Contes en prose (Leconte de Lisle)/Une peau de tigre

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Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. 13-25).


UNE PEAU DE TIGRE





Dans un de ces vastes hôtels qui entourent la belle place de la Bourse, au Cap de Bonne-Espérance, une jeune femme s’accoudait gracieusement sur le bord intérieur d’une des fenêtres d’un large appartement, où la richesse et le bon goût européens s’unissaient au luxe oriental. — Si l’auteur de cette curieuse histoire avait l’honneur de se nommer M. de Balzac, il n’hésiterait nullement à faire la description suivante. — Le bras gauche de cette jeune femme reposait sur un petit meuble en bois-rose, du travail le plus étrange. On eût dit d’une mosaïque vénitienne. Aux quatre angles de ce chef-d’œuvre d’inutilité, — si toutefois il n’y a de franchement utile que ce qui passe en général pour être inutile, — se groupaient des figures japonaises exécutées de perles fines ; et sa surface plane était tellement parsemée d’imperceptibles rubis, qu’au premier coup d’oeil il était impossible de distinguer autre chose qu’une large étoile. L’unique pied de ce meuble était formé d’un tronc de liane à veines rouges et bleues. Mais ce qu’il avait peut-être de plus original, était une très petite serrure en or dont le mécanisme intérieur avait fait obtenir un brevet d’invention. Quoi qu’il en soit, un élégant tiroir factice aurait pu s’ouvrir à l’aide de cette serrure inappréciable. — Pourtant l’auteur ne fera pas cette description, non dans la crainte qu’elle n’explique nullement le rapport qui existe entre son titre et un meuble en bois-rose, mais bien parce qu’il n’a pas l’honneur de se nommer M. de Balzac. L’appartement était tendu de draperies blanches et bleues, à torsades d’argent. Les fauteuils rotinés se renversaient nonchalamment en arrière au milieu des chaises rotinées aussi, mais droites et frêles. Un divan blanc et bleu occupait le fond et dominait une grande peau de tigre étendue devant lui c’était une terrible dépouille à longs poils rayés, brûlée par le pur soleil du Bengale. Ses griffesétaient d’or et s’enfonçaient à demi dans le tissu de cachemirequi couvrait le parquet ; ses dents d’argent soulevaient ses lèvres rouges, et ses yeux de topaze, ronds, immobiles et brûlants, semblaient s’élancer du front large et aplati. En face de ce tapis en quelque sorte vivant, une haute porte se dessinait en trèfle.

Bientôt la jeune femme retourna doucement la tête et permit ainsi au lecteur d’apercevoir une noble figure, pleine de charme et de dignité ; des yeux d’un bleu foncé exprimant beaucoup d’attente et un peu d’inquiétude, et de longs cheveux châtains tombant en boucles autour de joues couvertes d’une légère pâleur aristocratique. — L’auteur s’étant assuré de son agrément, a l’honneur de présenter lady Edith Sommerset à toutes celles et à tous ceux qui ont assez de bon goût et de bienveillance pour le lire. — Lady Edith se retourna donc vers le fond de son appartement, comme pour y chercher quelqu’un ; mais personne ne se présenta à ses regards, ce qui parut vivement la contrarier, quoiqu’elle sût à ne pas s’y méprendre que cela n’était que très naturel, puisqu’elle était seule. Alors elle se leva et fut se jeter sur le divan, en s’écriant tout haut : — Henry ! Henry ! que vous êtes cruel !

Un long quart d’heure se passa, et comme celui dont elle se plaignait ne venait pas se disculper, elle étendit vivement la main vers le cordonnet de soie blanche qui tombait à son côté, et l’agita avec impatience. Un esclave entr’ouvrit la grande porte en trèfle et dit :

— Madame ?

— Sylphe, ordonna lady Edith, donnez-moi ce livre.

Sylphe était un jeune Hottentot de seize à dix-huit ans, qui pouvait bien avoir trois pieds de large sur deux d’élévation. La couleur de sa peau était violemment soupçonnée d’approcher du bistre le plus pur, et ses lèvres ambitieuses, tout en envahissant ses larges joues, couvraient une très grande partie de ses narines écrasées. Bref, Sylphe était très laid et très heureux d’ignorer qu’il portait une sanglante ironie pour nom. Il remit à sa maîtresse le livre demandé et sortit. Celle-ci feuilleta quelque temps avec négligence et finit par lire ces quelques mots :


À Mademoiselle A. L. de L.


