Vérité (Zola)/Livre III/Chapitre II

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre II
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Alors, pendant les mois et les mois que dura encore l’enquête de la Cour de cassation, Marc dut s’enfermer de nouveau dans son école, se donner corps et âme à sa besogne d’instruire les humbles, de les rendre capables de plus de vérité et de plus de justice.

Mais, parmi les espoirs et les désespoirs qui continuèrent de l’enfiévrer, selon les nouvelles bonnes ou mauvaises, il était une hantise qui s’aggravait sans cesse en lui. Autrefois, dès le premier jour, il s’était demandé comment la France ne se levait pas tout entière, pour exiger la délivrance de l’innocent. C’était une de ses chères illusions, la France généreuse, la France magnanime et juste, qui tant de fois s’était passionnée au nom de l’équité, qui une fois de plus allait sûrement donner au monde la preuve de son grand cœur, en s’efforçant de réparer la plus exécrable des erreurs judiciaires. Et la douloureuse surprise qu’il avait éprouvée, à la voir comme alourdie et indifférente, au lendemain du procès de Beaumont, grandissait, devenait chaque jour plus angoissante ; car il pouvait l’excuser alors en la sentant ignorante des faits, empoisonnée de mensonges ; tandis que, maintenant, après tant de vérité, tant de lumière faite déjà, il ne trouvait plus d’explication possible, à un si long sommeil, si épais et si honteux, dans l’iniquité. On lui avait donc changé sa France ? elle n’était donc plus la libératrice ? Puisqu’elle savait à cette heure, pourquoi donc ne se levait-elle pas en masse, au lieu de continuer à être l’obstacle, la foule aveugle et sourde barrant la route ?

Et il retournait toujours au point d’où il était parti, lorsque la nécessité de sa besogne d’humble instituteur lui était apparue. Si la France dormait toujours de son lourd sommeil d’inconscience, cela venait simplement de ce que la France ne savait pas encore assez. Un frisson le prenait : combien de générations, combien de siècles fallait-il pour qu’un peuple, nourri de vérité, devînt capable de justice ? Depuis quinze ans bientôt, il s’efforçait de faire des hommes justes, une génération déjà lui était passée par les mains, dont il pouvait constater l’étape vers l’avenir ; et il se questionnait, il se demandait quel était le chemin réellement parcouru. Souvent, il tâchait de revoir ses anciens élèves, étonné de ne pas les sentir étroitement avec lui. Quand il les rencontrait, il aimait à causer, il les comparait à leurs parents, moins dégagés de la terre originelle, et aux élèves actuellement sur les bancs de son école, qu’il comptait bien dégager davantage. Là était la grande œuvre, la mission acceptée en un jour de mortelle crise, poursuivie au travers de toutes les souffrances, dont il pouvait douter dans ses heures de lassitude, mais qu’il reprenait le lendemain avec une foi nouvelle.

Ce fut ainsi que par une claire soirée d’août, ayant poussé sa promenade, sur la route de Valmarie, jusqu’à la ferme des Bongard, il aperçut Fernand, son ancien élève, qui rentrait de la moisson, une faux à l’épaule. Fernand venait d’épouser la fille du maçon Doloir, Lucile, lui âgé de vingt-cinq ans, elle de dix-neuf, tous les deux camarades, ayant joué jadis ensemble, aux sorties de l’école. Et la jeune femme, une petite blonde, l’air doux et souriant, était également là, assise dans la cour, en train de raccommoder du linge.

— Eh bien ! Fernand, êtes-vous satisfait, les blés sont-ils beaux, cette année ?

Fernand gardait sa face épaisse, le front étroit et dur, la parole lente.

— Oh ! monsieur Froment, on ne peut jamais être satisfait, il y a trop d’ennuis avec cette sacrée terre, qui retient plus qu’elle ne donne.

Son père, à cinquante ans à peine, se sentait déjà les jambes lourdes, ravagées de douleurs ; et lui, en rentrant du service, avait résolu de l’aider, au lieu de se louer ailleurs. C’était toujours l’ancienne et âpre lutte, la famille vivant de père en fils sur le même champ, dont elle semblait née, s’acharnant à un labeur aveugle, dans son ignorance têtue de tout progrès.

— Et, reprit Marc gaiement, vous ne songez pas encore au petit homme qui viendra chez moi user ses culottes à son tour ?

Lucile se mit à rougir comme une innocente, tandis que Fernand répondait :

— Ma foi, monsieur Froment, je crois bien qu’il est en train de pousser. Mais il ne sera pas pour vous de si tôt, n’est-ce pas ? et qui sait où nous serons tous, quand ce gaillard-là apprendra ses lettres !… Puis, vous n’en êtes pas plus content, vous qui avez tant d’instruction !

Marc sentit là un peu du mépris goguenard du mauvais écolier, crâne obtus, intelligence endormie, qui avait tant de peine jadis à retenir une leçon. Il y vit aussi une allusion prudente aux événements dont le pays était bouleversé, et tout de suite il en profita pour se rendre compte de l’état d’esprit où se trouvait son ancien élève. Aucune question au monde ne le passionnait davantage.

— Oh ! je suis toujours content, dit-il avec un nouveau rire, quand mes gamins font à peu près leurs devoirs et qu’ils ne me mentent pas trop. Vous le savez bien, souvenez-vous… Et, d’ailleurs, j’ai eu aujourd’hui de bonnes nouvelles de l’affaire dont je m’occupe depuis si longtemps. Oui, l’innocence de mon pauvre ami Simon va être définitivement reconnue.

Fernand devint très gêné, le visage plus lourd, l’œil éteint.

— Ce n’est pas ce qu’on dit pourtant.

— Et que dit-on ?

— On dit que les magistrats ont trouvé encore des choses contre l’ancien maître d’école.

— Quelles choses ?

— Ah ! des choses !

Enfin, il consentit à s’expliquer et il s’embarqua dans une histoire saugrenue. Les juifs avaient donné une grosse somme d’argent, cinq millions, à Simon leur coreligionnaire, pour que celui-ci fît guillotiner un frère de la Doctrine chrétienne. Alors, Simon ayant manqué son coup, les cinq millions attendaient dans une cachette, et c’étaient les juifs qui travaillaient aujourd’hui à faire envoyer le frère Gorgias au bagne, quittes à noyer la France dans le sang, afin que Simon revint en personne déterrer le trésor du lieu secret, connu de lui seul.

— Voyons, mon garçon, s’écria Marc ahuri, vous ne pouvez croire des absurdités pareilles.

Le jeune paysan, l’air mal éveillé, le regardait de ses yeux ronds.

— Dame ! pourquoi pas ?

— Mais parce que votre bon sens devrait se révolter… Vous savez lire, vous savez écrire, je m’étais flatté d’avoir éveillé un peu votre raison, en vous enseignant les moyens de distinguer la vérité du mensonge… Voyons, voyons ! vous n’avez donc rien retenu de ce que vous avez appris chez moi ?

Il eut un geste de lassitude et d’insouciance.

— Ah ! s’il fallait tout retenir, monsieur Froment, on aurait vraiment la tête trop encombrée… moi, je vous répète ce que j’entends dire partout. De plus malins que moi en donnent leur parole d’honneur… Et, du reste, j’ai lu quelque chose comme ça dans Le Petit Beaumontais d’avant-hier. Puisque c’est imprimé, faut bien tout de même qu’il y ait du vrai.

Marc eut un geste désespéré. Eh quoi ! par des années d’efforts, il n’avait pas gagné davantage sur l’ignorance ! Ce garçon restait une proie aisée à l’erreur et au mensonge, il accueillait les plus stupides inventions, il n’avait ni la liberté d’esprit ni la logique nécessaires pour discuter les fables de son journal. Et sa crédulité demeurait telle, que sa femme elle-même, la blonde Lucile, plus affinée, parut en souffrir.

— Oh ! dit-elle en levant les yeux de son ouvrage, un trésor de cinq millions, c’est beaucoup.

Elle, une des élèves passables de Mlle  Rouzaire, bien qu’elle n’eût pas obtenu son certificat d’études, semblait s’être éveillée à l’intelligence. On la disait dévote, l’institutrice la citait autrefois avec quelque orgueil, pour la façon dont elle récitait le long évangile de la Passion, sans une faute. Mais, depuis son mariage, elle ne pratiquait plus, tout en gardant les soumissions sournoises, les restrictions hypocrites de la femme que l’Église a faite sienne. Et elle discutait même un peu.

— Cinq millions dans une cachette, répéta Marc, cinq millions qui dormiraient là, en attendant le retour de mon pauvre Simon, c’est fou !… Et que faites-vous de tous les nouveaux documents découverts, de toutes les preuves qui accablent le frère Gorgias ?

Lucile s’enhardissait. Elle eut un joli rire, elle s’écria :

— Celui-là, sûrement, ne vaut pas cher. Peut-être bien qu’il en a gros sur la conscience, mais on devrait tout de même le laisser tranquille, à cause de la religion… Moi aussi, j’ai lu, et ça me fait réfléchir.

— Ah bien ! conclut Fernand, s’il fallait encore réfléchir après avoir lu, on n’en finirait jamais. Vaut mieux rester tranquille dans son coin.

Marc allait protester de nouveau, lorsqu’un bruit de pas le fit se tourner. C’étaient le père Bongard et sa femme, qui, de leur côté, revenaient des champs, avec leur fille Angèle. Bongard avait entendu les paroles de son fils, et il se tourna vers l’instituteur.

— C’est bien vrai, monsieur Froment, ce qu’il dit là, le garçon. Et le mieux est de ne pas se casser la tête à lire tant d’affaires… De mon temps, nous ne lisions pas le journal, et nous n’en étions pas plus malheureux. N’est-ce pas ? la femme.

— Pour sûr ! appuya énergiquement la Bongard.

Mais Angèle, qui, elle, malgré sa tête dure, avait obtenu son certificat d’études, chez Mlle  Rouzaire, à force d’obstination, souriait d’un air éveillé. Toute sa face obscure encore, au nez court, à la bouche grande, semblait s’éclairer par moments d’une lumière intérieure, en lutte pour percer l’épaisse matière. Elle allait épouser le mois suivant Auguste Doloir, le frère de sa belle-sœur Lucile, un fort gaillard, maçon de son état comme son père, pour lequel elle nourrissait un avenir ambitieux, quelque entreprise à son compte, lorsqu’elle serait là et qu’elle le dirigerait. Et elle se contenta de dire :

— Moi, j’aime mieux savoir. On n’arrive à rien, quand on ne sait pas. Le monde vous trompe et vous vole… Hier encore, maman, tu aurais donné trois sous de trop au rétameur, si je n’avais relu sa note.

Tous hochèrent la tête, Marc continua sa promenade, songeur. Cette cour de ferme, où il venait de s’arrêter quelques minutes, n’avait point changé depuis l’époque lointaine, où il y était entré un matin, le jour de l’arrestation de Simon, en quête de témoignages favorables. Les Bongard, eux aussi, étaient restés les mêmes, dans leur ignorance crasse, méfiants, silencieux, en pauvres êtres, à peine dégagés de la terre, qui tremblaient toujours d’être dévorés par de plus gros et de plus forts. Et il n’y avait là de nouveau que les enfants, si peu en progrès, se libérant à peine, ayant plus de connaissance, mais comme affaiblis par cette instruction incomplète, tombés à d’autres imbécillités. Cependant, ils avaient marché, le moindre pas en avant est un espoir, sur la longue route humaine.

