Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 37-40).
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II

À ce moment, nous entendîmes derrière nous les clochettes de quelques troïkas qui nous rejoignaient rapidement.

— La clochette d’un courrier, — dit le postillon, — il n’y en a pas de pareille dans tout le relais.

En effet, les sons de la clochette de la première troïka, que le vent apportait déjà nettement, étaient extrêmement jolis : purs, sonores, graves, un peu tremblotants. Comme je l’ai reconnu après, c’était à la mode des chasseurs, trois clochettes : au milieu une grande dont le son est appelé rouge cramoisi, et deux petites choisies dans la tierce. Les sons de cette tierce et de la quinte tremblante qui résonnaient dans l’air, étaient extrêmement saisissants et d’une beauté étrange dans la steppe déserte.

— C’est la poste qui passe, — dit mon postillon, quand la première des trois troïkas fut à côté de nous. — Eh bien ! Où est le chemin ? Peut-on passer ? — cria-t-il à un postillon de derrière. Mais celui ci se contenta de stimuler les chevaux et ne lui répondit pas.

Le son des clochettes, dès que la poste nous dépassa, fut bientôt éteint par le vent.

Mon postillon avait honte, probablement.

— Si nous repartions, seigneur, — me dit-il. — Les gens ont passé et maintenant leur trace est toute fraîche.

Je consentis. Nous tournâmes de nouveau contre le vent et le traîneau s’avança dans les neiges profondes. Je regardais de côté sur la route pour ne pas perdre la trace faite par les traîneaux. Pendant deux verstes[1] on vit clairement la trace, puis on ne remarqua plus qu’une petite saillie sous les patins, et bientôt, il m’était impossible de distinguer s’il s’agissait d’une trace ou d’une simple couche de neige amoncelée.

Les yeux se fatiguaient à regarder la fuite monotone de la neige sous les patins et je me mis à regarder tout droit devant moi. Nous aperçûmes encore le troisième poteau de la route, mais impossible de trouver le quatrième. Comme auparavant, nous marchions contre le vent et, selon le vent, à droite et à gauche, et enfin nous en arrivâmes à ce point, que le postillon disait que nous étions égarés à droite, et que moi je soutenais que c’était à gauche ; Aliocha prouvait que nous retournions simplement sur nos pas.

De nouveau, nous nous arrêtions de temps en temps, le postillon dégageait ses longues jambes et allait chercher la route.

Mais tout cela était en vain. Une fois aussi, j’allai regarder si ce que j’apercevais n’était pas une route, mais à peine, avec efforts, eus-je fait six pas contre le vent, me convainquant que les mêmes couches monotones, blanches étaient partout et que la route n’était qu’un produit de mon imagination, que je n’aperçus plus le traîneau. Je criai : « Postillon ! Aliochka ! » Mais j’eus l’impression que le vent prenait ma voix droit de ma bouche et l’emportait instantanément quelque part loin de moi. Je suis allé où était le traîneau, il n’y était plus. J’allai à droite, rien. J’ai honte à me rappeler de quelle voix haute, perçante, même un peu désespérée, je criai de nouveau : « postillon », tandis qu’il était à deux pas de moi. La personne noire avec le fouet et l’énorme bonnet mis de travers, surgit tout à coup devant moi. Il me conduisit au traîneau.

— Il faut encore remercier le ciel qu’il fasse doux, — dit-il. — S’il gelait ce serait un malheur, Seigneur Jésus !

— Laisse les chevaux, qu’ils nous ramènent, — dis-je en m’installant dans le traîneau. — Ils nous ramèneront, hein, postillon ?

— Ils doivent nous ramener.

Il laissa flotter les guides, fouetta trois fois le cheval de brancard et de nouveau, nous partîmes quelque part. Nous marchâmes une demi-heure. Tout à coup, devant nous, tinta de nouveau la sonnerie de chasseurs que je reconnus, et encore deux autres, mais maintenant elles venaient à notre rencontre. C’étaient les mêmes trois troïkas ; déjà elles avaient déposé leur courrier et avec les chevaux de retour, attachés derrière, elles rentraient au relais. La troïka du courrier, des grands chevaux avec la clochette de chasseurs, courait vite devant. Un postillon était installé sur le rebord, il stimulait gaîment les chevaux. Derrière, au milieu de chacun des traîneaux vides, étaient assis deux postillons.

On entendait leur conversation haute et gaie. L’un d’eux fumait la pipe et l’étincelle, avivée par le vent, éclairait une partie de son visage.

En le regardant j’avais honte de ma peur de partir et mon postillon éprouvait sans doute le même sentiment, car d’une seule voix nous dîmes : « Suivons-les. »

  1. Une verste vaut 1 kilom. 067.