Vérité (Zola)/Livre II/Chapitre II

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre II
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Trois jours plus tard, dans leur chambre, un soir que Geneviève était déjà couchée, et comme Marc se déshabillait pour la rejoindre au lit, il lui apprit qu’il venait de recevoir une lettre pressante de Salvan, qui l’attendait le lendemain dimanche. Et il ajouta :

— Sans doute, il s’agit de ce crucifix, que j’ai enlevé du mur de l’école. Des parents se sont plaints, paraît-il, et cela menace de faire toute une histoire. Je m’y attendais, d’ailleurs.

Geneviève, la tête dans l’oreiller, ne répondit pas. Mais, lorsqu’il fut couché, la lumière éteinte, il fut surpris délicieusement de la sentir qui le prenait avec douceur entre ses bras, et qui lui disait très bas, à l’oreille :

— Je t’ai parlé avec dureté, l’autre jour, et c’est vrai, je ne pense pas comme toi, ni sur la religion, ni sur l’affaire ; mais je t’aime toujours bien, je t’aime de tout mon cœur.

Il fut d’autant plus ému, que, depuis trois nuits, elle lui tournait le dos, comme s’il y avait eu entre eux rupture conjugale.

— Et, continua-t-elle tendrement, puisque tu vas avoir de la peine, je ne veux pas que tu me croies fâchée. On peut avoir des idées différentes et s’adorer quand même, n’est-ce pas ? et, si tu es à moi, je suis encore à toi tout entière, mon cher petit mari.

D’une étreinte éperdue, il l’avait attirée et prise, en une caresse de flamme.

— Ah ! chère femme, tant que tu m’aimeras, tu seras à moi, je ne craindrai rien des terribles menaces qui nous entourent !

Elle se donna, frémissante, emportée dans cette joie d’aimer dont elle avait le besoin. Ils eurent un instant de communion parfaite, ce fut la réconciliation irrésistible. La bonne entente d’un jeune ménage, s’aimant d’amour et se retrouvant au lit chaque soir, n’est sérieusement menacée que le jour où il y a querelle d’alcôve. Tant que les amants se désirent, les époux restent d’accord, au travers des pires contrariétés. Et qui veut les séparer, doit d’abord leur ôter le goût l’un de l’autre.

Dans un dernier baiser, avant de la laisser s’endormir, Marc crut devoir rassurer Geneviève.

— Je serai très prudent, dans toute cette histoire, je te le promets. Au fond, je suis un homme modéré et raisonnable, tu le sais bien.

— Ah ! fais comme tu voudras, dit-elle gentiment. Pourvu que tu me reviennes et que nous nous aimions, je n’en demande pas davantage.

Le lendemain, Marc se rendit à Beaumont, tout ragaillardi par cette tendresse si ardente de sa femme. Il y puisait un nouveau courage, et ce fut en souriant, d’un air de combat, qu’il entra chez Salvan, à l’École normale.

Mais, après l’amicale poignée de main échangée, la première parole du directeur le surprit et l’embarrassa.

— Dites donc, mon brave, vous avez donc enfin découvert le fait nouveau, la preuve tant cherchée de l’innocence de notre pauvre Simon, qui va permettre de réviser son procès ?

Marc s’attendait à une explication immédiate, au sujet du crucifix. Et il resta un instant muet, ne sachant s’il devait dire, même à Salvan, la vérité exacte, qu’il avait cachée à tous. Puis, lentement, en cherchant ses mots :

— Le fait nouveau… Non, je n’ai encore rien de décisif Salvan ne remarqua pas son hésitation.

— C’est bien ce que je pensais, car vous m’auriez prévenu, n’est-ce pas ?

Le bruit n’en court pas moins d’une trouvaille faite par vous, un document d’une importance capitale mis par le hasard entre vos mains, la foudre enfin que, dès maintenant, vous tiendrez suspendue sur la tête du vrai coupable et de ses complices, toute la cléricale du pays.

Stupéfait, Marc écoutait toujours. Qui avait pu parler, comment l’aveu du petit Sébastien et la démarche de la mère, Mme  Alexandre, s’étaient-ils ainsi répandus, en se grossissant ? Brusquement, il se décida, il jugea nécessaire de mettre au courant son ami, son conseiller, l’homme brave et sage en qui était toute sa confiance. Il lui conta les choses, et comment il savait qu’un modèle d’écriture venant de chez les frères, semblable au modèle accusateur, avait existé, et comment ce modèle se trouvait détruit.

Très ému, Salvan se leva.

— C’était la preuve ! cria-t-il. Mais vous avez raison de vous taire et ne pas bouger, puisque nous ne tenons rien. Il faut attendre… Et je comprends, maintenant, d’où vient l’inquiétude, la terreur sourde que je sens depuis quelques jours chez nos adversaires. Quelques mots auront échappé, vous savez l’inexplicable travail qui se fait parfois, une parole dite par hasard et dès lors livrée aux quatre vents du ciel. Peut-être même n’a-t-on rien dit, une force mystérieuse livre les secrets à la circulation, en les dénaturant. Enfin, une secousse vient de se produire, le coupable et ses complices ont certainement senti la terre trembler sous eux. Et ils s’effarent, c’est bien naturel, car ils ont à défendre leur crime.

Puis, abordant le sujet qui avait motivé son pressant appel :

— J’ai voulu vous voir pour causer avec vous de l’incident dont tout le monde s’occupe, de ce crucifix que vous avez décroché du mur de votre classe… Vous connaissez ma façon de penser, l’école doit être essentiellement laïque, et vous avez bien agi en y supprimant tout symbole religieux. Mais vous ne vous imaginez pas la tempête que vous allez soulever… Le pis est l’intérêt que les bons frères et les jésuites, leurs soutiens, ont maintenant à ruiner votre situation, à vous supprimer, dans la terreur où ils sont des armes qu’ils croient en vos mains. Et, du moment où vous prêtez le flanc, ils se ruent à l’attaque.

Marc comprit alors. Il eut un geste de bravoure, comme pour accepter la lutte.

— N’ai-je pas été prudent, selon vos bons conseils ? n’ai-je pas attendu deux grandes années, avant d’enlever cette croix, pendue là après la condamnation et le départ de Simon, ainsi qu’une prise de possession de notre école communale par le cléricalisme triomphant ? Je l’ai remise debout, prospère et libre, cette pauvre école, suspectée, frappée de discrédit, et n’est-il pas bien légitime que mon premier acte de maître accepté aujourd’hui victorieux, soit de la libérer de tout emblème, de la rendre à la neutralité religieuse dont elle n’aurait pas dû sortir ?

Salvan l’interrompit.

— Encore une fois, je ne vous blâme pas. Vous avez été plein de patience et de tolérance. Votre acte n’en tombe pas moins dans un terrible moment. Et je tremble pour vous, et j’ai voulu précisément m’entendre avec vous, afin de faire face au danger, s’il est possible.

Ils s’assirent, ils causèrent longuement. La situation politique du département continuait à être exécrable. De nouvelles élections venaient d’avoir lieu, et elles avaient indiqué un pas de plus dans la voie de la réaction cléricale. Un fait extraordinaire s’était produit : Lemarrois, le maire, l’ancien ami de Gambetta, le député intangible de Beaumont, s’était trouvé mis en ballottage par un candidat socialiste, l’avocat Delbos, que sa plaidoirie dans l’affaire Simon avait désigné aux faubourgs révolutionnaires ; et, au second tour, il ne l’avait emporté que d’un millier de voix. Pendant ce temps, la réaction monarchique et catholique conquérait un siège, le bel Hector de Sanglebœuf réussissait à faire passer un général de ses amis, grâce aux fêtes qu’il donnait à la Désirade, distribuant sans compter l’or juif de son beau-père, le baron Nathan. Et l’aimable Marcilly, l’espoir autrefois de la jeunesse lettrée, avait achevé adroitement, pour être réélu, son évolution vers l’Église accueillante, toute désireuse de conclure un nouveau pacte avec la bourgeoisie, que terrifiaient les progrès du socialisme. Après avoir accepté l’égalité politique, la bourgeoisie ne voulait pas de l’égalité économique, car elle entendait garder le pouvoir usurpé, ne rien rendre de ce qu’elle possédait, résolue à s’allier plutôt avec ses anciens adversaires, pour résister à la poussée d’en bas. De voltairienne, elle devenait mystique, elle recommençait à trouver que la religion avait du bon, qu’elle était une police d’une utilité indispensable, une barrière nécessaire, seule capable d’arrêter encore les appétits grandissants du peuple. Et elle se pénétrait ainsi peu à peu de militarisme, de nationalisme, d’antisémitisme, de toutes les formes hypocrites sous lesquelles cheminait le cléricalisme envahisseur. L’armée simplement, l’affirmation de la force brutale, consacrant les vols séculaires, le mur inexpugnable de baïonnettes, derrière lequel la propriété et le capital digéraient en paix. La nation, la patrie était l’ensemble des abus et des iniquités auquel on ne pouvait toucher sans crime, le monstrueux édifice social dont il était défendu de changer une simple poutre, dans la terreur d’un écroulement total. Les juifs, comme au Moyen Âge, servaient de prétexte à réchauffer les croyances tièdes, monstrueuse exploitation d’une haine ancestrale, semence atroce de guerre civile. Et il n’y avait, au fond de ce vaste mouvement de réaction, que le sourd travail de regagner le terrain perdu par elle jadis, dans la débâcle du vieux monde sous le souffle libérateur de la Révolution. C’était l’esprit de la Révolution qu’il fallait tuer, en reconquérant la bourgeoisie portée par elle au pouvoir, résolue maintenant à la trahir, afin de conserver ce pouvoir illégitime, dont elle avait à rendre compte au peuple. Avec la bourgeoisie rentrant dans le giron, le peuple lui-même serait reconquis, car la vaste entreprise était de reprendre l’homme par la femme, de reprendre surtout l’enfant sur le banc de l’école, en l’enfermant de nouveau dans l’obscurité du dogme. Si la France de Voltaire était en train de redevenir la France de Rome, c’était que les congrégations enseignantes avaient remis la main sur l’enfant. Et la campagne s’aggravait, l’Église criait déjà victoire, contre la démocratie, contre la science, toute gonflée de l’espoir d’empêcher l’inévitable, la Révolution complétée, achevée, le peuple venant rejoindre la bourgeoisie au pouvoir, la nation entière enfin libre.