Ce fut quelques jours plus tard que Marc se rendit chez Doloir, pour lui parler d’un projet qui lui tenait au cœur. Après avoir eu autrefois dans sa classe les deux aînés du maçon, Auguste et Charles, il venait de voir le cadet, Jules, y remporter de grands succès. L’enfant, d’une intelligence vive, ayant obtenu son certificat d’études, dès sa douzième année, devait quitter l’école. Et Marc se désespérait, car il rêvait de faire de lui un instituteur, toujours préoccupé de ce recrutement d’un bon personnel, pour l’enseignement primaire, dont son ami Salvan lui parlait parfois avec tant d’inquiétude.

Rue Plaisir, dans le logement que le maçon y occupait toujours, au-dessus d’un marchand de vin, il trouva Mme  Doloir seule, avec Jules. Les hommes allaient rentrer du travail. Elle l’écouta très attentivement de son air sérieux et un peu borné, en bonne ménagère uniquement soucieuse de veiller aux intérêts de la famille.

— Oh ! monsieur Froment, ça ne m’a pas l’air possible. Nous avons besoin de Jules, nous allons tout de suite le mettre en apprentissage. Où trouverions-nous l’argent pour lui faire continuer ses études ? Ça coûte toujours trop, même quand ça ne coûte rien.

Et, se tournant vers l’enfant : — N’est-ce pas ? c’est encore l’état de menuisier qui te va le mieux. Mon père, à moi, était menuisier.

Mais Jules, les yeux luisants, osa dire son goût.

— Oh non ! maman ! Si je pouvais continuer à apprendre, ça me ferait tant de plaisir !

Marc venait à son aide, lorsque Doloir entra, accompagné de ses deux fils. Auguste travaillait au même chantier que lui, et ils avaient pris en passant Charles, ouvrier chez un maître serrurier voisin. Mis au courant, le père se rangea vite à l’avis de sa femme, qui était la forte tête du ménage, la conservatrice, la gardienne des saines traditions. Honnête et brave femme, mais d’une obstinée routine et d’un égoïsme étroit. Et le mari pliait, malgré ses bravades d’ancien militaire, dont la caserne aurait élargi les idées.

— Non, non, monsieur Froment, ça ne me paraît pas possible.

— Voyons, il faut raisonner, reprit Marc avec patience. Je me charge de préparer Jules à l’École normale. Puis, à l’École normale, nous lui obtiendrons une bourse. Ça ne vous coûtera donc absolument rien.

— Et la nourriture jusque-là ? demanda la mère.

— Mon Dieu ! la nourriture d’une personne de plus, lorsqu’on est déjà plusieurs à table, ce n’est pas une grosse dépense… On peut bien risquer quelque chose pour un enfant qui donne de si vives espérances.

Les deux frères aînés se mirent à rire, en bons garçons amusés de l’air à la fois anxieux et fier de leur cadet.

— Dis donc, gamin, cria Auguste, tu vas être alors le grand homme de la famille ? Faut pas tant crâner, nous l’avons eu aussi, nous autres, ton certificat d’études. Seulement, ça nous a suffi, nous en étions tout embarbouillés, du tas d’histoires qu’il y a dans les livres et qui n’en finissent jamais… Vrai, j’aime encore mieux gâcher mon plâtre.

Puis, s’adressant à l’instituteur, de son air gai :

— Oh ! monsieur Froment, je vous en ai fait, des misères ! Je ne pouvais pas rester en place, je me souviens des jours où je révolutionnais toute la classe. Heureusement, Charles était un peu plus raisonnable que moi.

— Bien sûr, dit Charles en s’égayant à son tour, seulement je finissais quand même par te suivre, ne voulant pas être pris pour un chapon ou une bête.

Et Auguste conclut :

— Bêtes, oh ! non, nous n’étions que des mauvaises têtes et des paresseux… Aujourd’hui, monsieur Froment, nous vous faisons toutes nos excuses. Et je suis avec vous, moi, je trouve que, si Jules a des dispositions on doit le pousser. Que diable ! il faut être avec le progrès.

Ces paroles causèrent un grand plaisir à Marc, qui dut s’en contenter, ce jour-là, remettant à plus tard le soin de décider complètement le père et la mère. Il continua de s’entretenir un instant avec Auguste, auquel il conta qu’il avait vu la veille sa fiancée, Angèle Bongard, une petite personne qui semblait décidée à se débrouiller, dans la vie. Et, voyant le jeune homme rire de nouveau, très flatté, il voulut poursuivre son expérience, savoir où en était aussi cet ancien élève, sorti de ses mains, sur la question qui le passionnait.

— Fernand Bongard, le frère d’Angèle, Fernand qui a épousé votre sœur Lucile, vous vous souvenez, n’est-ce pas ? quand il était chez moi, avec vous deux…

Les deux frères furent remis en joie.

— Oh ! Fernand, en voilà un qui avait la caboche dure !

— Eh bien ! Fernand, dans cette malheureuse affaire Simon, en est à croire qu’un trésor de cinq millions, donné par les juifs et caché quelque part, attend le malheureux, quand on aura réussi à le faire revenir du bagne et à l’y remplacer par un frère de la Doctrine chrétienne ?

Brusquement, Mme  Doloir devint très grave, immobile, ramassée dans sa courte taille. Doloir lui-même, toujours robuste, d’un blond cendré maintenant, eut un geste d’ennui. Et, silencieux jusque-là, il dit entre ses dents :

— Encore des histoires dont ma femme a bien raison de ne pas vouloir qu’on s’occupe.

Mais Auguste s’exclamait, très amusé.

— Oui, je sais, l’histoire du trésor qui a paru dans Le Petit Beaumontais. Ça ne m’étonne pas, si Fernand avale un pareil conte… Cinq millions dans la terre, ah ! non !

Le père paraît vexé, et il sortit de sa réserve.

— Un trésor, pourquoi pas ?… Tu te crois trop malin, mon petit. C’est que tu ignores ce dont les juifs son capables. Au régiment, j’ai connu un caporal, qui avait servi chez un banquier juif. Eh bien ! il avait vu, tous les samedis, ce banquier expédier en Allemagne des tonneaux d’or, tout l’or de la France, comme il disait… Nous sommes vendus, c’est bien certain.

— Non, non ! papa, interrompit Auguste de son air de gaillard peu respectueux, faut pas nous resservir les histoires de ton régiment. Tu sais, j’en reviens, moi, de la caserne, et c’est trop bête !… Tu verras ça, mon pauvre Charles.

En effet, il venait de rentrer du service tandis que son frère Charles devait partir à son tour, en octobre.

— Alors, continua-t-il, vous comprenez, je n’avale plus cette absurdité, les cinq millions enterrés au pied d’un arbre, qu’on ira chercher, un soir de lune… Seulement, ça ne m’empêche pas de trouver qu’on ferait aussi bien de laisser là-bas ce Simon, sans nous tracasser la cervelle davantage avec son innocence.

Cette brusque conclusion, que Marc n’attendait pas, heureux déjà des choses intelligentes dites par son ancien élève, le surprit douloureusement.

— Comment cela ? demanda-t-il. S’il est innocent, songez donc quelle torture ! Jamais nous n’aurions de réparation assez éclatante à lui offrir.

— Oh ! innocent, ça reste à prouver. J’ai beau lire souvent ce qu’on imprime, ça se brouille de plus en plus dans ma tête.

— C’est que vous ne lisez que des mensonges. Enfin, voyons, il est prouvé que le modèle d’écriture venait de l’école des frères. Le coin déchiré, découvert chez le père Philibin, en est la preuve, et l’erreur grossière des experts se trouve aujourd’hui démontrée, le paraphe est certainement de l’écriture et de la main du frère Gorgias.

— Ah ! je ne sais pas tout ça, comment voulez-vous que je lise tout ce qu’on imprime ? Je vous l’ai dit, plus on veut m’expliquer la chose, moins je comprends. En somme, puisque les experts et le tribunal ont attribué jadis le modèle d’écriture au condamné, le plus simple est de croire qu’il vient bien de lui.

Et il ne sortit pas de là, malgré les efforts de Marc, qui se désespérait de le trouver si fermé encore, si peu capable de vérité, après l’avoir cru un moment libéré davantage.

— En voilà assez ! dit enfin Mme  Doloir, avec son autorité de femme simple et prudente. Vous m’excuserez, monsieur Froment, si je vous prie de ne plus parler de cette affaire-là chez nous. Vous faites comme il vous plaît, et je n’ai rien à en dire. Seulement, nous autres, pauvres gens, le mieux encore est que nous évitions de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas.

— Pourtant, madame, si on vous prenait un de vos fils, si on l’envoyait au bagne, innocent, l’affaire vous regarderait. Et nous luttons uniquement pour empêcher le retour de cette monstrueuse injustice.

— Possible, monsieur Froment. Mais on ne me prendra pas un de mes fils, parce que, justement, je tâche d’être bien avec tout le monde, même avec les curés. Ils sont très forts, les curés, voyez-vous ! J’aime mieux ne pas me les mettre sur le dos.

Doloir voulut intervenir, en bon patriote.

— Oh ! les curés, je m’en fiche ! c’est la patrie qu’il faut défendre, et le gouvernement est en train de l’humilier devant les Anglais.

— Toi, tu vas me faire aussi le plaisir de te taire, reprit sa femme. Le gouvernement comme les curés, le mieux est de laisser tout ça tranquille. Tâchons de manger du pain, ça sera déjà bien gentil.

Et Doloir dut plier les épaules, bien que, devant les camarades, il se posât en socialiste, sans trop savoir. Auguste et Charles, d’une génération plus instruite, donnaient cependant raison à leur mère, presque gâtés par leur demi-instruction mal digérée, comme tombés à plus de doute, et d’égoïsme, trop ignorants encore pour admettre cette loi d’humaine solidarité, qui veut que le bonheur de chacun soit fait du bonheur de tous. Et, seul, le petit Jules, avec son ardente soif d’apprendre, se passionnait, attendait, inquiet de la façon dont tournaient les choses.

Marc, désolé, sentant l’inutilité de discuter davantage, se dirigea vers la porte. Il se contenta de dire, en prenant congé :

— Eh bien ! madame, nous vous reverrons, nous recauserons, et j’espère vous amener à mon idée de laisser Jules travailler pour être instituteur.

— C’est ça, monsieur Froment. Mais, vous savez, il ne faut pas que ça nous coûte un sou, et nous y serons encore joliment du nôtre.

Quand il rentra chez lui, Marc fut envahi par d’amères réflexions. Comme chez les Bongard, il venait de revivre, chez les Doloir, l’ancienne visite qu’il leur avait faite, jadis, le jour de l’arrestation de Simon. Et les tristes êtres, dans leur écrasement social, condamnés à une vie d’injuste travail, croyant se défendre en se désintéressant, au fond de leurs ténèbres, n’avaient pas changé, ne voulaient rien savoir, de peur d’y trouver plus de misère. Et, certes, leurs enfants savaient davantage, mais trop confusément et pas assez pour faire œuvre de vérité. Si, à côté de Fernand Bongard, resté près de la terre, Auguste et Charles Doloir se dégageaient déjà, commençaient à raisonner, n’acceptaient plus les fables imbéciles, que de chemin leurs enfants auraient à parcourir encore, avant d’être libérés tout à fait ! C’était un grand chagrin, qu’une marche d’une telle lenteur, et dont il fallait pourtant se contenter, si l’on voulait avoir le courage de poursuivre la rude tâche d’enseignement et de délivrance.

