer ; enfin ayant réussi à surmonter son émotion, il leva encore une fois la tête entre les hautes herbes, et il vit la plupart des pirates dormant autour du feu.

Il eut un instant l’idée d’enlever sans plus de cérémonie Miss Thornbnll, et de l’emporter ainsi à la pirogue ; mais ce projet était si dangereux, étant certain que la jeune fille aurait lâché un cri d’effroi en se sentant saisir, qu’il y renonça presqu’aussitôt. Alors il se décida à avancer jusqu’auprès d’elle ; et afin de pouvoir se trouver hors du chemin de Cabrera s’il entendait du bruit, il fit un détour pour s’approcher de la jeune fille. Il se coulait dans l’herbe avec tant d’adresse, qu’on aurait en de la peine à remarquer son ondulation ; ses mouvements étaient si souples et élastiques qu’il s’approcha jusques tout auprès de la jeune fille, sans qu’elle l’eut entendu, tant était grande aussi l’intensité de sa douleur et la prostration de ses esprits.

Trim la contempla un instant ; puis, lui touchant légèrement le bras, il lui dit en même temps :

— Ne fésé pas bruit ; moué nègre Trim, mamselle Sara !

Elle ne put réprimer une légère exclamation de surprise môlêe de frayeur.

Trim lui expliqua en peu de mots la position des choses, et lui demanda si elle se sentait la force de courir jusqu’à la pirogue. Elle lui répondit qu’elle se sentait si faible, qu’elle craignait de ne pouvoir le faire.

— Alors moué porté li, dit-il.

Et la soulevant dans ses bras nerveux, il partit comme un trait dans la direction de la pirogue, au fond de laquelle il déposa la jeune fille, lui recommandant de se coucher ; sans s’occuper du bruit et ne cherchant qu’à se mettre au plus vite, hors de la portée des fusils, Tom et Trim poussèrent au large.

Cabrera qui se levait au moment où Trim arrivait au canot, fut le premier à les apercevoir ; ceux qui étaient autour du feu, avaient bien entendu les pas du nègre à la course, mais ils n’avaient pu le distinguer dans l’obscurité, qui régnait en dehors du cercle de lumière que projetait leur brasier.

L’impulsion que Tom et Trim avaient donnée à la pirogue, jointe à la vigueur qu’ils déployèrent, les avaient mis hors de la portée du coup de pistolet que Cabrera déchargea de désespoir. Au même instant cinq à six coups de mousquets furent tirés par les pirates, qui n’avaient pas tardé à accourir près de leur chef.

Cabrera et trois à quatre hommes coururent se jeter dans la pirogue qui l’avait amené, et commencèrent une chasse acharnée. Trim, tout en nageant de toutes ses forces, n’avait pas perdu Cabrera de vue, et il l’avait reconnu aisément, grâce à la clarté qui régnait à la pointe où il s’embarquait, et put le voir prendre son poste à l’arrière de la pirogue. D’abord Trim craignit que l’embarcation des pirates montée par un plus grand nombre de nageurs, ne gagnât peu à peu la leur ; c’est pourquoi il fit signe à Tom de gagner vers l’enfoncement oriental de la baie, mais il ne tarda pas à s’apercevoir que leur pirogue, au lieu de perdre, gagnait rapidement sur celle des pirates.

Ceux qui étaient restés à terre, n’avaient cessé de faire feu, tant qu’ils purent entrevoir sur les eaux la légère embarcation, au fond de laquelle était demeurée couchée mademoiselle Thornbull ; mais aussitôt que la pirogue se fut confondue avec les nuages dans la distance et les ombres de la nuit, ils craignirent de tirer, de peur de frapper leurs compagnons.

La raison pour laquelle les pirates ne faisaient pas autant de progrès que Tom et Trim, était que ces derniers étaient plus vigoureux et plus habiles, et en outre que la pirogue des pirates, ne contenant que deux avirons, se trouvait plus chargée et par conséquent plus lourde à manœuvrer. Cabrera s’aperçut bientôt de la différence, il donna l’ordre de tirer. Trim qui suivait de l’œil tous les mouvements de Cabrera, n’eut que le temps de se baisser, mouvement que Tom ne fut pas lent à imiter. Les balles sifflèrent autour de la pirogue, et l’une d’elles vint frapper dans la pine du canot, ; quelques pouces seulement de la tête de Trim.