— La situation empire donc de jour en jour, conclut Salvan. Vous savez quelle enragée campagne est menée contre notre enseignement primaire. L’autre dimanche, à Beaumont, un prêtre a osé dire en chaire que l’institution laïque était Satan converti en pédagogue ; et il a crié : « Pères et mères, vous devez désirer la mort de vos enfants, plutôt que de les voir dans de tels enfers de perdition »… L’enseignement secondaire se trouve également en proie à la pire réaction cléricale. Je ne parle pas de la prospérité sans cesse croissante des établissements congréganistes, semblables au collège de Valmarie, où les jésuites achèvent d’empoisonner les fils de la bourgeoisie, nos futurs officiers, fonctionnaires et magistrats. Mais, dans nos lycées eux-mêmes, l’action du prêtre demeure toute-puissante. Ici, par exemple, le proviseur, le dévot Depinvilliers, reçoit ouvertement chez lui le père Crabot, qui confesse, je crois, sa femme et ses deux filles. Dernièrement, il s’est fait donner un aumônier de combat, mécontent de l’abbé Leriche, un brave homme très vieux, endormi dans sa fonction. Sans doute les exercices religieux sont facultatifs ; seulement, pour qu’un élève en soit dispensé, il faut une demande des parents ; et, naturellement, l’élève est dès lors mal noté, mis à part, en butte à toutes sortes de petites persécutions… Après trente ans de République, malgré l’effort de plus d’un siècle de libre pensée, l’Église demeure donc chez nous l’institutrice qui entend garder la domination du monde, en fabriquant sur de vieux moules les hommes de servage et d’erreur dont elle a besoin pour gouverner. Et toute notre misère actuelle vient de là.

Marc savait ces choses. Il finit par demander :

— Enfin, mon ami, que me conseillez-vous ? Faut-il que je recule, après avoir agi ?

— Ah ! certes, non. Si vous m’aviez prévenu, je vous aurais peut-être prié d’attendre encore. Mais, puisque vous avez enlevé ce crucifix de votre classe, il faut défendre votre acte, en faire une victoire de la raison… Depuis que je vous ai écrit de venir causer, j’ai vu mon ami Le Barazer, l’inspecteur d’académie, et je suis un peu plus tranquille. Vous le connaissez, il est assez difficile de savoir ce qu’il pense, il est l’homme des atermoiements, il use la volonté des autres pour imposer la sienne. Au fond, je le crois avec nous, je serais surpris s’il faisait le jeu de vos ennemis… Tout va dépendre de vous, de votre force de résistance, de la situation plus ou moins solide que vous avez déjà su prendre à Maillebois. J’y prévois une furieuse campagne des frères, des capucins, des jésuites, car vous n’êtes pas seulement l’instituteur laïque, Satan, vous êtes surtout le défenseur de Simon, le porteur de torche, l’homme de vérité et de justice dont il faut sceller la bouche. Enfin, soyez toujours sage et bon, et courage !

Salvan s’était levé et il avait saisi les deux mains de Marc. Un moment, ils restèrent ainsi, les mains dans les mains, à se regarder avec un sourire, les yeux luisants de vaillance et de foi.

— Vous ne désespérez pas au moins, mon ami ?

— Désespérer, mon enfant ? ah ! jamais ! La victoire est certaine ; je ne sais quand, c’est vrai ; mais elle est certaine… Et puis, il y a plus de lâches et d’égoïstes que de méchantes gens. Ainsi, dans l’Université, combien d’esprits ni bons ni mauvais, d’une moyenne plutôt bonne. Ce sont des fonctionnaires, voilà la tare ; et ils fonctionnent, que voulez-vous ? Ils fonctionnent pour et par la routine, ils fonctionnent aussi pour leur avancement, c’est bien naturel… Notre recteur, Forbes, est un homme doux, très lettré, désireux surtout de n’être pas dérangé dans ses études d’histoire ancienne. Je le soupçonne même d’avoir un sourd mépris de philosophe pour les abominables temps actuels, ce qui le fait se renfermer strictement dans son rôle de simple rouage administratif, entre le ministre et le personnel universitaire. Depinvilliers lui-même ne se met du côté de l’Église, que parce qu’il a deux filles laides à marier et qu’il compte sur le père Crabot pour lui trouver des épouseurs riches. Et quant au terrible Mauraisin, une vilaine âme celui-ci, dont vous aurez raison de vous méfier, il voudrait bien avoir ma place, il serait demain avec vous, s’il vous croyait en état de la lui donner… Mais oui, mais oui, tous de pauvres hères, des affamés, ou encore des âmes faibles, qui passeront de notre côté et nous aideront, lorsque nous aurons vaincu.

Il riait d’un air de grande indulgence. Il ajouta, redevenu grave et ému :

— Et, d’ailleurs, je fais de trop bonne besogne ici, pour désespérer. Vous le savez bien, mon enfant, je tâche de me faire oublier dans mon coin ; mais il n’est pas de jour où, tout doucement, en silence, je ne m’efforce de préparer l’avenir. Nous l’avons répété vingt fois ensemble : l’école de demain vaudra ce que vaudra l’instituteur. C’est l’instituteur laïque, l’instrument de vérité et de justice, qui seul peut sauver la nation, lui rendre son rang et son action dans le monde… Et ça marche, ça marche, je vous assure. Je suis très content de mes élèves. Sans doute, le recrutement se fait encore assez mal, tellement le métier apparaît ingrat, mal rétribué, méprisé, un destin de misère certaine. Cependant il y a eu davantage de concurrents, cette année. On espère que les Chambres finiront par voter des traitements raisonnables, permettant aux plus humbles des instituteurs de vivre avec dignité… Et vous verrez, vous verrez, lorsque, peu à peu, des maîtres sortiront d’ici, instruits pour être les apôtres de la raison et de l’équité, vous les verrez se répandre dans les campagnes, dans les villes, portant la bonne parole de délivrance, détruisant partout l’erreur et le mensonge, tels que des missionnaires de l’humanité nouvelle ! Alors, l’Église sera vaincue, car elle ne peut vivre et triompher que sur l’ignorance, et toute la nation se mettra en marche, sans entraves désormais, vers la Cité future de solidarité et de paix.

— Ah ! mon vieil ami, cria Marc, c’est le grand espoir, c’est ce qui nous donne à tous la force et l’allégresse de faire notre œuvre… Merci de la foi dont vous m’animez, je vais tâcher d’être sage et brave.

Les deux hommes se serrèrent énergiquement la main, et Marc revint à Maillebois, où l’attendait la plus féroce des luttes, une véritable guerre au couteau.

Le pis était que la situation politique, s’y aggravait, comme à Beaumont. Les dernières élections municipales, à la suite des élections législatives, avaient, elles aussi, donné des résultats désastreux. Darras, dans le nouveau conseil municipal, s’était trouvé en minorité, et Philis, le conseiller clérical, le soutien de la réaction, venait d’être élu maire. Aussi Marc voulut-il avant tout voir Darras, pour savoir jusqu’à quel point celui-ci pourrait le soutenir encore. Il le visita un soir, dans le salon confortable de la belle maison que l’entrepreneur enrichi s’était construite. Tout de suite, ce dernier, en l’apercevant, leva les bras au ciel.

— Eh bien mon cher instituteur, voilà la meute lâchée sur vos talons Et je vais être avec vous, comptez sur moi, maintenant que je suis battu, réduit à un rôle d’opposition… Quand j’étais maire, il m’était bien difficile de vous donner raison toujours ; car, vous le savez, je n’avais guère qu’une majorité de deux voix, je me trouvais souvent dans l’impossibilité d’agir. Souvent, je vous ai contrecarré, tout en vous donnant mille fois raison au fond… Mais, à cette heure, nous allons marcher, puisque je n’ai plus qu’à me battre, pour tâcher de démolir le Philis et lui reprendre la mairie. Vous avez bien fait de décrocher ce bon Dieu du mur, où il n’était pas autrefois, du temps de Simon, et où il n’aurait jamais dû être.

Marc se permit de sourire.

— Toutes les fois que je vous ai parlé de l’enlever, vous avez jeté les hauts cris en prétextant des nécessités de prudence, la crainte d’effrayer les parents, de donner une arme à nos adversaires.

— Mais puisque je vous confesse l’embarras où j’étais ! Allez, il n’est pas commode d’administrer une ville comme Maillebois, où les forces des partis se sont balancées jusqu’à ce jour, et où l’on ne savait pas qui l’emporterait, des libres penseurs ou des curés… En ce moment, nous ne sommes pas brillants, c’est vrai. N’importe, il ne faut pas perdre courage, et nous finirons par leur allonger une bonne tripotée, qui nous rendra définitivement les maîtres du pays.