Un autre jour, Marc rencontra l’employé Savin, avec lequel il avait eu de fâcheuses querelles, autrefois, lorsque les deux fils, les deux jumeaux de ce pauvre homme aigri, Achille et Philippe, fréquentaient son école. Savin était alors l’instrument peureux de la congrégation, toujours tremblant de mécontenter ses chefs, se croyant obligé de servir l’Église par politique, bien qu’il affectât personnellement de se passer d’elle, en républicain autoritaire et morose. Mais, coup sur coup, deux catastrophes fondirent sur lui, qui achevèrent de le noyer d’amertume. D’abord, sa fille, cette Hortense si jolie, l’écolière modèle dont la ferveur ardente de première communiante avait fait la gloire de Mlle  Rouzaire, s’était livrée dès seize ans au premier gamin venu, à un garçon laitier du voisinage ; et le père, désespéré, meurtri dans son orgueil, en la voyant grosse, avait dû la marier à cet inférieur, lui qui rêvait pour elle le fils d’un de ses chefs, grâce à sa beauté. Puis, c’était sa femme dont la trahison l’avait fait saigner d’une blessure plus empoisonnée encore, cette fine et tendre Marguerite, qu’il forçait à pratiquer malgré sa répugnance, par un excès de maladive jalousie, convaincu que la religion était le frein nécessaire à la perversité féminine. Il lui avait donc imposé pour directeur le supérieur des capucins, le père Théodose, ce Jésus brun dont rêvaient les dévotes ; et l’on ne sut jamais bien l’histoire, mais le bruit d’un flagrant délit courait, le mari allant chercher un soir d’hiver sa femme à la chapelle, la trouvant dans un coin de ténèbres, aux bras de son confesseur, en train tous les deux de se baiser goulûment, à pleine bouche. Combattu entre sa rage et sa peur, il n’avait point fait de scandale, souffrant surtout de l’ironie des choses, de cette épouse fidèle jusque-là, et qu’il avait lui-même jetée à la faute, en jaloux imbécile. Et, disait-on, il se vengeait terriblement sur la malheureuse, dans l’abominable enfer qu’était devenu leur ménage.

Maintenant, Savin s’était rapproché de Marc, en haine des curés et des moines. Et, comme il sortait de son bureau, la bouche amère, l’air abêti par sa besogne de vieux cheval de manège, il parut s’éveiller, en apercevant l’instituteur.

— Ah ! monsieur Froment, je suis heureux de la rencontre… Vous devriez m’accompagner jusque chez moi, car mon fils Philippe me donne des inquiétudes, tant il est paresseux, et vous seul pouvez le sermonner un peu.

— Volontiers, répondit Marc, toujours désireux de voir et de juger.

Rue Fauche, dans le petit logement maussade, ils trouvèrent Mme  Savin, encore charmante à quarante-quatre ans, très occupée à terminer des fleurs de perles, qu’elle devait livrer le soir même. Depuis son malheur, Savin ne semblait plus rougir de laisser voir sa femme besognant en simple ouvrière, comme s’il y avait eu là une expiation de sa faute. Elle pouvait bien porter des tabliers et contribuer à l’entretien de la famille, elle dont il s’était montré si fier, quand elle sortait avec des chapeaux de dame. D’ailleurs, lui-même, se négligeait, délaissait la redingote. Et, tout de suite, il fut brutal.

— Tu as encore envahi la pièce ! Où veux-tu que je fasse asseoir M. Froment ?

Très douce, très craintive, un peu rougissante, elle s’empressa de ranger ses bobines et ses cartons.

— Mais, mon ami, quand je travaille, il me faut pourtant un peu de place. Je ne t’attendais pas si tôt.

— Oui, oui, je sais, tu ne m’attends jamais.

Ces mots, qui pouvaient être une cruelle allusion, achevèrent de la troubler. Ce qu’il ne lui pardonnait pas, c’était le beau mâle aux bras duquel il l’avait trouvée, lorsqu’il se sentait si petit, si ravagé par son étroite existence de bureau, sans aucun espoir d’avancement ni de fortune. Maladif, quinteux, envieux, il enrageait de lire dans ses yeux clairs son excuse, la tentation fatale à laquelle sa chair faible d’amoureuse avait succombé, après l’avoir comparé, maigre et chétif, au gaillard florissant dont il lui avait imposé l’approche. Elle baissa la tête sur son ouvrage, en se faisant toute petite.

— Asseyez-vous, monsieur Froment, reprit-il. Je vous disais donc, que ce grand garçon que vous voyez là, me désespère. À vingt-deux ans bientôt, il a déjà tâté de deux ou trois métiers, et il n’est guère bon qu’à regarder sa mère travailler et à lui passer des perles.

Philippe, en effet, se tenait dans un coin, silencieux, l’air effacé. Mme  Savin, humiliée, avait levé sur lui un regard très tendre, auquel il avait répondu par un faible sourire, comme pour la consoler. Entre sa mère et lui, on sentait une entente de souffrances communes. Pâle, de santé pauvre, l’écolier sournois d’autrefois, poltron et menteur, semblait être devenu un triste garçon, sans énergie, se réfugiant dans la bonté de cette mère d’apparence si jeune encore, une grande sœur souffrante et compatissante.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas écouté ? dit Marc. Nous aurions fait de lui un instituteur.

Mais Savin se récria.

— Ah ! non par exemple ! J’aime encore mieux qu’il me reste sur les bras… Est-ce un métier, de se bourrer la tête dans des écoles jusqu’à vingt ans passés, pour gagner ensuite soixante et quelques francs par mois, et n’arriver à en toucher cent qu’après plus de dix années de service ?… Instituteur ! mais personne ne veut plus l’être, les derniers des paysans préfèrent aller casser des cailloux sur les routes !

Marc évita de répondre directement.

— Je croyais vous avoir décidé pour votre fils Léon. Vous ne le destinez donc pas à l’enseignement primaire ?

— Ma foi, non ! Je l’ai mis chez un marchand d’engrais chimique. Il a seize ans à peine, et il y gagne vingt francs déjà… Il me remerciera plus tard.

D’un geste, Marc dit son regret. Il se rappelait ce petit Léon, encore au maillot, entre les bras de sa mère. Et, plus tard, il l’avait eu pour élève, de six à treize ans, un élève d’une intelligence supérieure à celle de ses aînés, les deux jumeaux, et dont il espérait beaucoup. Sans doute, Mme  Savin partageait l’ennui de voir son cadet interrompre ainsi ses études, car elle leva de nouveau ses beaux yeux, dans un furtif et triste regard.

— Voyons, reprit Savin, quel conseil me donnez-vous ? Et, d’abord, je vous prie, faites honte à ce grand fainéant de passer ainsi les journées. Il vous écoutera peut-être, vous qui avez été son maître.

Mais, à ce moment, Achille rentra de chez son huissier. Il y avait débuté à quinze ans, pour faire les courses, et il y était depuis sept ans bientôt, sans y gagner encore son pain. Plus pâle et de sang plus pauvre que son frère, il restait un gamin imberbe, ayant gardé la sournoiserie et la lâcheté inquiète du mauvais écolier d’autrefois, toujours prêt à vendre un camarade, afin de s’épargner une punition. Il parut surpris de trouver là son ancien maître ; et, méchamment sans doute, après l’avoir salué, il donna des nouvelles.

— Je ne sais pas ce qu’il peut y avoir dans Le Petit Beaumontais. On s’arrache les exemplaires chez les dames Milhomme. Sûrement, c’est encore cette sale affaire.

Marc connaissait l’article, une rectification du frère Gorgias, d’une extraordinaire impudence de mensonge. Et il profita simplement de l’occasion pour sonder les jeunes gens.

— Le Petit Beaumontais, dit-il, aura beau faire, avec ses histoires de millions enterrés et les démentis superbes qu’il donne aux faits les mieux établis, l’innocence de Simon n’en commence pas moins à être admise par tout le monde.

Les deux jumeaux eurent un léger haussement d’épaules. Ce fut Achille, la voix traînante, qui répondit.

— Oh, ! leurs millions enterrés, c’est bon pour les imbéciles, et il est bien vrai qu’ils mentent trop, ça finit par se voir. Mais qu’est-ce que ça nous fiche ?

— Comment, qu’est-ce que ça vous fiche ? demanda l’instituteur interloqué, ne comprenant pas.

— Oui, je veux dire en quoi ça nous intéresse-t-il cette histoire-là, dont on nous ennuie depuis si longtemps ?

Alors, Marc se passionna peu à peu.

— Mes pauvres garçons, vous me faites de la peine… Ainsi, vous admettez l’innocence de Simon ?

— Mon Dieu ! oui. Ce n’est pas toujours très clair ; mais, quand on a lu les choses avec attention, on se dit que tout de même il peut bien être innocent.

— Et, dès lors, vous ne vous révoltez pas, à l’idée abominable de le savoir au bagne ?

— Ah ! bien sûr, ça n’a rien de drôle pour lui. Seulement, il y en a tant d’autres, des innocents, au bagne ! D’ailleurs, qu’on le relâche, moi je ne m’y oppose pas. Et puis, on a assez de ses ennuis personnels, à quoi bon se gâter la vie avec le malheur des autres ?

À son tour, Philippe se prononça d’une voix plus douce.

— Je ne m’en occupe pas, de cette histoire, parce qu’elle me ferait trop de peine. Si l’on était les maîtres, je comprends, on aurait le devoir d’agir. Mais, quand on ne peut rien, le mieux n’est-il pas d’ignorer et de se tenir tranquille ?

Vainement, Marc s’éleva contre cette indifférence, cet égoïsme lâche, où il voyait la pire des désertions. C’était de la protestation de chacun, des plus humbles, des plus débiles, que se faisait la grande voix, l’irrésistible volonté du peuple. Personne ne devait se dire exempt de son devoir, un acte isolé pouvait suffire à changer le destin. Et, du reste, il était faux que le sort d’un seul fût engagé dans la lutte, tous les membres d’une nation se trouvaient solidaires, chacun y défendait sa liberté, en sauvegardant celle d’autrui. Puis, quelle admirable occasion, pour accomplir d’un coup la besogne d’un siècle de pénible progrès politique et social. D’un côté, toutes les puissances de réaction liguées contre un misérable innocent, dans l’unique besoin de maintenir le vieil échafaudage catholique et monarchique ; et de l’autre, toutes les volontés d’avenir, tous les esprits de raison et de liberté, venus des quatre points de l’horizon, réunis au nom de la vérité et de la justice ; et il devait suffire d’un effort de ceux-ci pour anéantir ceux-là, sous les débris du vieil échafaudage vermoulu, craquant de partout. L’affaire s’élargissait, n’était plus seulement le cas d’un pauvre diable d’innocent, condamné à tort. Elle avait fini par incarner en lui le martyre même de l’humanité, qu’il fallait tirer de sa geôle séculaire. Et Simon délivré, c’était le peuple de France affranchi davantage, en marche pour plus de dignité et de bonheur.

Brusquement, Marc se tut, en voyant Achille et Philippe, qui le regardaient ahuris, de leurs faibles yeux clignotants, dans leur face blême.