— Oh ! cria Trim, nageons avant que li chargé encore !

Et tous deux penchés sur les avirons, qui pliaient sous leurs efforts, ils firent voler leur pirogue qui semblait glisser sur l’onde salée.

Une nouvelle décharge suivit bientôt la première.

— Encore un coup de cœur, Trim, et nous serons bientôt hors de leur portée ! as-tu remarqué que les balles sont venues mourir à une dizaine de pieds de nous.

— En avant ! répondit Trim en redoublant d’efforts.

Une troisième décharge ne se fit pas attendre ; mais cette fois la distance était trop grande pour qu’il y eut aucun danger. Ils nagèrent encore quelques minutes avec la même vigueur ; puis, Trim, s’arrêtant tout à coup, mit son aviron dans la pirogue et dit à Tom de ne plus nager.

— Que veux-tu donc faire ?

— Tiens, dit Trim, en lui montrant la balle qu’il venait d’extraire de la pince, où elle s’était enfoncée, voyé-ti c’te grosse la balle ? leur fusil pas capable pour porter si loin, mais moué sùr mon la carabine porter bien avec son piti la balle !

— On n’a pas de temps à perdre, nage, nage, Trim.

— Ah ! Tom, un piti coup, moué voulé salé y inque un ; voyé comme li été bon, juste devant la lumière.

Tom, qui connaissait l’adresse de Trim avec sa carabine, lui dit de tirer. Trim ne se Hfit pas prier, et prenant sa longue carabine, il l’arma d’une capsule ; trempa une allumette dans l’eau et après avoir frotté la mire avec le phosphore humide afin de mieux viser, il épaula lentement ; un instant la carabine demeura immobile, puis la gâchette partit, une langue de feu sortit du canon, un coup soc retentit dans l’espace, et la chute d’un homme qui tombait à la renverse dans l’embarcation des pirates, annonçait la fatale justesse de l’œil du nègre, et la longue portée de sa carabine.

— Oh ! oh ! oli ! oh ! cria Trim de toutes ses forces, li l’en voulé ti encore ?

— Non, non, Trim ; nageons, nageons ; il faut gagner vers Sir Arthur maintenant. Ils doivent être inquiets.

Trim mit avec précaution sa carabine à ses côtés, puis reprenant son aviron, il se prit à siffler, lâchant de temps en temps à haute voix des paroles de défi aux pirates, qui, loin de se rebuter, avaient redoublé d’énergie dans leur poursuite, se servant de la crosse de leurs fusils en guise de pagaie.

— Ne crie donc pas si fort, Trim ! tu vas leur faire connaître au juste l’endroit où nous sommes.

— Tant mieux ! moué voulé aussi faisé conné à M. Police y où nous l’été, et aussi pirates pour que li poursuivé.

— Pourquoi veux-tu qu’ils nous poursuivent ?

— Parceque tout à l’heure M. Police va veni et M. l’Anglais itou ; et nous attrapé tous les pirates.

Trim n’avait pas eu tort, comme nous allons le voir.

Pendant que ce que nous venons de raconter se passait sur la baie, Lauriot, entendant les coups de fusils et ayant aussi aperçu cinq à six hommes se jeter dans la pirogue, avait tout naturellement conclu, avec Sir Arthur et ses gens, que Tom et Trim avaient été découverts et que les pirates étaient à leurs poursuites. Afin de ne pas laisser Tom et Trim tomber entre les mains de leurs ennemis, il avait donné l’ordre d’embarquer, et il était allé avec tout le monde au devant de Tom ; mais le silence que Tom et Trim gardaient au commencement de leur fuite et la direction qu’ils avaient d’abord suivie, avait mis lauriot et Sir Arthur dans une cruelle inquiétude, craignant qu’ils eussent été tués tous deux par les trois déchargea qu’avaient faites Cabrera et les siens. Ce ne fut qu’après que Trim eut tiré son coup si fatalement juste, que Lauriot put reconnaître l’endroit où Tom devait se trouver. Il avait aussi vu tomber l’homme dans la pirogue des pirates. Le bruit que fit Trim et les cris de défi et de triomphe qu’il poussait, ne lui laissèrent plus de doute que tout allait bien de ce côté. Quand il eut constaté l’état des choses, il avança doucement au devant des pirates, ayant soin autant que possible de s’écarter du cercle de lumière que la flamme imprudemment allumée par les pirates, formait au loin sur la baie.