Cette belle vaillance de l’entrepreneur ambitieux, brave homme au fond, enchantait Marc.

— C’est certain, affirma-t-il.

— D’autant plus, continua Darras, que, si mes deux pauvres voix de majorité me rendaient timide, Philis ne va pouvoir de même rien oser de sérieux, avec les deux voix de majorité qu’il a aujourd’hui. Il est condamné à piétiner sur place, il vivra dans la crainte du moindre déplacement, qui le mettrait en minorité. Je connais ça.

Et il s’égaya bruyamment, nourrissant contre Philis, une haine de gros homme bien portant, estomac et cerveau solides, que chagrinaient la petite taille maigre, le masque noir et dur, au nez aigu, à la bouche mince, du nouveau maire. Ancien fabricant de bâches, retiré du commerce depuis la mort de sa femme, riche d’une dizaine de mille francs de rente dont la vraie source restait assez obscure, Philis vivait très retiré, servi par une seule bonne, une blonde énorme, « la bassinoire », comme la nommaient les méchantes langues, qui l’accusaient de bassiner chaque soir de ses rotondités opulentes le lit du maître, et d’y rester. Il avait une fille de douze ans, Octavie, chez les dames de la Visitation, à Beaumont, et un fils de dix ans, Raymond, qu’il avait mis pensionnaire chez les jésuites, à Valmarie, et qui se destinait à Saint-Cyr. Ainsi débarrassé de ses enfants, il menait la vie la plus fermée, la plus étroite, d’une dévotion méticuleuse, sans cesse en conférence avec des robes noires, véritable exécuteur des volontés de la congrégation. Et son élection comme maire disait à quelle phase aiguë en était arrivée la crise religieuse, dans ce Maillebois que ravageait la lutte entre la République laïque et l’Église.

— Alors, demanda Marc, je puis marcher, vous me soutiendrez, avec la minorité du conseil ?

— Mais, certainement, cria Darras. Pourtant, soyez raisonnable, ne nous mettez pas une trop grosse affaire sur les bras.

Dès le lendemain, la lutte, à Maillebois, fut engagée. Et ce fut Savin, l’employé, le père d’Achille et de Philippe, qui sembla chargé de porter le premier coup. Serré dans sa mince redingote, maigre et chétif, il vint à l’école, le soir, après son bureau, chercher querelle à l’instituteur.

Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ? monsieur Froment. Je suis un républicain radical, et ce n’est pas moi qu’on soupçonnera de pactiser avec les curés. Je n’en viens pas moins vous demander, au nom de tout un groupe de parents, de rependre au mur cette croix que vous en avez arrachée, parce que la religion est nécessaire aux enfants, comme aux femmes… Pas de prêtre à l’école, je le veux bien ; mais le Christ, le Christ, songez donc ! c’est le premier des républicains et des révolutionnaires.

Marc voulut connaître les autres parents qu’il représentait.

— Si vous ne venez pas en votre nom seul, dites-moi les familles qui vous ont délégué.

— Oh ! qui m’ont délégué, ce n’est pas tout à fait exact. J’ai vu le maçon Doloir et le fermier Bongard, j’ai pu constater qu’ils vous blâment comme moi. Seulement, n’est-ce pas ? c’est toujours compromettant de protester, de donner sa signature. Ainsi moi, je risque beaucoup en me mettant en avant, à cause de mes chefs… Mais ma conscience de père de famille parle trop haut. Que voulez-vous que je fasse de mes deux garnements, Achille et Philippe, sournois et indisciplinés, si vous ne les effrayez pas un peu, avec le bon Dieu et son enfer ? Voyez ma grande fille Hortense, si gentille, dont la première communion cette année a émerveillé tout Maillebois. Mlle  Rouzaire, en la menant à l’église, a su la rendre vraiment parfaite… Et je vous prie de comparer votre œuvre à celle de Mlle  Rouzaire, mes deux garçons à ma fille. Ça vous juge, monsieur Froment.

De son air tranquille, Marc souriait. Cette aimable Hortense, une jolie fille de treize ans, formée déjà, très précoce, une des préférées de Mlle  Rouzaire, enjambait parfois le mur mitoyen des deux cours de récréation, pour venir s’oublier avec les garçons de son âge, dans les coins. Souvent, il l’avait faite, cette comparaison, entre ses élèves à lui, les petits hommes dont il obtenait peu à peu plus de raison, plus de vérité, et les élèves de l’institutrice voisine, les fillettes nourries de la moelle cléricale, du mensonge et de l’hypocrisie, toutes confites en douceur, troublées et secrètement gâtées par la perversion du mystère. Ah ! qu’il aurait voulu les avoir, avec les garçons, ces filles qu’on élevait, qu’on instruisait à part, en leur cachant tout, en les échauffant de toutes les flammes mystiques : elles n’auraient plus enjambé les murs, pour venir à ce qu’on leur disait être le péché, le fruit défendu de damnation et de délices ! Il n’y avait de sain et de fort que l’école mixte, pour la libre, l’heureuse nation de demain. Simplement, il finit par répondre :

— Mlle  Rouzaire fait son devoir comme elle l’entend ; et, de même, je fais le mien… Si les familles m’ aidaient, la bonne besogné d’instruction et d’éducation irait plus vite.

Du coup, le petit Savin se fâcha, redressé sur ses courtes jambes.

— Prétendez-vous que je donne de mauvais exemples à mes enfants ?

— Oh ! certes, non. Seulement, tout ce que je leur enseigne ici est ensuite démenti par ce qu’ils voient autour d’eux. Cela devient une audace dangereuse, la raison est condamnée comme incapable de suffire à faire un honnête homme.

C’était le grand chagrin de Marc, d’être contrecarré par les familles, lorsqu’il rêvait d’avoir en elles l’aide nécessaire pour hâter l’émancipation des humbles. Si l’enfant, au sortir de chez lui, avait trouvé au foyer les leçons réalisées, la mise en pratique des devoirs et des droits sociaux qu’il s’efforçait d’enseigner, combien serait devenue aisée et rapide la marche vers le mieux ! Il y avait même là une collaboration indispensable, l’instituteur ne pouvait suffire à bien des enseignements, les plus délicats, les plus utiles, du moment que les familles ne complétaient pas sa besogne, en la continuant dans le même esprit de délivrance. Il aurait fallu que l’instituteur et les parents marchassent, la main dans la main, au même but de vérité et de justice. Et quelle tristesse, lorsqu’il les voyait, au lieu de l’aider, détruire le peu qu’il réalisait, inconscients presque toujours, cédant à l’incohérence de leurs idées et de leur vie !

— Bref, reprit Savin, vous allez raccrocher cette croix dans votre classe, monsieur Froment, si vous voulez nous faire plaisir à tous et vivre en bon accord avec nous, ce que nous désirons, car vous n’êtes pas un mauvais instituteur.

Marc se remit à sourire.

— Je vous remercie… Mais, dites-moi, pourquoi Mme  Savin ne vous a-t-elle pas accompagné ? Elle, au moins, aurait été dans son rôle, car elle pratique, je le sais.

— Elle a de la religion, comme toutes les honnêtes femmes doivent en avoir, répondit sèchement l’employé. J’aime mieux qu’elle aille à l’église que de prendre un amant.

Et il regardait Marc d’un air soupçonneux, toujours travaillé de sa jalousie maladive, voyant dans chaque homme un rival possible. Pourquoi donc l’instituteur regrettait-il de ne pas voir sa femme avec lui ? n’était-elle pas venue deux fois déjà le visiter, sous le prétexte de lui expliquer des absences d’Achille et de Philippe ? Il la forçait, depuis quelque temps, à se confesser une fois par semaine au père Théodose, le supérieur des capucins, dans l’idée que la honte de l’aveu l’arrêterait au bord de la faute. Et, si d’abord elle n’avait pratiqué que pour avoir la paix dans son ménage, sans foi aucune, elle se rendait désormais avec quelque empressement au tribunal de la pénitence, le père Théodose étant un homme superbe et délicieux, dont rêvaient toutes les jeunes dévotes.

Marc eut la malice d’ajouter :

— Justement, j’ai eu le plaisir, jeudi, de rencontrer Mme  Savin qui sortait de la chapelle, place des Capucins, et nous avons causé un instant. Et, comme elle n’a eu pour moi que des paroles de bonne grâce, c’est pourquoi j’ai exprimé le regret de ne pas la voir avec vous.

Le mari eut un geste de souffrance. Dans son continuel et injurieux soupçon, il en était à reporter lui-même les petits travaux de perles qu’il lui laissait faire en cachette, afin d’ajouter à ses maigres appointements les quelques sous indispensables. C’était la misère cachée, et c’était l’enfer des ménages d’employés nécessiteux, chargés d’enfants, l’homme aigri, despote insupportable, la femme douce et jolie, résignée jusqu’au jour où elle trouve une consolation discrète.

— Ma femme n’a pas et ne doit pas avoir d’autre opinion que la mienne, finit par déclarer Savin. C’est en son nom, comme au mien, comme en celui de beaucoup d’autres parents, je vous le répète, que j’ai fait ma démarche auprès de vous… Maintenant, c’est à vous de voir si vous devez en tenir compte. Vous réfléchirez.

Redevenu grave, Marc répondit :

— J’ai réfléchi, monsieur Savin. Avant d’enlever cette croix, j’ai parfaitement su ce que j’allais faire ; et, puisqu’elle n’est plus là, je ne l’y remettrai certainement pas.