Ô brises qui venez des cieux !
Et qui riez sur toutes choses !
De vos baisers capricieux
Pourquoi ravir l’encens des roses ?

N’est-il plus de célestes eaux ?
Votre coupe est-elle épuisée,
Que dans nos fleurs, divins oiseaux,
Vous vous abreuviez de rosée ?


Hélas! la rosée, onde et feu !
Qui met des perles aux feuillages,
Comme le bonheur dure peu !
Laissez-nous-la, brises volages,

Vous avez, au soleil de mai,
Le flot aux plaintes étouffées ;
Sous votre souffle parfumé
L’arbre devient un nid de fées !

Vous jouissez,groupe joyeux !
Nous rêvons, sombre créature !
Ambitieuses, dans les cieux
N’enviez pas notre nature.

Brises, guidez votre essor pur
Loin de nos terrestres mélanges :
Vous êtes filles de l’azur,
Vous êtes le rire des anges !

Riez, folâtrez et passez,
Ô mes célestes infidèles !
Vos souffles frais entrelacés
Comme un vif essaim d’hirondelles !


Emportez l’encens de nos fleurs
De nos montagnes à nos grèves,
Mais du moins laissez-nous les pleurs
Qu’elles versent dans leurs doux rêves !

Ô chimères, flots inconstants !
Éclairs d’amour et de jeunesse,
Qui ravissez en peu d’instants
L’espoir, sans crainte qu’il renaisse !

Vous êtes les brises du cœur,
Illusions, baisers, haleines !
Et lorsque nos âmes sont pleines,
Vous fuyez, chant doux et moqueur !


Ici lady Edith jeta le livre sur le divan avec impatience et voulut se lever, mais la blonde qui garnissait sa robe s’arrêta entre les dents du tapis et se déchira. Alors elle reprit sa première position, se mit à contempler la peau du tigre et finit par pleurer.

Quelque bonne opinion que l’auteur ait conçue de ses lecteurs, il se permettra dans ce moment de douter de leur pénétration. En effet, savent-ils bien pourquoi la peau de tigre, l’inquiétude de lady Edith et ses larmes ? L’auteur ne pense pas que ses lecteurs sachent les causes de tout cela. Ce n’est pas qu’il ne soit peut-être lui-même dans la même catégorie, attendu que ce qui suit ne prouve pas le contraire.

En avril 1820, — huit mois environ avant la scène que nous venons d’esquisser, des flots de brume ensevelissaient l’immense baie du Cap de Bonne-Espérance, et les navires seuls qui marchaient à quatre ou cinq lieues des côtes eussent pu distinguer, au-dessus de ce nuage opaque, la cime plate de la Table et de la Croupe du Lion, cette gigantesque sentinelle, immobile et accroupie, qui voit se dérouler à ses pieds la belle ville du Cap, avec ses monuments blancs, ses maisons peintes, ses temples sévères et son église élancée, surmontée d’une croix d’or qu’on voit étinceler d’une lieue dans la baie. Il était environ six heures du soir, et le soleil s’abaissait lentement derrière Constance, en perçant de mille flèches d’écarlate la brume et les feuilles blanches des arbres d’argent, au moment où, sur la route qui conduit à l’Ouest, un beau cheval du pays, aux formes arabes, grêles et nerveuses, faisait tourbillonner des flots de poussière rouge sous un galop impétueux. Un jeune homme le montait. Il était couvert d’un long manteau brun et d’un chapeau à larges bords qui voilaient à demi ses traits. Celle d’entre ses mains dégantées qui ne tenait pas les rênes, s’appuyait négligemment sur l’un des pommeaux brillants qui sortaient des fontes de la selle, et l’extrémité d’un long sabre de cavalerie apparaissait par intervalles sous les bords du manteau soulevé par la course tourmentée du cheval. Ce jeune homme se nommait lord Henry Sommerset, héritier d’une pairie et de plusieurs millions de revenus, à qui son amour pour miss Edith Polwis, du Cap, faisait braver pendant la nuit la savane et la Montagne des Tigres, retraite actuelle d’un royal indou, échappé de la ménagerie d’un naturaliste français. Cependant lord Henry se penchait souvent avec impatience sur le cou de son cheval, comme pour interroger la route qui fuyait et se perdait au loin dans la brume ; puis il reportait ses regards vers la cime de la Table d’où s’élançaient des torrents de vapeurs dispersées par la brise de la terre. La nuit descendait rapidement, et bientôt la route devint tellement sombre que ce ne fut qu’après plusieurs tentatives vaines que le sentier étroit qui coupe diagonalement la savane du Cap s’ouvrit, et se referma derrière le jeune lord. — Pendant une longue demi-heure, le cheval passa comme un éclair au travers des hautes herbes qui s’abaissaient et se relevaient sous lui avec un frissonnement sec. Nul obstacle caché ne l’arrêtait, car outre l’excellence de ses mouvements, le sentier était généralement peu accidenté. Cependant lorsqu’il fut arrivé vers la partie la plus affaissée du terrain, lord Henry sembla entendre bien loin derrière lui un bruit sourd dont il ne put deviner la cause. Il crut s’être trompé et continua sa course. Mais cinq minutes s’étaient à peine écoulées, que le même bruit se répéta comme s’il approchait, et Sommerset distingua un froissement d’herbes, qui, malgré son éloignement, indiquait à ne pas s’y méprendre une course rapide et saccadée vers l’endroit où il se trouvait. Tout à coup, son cheval s’arrêta, les flancs agités de terreur et tout couvert d’écume ; il l’excita des deux éperons, mais inutilement, car loin d’avancer, il s’affaissa sur ses jambes de derrière, poussa un hennissement plaintif et resta couché, la tête allongée et fumante.