— Oh ! monsieur Froment, que nous racontez-vous là ? Si vous mettez tant de choses dans l’affaire nous n’allons pas vous suivre, c’est bien sûr. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas.

Ricanant, s’agitant, Savin avait écouté, sans vouloir interrompre. Il finit par éclater ; et, se tournant vers l’instituteur :

— Tout ça, c’est des bêtises, permettez-moi de le dire monsieur Froment. L’innocence de Simon, en voilà encore une chose dont je doute ! Moi, je ne m’en cache pas, j’en suis resté à mon idée d’autrefois, et je ne veux rien lire, on me tuerait plutôt que de me faire avaler une ligne du fatras qui se publie. Et, Dieu merci ! je ne parle pas de la sorte par amour pour les curés ! Ah ! les sales bêtes, la peste peut bien les étouffer tous !

Seulement, quand il y a une religion, il y a une religion. C’est comme pour l’armée, elle est le sang de la France. Je suis républicain, je suis franc-maçon, j’ose même dire que je suis socialiste, dans le bon sens du mot ; mais avant tout, je suis français, je ne veux pas qu’on touche à ce qui est la grandeur de ma mairie. Alors, Simon est donc coupable, tout le prouve, le sentiment public, les preuves fournies au tribunal, sa condamnation, les ignobles trafics que les juifs ont faits, qu’ils font encore afin de le sauver. Et, si, par miracle, il n’était pas coupable, ce serait un trop grand malheur pour le pays, il faudrait absolument qu’il le fût.

Devant tant d’aveuglement, mêlé à tant de sottise, Marc dut s’incliner. Et il allait partir, lorsqu’il vit arriver Hortense, avec sa fillette Charlotte, âgée de bientôt sept ans. Ce n’était déjà plus la jolie Hortense, soucieuse, réduite à un ménage laborieux de pauvre, depuis qu’elle avait dû épouser son séducteur, le garçon laitier. Du reste, Savin la recevait assez mal, en père rancunier, honteux de ce mariage, dont souffrait son incurable orgueil de petit employé rageur. Et il fallait toute la grâce, toute l’intelligence vive de la petite Charlotte, pour adoucir tant d’amertume.

— Bonjour, grand-père, bonjour grand-mère… Tu sais, j’ai encore été première en lecture, Mlle  Mazeline m’a donné la médaille.

Elle était délicieuse, Mme  Savin avait lâché ses perles, la prenant dans ses bras, la baisant, consolée, heureuse. Et la fillette se tourna encore vers Marc, qu’elle connaissait très bien.

— Vous savez, monsieur Froment, j’ai été première. C’est beau, ça, d’être première !

— Mais oui, ma mignonne, c’est très beau d’être première. Et je sais aussi que tu es très sage… Vois-tu, il faut toujours écouter Mlle  Mazeline, parce qu’elle fera de toi une petite femme bien instruite, bien raisonnable, qui sera très heureuse et qui donnera autour d’elle du bonheur à tous les siens.

Hortense s’était assise, l’air gêné, tandis que ses deux frères, Achille et Philippe, se consultaient du regard, désireux de sortir, jusqu’au dîner. Mais Savin recommençait à gronder sourdement : du bonheur à tous les siens, ah ! certes, ce serait du nouveau, car ni la grand-mère, ni la mère ne lui en avaient guère donné, à lui ; et, si Mlle  Mazeline accomplissait un tel miracle, de faire d’une fille quelque chose de propre et d’utile, il l’irait dire à Mlle  Rouzaire. Puis, agacé de voir sa femme rire, comme rajeunie, embellie par l’enfant, il la força de se remettre au travail, d’un mot si rude, qu’elle baissa la tête sur son ouvrage, les yeux gros de larmes.

Et, Marc s’étant levé, il revint à sa préoccupation :

— Alors, vous ne me conseillez rien, pour mon fainéant de Philippe… Par M. Salvan, qui est l’ami de M. Le Barazer, vous lui auriez peut-être une petite situation à la préfecture.

— En effet, on pourrait tenter cela. Je vous promets d’en parler à M. Salvan.

Dans la rue, la tête basse, la marche ralentie, Marc résuma le résultat de ses trois visites, faites ainsi coup sur coup, aux parents de ses anciens élèves. Sans doute, il avait trouvé Achille et Philippe, les fils de l’employé Savin, d’esprit plus mûri, plus libéré, que ceux du maçon Doloir, Auguste et Charles, qui, eux-mêmes, étaient dégagés de la basse crédulité de Fernand, le fils du paysan Bongard. Chez les Savin encore, il venait de constater l’aveugle entêtement du père, n’ayant rien appris, rien oublié, s’attardant dans la même ornière de stupide erreur ; tandis que les enfants à peine avaient évolué vers un peu plus de raison et de logique. Un léger pas était fait dont il devait se contenter. Mais quelle tristesse, à comparer son effort de quinze années bientôt au peu d’amélioration obtenu ! Un frisson le prit, devant tout ce qu’il faudrait d’obstiné travail, de dévouement, de foi, parmi l’humble monde des instituteurs primaires, avant de les voir réussir à changer les petits et les souffrants, abêtis, asservis, salis, en hommes conscients et libres. Des générations seraient nécessaires. La pensée de son pauvre Simon le hantait, dans sa douleur de n’avoir pu faire lever, comme une saine moisson, le peuple de vérité et de justice, capable de se révolter contre l’iniquité ancienne et de la réparer. La nation se refusait toujours à être la noble, la généreuse, l’équitable, en laquelle il avait cru si longtemps. Cela lui meurtrissait le cerveau et le cœur, il ne pouvait s’habituer à une France d’imbécile fanatisme. Puis, une gaie vision passa, il revit la petite Charlotte, si éveillée, si heureuse avec sa place de première, et il se reprit à espérer, l’avenir était à l’enfant, pourquoi des enjambées de géant ne seraient-elles pas faites par ces petits êtres délicieux, le jour où des intelligences solides et droites les mèneraient à la lumière ?

Comme il rentrait chez lui, à l’école, il fit une rencontre qui, de nouveau, lui serra le cœur. Mme  Férou passait, un paquet à la main, reportant de l’ouvrage. Elle avait perdu sa fille aînée, morte plus de misère que de fièvre, après de longues souffrances. Et elle continuait de vivre avec la cadette, dans un taudis infâme, se tuant l’une et l’autre de travail, sans pouvoir manger à leur faim.

Marc l’arrêta, en la voyant filer, les regards baissés, très honteuse de son indigence. Ce n’était plus la grosse blonde agréable, à la bouche charnue et aux beaux yeux clairs, à fleur de tête, mais une pauvre femme tassée, ravagée, vieillie avant l’âge.

— Eh bien ! madame Férou, la couture va-t-elle un peu ?

Elle balbutia, finit par se rassurer.

— Oh ! monsieur Froment, ça ne va jamais, nous avons beau nous abîmer les yeux, c’est la fortune, quand nous arrivons à nous faire vingt-cinq sous par jour, à nous deux.

— Et la demande de secours que vous avez adressée à la préfecture, comme veuve d’instituteur ?

— Oh ! monsieur Froment, on ne nous a pas répondu. Puis, lorsque je me suis risquée à me présenter moi-même, j’ai bien cru qu’on allait m’arrêter. Un grand brun, avec une jolie barbe, m’a demandé si je me fichais du monde d’oser rappeler le souvenir de mon mari, le déserteur, l’anarchiste, le condamné du conseil de guerre, qu’on avait dû abattre comme un chien enragé. Et il m’a fait tellement peur, que je cours encore.

Puis, comme Marc, frémissant, se taisait, elle s’enhardit de plus en plus.

— Mon Dieu ! mon pauvre Férou, un chien enragé ! Vous l’avez connu, vous, quand nous étions au Moreux. Il ne rêvait que dévouement, fraternité, vérité, justice, et c’est à force de misère, de persécutions et d’iniquités, qu’on a fini par le rendre fou… Lorsqu’il m’a quittée pour ne plus revenir, il m’a dit : « La France est un pays fichu, complètement pourri par les curés, empoisonné par les journaux immondes, enfoncé dans une telle boue d’ignorance et de crédulité, que jamais plus on ne l’en tirera… » Et, voyez-vous, monsieur Froment, il avait raison.

— Non, non, madame Férou, il n’avait pas raison. Il ne faut jamais désespérer de son pays.

Mais elle s’emportait maintenant, elle cria :

— Je vous dis, moi, qu’il avait raison !… Vous n’avez donc pas d’yeux pour voir ? N’est-ce pas une honte, ce qui se passe au Moreux, ce Chagnat, cette créature des prêtres, dont tout l’effort est d’abêtir les enfants, au point que, depuis des années, pas un d’eux n’a obtenu son certificat d’études ? Et M. Jauffre, votre successeur à Jonville, en voilà encore un qui fait de la belle besogne, pour complaire à son curé, l’abbé Cognasse ! Du train dont ils s’y emploient tous, on espère bien que la France va désapprendre à lire et à écrire avant dix ans.

Elle se redressait, elle prophétisait, dans sa haine, dans sa noire rancune de pauvre femme broyée par l’injustice sociale.

— Vous entendez, monsieur Froment, un pays fichu, dont on ne tirera plus rien de bon ni de juste, qui va tomber au rang des nations mortes, auxquelles le catholicisme s’est mis comme la vermine et la pourriture !

Et, toute secouée de cette sortie, tremblante d’avoir trop parlé, elle fila d’un air inquiet et humble, elle regagna son coin de souffrance, où sa pâle et muette fille l’attendait.

Marc resta saisi, croyant avoir entendu la voix de Férou. C’était la voix de Férou qui sortait de la tombe, pour crier le dur pessimisme, la sauvage protestation de son calvaire d’humble instituteur foudroyé. Et, la part faite à l’exagération rancunière, rien n’était plus vrai : Chagnat continuait d’abêtir le Moreux, Jauffre achevait son œuvre de mort à Jonville, sous la direction têtue et bornée de l’abbé Cognasse, malgré la sourde colère où il était de voir qu’on mettait si longtemps à reconnaître ses services, en ne lui donnant pas tout de suite une direction d’école, à Beaumont. D’ailleurs, dans le pays entier, la grande œuvre de l’instruction primaire ne marchait guère mieux. Les écoles de Beaumont se trouvaient encore presque toutes entre les mains d’instituteurs et d’institutrices timorés, songeant à leur avancement, ménageant l’Église. Mlle  Rouzaire, avec son zèle dévot, y remportait les plus grands succès. Doutrequin, aujourd’hui à la retraite, ce républicain de la première heure que des préoccupations patriotiques avaient jeté peu à peu dans la réaction, y restait une autorité toute-puissante, un haut caractère donné en modèle aux nouveaux venus. Comment les jeunes instituteurs auraient-ils pu croire à l’innocence de Simon et poursuivre la ruine des écoles congréganistes, lorsqu’un homme pareil, un combattant de 1870, un ami du fondateur de la République, se mettait du côté des congrégations, au nom de la patrie menacée par les juifs ? Pour une Mlle  Mazeline, si ferme toujours dans sa besogne de raison et de bonté, pour un Mignot, converti par l’exemple, acquis au bon combat, que de lâches et de traîtres, et avec quelle lenteur le personnel de l’enseignement primaire gagnait en libre esprit, en générosité, en dévouement, malgré les renforts qui lui venaient chaque année de l’École normale ! Et, cependant, Salvan y poursuivait son œuvre de régénération, avec sa foi ardente, dans la conviction où il était que, seul, le modeste instituteur sauverait le pays du noir anéantissement clérical, le jour où l’instituteur serait libéré lui-même, capable d’enseigner la vérité et la justice. Ainsi qu’il le répétait sans cesse : autant vaut l’instituteur primaire, autant vaudra la nation. Et, si les progrès se trouvaient si lents, c’était donc que le travail d’évolution, pour produire de bons maîtres, devait se répartir sur des générations successives, de même que des générations d’élèves seraient nécessaires, avant de voir naître le peuple juste, dégagé de l’erreur et du mensonge.