Le lendemain, le bruit courait dans Maillebois qu’une délégation de parents, des pères, des mères, étaient allés trouver l’instituteur, et qu’il y avait eu toute une explication orageuse, un affreux scandale. Mais Marc comprit surtout d’où partait le coup, quand un hasard lui apprit la vraie cause de la démarche de Savin. La jolie Mme  Savin, si désintéressée dans l’affaire, toute à son unique désir personnel d’être plus heureuse, n’en avait pas moins servi d’instrument, aux mains du père Théodose ; car c’était prévenu par elle, que son mari avait eu une entrevue secrète avec le capucin, qui l’avait décidé à se rendre chez l’instituteur, pour faire cesser un état de choses si préjudiciable aux bonnes mœurs, à la bonne police dans le ménage et dans la famille. Plus de croix à l’école, n’était-ce pas l’indiscipline chez les garçons, le dévergondage chez les filles et chez la mère ? Et le petit et maigre Savin, le républicain, l’anticlérical, malade de sa misérable vie manquée et de son imbécile jalousie, avait marché pour la vertu, en autoritaire, en catholique à rebours, qui rêve le paradis humain comme une geôle où tout l’homme serait dompté, écrasé.

Puis, derrière le père Théodose, Marc devina aisément le frère Fulgence, avec ses adjoints, les frères Gorgias et Isidore, enragés contre l’école laïque, depuis que celle-ci leur reprenait des élèves. Et, derrière ceux-ci, il y avait encore le père Philibin et le père Crabot, le préfet des études et le recteur du collège de Valmarie, les puissants personnages dont les mains adroites, invisibles, menaient la campagne, depuis la monstrueuse affaire Simon. C’était tout le crime qui dormait là, dans l’ombre, et que les complices, l’obscure et sourde masse ignorée, soupçonnée, semblaient résolus à défendre par d’autres crimes. Dès le premier jour, Marc avait bien deviné où devait se terrer la bande, du plus infime au plus haut. Mais comment les saisir et les convaincre ? Si le père Crabot, aimable, mondain, continuait à se prodiguer parmi la belle société de Beaumont, tout à la direction de ses pénitentes et à la fortune rapide de ses anciens élèves, son sous-ordre, le père Philibin, semblait avoir totalement disparu, comme enfermé en son absorbante fonction de la surveillance effective de Valmarie. Rien ne décelait le sourd travail poursuivi âprement dans l’ombre, sans qu’une minute fût perdue pour le triomphe de la bonne cause. Marc avait seulement pu constater l’espionnage dont il était l’objet : on le filait avec une discrétion ecclésiastique, de perpétuelles ombres noires rôdaient autour de lui. Pas une de ses visites chez les Lehmann, pas un de ses entretiens avec David, ne devaient être ignorés. Et, comme Salvan le disait, c’était bien le passionné de vérité, le justicier futur qu’on traquait en sa personne, le témoin aux mains duquel on devinait un commencement de preuves, et dans la gorge de qui on voulait rentrer le cri vengeur, en l’exterminant. La bande des frocs et des soutanes s’y employait avec une audace croissante, jusqu’à ce pauvre abbé Quandieu, désespéré de mettre la religion au service d’une telle œuvre d’iniquité, mais qui, résigné, obéissait à son évêque, le triste Mgr Bergerot, dont il allait chaque semaine recevoir les ordres et consoler la défaite, au fond de son palais épiscopal de Beaumont. Tous les deux, l’évêque et le curé, jetaient le manteau de leur sacerdoce sur la plaie dévorante de l’Église, en enfants respectueux, cachant leurs larmes et leurs craintes, ne pouvant avouer à quel danger mortel ils la voyaient tomber.

Un soir, l’adjoint Mignot, qui revenait de la cour de récréation, dit furieusement à Marc :

—Vous savez, monsieur, c’est dégoûtant : j’ai encore surpris Mlle  Rouzaire sur une échelle, en train de nous moucharder.

En effet, quand elle croyait ne pas être vue, l’institutrice appuyait une échelle contre le mur mitoyen, afin de se renseigner sur ce qui se passait dans l’école des garçons ; et Mignot l’accusait d’envoyer ensuite, chaque semaine, des rapports secrets à Mauraisin, l’inspecteur primaire.

— Qu’elle moucharde ! dit Marc gaiement. Elle a bien tort de se fatiguer les pieds sur une échelle. Je lui ouvrirai la porte toute grande, si elle veut.

— Ah ! non, par exemple ! cria l’adjoint. Chacun chez soi. Si elle recommence, j’irai la tirer par les pieds.

Peu à peu, Marc avait achevé de le conquérir, et c’était là comme le sauvetage d’une conscience, dont il se montrait très heureux. Avec Simon, autrefois, Mignot s’était toujours méfié, fils de paysans, simplement désireux d’échapper au labour, d’esprit et de caractère moyens, ne songeant guère qu’à son intérêt immédiat, comme il y en a tant. Ce juif ne lui disait rien de bon, il jugeait prudent de se tenir à l’écart. Aussi, lors du procès, tout en ayant la sourde honnêteté de ne pas accabler l’innocent, il n’avait pas apporté le véridique et bon témoignage qui aurait pu le sauver. Puis, à l’égard de Marc, plus tard, il s’était remis sur la défensive. Encore un avec lequel il ne fallait pas non plus faire cause commune, si l’on tenait à son avancement ! Pendant près d’une année, il avait donc montré son hostilité, prenant pension au dehors, aidant à regret son chef, le blâmant par son attitude. Il fréquentait alors beaucoup Mlle  Rouzaire, semblait prêt à se mettre aux ordres de la congrégation. Et Marc ne paraissait pas s’en émouvoir, très affectueux pour son adjoint, ayant l’air de vouloir lui donner le temps de réfléchir et de comprendre où était son véritable intérêt, avec la vérité et la justice. En somme, ce gros garçon, si calme, sans autre passion que la pêche à la ligne, n’était-il pas un champ d’expérience intéressante ? Lâche devant les nécessités de l’avenir, un peu gâté par le milieu de féroce égoïsme, il n’avait rien de foncièrement mauvais, il devait devenir plutôt bon, s’il tombait en de bonnes mains. Il était du grand troupeau, de la moyenne des hommes, ni meilleurs ni pires, qui sont ce qu’en font les circonstances. D’une instruction suffisante, et même d’un esprit droit, à la condition d’être soutenu, aidé par une volonté, une intelligence. Et c’était cette expérience, ce sauvetage qui avait tenté Marc, heureux de gagner pas à pas la confiance, puis l’affection de cet égaré, de se prouver ainsi celle dans laquelle il mettait tout son grand espoir de délivrance future, qu’il n’est pas un homme, même en perdition, dont on ne puisse faire un ouvrier du progrès. Mignot avait fini par être acquis à tant de gaieté active, à cette bienfaisante chaleur du juste et du vrai que Marc épandait autour de lui, telle qu’une émanation de sa personne. Maintenant, l’adjoint prenait ses repas chez le directeur, et il était comme de la famille.

— Vous avez tort de ne pas vous méfier de Mlle  Rouzaire, reprit-il. Vous ne vous doutez pas de ce dont elle est capable… Elle vous vendrait dix fois, pour être bien notée par son Mauraisin.

Et, en veine de confidences, il raconta comment, à plusieurs reprises, l’institutrice l’avait poussé à écouter aux portes, pour savoir. Il la connaissait, c’était une terrible femme, avec sa politesse exagérée, dure au fond et avare ; et, bien que pas belle, grande, osseuse, la face plate, tachée de rousseur, elle finissait par séduire tout le monde. Comme elle s’en vantait elle-même, elle savait faire. Aux anticléricaux, qui se fâchaient en lui reprochant de trop conduire ses fillettes à l’église, elle répondait qu’elle était forcée d’obéir aux désirs des parents, sous peine de perdre ses élèves. Aux cléricaux, elle donnait les gages les plus solides, et elle penchait visiblement en leur faveur, convaincue d’être ainsi du côté des plus forts, de ceux dont dépendaient les belles situations, même dans l’enseignement laïque. Mais, au fond, elle n’avait d’autre intérêt que le sien, simplement avec le bon Dieu pour qu’il s’occupât de ses affaires. Fille d’une fruitière de Beaumont, elle avait gardé l’âme du petit commerce, les accommodements et le lucre. Elle ne s’était pas mariée, voulant mener sa vie à son gré, et si elle ne faisait pas ses farces avec les curés, comme le méchant bruit en courait, il semblait acquis qu’elle avait des complaisances pour le beau Mauraisin, dont le goût de petit homme allait volontiers aux femmes taillées en gendarmes. De même, elle ne se grisait pas, bien qu’elle adorât les liqueurs ; et, quand elle était très rouge parfois, au début de sa classe de l’après-midi, cela venait de ce que, mangeant beaucoup, elle avait les digestions difficiles.

Marc avait eu un geste d’indulgence.

— Elle ne tient pas mal son école, dit-il. Je suis seulement désespéré de la direction étroitement religieuse qu’elle donne à son enseignement. Ce n’est pas un simple mur, ici, qui sépare les garçons des filles : c’est un abîme. Et, quand ils se retrouveront, à leur sortie, pour se marier, ils seront de deux mondes différents… N’est-ce pas, d’ailleurs, de tradition ? et la lutte des sexes, en grande partie, vient de là.

