Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre3

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 41-46).
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III

Avant même de laisser passer la dernière troïka, mon postillon se mit à tourner gauchement et heurta du brancard les chevaux attelés. Une des troïkas bondit, et, arrachant la longe, s’échappa.

— En voilà un diable louche ! Il ne voit où il tourne. Droit sur les gens. Diable ! — commençait à injurier d’une voix rauque, tremblante, un postillon assis dans la troïka de derrière, et qu’à sa voix et sa corpulence, je jugeai petit et vieux.

Il bondit vivement du traîneau et courut derrière les chevaux en continuant d’invectiver grossièrement mon postillon.

Mais les chevaux ne se laissaient pas prendre. Le postillon courait derrière eux et en un moment chevaux et postillon disparurent dans le brouillard blanc de la tourmente.

On entendit encore sa voix :

— Vassili ! donne ici l’isabelle, sans cela on ne les attrapera pas.

Un des postillons, un homme de haute taille, sortit du traîneau, en silence détacha sa troïka, grimpa sur l’un des chevaux et, en brisant la neige, d’un galop inégal, disparut dans la même direction.

Et nous, avec les deux autres troïkas, derrière celle du courrier qui en faisant tinter ses clochettes, au grand trot courait en avant, sans savoir la route nous partîmes plus loin.

— Eh donc ! Attrape ! — dit mon postillon à l’adresse de celui qui courait rattraper les chevaux. — S’il ne va pas droit aux chevaux, alors c’est un cheval de rien, et il nous entraînera là, d’où… l’on ne sortira pas.

Depuis que mon postillon se tenait derrière, il était devenu plus gai et plus causeur que moi, et comme je ne voulais pas encore dormir, naturellement il ne manquait pas d’en profiter. Je commençai à l’interroger : d’où, comment, quoi ? et j’appris bientôt qu’il était de mon pays, de Toula, serf du village Kirpitchnoié, que maintenant, chez eux, ils ont peu de terre, que depuis le choléra, le blé n’a pas donné, que dans sa famille deux frères sont restés, qu’un troisième est parti soldat, qu’ils n’auront pas assez de blé jusqu’à Noël, qu’il travaille chez les autres parce que le frère cadet, marié, est le maître de la maison, que lui-même est veuf, que de leur village, chaque année, des postillons viennent ici par artels, que lui-même, bien que n’étant pas postillon de son métier, est allé à la poste pour que son frère ait un soutien, que, grâce à Dieu, il reçoit par an cent vingt roubles papier monnaie, dont il envoie cent à sa famille ; qu’il ferait bon vivre ici mais « que les courriers sont trop brutaux et que tout le monde dit des injures. »

— Pourquoi diable ce postillon m’a-t-il injurié ? Dieu, petit père ! Ai-je détaché ses chevaux exprès ? Suis-je un malfaiteur ! Et qu’a-t-il couru chercher les chevaux ! Ils viendront d’eux-mêmes. Comme ça il ne fera que fatiguer les chevaux et se perdra lui-même, — répétait le moujik pieux.

— Et qu’est-ce qui noircit là-bas ? — demandai-je en remarquant quelques objets noirs devant nous.

— C’est un convoi : En voilà une marche agréable ! — continua-t-il quand nous croisâmes les énormes charrettes couvertes de bâches qui marchaient à la file sur des roues. — Regarde, on ne voit pas un seul homme, tous dorment. Le cheval intelligent connaît sa route : on ne l’en détournera pas… Nous aussi nous avons mené le convoi, alors nous savons, — ajouta-t-il.

En effet, c’était étrange de voir ces énormes chariots couverts de neige de la bâche aux roues, qui s’avancaient tout seuls. Seulement, du coin de devant, se souleva un peu la bâche couverte de deux doigts de neige, et de là, un bonnet se montra pour un moment quand nos clochettes tintèrent près du convoi.

Un grand cheval bai, en tendant le cou et le dos, marchait d’un pas égal sur la route couverte de neige.

D’un mouvement monotone il balançait sa crinière sous l’arc blanchi et dressa une oreille pleine de neige quand nous fûmes à côté de lui.

Après une demi-heure de marche, le postillon s’adressa de nouveau à moi :

— Eh quoi ? Qu’en pensez-vous, seigneur, marchons-nous du bon côté ?

— Je ne sais pas, — répondis-je.

— Tout à l’heure le vent était très fort et maintenant nous avons le beau temps. Non, nous n’allons pas où il faut, nous nous égarons aussi, — conclut-il tout tranquillement.

Évidemment, bien qu’il fût très poltron, — en compagnie la mort est belle — il s’était tout à fait rassuré depuis que nous étions nombreux et qu’il n’était plus le guide responsable.

Avec un sang-froid admirable, il faisait des observations sur les fautes des postillons de devant, comme si elles ne pouvaient l’intéresser en rien. En effet je remarquais que parfois la troïka de devant se mettait de profil par rapport à nous, tantôt à gauche, tantôt à droite. Il me semblait même que nous tournions dans un espace très restreint. Cependant ce pouvait être une illusion des sens, ainsi il nous semblait parfois que la troïka de devant montait une pente ou la descendait, alors que la steppe était plane.

En marchant encore quelque temps, j’aperçus, à ce qu’il me sembla, loin sur l’horizon, une ligne noire, longue, qui avançait.

Mais au bout d’un moment je vis clairement que c’était ce même convoi que nous avions dépassé. La neige remplissait de même les roues grinçantes, dont quelques-unes déjà ne tournaient plus. De même tous les hommes dormaient sous les bâches, et de même le cheval bai de devant, les naseaux dilatés, flairait la route et dressait les oreilles.

— Voilà, nous avons tourné, tourné et nous sommes revenus au même convoi, — dit mon postillon d’un ton mécontent. — Les chevaux des courriers sont bons, c’est ça, c’est lui qui les mène comme un imbécile, et les nôtres s’arrêteront tout à fait si nous marchons ainsi toute la nuit.

Il grommela.

— Fuyons le malheur, seigneur.

— Pourquoi ? Nous arriverons quelque part…

— Où arriver ? Nous dormirons déjà dans la steppe. Quelle tourmente… Dieu Seigneur !

Bien que je fusse étonné que le postillon de devant, qui évidemment avait perdu la route et la direction, ne cherchât pas la route et, en criant gaiement continuât à marcher au grand trot, je ne voulais pas m’éloigner d’eux.

— Suis-les ! — dis-je.

Le postillon suivait, mais stimulait l’attelage avec moins de désir encore qu’auparavant, et déjà ne me parlait plus.