Alors, de toute son enquête désastreuse, du cri de désespérance sorti de la tombe de Férou, Marc ne garda que la fièvre de continuer la lutte, en redoublant d’efforts. Depuis quelque temps, il s’occupait surtout des œuvres post-scolaires, pour maintenir un lien entre les instituteurs et leurs anciens élèves, que la loi leur reprenait dès l’âge de treize ans. Des sociétés amicales se créaient partout, et l’on rêvait la fédération des amicales d’un même arrondissement d’un département, de la France entière. Puis, c’étaient des sociétés de patronage, de mutualité, de retraite et de secours. Mais, pour le but qui le hantait, l’organisation de cours d’adultes, le soir, à l’école communale, lui semblait particulièrement désirable. Déjà, Mlle  Mazeline avait donné un excellent exemple, couronné du plus vif succès, en ouvrant, certains soirs de la semaine, des cours de cuisine, d’hygiène familiale, de soins aux malades, destinés à ses élèves, devenues de grandes filles. Devant l’affluence de ces dernières, elle avait même fini par sacrifier ses dimanches, afin de faire un cours l’après-midi, où viendraient celles qui n’étaient pas facilement libres le soir. Elle était si heureuse, comme elle le disait souvent, d’aider ses fillettes, après leur avoir enseigné le plus de vérité possible, à être de bonnes épouses et de bonnes mères, capables de tenir une maison, d’épandre autour d’elles de la gaieté, de la santé et du bonheur. Et Marc agissait comme elle, rouvrait son école le soir, trois fois par semaine, y rappelait les garçons qui l’avaient quitté, s’efforçait de compléter leur instruction sur toutes les questions pratiques de l’existence. Il jetait la bonne semence sans compter, dans ces jeunes cervelles, en se disant qu’il serait récompensé de sa fatigue, si un seul grain, sur cent, germait et fructifiait. Surtout, il s’intéressait aux rares élèves qu’il décidait à faire leur carrière de l’enseignement, il les gardait, les préparait, pour l’examen de l’École normale, se donnant tout entier. Et, lui, c’était à ces leçons particulières qu’il consacrait ses après-midi du dimanche, ravi le soir comme de la plus amusante des distractions.

Une des victoires de Marc fut alors de convaincre Mme  Doloir et d’obtenir qu’elle lui laissât continuer l’instruction du petit Jules pour lui permettre d’entrer ensuite à l’École normale. Un de ses anciens élèves s’y trouvait déjà, le plus cher à son cœur, Sébastien Milhomme, dont la mère, Mme  Alexandre, était revenue prendre sa place à la papeterie, près de sa belle-sœur, Mme  Édouard, depuis que l’innocence de Simon était en question de nouveau, remettant en honneur l’école laïque. Mais elle continuait à y rester discrètement dans l’ombre, afin de ne pas effaroucher la clientèle cléricale, qui tenait toujours le haut du pavé. En seconde année déjà, Sébastien était également devenu très cher à Salvan, heureux de compter sur lui comme sur un des missionnaires de la bonne parole, qu’il rêvait d’envoyer par les campagnes. Et, à la rentrée des classes, Marc avait encore eu la satisfaction de confier à son vieil ami un autre de ses élèves, Joseph Simon, le fils de l’innocent, dont la résolution était d’être instituteur, comme son père, malgré tous les pénibles obstacles, dans la pensée de vaincre où le cher foudroyé avait lui-même si tragiquement combattu. Sébastien et Simon s’étaient ainsi retrouvés, animés du même zèle, de la même foi, nouant d’une sympathie plus étroite leur ancien lien de camaraderie. Et quelles bonnes heures, quand ils pouvaient profiter d’une après-midi de congé, pour venir, à Maillebois, serrer la main de leur ancien maître !

Marc, au milieu de ce lent déroulement des faits, restait en attente, désespérant un jour, espérant le lendemain. Vainement, il avait compté sur le retour de Geneviève, enfin éclairée, sauvée du poison ; et il mettait sa consolation unique, son espoir persistant, dans la tranquille fermeté de sa fille Louise. Celle-ci, comme elle le lui avait promis, venait le voir le jeudi et le dimanche, toujours gaie, pleine de douce résolution. Il n’osait point la questionner sur sa mère, car elle se taisait, trouvant sans doute le sujet pénible, tant qu’elle n’aurait pas une bonne nouvelle à donner. Elle allait avoir seize ans bientôt, elle pénétrait mieux la plaie vive dont ils souffraient tous les trois, à mesure qu’elle avançait en âge, et elle aurait tant voulu être la médiatrice, la guérisseuse, en remettant aux bras l’un de l’autre les deux parents bien-aimés ! Pourtant, les jours où elle remarquait trop d’angoisse impatiente dans les regards de son père, elle abordait discrètement l’affreuse situation qui les hantait et dont ils ne parlaient pas.

— Maman est encore bien souffrante, il faut beaucoup de ménagements, je n’ose causer avec elle comme avec une amie. J’espère cependant, il est des heures où elle me prend dans ses bras, où elle me serre à m’étouffer, les yeux en larmes. D’autres fois, il est vrai, elle est dure et injuste, elle m’accuse de ne pas l’aimer, elle se plaint de n’avoir jamais été aimée par personne… Vois-tu, père, il faut être bon pour elle car elle doit souffrir affreusement, de croire ainsi que jamais plus elle ne contentera son amour.

Alors, Marc s’exaltait, criait :

— Mais pourquoi ne revient-elle pas ici ? Moi, je l’aime toujours à en mourir, et si elle m’aimait encore, nous serions si heureux !

Doucement, d’un geste triste et câlin, Louise lui mettait la main sur la bouche.

— Non, non ! père, ne parlons pas de cela. J’ai eu tort de commencer, ça ne peut que nous faire souffrir davantage. Il faut attendre… Maintenant, n’est-ce pas ? je suis près de maman, et elle verra bien un jour que nous deux seuls nous l’aimons. Elle m’écoutera, elle me suivra.

D’autres fois, la jeune fille arrivait chez son père les yeux brillants, l’allure résolue, comme au sortir d’une lutte récente. Il ne s’y trompait pas, il lui disait :

— Tu as encore dû te quereller avec ta grand-mère.

— Ah ! tu vois ça ! C’est vrai, elle m’a tenue de nouveau ce matin, pendant une bonne heure, pour me faire honte et me terrifier, au sujet de la première communion. Elle me parle comme à la dernière des créatures, elle me décrit les abominables supplices de l’enfer, stupéfaite et scandalisée de ce qu’elle nomme mon inconcevable obstination.

Et Marc se rassurait, s’égayait un moment. Il avait tant redouté que son enfant cédât, comme les autres fillettes ! il était si heureux de lui voir cette fermeté, cette raison déjà solide, même lorsqu’il n’était plus là, pour la soutenir ! Puis, un attendrissement le prenait, il se l’imaginait au milieu des obsessions de toutes sortes, des gronderies et des scènes dont on devait la tracasser à chaque heure.

— Ma pauvre petite, comme il te faut du courage ! Ça doit être si pénible pour toi ces continuelles querelles.

Mais, remise, paisible, elle souriait.

— Oh ! des querelles, non ! mon papa. Je suis bien trop respectueuse à l’égard de grand-mère, pour avoir des querelles avec elle. C’est elle qui se fâche et qui me foudroie tout le temps. Moi, j’écoute d’un grand air de déférence, sans jamais risquer la moindre objection. Puis, quand elle a fini, quand elle a recommencé deux ou trois fois, je me contente de dire, très doucement : — « Que voulez-vous ? grand-mère, j’ai promis à papa que j’attendrais d’avoir vingt ans, avant de me décider à faire ou à ne pas faire ma première communion, et je tiendrai ma parole, puisque c’est juré. » Tu comprends, je ne sors pas de cette phrase, je la sais par cœur, je la répète sans y changer un mot. C’est ça qui me rend invincible. Et je commence à prendre en pitié cette pauvre grand-mère, tellement elle entre en fureur, en me faisant claquer les portes à la figure, dès que j’entame la phrase.

Elle souffrait au fond de ce continuel état de guerre. Mais, en voyant son père ravi, elle lui sautait gentiment au cou.

— Sois tranquille, va ! je suis bien ta fille. On ne me décidera jamais à faire ce que j’ai décidé de ne pas faire.

Elle devait aussi livrer toute une bataille, pour continuer ses études, dans la résolution formelle de se consacrer à l’enseignement. Elle voulait être institutrice, et elle avait brusquement avec elle sa mère, qui appuyait ce projet, devant l’avenir incertain, inquiète de l’avarice croissante de Mme  Duparque, dont la petite fortune passait à des fondations pieuses. Celle-ci, d’ailleurs, depuis qu’elle hébergeait la mère et la fille, exigeait d’elles une pension, afin d’être désagréable à Marc, qui se trouvait ainsi forcé de leur servir une lourde rente, sur son maigre traitement. Peut-être avait-elle espéré un refus, un scandale, conseillée en cela par ses bons amis, les maîtres dont les mains invisibles conduisaient tout. Mais, immédiatement, Marc, vivant de peu, avait consenti, comme heureux de rester le père de famille, le travailleur et le soutien. Une grande gêne aggravait sa solitude, leurs repas, à Mignot et à lui, étaient d’une frugalité extrême. Et il n’en souffrait point, il lui suffisait de savoir que Geneviève s’était montrée émue de son désintéressement et qu’il y avait eu là une raison pour elle d’approuver la vocation de Louise, désireuse de la voir assurer son avenir. Louise continuait donc de travailler avec Mlle  Mazeline, ayant déjà obtenu son brevet élémentaire, préparant son examen pour le brevet supérieur, ce qui était une nouvelle cause de fâcheuses discussions avec Mme  Duparque, exaspérée de toute cette science que la mode était maintenant de donner aux jeunes filles, à qui, disait-elle, le catéchisme aurait dû suffire. Et, comme Louise lui répondait toujours, de son air de grande déférence : « Oui, grand-mère… certainement, grand-mère… », elle s’exaspérait davantage, elle finissait par s’en prendre à Geneviève, qui parfois, excédée, lui tenait tête.

Un jour, Marc, en écoutant les nouvelles que lui donnait sa fille, s’étonna.

— Maman s’est donc querellée avec grand-mère ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, mon papa. C’est même la deuxième ou la troisième fois. Et, tu sais, maman n’y met pas tant de façons. Elle s’irrite tout de suite, elle crie, elle va bouder dans sa chambre, comme elle faisait ici, avant son départ.

Il écoutait, sans vouloir dire la joie secrète, l’espoir qui se réveillait en lui.

— Et, reprit-il, Mme  Berthereau, s’en mêle-t-elle, de ces discussions-là ?