Il ne disait pas sa grande rancune, contre Mlle  Rouzaire, la raison qui l’avait écarté d’elle, sans rapprochement possible, l’attitude abominable de cette femme dans l’affaire Simon. Il se la rappelait toujours, au procès de Beaumont, chargeant l’innocent de mensonges effrontés, l’accusant de donner aux élèves des leçons immorales et antipatriotiques, faisant le jeu de la congrégation avec une impudence tranquille. Aussi jamais les rapports entre elle et lui, après sa nomination à Maillebois, n’étaient-ils allés au-delà de la stricte politesse, nécessitée par leur voisinage. Pourtant, depuis qu’il avait affermi solidement sa situation et qu’elle n’espérait plus le voir culbuter d’un jour à l’autre, elle avait tenté un rapprochement, car elle n’était pas femme à tenir rigueur aux victorieux, dans la pensée qu’il fallait toujours être avec les forts. Et, surtout, elle manœuvrait pour se faire bien voir de Geneviève, qui la tenait à distance, partageant sur elle l’opinion de son mari.

Enfin, monsieur, conclut Mignot, méfiez-vous, je vous le répète. Si je l’avais écoutée, je vous aurais trahi vingt fois. Elle ne cessait de me questionner sur votre compte, en me disant que j’étais une bête et que je n’arriverais jamais à rien… Vous avez été si bon pour moi, vous ne vous doutez pas des vilaines choses dont vous m’avez sauvé, car on les écoute aisément, ces coquines, qui vous promettent tous les succès. Et, puisque j’ose vous parler de cela, excusez-moi si je me permets de vous donner un conseil. Vous devriez avertir Mme  Froment.

— Comment, avertir ?

— Oui, oui, je n’ai pas mes yeux dans ma poche, je vois depuis quelque temps la Rouzaire tourner autour de votre femme. Et ce sont des « chère madame » par-ci, des sourires et des caresses par-là, toutes sortes d’avances dont je tremblerais, à votre place.

Marc, étonné, affecta de rire.

— Oh ! ma femme n’a rien à craindre, elle est prévenue. Il lui est bien difficile de se montrer impolie à l’égard d’une voisine, dont nous rapprochent des fonctions communes.

Mignot n’insista pas. Mais il hochait la tête, il semblait ne pas vouloir tout dire, son existence près du ménage l’ayant mis au courant du drame secret qui s’y nouait lentement. Et Marc se tut, lui aussi, pris de cette crainte sourde, de cette faiblesse inavouée qui le paralysaient, chaque fois qu’une lutte possible, entre Geneviève et lui, venait à sa pensée.

Brusquement, l’attaque de la congrégation, qu’il attendait, depuis sa visite à Salvan, se produisit. La campagne débuta par un furieux rapport de Mauraisin, dans lequel il relatait le crucifix décroché du mur, le scandale soulevé chez les parents par cet acte d’intolérance religieuse. La protestation de l’employé Savin y était mentionnée, les familles Doloir et Bongard s’y trouvaient citées également, comme ayant témoigné leur blâme. Un tel fait prenait une gravité exceptionnelle, dans une petite ville d’esprit clérical, lieu réputé et très fréquenté de nombreux pèlerinages, où l’école laïque avait besoin de se faire accepter grâce à beaucoup de concessions, si l’on ne voulait pas la faire battre par l’école congréganiste ; et Mauraisin concluait au déplacement de l’instituteur, un sectaire de la pire espèce, assez peu avisé pour compromettre ainsi l’Université. En outre, une foule de petits faits complétaient l’acte d’accusation, toute la moisson des espionnages quotidiens de Mlle  Rouzaire, dont les fillettes si dociles, sans cesse à la messe, au catéchisme, aux processions, portant des bannières, étaient mises en parallèle avec les garçons de l’instituteur anarchiste, des paresseux, des révoltés, ne croyant ni à Dieu ni à diable.

Trois jours plus tard, Marc apprit que le comte Hector de Sanglebœuf, le député catholique, accompagné de deux autres de ses collègues, avait fait une démarche décisive près du préfet Hennebise. Il avait eu évidemment connaissance du rapport de Mauraisin, si lui-même et le père Crabot, familier de la Désirade, n’avaient pas aidé à le rédiger, et la tactique allait être de s’appuyer sur ce rapport pour exiger l’exécution de l’instituteur. Hennebise, dont l’unique politique était de vivre en paix avec tout le monde et qui répétait sans cesse à son personnel : « Oh ! surtout pas d’affaire ! » dut être très ennuyé de l’incident, qu’il sentait gros de complications désastreuses. Son cœur penchait vers Sanglebœuf, mais il y avait des dangers à épouser publiquement la réaction. Aussi, tout en sympathisant avec le fougueux député antisémite, gendre du baron Nathan, lui expliqua-t-il qu’il n’était pas le seul maître dans la question, car la loi était formelle, il ne pouvait déplacer un instituteur, sans que la proposition lui en fût faite par l’inspecteur d’académie, Le Barazer. C’était une garantie d’indépendance accordée au corps enseignant. Et, soulagé pour l’instant, il renvoya donc ces messieurs à l’inspecteur, auquel ils rendirent visite immédiatement, dans son cabinet, à la préfecture même. Le Barazer, un ancien professeur agrégé devenu un prudent diplomate, les reçut, les écouta, d’un air de déférence attentive. La face large et colorée, à peine grisonnant malgré la cinquantaine, il avait grandi dans la haine de l’Empire, il était un des républicains de la première heure, qui considéraient l’enseignement laïque comme le fondement même de la République. Par tous les moyens, il poursuivait l’écrasement des écoles congréganistes, dont la France libre devait mourir. Mais l’expérience lui avait démontré le danger d’une action violente, il s’en tenait à un plan médité longuement et sagement exécuté, qui le faisait passer pour tiède aux yeux des ardents. Sans doute sa nature pondérée, sa volonté douce et tenace était-elle pour beaucoup dans son attitude. On citait de lui des victoires lentes et extraordinaires, dues à des années d’efforts cachés, irrésistibles. Dès les premiers mots, il parut désapprouver l’acte de Marc, l’enlèvement du crucifix, une manifestation inutile, disait-il, tout en faisant remarquer que rien dans la loi ne forçait un instituteur à tolérer des emblèmes religieux, aux murs de sa classe. Il y avait là simplement un usage, sur lequel il laissa même percer son opinion, une condamnation discrète. Puis, comme Sanglebœuf s’emportait, parlait haut en défenseur de l’église, traitant l’instituteur d’homme de scandale et de honte, qui ameutait tout Maillebois contre lui, l’inspecteur promit placidement d’étudier la question avec tout le soin qu’elle méritait. N’avait-il donc pas reçu un rapport de son subordonné Mauraisin ? Ce rapport ne suffisait-il donc pas à lui montrer la gravité du mal, un poison, une démoralisation dont il fallait arrêter les effrayants progrès par un déplacement immédiat ? Et, à cette question du député, Le Barazer affecta la plus profonde surprise : quel rapport ? ah, oui ! le rapport trimestriel de l’inspecteur primaire !

On le connaissait donc ? Mais ces rapports, purement administratifs, ne sont que des éléments d’appréciation pour l’inspecteur d’académie, dont le rôle strict est de se renseigner par lui-même. Et il renvoya ces messieurs, en leur promettant encore de tenir un grand compte de leur démarche.

Un mois se passa. Marc, qui, chaque jour, s’attendait à être appelé à la préfecture, ne vit rien venir. Sans doute, Le Barazer suivait son habituelle tactique, laissait dormir l’affaire, pour gagner du temps, user les volontés. Son sourd appui donné à l’instituteur n’était pas douteux, comme Salvan, son collaborateur et ami, en avait discrètement prévenu ce dernier. Mais il n’aurait pas fallu que l’affaire s’aggravât, que le scandale croissant l’obligeât d’intervenir ; car, pour qui le connaissait, il ne défendrait pas Marc au-delà du possible, il l’exécuterait certainement, s’il croyait opportun ce sacrifice, afin de sauver le reste de son action, plus lente et plus opportune, contre les écoles congréganistes. Tout héroïsme révolutionnaire lui était fermé, déplaisant même. Et le pis était que les choses se gâtaient chaque jour à Maillebois. Sous une inspiration aisée à reconnaître, Le Petit Beaumontais menait à présent une campagne atroce contre Marc. Il avait commencé, comme toujours, par des notes brèves et vagues : des abominations se passaient dans une petite ville voisine, et il finirait par préciser, si on l’y forçait. Puis, il avait carrément nommé l’instituteur Froment, ouvrant une rubrique presque quotidienne, sous ce titre : « Le Scandale de Maillebois », y publiant d’extraordinaires commérages, une prétendue enquête auprès des élèves et de leurs familles, dans laquelle l’instituteur était convaincu des crimes les plus noirs. La population bouleversée se passionnait, les bons frères et les capucins achevaient de souffler la terreur, il n’était pas une dévote qui ne se signât en passant devant l’école communale, où se pratiquaient de telles abominations. Et Marc, dès lors, eut conscience d’être en grand péril. Mignot, bravement, faisait ses paquets, certain d’être emporté dans la débâcle de son directeur, pour lequel il avait pris parti. Mlle  Rouzaire affectait déjà des airs de victoire, le dimanche, quand elle menait, en grand étalage, ses fillettes à la messe. Le père Théodose, dans sa chapelle, et même le curé Quandieu, à son prône, dans sa chaire paroissiale de Saint-Martin, promettaient le prochain rétablissement de Dieu chez les infidèles, ce qui annonçait qu’on raccrocherait solennellement Jésus crucifié au mur de l’école laïque. Et, comme dernier désastre, Marc, ayant rencontré Darras, le sentit très froid, résolu à l’abandonner, par crainte de perdre jusqu’à la minorité républicaine du conseil municipal.