Les pirates, qui ne se doutaient nullement de nouveaux ennemis qui avançaient tranquillement sur eux dans une direction opposée, entendant les cris de Trim, firent feu de tous leurs mousquets. Cette fois les balles vinrent ricocher à quelque distance seulement de la pirogue.

— Je te disais bien, Trim, que l’on perdrait du temps, si tu tirais ! vois-tu, ils commencent à gagner.

— Houza ! cria Trim sans écouter Tom.

Au même instant Lauriot donna ordre de faire feu, et la détonation d’une douzaine de carabines d’un côté où ils ne soupçonnaient aucun danger, arrêta tout court les pirates dans leur poursuite ; quoiqu’aucun n’eut été atteint.

Tom et Trim répondirent par un cri de triomphe et de défi. Les pirates, après s’être consultés un instant, virèrent de bord dans la direction de l’ile. Trim ne perdit pas de temps et chargeant sa carabine, il la mit une seconde fois en joue et tira, en disant « Calera, » Trim avait visé juste, et Cabrera qui, étant à l’arrière de la pirogue, était exposé au feu de Trim, tomba.

Bientôt Lauriot distingua la voix de Trim qui leur criait de l’attendre.

— Allons au devant d’eux, dit Lauriot.

— Non pas, non pas, répondit Sir Arthur ; poussons à l’ile avec toute la diligence possible ; profitons de leur confusion pour les attaquer. Pensez donc que mon enfant est entre leurs mains ! Ne leur donnons pas le temps de se reconnaître. Je vous en supplie, M. Lauriot, marchons à l’île.

— Écoutez, écoutez ! entendez vous, Sir Arthur ?

— Ah ! qu’est-ce qu’il dit ?

— Mamselle Sara li l’été ici ! criait Trim.

— Ils ont délivré Mademoiselle Sara, répétèrent simultanément tous les hommes de police ; elle est avec eux !

— Allons, murmura Sir Arthur, dont l’émotion était si grande qu’il avait de la peine à parler.

Tom, en s’apercevant qu’il avait été compris et que Lauriot virait de bord, dirigea sa pirogue vers le rivage, où il n’eut que le temps d’aider Trim à transporter Miss Thornbull sur une rude couche dont il lui avait fait un lit à la hâte, quand Sir Arthur arriva et courut à la jeune fille, que tant d’émotions avait fait évanouir.

La fatigue, le manque de sommeil et les privations qu’elle s’était obstinément imposées l’avaient complètement épuisée. Sa belle tête blonde reposait sur le capot de Tom qui lui en avait fait un oreiller ; ses longs cheveux bouclés, qu’agitait la brise naissante, voltigeaient sur sa figure si pâle qu’éclairait en ce moment la lune qui se levait. Sir Arthur, sur le front duquel se réflétait toute la sollicitude de son cœur, la contemplait avec une paternelle inquiétude mêlée d’une profonde reconnaissance pour la Providence qui lui avait rendu l’enfant que son ami avait confié à sa protection, et que quelques heures de retard lui auraient peut-être enlevée pour toujours !

Lauriot et ses hommes se tenaient debout, à quelque distance, témoignant par leur silence et leur réserve leur respect pour la douleur de Sir Arthur, et leur intérêt pour la jeune fille.

— Je suis inquiet, M. Lauriot, dit Sir Arthur, cet évanouissement n’est pas ordinaire ; qu’en pensez-vous ?

Lauriot fit un pas en avant, prit la main de la jeune fille.