— Oh ! grand-mère Berthereau ne dit jamais rien. Elle est, je crois, avec maman et moi ; mais elle n’ose pas nous soutenir, dans la crainte d’avoir des ennuis… Elle a l’air bien souffrant et bien triste.

Mais des mois encore s’écoulèrent, et Marc ne voyait aucune de ses espérances se réaliser. Il mettait d’ailleurs à questionner sa fille une grande discrétion, car il lui répugnait d’en faire une sorte d’espionne, le renseignant sur tout ce qui se passait dans la petite maison morne de la place des Capucins. Pendant des semaines, lorsqu’elle cessait de parler d’elle-même, il retombait dans son ignorance anxieuse, il perdait de nouveau tout espoir. Et il lui restait l’unique consolation des bonnes après-midi du jeudi et du dimanche, si délicieusement passées avec elle. Souvent, les deux camarades de l’École normale, Joseph Simon et Sébastien Milhomme, arrivaient de Beaumont vers trois heures, restaient à Maillebois jusqu’à six, heureux de retrouver là leur ancienne petite amie Louise, toute vibrante comme eux de jeunesse, de courage et de foi. C’étaient de grandes causeries, égayées de rires, qui laissaient de la joie pour la semaine dans le triste logis solitaire. Marc en était réconforté, priant parfois Joseph de ramener sa sœur Sarah de chez les Lehmann, où il allait d’abord embrasser les siens, disant aussi à Sébastien combien il serait heureux de voir venir avec lui sa mère, Mme  Alexandre. Il aurait voulu grouper autour de sa personne tous les braves gens, toutes les forces de l’avenir. Et, dans ces réunions si affectueuses, les sympathies anciennes se renouaient, prenaient une force tendre et grave, entre Sébastien et Sarah, entre Joseph et Louise, tandis que lui, souriant, n’attendant plus la victoire que du petit peuple de demain, laissait agir la bonne nature, le bienfaisant amour.

Brusquement, au milieu des lenteurs désespérantes de la Cour de cassation, dans un moment où tout courage les abandonnait, David et Marc reçurent une lettre de Delbos leur apprenant une grande nouvelle et les priant d’en venir causer chez lui. Ils y coururent. La grande nouvelle, qui allait éclater dans Beaumont comme un coup de foudre, était que Jacquin, l’architecte diocésain le chef du jury qui avait autrefois condamné Simon, se décidait enfin à soulager sa conscience, après un long et cruel débat. Très pieux, se confessant et communiant, cet homme d’une foi stricte et d’une parfaite honnêteté, avait fini par se sentir inquiet sur son salut, en se demandant si, détenteur de la vérité, il pouvait la taire davantage, sans courir le risque de se damner à jamais. On racontait que son directeur, perplexe, n’osant se prononcer, lui avait donné le conseil de consulter le père Crabot ; et, disait-on, si l’architecte, pendant des mois encore, avait gardé le silence, cela venait de l’extraordinaire pression exercée sur lui par le père jésuite, qui l’empêchait de parler, au nom des intérêts politiques de l’Église. Mais, justement, si Jacquin ne pouvait garder son terrible secret plus longtemps, c’était dans son angoisse de chrétien, dans sa foi en la divinité du Christ, descendu sur la terre pour assurer le triomphe de la vérité et de la justice. Cette vérité dont la possession le brûlait, aujourd’hui, était la communication au jury, par le président Gragnon, d’un document dont ni la défense ni l’accusé n’avaient eu connaissance. Appelé dans la chambre des délibérations, afin d’éclairer les jurés sur l’application de la peine, le président leur avait montré une lettre reçue à l’instant, après la clôture des débats, la fameuse lettre de Simon à un ami, suivie d’un post-scriptum, puis d’un paraphe, absolument semblable à celui du modèle d’écriture. C’était à cette pièce qu’avait fait allusion le père Philibin, dans sa déposition sensationnelle, lorsqu’il s’était écrié qu’il avait eu sous les yeux la preuve de la culpabilité de Simon, sans pouvoir en dire davantage, étant lié par le secret confessionnel. Et l’on venait d’établir que, si le corps de la lettre était bien de l’écriture de Simon, le post-scriptum et le paraphe constituaient à coup sûr le faux le plus impudent, un faux même grossier auquel un enfant n’aurait pu se laisser prendre.

Aussi David, et Marc trouvèrent-ils Delbos triomphant.

— Eh bien ! ne vous l’avais-je pas dit ? Voilà la communication illégale désormais prouvée ! Jacquin vient d’écrire au président de la Cour de cassation, en confessant la vérité et en demandant à être entendu… Cette lettre de Simon, je la savais au dossier, Gragnon n’ayant point osé la détruire. Mais que de peine pour l’en tirer et pour en faire expertiser l’écriture ! Je flairais le faux, je sentais là-dedans la main du terrible père Philibin… Ah ! cet homme, il avait l’air si lourd, si commun, et plus j’avance dans l’affaire, plus je le sens grandir en souple génie de ruse et d’audace. Vous le voyez, il ne s’était pas contenté d’arracher le coin timbré du modèle d’écriture, il avait aussi falsifié une lettre de Simon, en s’arrangeant pour qu’elle décidât le jury au dernier moment, car ce faux est sûrement son œuvre.

David, si souvent déçu, gardait une crainte.

— Mais demanda-t-il, êtes-vous bien convaincu que ce Jacquin, cet architecte diocésain, à la merci des prêtres, marchera jusqu’au bout ?

— Absolument convaincu… Vous ne connaissez pas Jacquin. Il n’est pas à la merci des prêtres, c’est un des très rares chrétiens qui dépendent uniquement de leur conscience. On m’a conté, sur ses entrevues avec le père Crabot, des choses extraordinaires. Le jésuite parlait de haut, croyait l’écraser d’abord, au nom de son Dieu autoritaire, qui absout et glorifie les pires actions, lorsqu’il s’agit du salut de l’Église. Mais Jacquin répondait aussi au nom de Dieu, de son Dieu de bonté, d’équité, du Dieu des innocents et des justes, qui n’admet ni l’erreur, ni le mensonge, ni le crime. Un beau combat auquel j’aurais voulu assister, entre le simple croyant et l’agent politique d’une religion qui croule. Et, m’a-t-on dit, c’est le jésuite qui a fini par s’humilier, par supplier à genoux l’honnête homme, sans parvenir à l’empêcher de faire son devoir.

— Pourtant, interrompit Marc, il a mis bien longtemps à soulager sa conscience.

— Oh ! sans doute, je ne dis pas que son devoir lui soit apparu tout de suite. D’abord, pendant des années, il a ignoré que la communication faite au jury par Gragnon fût illégale. La presque totalité des jurés en sont là, ne savent rien de la loi, acceptent tout des hauts magistrats. Puis, il a hésité ensuite, c’est bien évident, il a dû promener son trouble de conscience, pendant des années et des années encore, par crainte du scandale. Saurons-nous jamais ses angoisses et ses combats, à cet homme qui se confessait, qui communiait, avec la terreur de se damner ? Mais, je vous l’affirme, du jour où il a été certain que la pièce était un faux, il n’a plus eu une hésitation, il a résolu de parler, quitte à voir s’écrouler la cathédrale de Saint-Maxence, dans la conviction où il était de servir quand même son Dieu.

Puis, Delbos résuma gaiement la situation, en homme qui touchait au but, après de longs efforts.

— Pour moi, la révision est acquise. Nous tenons aujourd’hui les deux faits nouveaux que je soupçonnais et qu’il nous a été si difficile d’établir. D’abord, le modèle d’écriture vient de chez les frères, le paraphe n’est pas de l’écriture de Simon. Ensuite, le président Gragnon a communiqué illégalement au jury une pièce qui se trouve être un faux. Dans ces conditions, il est impossible que l’arrêt ne soit pas cassé par la Cour.

David et Marc s’en allèrent radieux. Mais quelle terrible rumeur dans Beaumont, lorsqu’on y connut la lettre de Jacquin, sa confession, son offre de témoignage ! Personnellement visé, le président Gragnon ferma sa porte, refusa de répondre aux journalistes, parut se draper dans un silence hautain. On le disait anéanti, ne retrouvant plus son ironie joviale de grand chasseur et de coureur de filles, sous cet effondrement qui le menaçait, à la veille de sa retraite, au moment de recevoir la cravate de commandeur. Sa femme, la belle Mme  Gragnon, n’étant plus d’âge à lire des vers, en compagnie des jeunes officiers du général Jarousse, l’avait converti sur le tard, en lui démontrant sans doute les avantages d’une vieillesse pieuse ; et il la suivait, se confessait, communiait, donnait le haut exemple d’un catholique fervent, ce qui expliquait le zèle passionné mis par le père Crabot à empêcher Jacquin de soulager sa conscience. Le jésuite voulait surtout sauver Gragnon, un fidèle de cette importance, dont l’Église était fière. D’ailleurs, toute la magistrature de Beaumont se solidarisait avec le président, défendait l’ancien arrêt comme son œuvre propre, son chef-d’œuvre, auquel il n’était pas permis de toucher, sans crime de lèse-patrie. Par-dessous cette belle attitude indignée, grelottait une peur basse, lâche, immonde, la peur du bagne, des gendarmes abattant un soir leurs mains lourdes sur les robes noires ou rouges, fourrés d’hermine. L’ancien procureur de La Bissonnière, n’était plus à Beaumont, nommé au même poste, dans une cour d’appel voisine à Mornay, où il achevait de s’aigrir, désespéré de ne s’être pas encore haussé jusqu’à Paris, malgré sa souplesse adroite sous tous les ministères. Le juge d’instruction Daix, devenu conseiller, n’avait pas quitté la ville, toujours torturé par la terrible Mme  Daix, dont l’ambition, le besoin de luxe inapaisés, ravageaient le pauvre ménage ; et le pis était qu’on disait Daix, comme Jacquin, en proie au remords sur le point d’échapper à l’âpre autorité de sa femme, en racontant comment autrefois il avait eu la lâcheté de l’écouter, au moment de rendre une ordonnance de non-lieu, devant le manque de preuves. Tout le Palais était ainsi bouleversé, traversé de grands courants de colère et de terreur, dans l’attente du cataclysme qui finirait par emporter l’antique charpente vermoulue de la justice humaine.