— Que voulez-vous, mon cher ? vous êtes allé trop loin, nous ne pouvons vous suivre en ce moment… Ce cafard de Philis me guette et je resterais sur le carreau avec vous, ce qui est inutile.

Marc, désespéré, courut voir Salvan. C’était le dernier appui solide qui lui demeurât fidèle. Et il le trouva soucieux, assombri, presque gêné.

— Ça va très mal, mon enfant. Le Barazer est muet, l’air préoccupé, et je crains qu’il ne finisse par vous lâcher, tant on mène autour de lui une furieuse campagne… Vous avez peut-être marché un peu trop vite.

Saisi de douleur, voyant dans ces paroles un abandon encore, Marc s’écria :

— Vous, vous aussi, mon maître !

Mais, déjà, très ému, Salvan lui avait saisi les mains.

— Non, non, mon enfant, ne doutez pas de moi, je reste avec vous de tout mon cœur et de tout mon courage. Seulement, vous ne vous doutez pas des difficultés que votre acte si simple et si logique nous a créées à tous. Ici, mon École normale est suspectée, dénoncée comme un foyer d’irréligion. Le proviseur Depinvilliers en profite pour exalter les services rendus par l’aumônier de son lycée à la cause de l’apaisement, de la réconciliation des partis dans le giron de l’Église. Et il n’est pas jusqu’à notre recteur, le paisible Forbes, qui ne s’agite, en tremblant de voir sa tranquillité troublée… Le Barazer est bien adroit, mais aura-t-il une force de résistance suffisante ?

— Alors, que faire ?

— Rien, attendre. Soyez simplement sage et brave, je vous le répète. Embrassons-nous et comptons sur la force de la vérité et de la justice.

Pendant les deux mois qui suivirent, Marc fut admirable de sérénité vaillante, au travers des outrages dont on l’abreuvait chaque jour. Il avait l’air d’ignorer l’immonde flot boueux, battant sa porte. Il continuait à faire sa classe, avec une gaieté, une honnêteté merveilleuses. Jamais il n’accomplit une plus large ni plus utile besogne, se donnant tout à ses élèves, leur enseignant par la parole et par l’exemple la nécessité du travail, la passion du vrai et du juste, au milieu des pires événements. Tout ce que ses concitoyens lui jetaient de salissant et d’amer, il le rendait en douceur, en bonté, en sacrifice. Il s’efforçait tendrement de faire les enfants meilleurs que les pères, il ensemençait l’exécrable présent de l’heureux avenir, rachetant le crime des autres au prix de son propre bonheur. Entouré des petites intelligences dont il avait la charge, il retournait à leur candeur, à leur pureté, à la soif qu’elles avaient de découvrir le monde ; et il le redécouvrait, dans sa beauté, dans l’espoir que l’homme y serait fraternel et joyeux, lorsqu’il en saurait assez pour y vivre de certitude, de sagesse et d’amour, après avoir conquis les forces naturelles. C’était ce petit peuple à sauver un peu chaque jour de l’erreur et du mensonge, qui faisait son calme, sa force d’innocence. Et il attendait avec son tranquille sourire le coup qui devait le frapper, en homme content et certain, chaque soir, de sa besogne accomplie.

Un matin, Le Petit Beaumontais annonça que la révocation de « l’ignoble empoisonneur de Maillebois », comme il nommait l’instituteur, était signée. La veille, Marc avait appris une nouvelle démarche du comte de Sanglebœuf à la préfecture, et il n’eut plus d’espoir, sa perte allait être consommée. La soirée fut rude. Au sortir de sa classe, lorsque les petites têtes rieuses, blondes ou brunes, n’étaient plus là pour lui parler du meilleur avenir, il tombait à des tristesses, luttant afin de retrouver tout son courage, le lendemain. Aussi, cette soirée-là fut-elle particulièrement amère. Il songeait à son œuvre brutalement interrompue, à ces enfants aimés qu’il avait peut-être enseignés pour la dernière fois, dont on ne lui permettrait pas d’achever le salut. On les lui reprenait, on les rendrait à quelque déformateur d’intelligences et de caractères ; et c’était tout son apostolat détruit qui saignait en lui. Il se coucha si sombre, que Geneviève, doucement, en silence, le prit dans ses bras, comme elle le faisait parfois encore, par tendresse d’épouse.

— Tu as de la peine, mon pauvre chéri ?

Il ne répondit pas d’abord. Il la savait de moins en moins dans ses idées et il évitait toujours des explications pénibles, malgré son remords secret de la laisser ainsi s’écarter, sans rien tenter pour la faire complètement sienne. Bien que, de nouveau, il cessât d’aller voir ces dames, la grand-mère et la mère, il ne trouvait pas le courage d’interdire à sa femme cette petite maison froide, où il devinait un si grand danger pour leur bonheur. Chaque fois que Geneviève en revenait, il la sentait un peu moins à lui. Surtout dans ces derniers temps, lorsque toute la meute cléricale se ruait à ses talons, il avait appris que ces dames le reniaient partout, rougissaient de lui comme d’une honte imméritée souillant leur famille.

— Pourquoi ne me réponds-tu pas, mon chéri ? crois-tu donc que ton chagrin ne soit pas le mien ?

Il fut touché, il lui rendit son étreinte, en disant :

— Oui, j’ai de la peine. Mais ce sont des affaires que tu ne sens pas comme moi, et je ne veux pas même t’en faire un reproche. Alors, à quoi bon te les confier ?… Je crains bien que, très prochainement, nous ne soyons plus ici.

— Comment ça ?

— Je vais être sûrement déplacé, sinon révoqué. Tout est fini… Et nous serons forcés de partir, je ne sais où.

Elle eut un cri de contentement.

— Ah ! mon chéri, tant mieux ! c’est ce qui peut nous arriver de meilleur.

Étonné, il ne comprit pas d’abord, et il la questionna. Elle parut un peu gênée, elle tâcha de rattraper sa phrase.

— Mon Dieu ! je dis ça, parce que ça me serait bien égal de m’en aller, avec toi et avec notre Louise, naturellement. On est heureux partout.

Et, comme il la pressait davantage :

— Puis, vraiment, nous n’aurions pas ailleurs toutes ces vilaines histoires d’ici, qui finiraient peut-être par nous fâcher ensemble. Je serais si heureuse de nous retrouver seuls, au fond d’un trou perdu où personne ne se mettrait entre nous deux, où rien du dehors ne nous séparerait… Oh mon chéri, partons demain !

Déjà, plusieurs fois, aux heures de tendre abandon, il lui avait vu cette crainte de la rupture, ce désir et ce besoin de rester à lui. Elle semblait lui dire : « Garde-moi sur ton cœur, contre ta chair. Emporte-moi, pour qu’on ne m’arrache pas de tes bras. Je sens bien qu’on m’en détache un peu chaque jour, je tremble de ce grand froid qui m’envahit, dès que tu ne me possèdes plus. » Et rien ne le bouleversait davantage, dans la terreur de ce qui devait être l’inévitable.

— Partir, mon cher amour, il ne suffit pas de partir. Mais quelle joie tu me causes, et combien je te remercie de ce grand réconfort !

Des journées encore s’écoulèrent, la terrible lettre attendue de la préfecture tardait toujours à venir. C’était sans doute que tout un événement nouveau qui passionnait le pays, détournait l’attention de ce qui se passait à l’école laïque de Maillebois. Depuis quelque temps, le curé de Jonville, l’abbé Cognasse, dont le triomphe était complet, méditait de frapper un grand coup, en décidant le maire Martineau à lui laisser consacrer la commune au Sacré-Cœur de Jésus. L’idée ne devait pas être de lui, on l’avait vu pendant un mois se rendre chaque jeudi matin au collège de Valmarie, où il avait de longues conférences avec le père Crabot. Et un mot de Férou, l’instituteur du Moreux, courait, indignant les uns et faisant plaisanter les autres.

— Si ces sales jésuites apportent ici leur cœur de bœuf éventré, j’irai leur cracher à la figure.