— Elle va revenir, dit-il après quelques instants ; je sens la chaleur du sang qui circule. Si vous me le permettez, nous lui frotterons les tempes avec un peu de whisky.

— Oh ! reprit Sir Arthur avec douleur, qui aurait pensé à ceci ! Du vinaigre, oh ! si l’on en avait.

— Essayons toujours un peu de whisky sur les tempes et une goutte sur la langue : ça ne fera pas de mal.

Ils essayèrent le whisky, mais sans effet. Pendant ce temps Trim cherchait parmi les longues herbes du rivage, une racine que les nègres appellent Bouari dont l’odeur piquante et le goût acidulé lui donne une vertu toute particulière sur le système nerveux, soit qu’on l’applique à l’odorat ou sur la langue. Il ne tarda pas à trouver ce qu’il cherchait et courant tout joyeux à Sir Arthur.

— Teni, mossié, teni ! voici ben bon pour Mesel ; ii senti, li goûté, li trouvé mieux ! faut faire fusé li un peu avant. •

— Mais, c’est du Bouari, Trim, s’écria Lauriot qui reconnut la racine.

— Oui, mossié, moué conné ben ; moué usé li souvent, quand moué trouvé grand faiblesse au cœur. Bon, ben bon !

Sir Arthur, après on avoir fait l’essai, eut la satisfaction de voir bientôt la jeune fille revenir à elle. D’abord son regard semblait errer vaguement sur tous les objets qui l’entouraient, puis l’ayant arrêté un instant sur Sir Arthur, elle fronça le sourcil, sa lèvre se plissa et elle ferma les yeux, comme si la vue de cet homme lui faisait mal. Bientôt elle les ouvrit, regarda fixement Sir Arthur ; ses joues se colorèrent, un léger frisson agita ses membres et la jeune fille fit un violent effort pour se lever et retomba dans ses bras en versant un torrent de larmes.

— Elle est sauvée ! s’écria Sir Arthur qui, un genou en terre, la supportait sur sa poitrine.

Lauriot et les autres se retirèrent discrètement et ils tinrent consultation pour savoir s’il ne serait pas plus prudent de se mettre en route tout de suite, dans la crainte d’une surprise de la part des pirates.

— Il serait grand temps de partir, disait Lauriot ; voyez-vous, ces forbans ont éteint leurs feux sur la pointe de l’Ile ; je n’aime pas cela, et la brise qui souffle du large pourrait bien nous les amener sans qu’on put les entendre.

— Ce que vous dites là n’est pas sans bon sens, M. Lauriot, répondit Tom, mais pourtant je ne crois pas qu’il y ait encore de danger. Ceux qui étaient dans le canot et qui ont sauté à l’eau, n’ont à peine eu que le temps de se rendre à terre, et d’ailleurs ils n’ont plus de canot.

— Oui, mais leur chaloupe…

— Avez-vous entendu ? dirent plusieurs voix ensemble.

— Voyez donc, s’écrièrent plusieurs autres.

— C’est un coup de canon et une fusée partis du vaisseau pirate, pour avertir leurs gens à terre de venir à bord, reprit Lauriot, après avoir écouté quelques instants.

— Ecoutez donc… ah ! c’est Trim.

Trim en effet accourait tout essoufflé.

— Partons, partons, cria-t-il en arrivant, voici « chaloupe vini avec tout plein de zommes.

Miss Thornbull, qui se trouvait assez bien en ce moment, fut mise dans l’embarcation de Sir Arthur ; et chacun ayant pris sa place, ils poussèrent au large sans bruit. La brise qui commençait à souffler avec assez de force, les poussait avec rapidité. Ils continuèrent à avancer, sans cesser de nager avec vigueur jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la pointe occidentale du lac Barataria. On n’entendait plus le bruit des rames de la chaloupe, qui était retournée vers l’ile. Arrivés à cet endroit ils se décidèrent à camper pour le reste de la nuit : la lame était trop forte sur le lac pour tenter une traversée de nuit, et les hommes étaient d’ailleurs si fatigués qu’il leur fallait un peu de repos et de sommeil.

— Campons-nous ici ? demanda Sir Arthur.