Lord Henry se débarrassa des étriers, prit un pistolet de chaque main, les arma avec soin et attendit. Tout à coup un horrible rauquement l’assourdit, les herbes de la savane s’écartèrent violemment en s’écrasant, et en moins de trois secondes, un poids énorme le renversa, deux fers rouges s’enfoncèrent dans ses épaules, un coup de pistolet partit et tout fut dit.

La nuit s’écoula. Vers quatre heures du matin un jeune Hottentot rencontra au milieu de la savane un beau cheval complètement harnaché qui errait sans maître. Il voulut s’en emparer, mais le cheval lui échappa et le conduisit à sa poursuite dans le sentier de la montagne. Là gisaient, sanglants et inanimés, un homme et un énorme tigre du Bengale. Le Hottentot remua curieusement du pied le terrible animal, et s’aperçut qu’une balle lui était entrée dans l’œil droit pour sortir un peu au-dessous de l’oreille gauche, d’où il conclut que celui-là devait être incontestablement mort. Quant à l’homme, il le ranima avec l’eau de sa calebasse et le porta au Cap, où, en guise de remerciement, il fut attaché au service de lord Sommerset, puis reçut cent guinées et le surnom de Sylphe.

Lord Henry écrivit à miss Edith Polwis qu’un voyage indispensable l’appelait à l’île Maurice, et il resta trois mois à se guérir complètement des rudes atteintes de son adversaire vaincu par la grâce de Dieu. Seulement, en sa qualité de vainqueur, il voulut s’approprier un éclatant souvenir de lui, en changeant ses yeux en topazes, ses dents en argent, ses griffes en or et sa noble peau en un superbe tapis. Puis, il revint de l’île Maurice, quoiqu’il n’eût pas bougé du Cap, pour aller prier à genoux miss Edith Polwis de vouloir bien fouler de ses pieds délicats la dépouillede son ennemi ; ce que miss Edith lui accorda avec sa main.

Le lecteur sait maintenant, — du moins l’auteur a la très grande ambition de le croire, — pourquoi lady Edith Sommerset pleurait en contemplant la peau de tigre dont les dents venaient de déchirer la blonde de sa robe ; mais il a le droit de savoir aussi pourquoi lord Henry causait à sa jeune femme une telle inquiétude. L’auteur ne veut pas essayer de lui contester ce dernier privilège ; cependant, grâces en soient rendues aux nouvellistes modernes, et surtout à MM. de Balzac et Alphonse Karr, dont il s’honore de suivre l’exemple, il croit pouvoir se dispenser d’être plus clair.