Désormais, le culte du Sacré-Cœur absorbait toute la religion du Christ, finissait par être comme une seconde incarnation de Jésus, un nouveau catholicisme. Cette vision maladive d’une pauvre hystérique, l’ardente et triste Marie Alacoque, ce cœur réel et sanglant, à demi arraché d’une poitrine ouverte, devenait le symbole d’une foi plus grossière, rabaissée à des besoins de satisfaction charnelle. Il semblait que l’ancien culte épuré d’un Jésus immatériel, envolé dans la nue près du Père, fût trop délicat pour des âmes modernes, désireuses de jouissances terrestres, et c’était la chair même de Jésus, son cœur de chair, mis à l’étal de la boucherie divine, qu’on avait résolu de servir aux peuples dévots, pour leur pâture quotidienne de superstition et d’abêtissement. On aurait dit la préméditation d’un attentat contre la raison humaine, un avilissement voulu de la société, pour que les masses soient plus écrasées par le mensonge, plus stupides et plus serviles. Sous le culte du Sacré-Cœur, il n’y avait plus que des tribus d’idolâtres, de fétichistes adorant un débris d’abattoir, le portant au bout d’une pique, comme un drapeau. Et tout le génie des jésuites se retrouvait là, la religion humanisée, Dieu venant à l’homme, du moment que des siècles d’efforts n’avaient pu amener l’homme à Dieu. Il fallait bien donner à ce peuple ignorant le seul Dieu qu’il comprenait, fait à son image, saignant et douloureux comme lui, une idole violemment enluminée dont la matérialité brutale achevât de changer ses fidèles en un troupeau de bêtes grasses, bonnes à tuer. Toute conquête sur la raison est une conquête sur la liberté, et il devenait nécessaire de rabaisser la France à ce culte sauvage du Sacré-Cœur, si l’Église voulait la faire rentrer en soumission sous l’imbécillité de ses dogmes. Et, dès le lendemain de la défaite, dans la douleur des deux provinces perdues, on avait vu la tentative se produire, l’Église profiter du désarroi public pour essayer de consacrer au Sacré-Cœur la France repentante de ses fautes, châtiée si rudement par la main de Dieu. Sur le sommet le plus haut du grand Paris révolutionnaire, elle avait dressé ce Sacré-Cœur pantelant et rouge, tel qu’on en voit de pendus aux crocs des bouchers. De là, il saignait sur le pays entier, jusqu’au fond des campagnes reculées ; et, s’il provoquait, là-haut, à Montmartre, des adorations de dames et de messieurs, appartenant à l’administration, à la magistrature, à l’armée, de quelle émotion ne devait-il pas troubler les êtres simples, les ignorants et les croyants des villages ? Il devenait l’emblème national du repentir et de l’abandon complet aux mains de l’Église, on le brodait au milieu du drapeau tricolore, dont les trois couleurs n’étaient plus que l’azur du ciel, les lis de la Vierge, le sang des martyrs. Et il apparaissait de la sorte, énorme, gonflé et ruisselant de sang, pendu ainsi que le Dieu nouveau du catholicisme dégénéré, offert à la basse superstition de la France asservie.

Le père Crabot avait dû d’abord avoir l’idée de triompher à Maillebois même, au chef-lieu de canton, en y faisant consacrer la commune au Sacré-Cœur. Mais il s’était ensuite méfié, il y avait là tout un faubourg industriel, les quelques centaines d’ouvriers qui envoyaient des socialistes au conseil municipal ; et, malgré les frères, malgré les capucins, la crainte lui était venue de quelque échec retentissant. Aussi avait-il préféré agir à Jonville, où le terrain semblait admirablement préparé, quitte une autre fois, si l’on y réussissait, à recommencer ailleurs, sur un théâtre plus large. Désormais, l’abbé Cognasse régnait à Jonville, que l’instituteur Jauffre avait achevé de lui livrer, en lui abandonnant peu à peu les gens et les choses, tout le pouvoir si bravement conquis par Marc autrefois. La théorie de Jauffre était simple : il fallait être bien avec les parents, le maire, le curé surtout. Puisque le cléricalisme soufflait dans le pays, pourquoi ne pas se laisser porter par le cléricalisme ? N’était-ce pas le plus court chemin pour obtenir, à Beaumont, la direction d’une école importante ? Et gras, riche des quelques sous que lui avait apportés sa femme, il venait décidément, après avoir poussé celle-ci à se rapprocher du curé, de se donner également tout entier, sonnant la messe, chantant aux offices, conduisant ses élèves chaque dimanche à l’église. Le maire Martineau, autrefois anticlérical avec Marc, s’était d’abord ému des agissements du nouvel instituteur. Mais que dire à un instituteur qui n’était pas un pauvre, qui trouvait les meilleures raisons du monde pour expliquer qu’on avait toujours tort d’être contre les prêtres ? Martineau, ébranlé, avait commencé par laisser faire ; puis, la belle Mme  Martineau aidant, il s’était mis à déclarer en plein conseil que, tout de même, il y aurait intérêt à vivre d’accord avec le curé. Et un an avait dès lors suffi pour que l’abbé Cognasse devînt le maître absolu de la commune, son influence n’étant plus contrebalancée par celle de l’instituteur, qui marchait volontairement derrière lui, en homme certain de tirer un beau bénéfice de sa soumission.

Cependant, quand l’idée naquit de consacrer Jonville au Sacré-Cœur, il y eut quelque effarement et quelque résistance. Cette idée venait on ne savait d’où, personne n’aurait pu dire qui en avait parlé le premier. Mais immédiatement l’abbé Cognasse, avec sa nature âpre et combative, en avait fait une affaire à lui, mettant une grande gloire personnelle à être le premier curé de la contrée qui conquerrait ainsi toute une commune à Dieu. Il déchaîna un tel bruit, que Mgr Bergerot le fit mander à Beaumont, mécontent, désespéré de cette menace d’une superstition nouvelle, dont la basse idolâtrie le navrait secrètement ; et la scène fut lamentable et terrible, disait-on, l’évêque dut céder une fois de plus. À Jonville, il y eut deux séances du conseil municipal tumultueuses, des membres voulaient savoir ce que ça leur rapporterait. Un instant, on put croire l’affaire condamnée, enterrée. Alors, Jauffre, qui, lui aussi, alla un jour à Beaumont, sans qu’on pût deviner exactement avec quel personnage il s’y était rencontré, reprit en douceur les pourparlers entre le curé et le conseil municipal. Il s’agissait d’établir ce que gagnerait la commune à se consacrer ainsi au Sacré-Cœur ; et, d’abord, il annonça des cadeaux promis par des dames de Beaumont, un calice d’argent, une nappe d’autel, avec des vases de fleurs et une grande statue de Jésus, à l’énorme cœur flambant et saignant, peint sur la poitrine. Ensuite, on parlait de donner cinq cents francs de dot à la fille de la Vierge la plus méritoire, lorsqu’elle se marierait. Et ce qui parut surtout décider le conseil, ce fut la promesse d’établir dans le pays une succursale du Bon Pasteur, où deux cents ouvrières travailleraient à de la lingerie fine, chemises, jupons et pantalons de femme, pour les grands magasins de Paris. Déjà les paysans voyaient leurs filles toutes placées chez les bonnes sœurs, sans compter l’argent qu’un établissement pareil devait faire affluer dans la commune.

Enfin, la cérémonie fut fixée au 10 juin, un dimanche, et jamais grande fête, comme le fit remarquer l’abbé Cognasse, ne se trouva favorisée d’un soleil plus éclatant. Depuis trois jours, sa servante, la terrible Palmyre, aidée de Mme  Jauffre et de la belle Mme  Martineau, ornait l’église de plantes vertes et de tentures prêtées par tous les habitants. Les dames de Beaumont, la présidente Gragnon, la générale Jarrousse, la préfète Hennebise, et même, disait-on, Mme  Lemarrois, la femme du maire, député radical, avaient fait présent d’un superbe drapeau tricolore, où le Sacré-Cœur était brodé, avec les mots : Dieu et patrie. Et c’était Jauffre lui-même qui devait porter ce drapeau, à la droite du maire de Jonville. Un extraordinaire concours de personnages importants ne cessait d’arriver depuis le matin : les notabilités de Beaumont avec les dames qui avaient fait les cadeaux ; le maire de Maillebois, Philis, accompagné de la majorité cléricale de son conseil ; puis, une nuée de soutanes et de frocs, un grand vicaire, délégué de monseigneur, le père Théodose et des capucins, le frère Fulgence et ses frères adjoints, le père Philibin, enfin le père Crabot en personne, très entourés et salués très bas. On remarqua l’absence de l’abbé Quandieu, pris au dernier moment d’une attaque de goutte violente.

Alors, à trois heures, sur la place de l’Église, une musique, venue du chef-lieu, attaqua une marche héroïque. C’était le conseil municipal qui arrivait, ayant à sa tête le maire Martineau, tous en écharpe ; tandis que l’instituteur Jauffre tenait à deux mains le drapeau du Sacré-Cœur. Il y eut une halte jusqu’à ce que le morceau de musique fût fini. Une foule énorme, des familles paysannes endimanchées, des dames en toilette, se pressaient, attendaient. Puis, d’un coup, la grande porte de l’église s’ouvrit à deux battants, et l’on vit paraître le curé Cognasse, en riches vêtements sacerdotaux, suivi d’un clergé nombreux, de la queue des prêtres accourus des environs. Des chants éclatèrent, l’assistance se prosterna dévotement, pendant la bénédiction solennelle du drapeau. Et ce fut ensuite le moment pathétique, le maire Martineau se mit à genoux, ainsi que tout le conseil municipal, sous les plis de l’étendard symbolique, dont Jauffre penchait la hampe, pour en mieux dérouler les trois couleurs au cœur saignant. Et, à très haute voix, le maire prononça l’acte de la consécration officielle de la commune de Jonville au Sacré-Cœur.

— Je reconnais les droits souverains de Jésus-Christ sur tous les citoyens dont je suis le mandataire, sur leurs personnes, leurs familles et leurs biens. Jésus-Christ sera leur premier, leur unique maître, et désormais il inspirera les actes de notre administration municipale pour notre salut et pour sa gloire.

Des femmes pleuraient, des hommes applaudirent. Un vent de folie heureuse monta dans le clair soleil, au bruit des cuivres et des tambours, qui avaient repris la marche triomphale. Et le cortège entra dans l’église, le clergé, le maire et le conseil municipal, toujours accompagnés de l’instituteur et du drapeau. Il y eut une bénédiction du Saint-Sacrement, luisant comme un astre sur l’autel, entouré de cierges, et devant lequel la municipalité s’agenouilla encore, très dévotement. Puis, l’abbé Cognasse parla, d’une éloquence enflammée, exultant de voir ainsi l’autorité civile, abritée sous le drapeau national du Sacré-Cœur de Jésus, prosternée devant le Saint-Sacrement, abdiquant tout orgueil et toute révolte aux mains de Dieu, s’en remettant désormais à lui pour gouverner et pour sauver la France. N’était-ce pas la fin de l’impiété, l’Église maîtresse des âmes et des corps, seule représentante de la force et de l’autorité sur la terre ?