Et, dans Beaumont, le monde politique n’était pas moins secoué, éperdu. Le député Lemarrois, maire de la ville, sentait sa situation d’ancien républicain radical débordée, près d’être emportée par cette crise suprême qui déclassait les partis en faisant monter à l’horizon les forces vives du peuple. Ainsi le salon si fréquenté de l’intelligente Mme  Lemarrois venait-il encore d’accentuer son orientation réactionnaire. On y revoyait beaucoup Marcilly, jadis le député de la jeunesse intellectuelle, l’espoir de la pensée française, aujourd’hui tombé dans une sorte de paralysie politique, effaré de ne plus voir où était son intérêt personnel, immobilisé par la continuelle crainte de n’être pas réélu. On y rencontrait aussi le général Jarousse, d’une nullité agressive, depuis qu’on ne songeait plus à lui pour un coup de main militaire, comme éperonné sous les continuelles criailleries de sa femme, la petite et noire Mme  Jarousse, si desséchée, qu’on la disait sage maintenant. Le préfet Hennebise venait même parfois, accompagné de la tranquille Mme  Hennebise, l’un et l’autre simplement désireux de vivre en paix avec tout le monde, car c’était le désir du gouvernement, pas d’histoires, rien que des poignées de main et des sourires. On craignait beaucoup de mauvaises élections, dans le département enfiévré par la reprise de l’affaire Simon, et Marcilly, Lemarrois lui-même, sans l’avouer, étaient résolus à faire sournoisement cause commune avec leurs collègues de la réaction, Hector de Sanglebœuf en tête, afin d’écraser les candidats socialistes, Delbos surtout, dont le succès devenait certain, s’il gagnait la cause de l’innocent, du martyr. De là, le bouleversement, lorsqu’on sut l’intervention de Jacquin, qui rendait inévitable la révision du procès. Les simonistes triomphaient, les anti-simonistes restèrent quelques jours écrasés. De nouveau, aux Jaffres, la promenade du beau monde, on ne causait pas d’autre chose ; et Le Petit Beaumontais avait beau chaque matin, pour satisfaire sa clientèle, écrire que la révision serait rejetée par les deux tiers des voix, la désolation n’en était pas moins parmi les amis de l’Église, car les pointages auxquels on se livrait furieusement dans les familles, donnaient tout justement le résultat opposé.

Chez les universitaires, la joie fut discrète. Presque tous étaient des simonistes convaincus, mais ils avaient si souvent espéré en vain, qu’ils n’osaient trop se réjouir. Le recteur Forbes eut surtout un grand soulagement à prévoir le jour où il serait délivré du cas de l’instituteur de Maillebois, ce Marc Froment au sujet duquel les forces réactionnaires lui donnaient de continuels assauts. Malgré son désir de ne se mêler de rien, de s’en remettre complètement à l’inspecteur d’académie Le Barazer, il avait dû causer avec celui-ci de la nécessité d’une exécution. Le Barazer lui-même était à bout de résistance, il prévoyait le moment où sa politique savante l’obligerait de sacrifier Marc ; et il s’en était ouvert à Salvan, qui s’en montrait désolé. Aussi quel gai et triomphal accueil, lorsque le bon Salvan reçut la visite de Marc, avec la grande nouvelle, la certitude de la révision prochaine. Il l’embrassa, il lui apprit le pressant danger dont pouvait seule le tirer la décision heureuse de la Cour.

— Mon cher enfant, si la révision n’était pas accordée, vous seriez révoqué certainement, car vous vous êtes trop engagé cette fois, toute la réaction demande votre tête… Enfin, je suis bien content, vous voilà victorieux, c’est notre école laïque qui triomphe.

— Et elle en a grand besoin, dit Marc, tant sont encore étroits les terrains conquis sur l’erreur et l’ignorance, malgré vos efforts personnels pour doter le pays de bons instituteurs.

Salvan eut son geste d’inébranlable espoir.

— Certes, il y faudra plusieurs vies d’hommes. N’importe, nous marchons, nous arriverons.

Mais ce qui acheva de prouver à Marc qu’il était vraiment victorieux, ce fut la façon dont l’inspecteur primaire, le beau Mauraisin, se précipita vers lui, ce jour-là, au moment où il sortait de chez Salvan.

— Ah ! cher monsieur Froment, que je suis heureux de vous rencontrer ! On a si peu occasion de se voir, en dehors des nécessités du service !

Depuis la reprise de l’affaire, Mauraisin était travaillé d’une inquiétude mortelle. Le modèle d’écriture retrouvé, le coin déchiré par le père Philibin, le faux nouvellement découvert, l’avaient jeté dans la crainte terrible d’avoir fait fausse route. Jusque-là, il s’était ouvertement engagé avec les anti-simonistes, en pensant que les curés s’arrangeraient toujours pour ne pas rester sur le carreau. Et, s’ils perdaient la partie, comment allait-il, s’en tirer lui-même, éperdu à la pensée de n’être pas avec les plus forts ?

Il se pencha vers Marc, pour lui dire à l’oreille, bien que personne ne passât dans la rue :

— Vous savez, mon cher Froment, moi, je n’ai jamais douté de l’innocence de Simon. J’en étais convaincu, au fond. Seulement, n’est-ce pas ? nous sommes tenus à tant de prudence, nous autres hommes publics !

Depuis longtemps, Mauraisin guettait la succession de Salvan ; et, si les simonistes l’emportaient, il trouvait bon de se les ménager, d’être avec eux, dès la veille de leur victoire. Mais il n’était pas encore assez certain de cette victoire, pour trop s’afficher en leur compagnie. Aussi se hâta-t-il de quitter Marc, en lui chuchotant, avec une dernière poignée de main :

— Le triomphe de Simon sera notre triomphe à tous.

À Maillebois, quand il y rentra, Marc sentit aussi quelque chose de changé. Darras, l’ancien maire, qu’il rencontra, ne se contenta pas de le saluer discrètement comme il faisait d’habitude. Il l’arrêta au beau milieu de la Grand-Rue, il causa plus de dix minutes, très haut, s’égayant, riant. Lui était un simoniste de la première heure ; mais, depuis, dans son ennui d’avoir dû céder sa situation de maire au clérical Philis, et dans son désir de le déloger, il avait mis son drapeau en poche, muet et diplomatique, verrouillant les portes, avant de dire ce qu’il pensait. Pour qu’il s’oubliât de la sorte, au grand jour, il fallait vraiment que le prochain acquittement de Simon lui parût certain. Et, justement, comme le clérical Philis vint à passer, se hâtant le long du trottoir, la tête basse, l’œil furtif, Darras s’amusa, jeta un regard d’intelligence à Marc, en disant :

— Hein ? mon cher monsieur Froment, ce qui fait le plaisir des uns fait le tourment des autres. Chacun son tour.

Un grand revirement, en effet, s’indiquait dans le public. Pendant les quelques semaines qui suivirent, Marc put constater, jour par jour, le succès grandissant de la cause qu’il défendait. Mais ce qui lui fit surtout mesurer l’importance décisive du terrain conquis, ce fut de recevoir une lettre du baron Nathan, alors en villégiature à la Désirade, chez son gendre, Hector de Sanglebœuf, le priant de venir causer avec lui d’un prix qu’il voulait fonder pour l’école laïque. Tout de suite, il flaira un prétexte. Le baron, à deux ou trois reprises déjà, avait donné cent francs, qu’on distribuait aux meilleurs élèves, en livrets de la Caisse d’épargne. Et Marc se rendit à la Désirade, surpris et curieux.

Il n’y était pas retourné, depuis le jour lointain où il avait accompagné David, désireux d’intéresser à la cause de son frère emprisonné, accusé, le tout-puissant baron. Et il se rappelait les moindres détails de cette visite, la façon dont le juif triomphant, roi de la finance, beau-père d’un Sanglebœuf, s’était débarrassé du juif pauvre, écrasé sous l’exécration publique. La Désirade avait encore gagné en majesté et en beauté, un million venait d’y être dépensé pour de nouvelles terrasses et de nouveaux bassins, qui donnaient aux parterres, devant le château, une grandeur souveraine. Et ce fut parmi les eaux ruisselantes, au milieu d’un peuple de nymphes, qu’il finit par atteindre le perron, où deux grands valets en livrée vert et or attendaient. Puis, comme l’un d’eux l’avait conduit dans un petit salon, en le priant d’attendre, il y resta seul un instant, il entendit un bruit confus de voix, qui devait venir d’une pièce voisine. Deux portes se refermèrent, le silence se fit, et le baron Nathan entra, la main tendue.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé, mon cher monsieur Froment, mais je sais combien vous êtes dévoué à vos élèves, et je voudrais doubler la somme que je vous ai remise, ces années dernières. Vous n’ignorer pas mes idées très larges, mon désir de récompenser le mérite partout où il se trouve, en dehors des questions politiques et religieuses… Oui, moi, je ne fais pas de différence entre les écoles congréganistes et les écoles laïques, je suis pour la France.

Et il continua, pendant que Marc le regardait, dans sa taille courte, un peu voûtée, avec sa face jaune, au crâne nu, au grand nez d’oiseau de proie. Il le savait engraissé encore d’un vol récent de cent millions, une affaire coloniale, un colossal butin de rapines qu’il avait dû partager avec une banque catholique. Aussi s’était-il jeté à une réaction exaspérée, en sentant de plus en plus, à mesure que les millions nouveaux s’entassaient sur ses premiers millions, le besoin du prêtre et du soldat, pour lui garder son bien mal acquis. Maintenant, non content d’être entré par sa fille dans l’antique famille des Sanglebœuf, il achevait de renier sa race, il affichait un antisémitisme féroce, monarchiste, militariste, ami respectueux des anciens brûleurs de juifs. Et Marc, en le retrouvant si gonflé de son immense fortune, s’étonnait de son humilité native, de la terreur des persécutions ancestrales qui pâlissait ses yeux inquiets, guettant les portes, comme s’il était toujours prêt à se glisser sous les tables, au moindre danger.

— Voilà qui est donc décidé, reprit-il après toutes sortes d’explications confuses à dessein, vous disposerez de ces deux cents francs vous-même, à votre gré, car j’ai pleine confiance en votre sagacité.

C’était fini, Marc remercia, ne comprenant toujours pas. Même le besoin politique de se mettre bien avec tout le monde, le désir de se trouver en compagnie des vainqueurs, si les simonistes l’emportaient, ne suffisaient pas à expliquer ce rendez-vous flatteur et inutile, cet accueil trop bienveillant à la Désirade. Et il s’en allait, lorsque l’explication vint enfin.

Le baron Nathan, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte du salon, l’y retint, avec un fin sourire, comme sous le coup d’une inspiration brusque.

— Mon cher monsieur Froment, je vais être indiscret… Lorsqu’on est venu m’annoncer votre présence, j’étais avec une personne, un important personnage, qui s’est écrié : « Oh ! monsieur Froment, je serais si heureux de causer un instant avec lui ! » Un cri du cœur, vraiment.

Il se tut, attendit quelques secondes, espérant être interrogé. Puis, devant le silence de Marc, il s’égaya, parut tourner la chose en plaisanterie.

— Votre surprise serait grande, si je vous disais le nom du personnage.

Et, comme il le voyait toujours grave, sur la défensive, il lâcha tout.

— Le père Crabot, hein ! vous ne vous y attendiez guère… Oui, le père Crabot est venu par hasard déjeuner ce matin. Vous savez qu’il fait à ma fille l’honneur de l’aimer beaucoup et de fréquenter sa maison. Alors, le père Crabot m’a donc témoigné le désir de s’entretenir avec vous. En dehors des opinions qui peuvent vous séparer, c’est un homme du plus rare mérite. Pourquoi refuseriez-vous de le voir ?

Marc, comprenant enfin, soulagé, et la curiosité éveillée de plus en plus, répondit tranquillement :

— Mais je ne refuse pas de voir le père Crabot. S’il a quelque chose à me dire, je l’écouterai volontiers.

— Très bien ! très bien ! cria le baron, enchanté du succès de sa diplomatie, je vais le prévenir.

