Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 47-51).
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IV

La tourmente grandissait ; une neige sèche et fine tombait ; la gelée semblait commencer. Le nez et les joues piquaient plus fort, un courant d’air froid se glissait plus souvent sous la pelisse et il fallait s’envelopper. De temps en temps, les traîneaux se heurtaient contre les pierres nues, toutes gelées, d’où la neige était balayée. Comme j’avais déjà fait six cents verstes sans me reposer une nuit, bien que l’issue de notre aventure m’intéressât beaucoup, malgré moi je fermai les yeux et commençai à m’assoupir.

Une fois, quand j’ouvris les yeux, je fus frappé, comme il me sembla au premier moment, de la lumière vive qui éclairait la plaine blanche : l’horizon était beaucoup plus large, le ciel noir, bas, tout à coup disparaissait, de tous côtés on voyait les lignes blanches, obliques de la neige tombante, les troïkas qui étaient en avant s’apercevaient plus nettement, et quand je soulevai mes regards, il me sembla tout d’abord que les nuages s’étaient dispersés et que seule la neige tombait, couvrait le ciel.

Pendant que j’étais assoupi, la lune montait et jetait à travers les nuages peu épais et la neige tombante sa lumière froide et claire. Les seules choses que je distinguais bien, c’était mon traîneau, mes chevaux, le postillon et les trois troïkas qui étaient en avant : la première, celle du courrier où, toujours dans la même posture, le postillon était assis sur le siège et conduisait au grand trot ; la deuxième, où, abandonnant les guides et d’une armiak[1] se faisant un toit, deux postillons étaient assis et ne cessaient de fumer la pipe, ce dont on pouvait juger par les étincelles qui venaient de là ; et la troisième où l’on ne voyait personne, et qui laissait à supposer que le postillon dormait à l’intérieur. Toutefois, quand je fus éveillé, le postillon de devant commençait à arrêter les chevaux de temps en temps et à chercher la route.

Alors, dès que nous nous arrêtions, s’entendait davantage le hurlement du vent et encore plus visible une énorme masse de neige tourbillonnait devant nous. Au clair de lune je voyais, comment, enveloppé par la tourmente, le petit postillon, le fouet à la main, avec lequel il tâtait la neige devant lui, se mouvait en avant et en arrière dans le brouillard clair, de nouveau s’approchait du traîneau, sautait de côté sur le siège, et de nouveau, parmi le sifflement monotone du vent, s’entendaient un craquement sonore et le bruit des clochettes. Chaque fois que le postillon de devant partait pour chercher les indices de la route ou des meules, on entendait du second traîneau la voix dégagée, assurée d’un des postillons qui criait au premier :

— Écoute, Ignachka, on a tourné tout à fait à gauche, prends donc à droite, du côté du vent ! Ou : Pourquoi tournes-tu sur place ? Va dans la direction de la neige, comme elle tombe et tu trouveras juste ; ou : Va à droite, à droite, mon vieux ! Tu vois quelque chose de noir, c’est sans doute un poteau. Ou : qu’est-ce que tu cherches ? Pourquoi t’égares-tu ? Dételle le bai et laisse-le en avant, alors il te mènera juste à la route. Ça vaudra mieux !

Et celui qui donnait le conseil, non seulement ne dételait pas le bricolier, et n’allait pas dans la neige chercher la route, mais ne sortait pas même le nez de son armiak. Et quand Ignachka, qui était devant, en réponse à un de ses conseils, lui cria d’aller lui-même en avant puisqu’il savait la bonne direction, le conseilleur répondit que s’il conduisait, lui, les chevaux du courrier, alors il les mènerait par la bonne route.

— Et nos chevaux n’avanceront pas pendant la tourmente ! — cria-t-il — ce ne sont pas de tels chevaux !…

— Alors ne m’embête pas, — répondit Ignachka en sifflant gaiment les chevaux.

Le second postillon, qui était assis dans le même traîneau que le conseilleur, ne disait rien à Ignachka et, en général, ne se mêlait pas de cette affaire, bien qu’il ne dormît pas encore, ce dont je jugeais à sa pipe allumée, et à ce fait que, quand nous nous arrêtions, j’entendais sa voix égale, ininterrompue. Il narrait un conte. Une fois seulement, quand Ignachka s’arrêta pour la sixième ou la septième fois, évidemment dépité d’être interrompu dans son plaisir de route, il lui cria :

— Eh bien ! Pourquoi t’arrêtes-tu encore ? Voilà, il veut trouver la route ! C’est entendu, la tourmente ! Maintenant l’arpenteur lui-même ne trouverait pas la route. Tu ferais mieux de marcher tant que les chevaux tireront, peut-être ne gèlerons-nous pas jusqu’à la mort… Va !

— Comment donc ! Et l’année dernière est-ce que le postillon n’a pas gelé à mort ? — répondit mon postillon.

Le postillon de la troisième troïka ne s’éveillait pas. Une fois seulement, à un arrêt, celui qui donnait des conseils cria :

— Philippe, eh ! Philippe ! Et ne recevant pas de réponse, il remarqua :

— N’est-il pas gelé déjà ! Ignachka, tu devrais aller voir.

Ignachka, qui avait du temps pour tout, s’approcha du traîneau et se mit à pousser le dormeur.

— Voilà, comme il est arrangé après l’eau-de-vie ! Si tu es gelé alors il faut le dire ! — prononçait-il en le bousculant.

Le dormeur mugit quelque chose et proféra des injures.

— Il est en vie, mes frères ! — dit Ignachka, et de nouveau il courut en avant ; nous repartîmes et même si vite que le petit bai bricolier de ma troïka, frappait sans cesse de la queue et plusieurs fois sauta d’un galop gauche.

  1. Sorte de limousine.