Elle ne tarderait pas à refaire le bonheur de sa bien-aimée Fille aînée, enfin repentante de ses erreurs, soumise et uniquement désireuse de son salut. Toutes les communes allaient suivre l’exemple de Jonville, la patrie entière se donnerait bientôt au Divin Cœur, la France retrouverait son empire sur le monde, par le culte du drapeau national devenu le drapeau de Jésus. Il y eut des cris de sainte ivresse, et la magnifique cérémonie se termina dans la sacristie, où défila de nouveau le conseil municipal, le maire en tête pour signer l’acte officiel et authentique, sur parchemin, où il était écrit que la commune de Jonville se consacrait tout entière et pour toujours au Divin Cœur, en un pieux renoncement du pouvoir civil devant le pouvoir religieux.

Mais, à la sortie, un scandale éclata. Férou, l’instituteur du Moreux, était parmi la foule, plus ravagé et plus ardent, vêtu d’une redingote lamentable. Il avait glissé aux pires tortures de la dette, traqué pour des pièces de dix et de vingt sous, ne trouvant même plus le crédit des six livres de pain dont il avait besoin chaque jour pour nourrir sa femme, épuisée de gros travaux, et ses trois maigres filles, toujours souffrantes. Ses misérables cent francs par mois tombaient à l’avance au fond de ce gouffre sans cesse élargi et ses petits appointements de secrétaire de la mairie se trouvaient frappés de continuelles oppositions. Aussi cette misère croissante, inguérissable, avait-elle achevé de le faire tomber dans le mépris des paysans de la commune, tous à leur aise, mis en défiance contre la science qui ne nourrissait pas même l’homme chargé de l’enseigner. Et Férou, le seul intelligent, le seul cultivé, dans ce milieu d’épaisse ignorance, s’exaspérait chaque jour davantage d’être le pauvre, lui qui savait, lorsque les ignorants étaient les riches, enfiévré de cette iniquité sociale, affolé par les souffrances des siens, poussé à rêver la destruction violente de cet abominable monde, afin de rebâtir sur les ruines la Cité de vérité et de justice.

Il aperçut Saleur, le maire du Moreux, venu en belle redingote neuve, désireux d’être agréable à l’abbé Cognasse, depuis que ce dernier triomphait. Au Moreux, la paix régnait maintenant entre la commune et l’abbé, malgré l’exécrable humeur de celui-ci, grondant toujours d’avoir à faire quatre kilomètres pour des paroissiens qui auraient bien pu se donner le luxe d’un curé. Toute l’estime qui s’était retirée de l’instituteur, maigre, hâve, mal payé, sans un sou de bien au soleil et rongé de dettes, était allée au prêtre, solide et florissant, beaucoup mieux tenté, ayant pour lui les baptêmes, les mariages, les enterrements. Et, dans ce duel inégal, l’instituteur, fatalement battu, enrageait.

— Eh bien ! monsieur Saleur, en voilà un carnaval ! ça ne vous fait pas honte de vous prêter à des ignominies pareilles ?

Saleur, tout en n’étant pas au fond avec les prêtres, fut vexé. Il vit là une attaque contre sa situation bourgeoise d’ancien marchand de bœufs enrichi, vivant de ses rentes dans la jolie maison qu’il s’était fait arranger, rajeunie et peinte à l’huile. Aussi chercha-t-il une parole digne.

— Vous feriez mieux de vous taire, monsieur Férou. La honte est pour ceux qui ne savent pas réussir dans la vie à être des gens propres.

Férou allait répandre, irrité de trouver là toute la basse morale dont il souffrait, lorsque Jauffre parut à son tour, ce qui détourna sa colère.

— Ah ! c’est vous, mon collègue, qui portez leur drapeau de mensonge et d’imbécillité ! Belle action pour un éducateur des petits et des humbles de notre démocratie ! Vous le savez bien pourtant, ce que gagne le curé, l’instituteur le perd.

Mais Jauffre, en homme qui avait des rentes, et très content d’ailleurs de son acte, se montra écrasant de pitoyable dédain.

— Mon pauvre camarade, avant de juger les autres, vous devriez bien avoir de quoi mettre des chemises aux derrières de vos filles.

Alors, Férou perdit toute mesure. Hérissé, sauvage, il agita ses grands bras, il cria :

— Tas de calotins ! tas de jésuites ! promenez-le donc, adorez-le donc, votre cœur de bœuf éventré, et mangez-le tout cru, et soyez-en, s’il est possible, plus inhumains et plus stupides encore !

On s’était attroupé autour du blasphémateur, il y eut des huées, des menaces, et les choses allaient mal tourner pour lui, si Saleur, en maire prudent, inquiet pour le bon renom de sa commune, ne l’avait dégagé de la foule hostile et emmené à son bras.

Le lendemain, l’incident fut grossi, on parla partout d’un exécrable sacrilège. Le Petit Beaumontais raconta que l’instituteur du Moreux avait craché sur le drapeau national du Sacré-Cœur, au moment où le digne abbé Cognasse bénissait ce divin emblème de la France repentante et sauvée. Puis, dans le numéro suivant, il annonça comme certaine la révocation de l’instituteur Férou.

Si la nouvelle était vraie, cette révocation devait avoir pour celui-ci une grave conséquence, la nécessité de faire immédiatement ses trois ans de service militaire, car son engagement décennal n’était pas rempli, il lui restait à servir dans l’Université pendant trois années encore, avant d’être complètement exempté. Et pendant qu’il serait à la caserne, que deviendraient sa femme et ses trois filles, les misérables créatures dont il n’assurait déjà pas l’existence, et qui, lui parti, achèveraient de mourir de faim ?

Lorsque Marc apprit l’événement, il courut voir Salvan, à Beaumont. Cette fois, Le Petit Beaumontais n’avait pas menti, la révocation allait être signée, Le Barazer se montrait intraitable. Et, comme Marc suppliait son vieil ami de tenter une démarche encore, celui-ci tristement refusa.

— Non, non, c’est inutile, je me heurterais à une volonté formelle. Le Barazer ne peut pas faire autrement que d’agir ; du moins, il en a la conviction, toute sa politique d’opportuniste trouve là un moyen de se débarrasser des difficultés présentes… Et ne vous plaignez pas trop : s’il frappe Férou, c’est pour vous épargner.

Marc se récria, dit son trouble et sa douleur d’un tel dénouement.

— Vous n’en êtes pas responsable, mon cher enfant. Il jette aux cléricaux cette proie, puisqu’il leur en faut une, et il espère sauver ainsi le bon ouvrier que vous êtes. C’est une solution très distinguée, comme quelqu’un me l’expliquait hier… Ah ! oui, que de larmes, que de sang, pour réaliser le moindre progrès, et combien de pauvres morts doivent combler le fossé, afin que les héros passent !

Ce que Salvan avait annoncé se réalisa de point en point. Férou fut révoqué deux jours plus tard ; et, plutôt que de se résigner à faire son service militaire, il déserta, il se réfugia en Belgique, dans l’exaspération du déni de justice dont il était la victime. Son espoir était de trouver à Bruxelles une petite situation, qui lui permettrait d’y appeler près de lui sa femme et ses filles, de façon à reconstituer au loin le foyer détruit. Il se disait même soulagé d’échapper ainsi au bagne universitaire, il respirait à pleins poumons, en homme enfin libre de penser et d’agir. En attendant, sa femme était venue, avec les trois fillettes, s’installer à Maillebois, dans deux petites chambres sordides, où elle s’était mise tout de suite à faire courageusement de la couture, sans pouvoir gagner le pain quotidien. Marc la visita, la soutint, le cœur crevé de ce coin de pitoyable misère. Et il en gardait un remords, car l’affaire du crucifix qu’il avait décroché du mur de sa classe, semblait oubliée, au milieu de la grosse émotion soulevée par le sacrilège de Jonville et par la révocation qui s’en était ensuivie. Le Petit Beaumontais avait triomphé bruyamment, le comte de Sanglebœuf se promenait à Beaumont avec des attitudes de vainqueur, comme si les frères, les capucins, les jésuites, et le frère Fulgence, et le père Philibin, et le père Crabot, fussent devenus du coup les maîtres absolus du département. Et la vie recommença, la lutte allait reprendre, inexorable, sur un autre terrain.

Un dimanche, Marc fut surpris de voir sa femme rentrer, tenant à la main un livre de messe.

— Comment, tu vas à l’église ? demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle simplement. Je viens de communier.

Il la regarda, pâlissant, envahi d’un froid brusque, d’un petit frisson qu’il s’efforçait de cacher.

— Tu pratiques maintenant, et tu ne m’as pas prévenu ?

Elle affecta de l’étonnement à son tour, très calme d’ailleurs, très douce, selon son habitude.

— Te prévenir, pourquoi ? C’est affaire de conscience… Je te laisse agir selon tes idées, je pense que je puis agir selon les miennes.

— Sans doute, mais tout de même, pour notre bonne entente, j’aurais voulu savoir.

— Eh bien ! tu sais à présent. Je ne me cache pas, tu le vois… Nous n’en resterons pas moins de grands amis, j’espère.

Et elle n’ajouta rien, et il n’eut pas la force de dire tout ce qui grondait en lui, de provoquer l’explication dont il sentait l’impérieux besoin. Mais la journée fut lourde de silence, quelque chose venait, cette fois, de se briser, entre eux.