De nouveau, deux portes se rouvrirent coup sur coup, un bruit confus de voix parvint jusqu’au petit salon. Puis, tout retomba dans le silence, et l’attente de Marc fut assez longue. Comme il s’était approché de la fenêtre, il vit sortir, sur une terrasse voisine, les personnes dont il venait d’entendre les voix. Il reconnut Hector de Sanglebœuf et sa femme, la toujours belle Lia, accompagnés de leur bonne amie, la marquise de Boise, qui, malgré ses cinquante-sept ans sonnés, restait une blonde opulente, aux ruines magnifiques. Nathan parut à son tour, tandis que le haut profil noir du père Crabot se devinait à la porte-fenêtre du grand salon, en vive conversation encore avec ses hôtes, heureux de lui laisser la place, pour qu’il pût recevoir là, comme chez lui. La marquise de Boise semblait surtout très amusée de l’incident. Elle avait fini par habiter le château, après s’être promis de disparaître, le jour de ses cinquante ans, par élégance et maternité, ne voulant pas imposer à Hector une trop vieille maîtresse. Mais, puisqu’on la disait toujours adorable, pourquoi donc n’aurait-elle pas continué à faire le bonheur du ménage, d’Hector qu’elle avait eu la sagesse de marier, au lieu de lui imposer la misère noire avec elle, de Lia dont elle était devenue la tendre amie, en lui évitant des corvées trop lourdes à son tempérament de femme indolente, amoureuse d’elle seule ? Et malgré l’âge, le bonheur s’éternisait ainsi à la Désirade, dans le grand luxe, sous les sourires discrets et les bénédictions pieuses du père Crabot.

Marc, aux gestes, aux airs de tête, crut comprendre que le terrible Sanglebœuf, avec son épaisse face rousse, son front dur et borné, déplorait tant de diplomatie, l’honneur fait à un petit instituteur anarchiste de le recevoir et de causer avec lui. Bien qu’il ne se fût jamais battu, pendant ses beaux jours aux cuirassiers, il parlait sans cesse de sabrer le monde. Et la marquise après l’avoir voulu député, avait eu beau le faire se rallier à la République, sur l’ordre formel du pape, il contait des histoires de son régiment, il ne décolérait pas, au nom du drapeau. Sans cette bonne marquise, si intelligente, que de fautes il aurait commises ! et c’était là une des raisons qu’elle se donnait, pour s’excuser de n’avoir pas eu la force de le quitter. Cette fois encore, elle dut intervenir, l’emmener doucement, s’en aller à petits pas vers le parc, entre lui et sa femme, très gaie et très maternelle pour les deux.

Le baron Nathan était vivement rentré dans le grand salon, dont il referma la porte-fenêtre ; et, presque aussitôt, Marc l’entendit qui venait le prendre.

— Mon cher monsieur Froment, si vous voulez bien me suivre.

Il lui fit traverser une salle de billard. Puis, ouvrant la porte du grand salon, il s’effaça, il l’introduisit, comme ravi de l’étrange rôle qu’il jouait, l’échine pliée, en une attitude où l’humilité de la race reparaissait chez le roi triomphant de la finance.

— Veuillez entrer, on vous attend.

Et il n’entra pas, il referma discrètement la porte, disparut, tandis que Marc, stupéfait, se trouvait en présence du père Crabot, debout dans sa longue robe noire, au milieu de la vaste pièce somptueuse, aux tentures rouge et or. Il y eut un instant de silence.

Le jésuite, d’aspect si noble, de haute allure mondaine, lui parut vieilli, blanchi, le visage ravagé par les terribles inquiétudes dont la tourmente passait sur sa tête, depuis quelque temps. Mais la voix avait gardé sa caresse, ses graves inflexions séductrices.

— Monsieur, puisque les circonstances nous ont amenés à la même heure dans cette maison amie, vous m’excuserez d’avoir provoqué un entretien que je désire depuis longtemps. Je connais vos mérites, je sais rendre hommage à toutes les convictions, quand elles sont sincères, loyales et braves.

Il continua longuement, combla d’éloges son adversaire, comme pour l’étourdir et se le gagner. Mais la méthode était vraiment trop connue, trop enfantine, et Marc, après s’être incliné par politesse, attendait d’un air tranquille, s’efforçant même de cacher sa curiosité vive, car un tel homme devait avoir une raison très grave pour en venir à risquer une pareille entrevue.

— Combien il est déplorable, s’écria enfin le père Crabot, que les malheurs du temps séparent des intelligences dignes de s’entendre ! Il est des victimes de nos discordes vraiment à plaindre. Et, tenez ! par exemple, le président Gragnon…

Mais il se reprit, en voyant le vif mouvement que laissa échapper l’instituteur.

— Je nomme celui-là, parce que je le connais bien. Il est mon pénitent, mon ami. On ne saurait rencontrer une âme plus haute, un cœur plus droit, plus loyal. Et vous n’ignorez pas l’affreuse situation où il se trouve, cette accusation de forfaiture, cet effondrement de toute sa vie de magistrat. Il n’en dort plus, il vous ferait pitié, si vous assistiez à son agonie.

Enfin, Marc comprenait. On voulait sauver Gragnon, le fils hier tout-puissant de l’Église, qui elle-même se sentirait diminuée, s’il était abattu.

— Je comprends son tourment, répondit-il enfin, mais il paye sa faute. Un magistrat doit connaître la loi, et la communication illégale dont il s’est rendu coupable a eu d’effroyables conséquences.

— Eh ! non, je vous assure, il a agi très naïvement, s’écria le jésuite. Cette lettre, reçue au dernier moment, lui paraissait sans importance. Il l’avait gardée à la main, en se rendant à la salle des délibérations, sur l’appel du jury, et il ne sait même plus comment il a pu la montrer.

Doucement, Marc haussa les épaules.

— Alors, il n’aura qu’à raconter cela aux nouveaux juges, si le procès recommence… Je ne comprends pas très bien votre intervention auprès de moi. Je ne puis rien.

— Oh ! ne dites pas cela, monsieur ! Nous connaissons votre grand pouvoir, sous l’apparence modeste de votre situation. Et c’est pourquoi j’ai songé à m’adresser à vous. Vous avez été la volonté pensante et agissante, dans toute l’affaire. Vous êtes l’ami de la famille Simon, elle fera ce que vous lui conseillerez, ne voudrez-vous donc pas épargner un malheureux, dont la perte ne vous est pas indispensable ?

Il joignait les mains, il suppliait son adversaire, avec une telle ferveur, que celui-ci, repris d’étonnement, se demandait pourquoi une démarche si désespérée, une insistance à ce point maladroite et impolitique. Le jésuite sentait donc perdue la cause qu’il défendait ? et avait-il donc des renseignements particuliers qui lui permettaient de considérer la révision comme acquise ? Il en venait à faire la part du feu, il abandonnait ses créatures d’autrefois, trop compromises aujourd’hui. Ce pauvre frère Fulgence était un esprit fumeux, déséquilibré, gâté d’orgueil, dont l’action avait eu des conséquences funestes. Ce malheureux père Philibin avait toujours été, certes, un religieux plein de foi, mais il offrait tant de lacunes, un manque déplorable de sens moral. Et, quant à ce désastreux frère Gorgias, il le jetait complètement à l’eau, un de ces enfants perdus et aventureux qui sont la plaie de l’Église. S’il n’allait pas jusqu’à reconnaître l’innocence possible de Simon, il n’était pas loin de croire le frère Gorgias capable de tous les crimes.

— Vous le voyez, cher monsieur, je ne m’abuse guère, mais il est d’autres hommes, vraiment, auxquels il serait cruel de faire payer trop cher de simples erreurs. Aidez-nous à les sauver, nous vous en récompenserons, en cessant de vous combattre sur d’autres points.

Jamais Marc n’avait eu une sensation aussi nette de sa force, la force même de la vérité. Il causa, il entama toute une longue discussion, voulant se faire une opinion définitive, sur la valeur du père Crabot. Et sa stupéfaction grandit encore, à mesure qu’il le pénétra davantage, d’une pauvreté d’arguments extraordinaire, d’une maladresse insigne, dans sa vanité d’homme accoutumé à n’être jamais contredit. Etait-ce donc là le profond diplomate dont le génie astucieux était redouté de tous et dont on voulait voir la main au fond de chaque événement, dirigeant le monde ? Dans cette fâcheuse rencontre, si misérablement préparée, il apparaissait au contraire comme un pauvre esprit éperdu, se livrant trop, et sans raison, incapable de soutenir sa foi contre un interlocuteur simplement raisonnable et logique. Un médiocre, il n’était que cela, un médiocre, avec une façade de qualités mondaines, dont l’éclat trompait les passants. Sa force réelle se trouvait uniquement faite de la bêtise du troupeau, de la soumission avec laquelle les fidèles se courbaient sous l’absolu indiscutable de ses affirmations. Et Marc, devant cette médiocrité du personnage, finit par comprendre qu’il avait en face de lui un simple jésuite d’apparat, à qui l’ordre permettait de se mettre en avant, de briller et de séduire pour le décor, tandis que, derrière, d’autres jésuites, par exemple le père Poirier, le père provincial installé à Rozan, dont on ne prononçait jamais le nom, menait tout du fond de sa retraite, en grande intelligence ignorée et souveraine.

Cependant, le père Crabot eut la finesse de s’apercevoir qu’il venait de faire fausse route avec Marc, et il rattrapa comme il put le terrain perdu. Cela se termina par des politesses froides, de part et d’autre. Puis, le baron Nathan, qui avait dû rester derrière la porte, reparut, l’air déconfit lui-même, n’ayant plus que l’évident désir de débarrasser vivement la Désirade de ce petit instituteur, assez sot pour n’avoir pas compris où était son intérêt. Il l’accompagna jusqu’au perron, il le regarda partir. Et, lorsque Marc retraversa le parterre, au milieu des eaux ruisselantes, parmi les nymphes de marbre, il revit au loin, sous les vastes ombrages, la marquise de Boise qui riait tendrement entre son bon ami Hector et sa bonne amie Lia, dans une délicieuse et lente promenade.

Le soir du même jour, Marc alla rue du Trou, chez les Lehmann, où il avait donné rendez-vous à David. Il y tomba dans une joie délirante. Une dépêche, envoyée par un ami de Paris, venait d’y apprendre que la Cour de cassation avait enfin rendu un arrêt, à l’unanimité des voix cassant l’arrêt de Beaumont et renvoyant Simon devant la cour d’assises de Rozan. Ce fut pour lui un trait de lumière, le père Crabot lui sembla d’une sottise plus excusable : évidemment, très bien renseigné, il connaissait déjà la nouvelle, et il avait voulu uniquement devant la révision acquise, sauver ce qu’il croyait pouvoir sauver encore. Chez les Lehmann, on pleurait de joie, le long malheur était fini, Joseph et Sarah embrassaient éperdument Rachel, la mère, l’épouse vieillie, épuisée, dans leur ivresse du retour prochain de ce père, de ce mari, tant regretté, tant souhaité. On oubliait les outrages, les tortures, car l’acquittement était désormais certain, personne n’en doutait plus, ni à Maillebois, ni à Beaumont. Et David et Marc, les deux bons ouvriers de la justice, s’embrassèrent également, en un grand élan attendri.

Mais les jours suivants, les inquiétudes devaient recommencer. Au bagne, Simon venait de tomber si dangereusement malade, qu’on allait, longtemps encore, être dans l’impossibilité absolue de le ramener en France. Des mois et des mois s’écouleraient peut-être, avant que les débats du nouveau procès pussent s’ouvrir à Rozan. Et tout le temps nécessaire serait ainsi donné à l’injustice pour lui permettre de revivre et de croître de nouveau dans le mensonge et dans la lâche ignorance des foules.