— Je crois que oui, répondit Lauriot ; on ne peut se hasarder à traverser avec ce vent, et il serait trop long de côtoyer. On n’a plus rien à craindre maintenant.

— C’est bon, mes amis, campons. Pouvons-nous allumer du feu ? Qu’en penses-tu, Trim, continua Sir Arthur, en se retournant vers le nègre.

— Oui, Mossié, ici pu danger ; chaloupe pas capable pour vini, li tiré trop d’eau pour passer les barres du bayou.

— À la bonne heure ! Faisons du feu et nous souperons. J’ai faim et vous autres aussi, mes amis, je pense. Tenez, voici quelques bouteilles d’eau de vie, qui ne vous feront pas de mal, continua Sir Arthur, en tirant d’une petite canavette qu’il avait apportée, quelques bouteilles de vieux cognac.

Un grand feu fut bientôt allumé, les provisions tirées, et un excellent repas improvisé, qui, sans être somptueux, n’en fut pas moins dégusté avec un « excellent appétit.

Après avoir appaisé leur faim, ils s’assirent sur l’herbe longue et molle du rivage, écoutant le vent qui mugissait sur le lac, regardant les vagues qui déferlaient sur la plage comme de larges lames d’argent qui reluisaient au clair de la lune. Chacun fumait silencieusement, absorbé dans la contemplation du spectacle toujours admirable qu’offre la nature au bord de la mer ou d’un lac, quand le souffle des vents tièdes du midi en soulève les vagues paresseuses sous un ciel des tropiques. À la gaieté du repas avait succédé un état de muette contemplation ; personne n’osait troubler les délicieuses rêveries qui semblaient soulever dans leurs esprits leur présente position.

Tom leur avait raconté la manière dont Trim avait délivré Miss Thornbull. Tom était l’ami de Trim, mais Trim ne lui avait jamais raconté l’histoire de son jeune âge ; et Tom, dont les idées ne paraissaient pas être aussi poétiques et contemplatives que celles de ses compagnons, avait grandement envie de rompre ce silonce si profond et qui lui semblait si long. Deux à trois fois il avait mis sa pipe à ses côtés, et l’avait reprise sans dire un mot. Mais enfln, comme s’il avait eu honte de se laisser dominer par la contagieuse influence qui s’était emparée de tous les autres, il toussa fortement…

— Ah ! ah ! dit-il encouragé par le débat, allons-nous rester ici muets comme des momies ?

Chacun relevât la tête et regarda Tom avec étonnement, comme s’il eut profané leur religieux recueillement. Mais Tom n’était pas homme à reculer devant un regard.

— Trim, cria-t-il, il faut que tu nous racontes ton histoire. Le mot devint électrique, le dernier exploit de Trim l’avait rendu un personnage intéressant aux yeux de ces gens et surtout de Sir Arthur.

— Ouï, oui, s’écrièrent plusieurs voix ; Trim ton histoire !

Sir Arthur s’étant joint aux autres pour demander l’histoire de Trim, ils se placèrent à l’entour du nègre qui céda de bon cœur à leur désir.

Trim avait à peine commencé, qu’il s’arrêta subitement et écouta ; puis, étendant la main vers l’amont du bayou, « une pirogue » dit-il.

En effet, une petite pirogue, dans laquelle étaient assis un homme et une femme qui nageaient avec vigueur, fut bientôt en vue.

Quelques instants après elle accostait ; le vieux Laté et sa femme débarquèrent.

— Où allez-vous ? leur demanda Lauriot, et qu’y a-i-il de nouveau ?

— Tous les nègres de la côte sont révoltés. L’habitation St. Charles doit être brûlée.

— L’habitation St. Charles, dit Trim.

— Oui. Du moins on le pense ; et le maître de l’habitation n’arrivera pas assez tôt pour la défendre. Il court de grands dangers.

Trim n’en entendit pas d’avantage ; je cours au secours de mon maître, dit-il à Sir Arthur, voulez-vous me permettre de partir ?

En disant ces mots, il sauta dans la pirogue du père Laté, sans s’inquiéter des réclamations de ce dernier, et s’éloigna rapidement.