Veillées bretonnes/Quatrième veillée

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Mauger (p. 145-216).


QUATRIÈME VEILLÉE


Banquo. — Les créatures dont nous parlons étaient elles réellement ici, tout à l’heure, ou avons-nous mangé de la racine qui trouble la raison et la retient captive ?
(Macbeth).


I

L’hiver sera très-dur, cette année, et bien triste !
Il faut s’y résigner, et que Dieu nous assiste.
Le vent souffle du nord. Il vient de Roc’h-al-laz,
Par-dessus Saint-Michel : mauvais présage, hélas !
Oui, l’hiver sera dur : l’aspect de la nature
N’a rien de rassurant. Quel sinistre murmure !…
Quels affreux hurlements pousse au loin l’Océan,
Qui rugit sous les coups pressés de l’ouragan !
Les hommes sont méchants. Par des leçons sévères
Dieu veut les avertir. Respectons ses colères.
Un navire a sombré, dit-on, à Locquirec ;
Un autre s’est perdu, près de Perros-Guirec.
Oui, l’hiver sera triste ! Mais, narguons les tempêtes
Et le froid et le vent qui tonne sur nos têtes.
Laissons tomber la neige, et contre ses rochers
L’Océan s’emporter et, sur les hauts clochers
Et les toits du manoir, grincer les girouettes,
Et, dans le fond des bois, piauler les chouettes ;
Nous sommes à l’abri des grands vents et des flots :
Pourtant, ayons pitié des pauvres matelots.

Après le repas fait, on a dit les prières,
Sans oublier les morts couchés aux cimetières.
Allons ! qu’on jette encor quelques bûches au feu.
Que l’on forme le cercle. Enfants, dont l’œil est bleu,
Grimpez sur les genoux complaisants de vos pères,
Ou bien reposez-vous sur le sein de vos mères.
Femmes, à vos rouets ! Vos sônes amoureux,
Il faut les apprêter, et vos gwerz belliqueux.
Chacun doit son tribut de contes ou de sônes,
De gwerz des anciens temps, de légendes bretonnes.
Apportez largement du cidre au vieux conteur,
Pour allumer sa verve et son esprit moqueur.
C’est bien ! le cercle est fait, on garde le silence,
Le feu flambe joyeux ; — que Garandel commence.


Nous sommes, à présent, au manoir de Kerarborn, en Plouaret. C’est au mois de janvier. Il neige et il vente. Il fait grand froid, dehors. Toute la famille, avec les domestiques et les artisans, — jeunes gens, vieillards, enfants, — est réunie autour du vaste foyer de la veillée, où brûle et flambe un grand feu de bois de chêne.

Les femmes, assises à leurs rouets, filent, en chantonnant des airs bretons. D’autres tricotent ou cousent.

L’escabeau du conteur est occupé par le mendiant aveugle Garandel, du Vieux-Marché, surnommé compagnon-dall, l’homme de toute la région qui en possédait le mieux la somme des traditions populaires, contes, chansons et légendes. C’était un véritable Homère en sabots, à la mémoire inépuisable de chants et de récits de tout genre. On se le disputait, dans les manoirs et les maisons riches, comme dans les humbles chaumières de petits fermiers et d’artisans. Quand on le tenait, on le gardait le plus longtemps qu’on pouvait, quelquefois des semaines entières, et ce n’était jamais qu’avec regret qu’on le voyait partir, pour aller faire le charme d’un autre foyer, où il était attendu avec impatience. Pour moi, personnellement, je lui dois bon nombre de contes merveilleux et de gwerziou anciens, et je regrette vivement de ne l’avoir pas mis à contribution plus largement encore, car ses récits et ses chansons étaient généralement moins altérés, moins mélangés et avaient un parfum d’antiquité plus prononcé que ceux des nombreux conteurs ou chanteurs que j’ai consultés, un peu partout, depuis sa mort, qui remonte à une trentaine d’années. Longtemps, il occupa, pendant l’hiver, l’escabeau du conteur, au foyer hospitalier de Kerarborn.

Cette veillée commença par un conte, et aussitôt le repas du soir terminé, la vie du saint du jour lue et les prières dites en commun, à haute voix, Garandel entama son récit, au milieu d’un silence religieux.

PETIT-LOUIS
FILS D’UN CHARBONNIER ET FILLEUL DU
ROI DE FRANCE


Setu aman eur gaoz ha na eus enhi gaou
Nemet eur gir pe daou.

Voici un conte dans lequel il n’y a de mensonge
Qu’un mot ou deux.


Le fils d’un roi de France s’égara un jour, en chassant dans une forêt. Et il était fort embarrassé, car la nuit était venue. Après avoir longtemps marché, au hasard, il vit enfin une lumière, au loin. Il se dirigea vers cette lumière et arriva près de la hutte d’un charbonnier. Il y entra et aperçut au fond un vieillard, assis tout seul près du feu. Celui-ci eut peur, en voyant entrer dans sa pauvre hutte un seigneur si bien mis.

— N’ayez pas peur, mon brave homme, lui dit le prince, car je ne vous veux pas de mal ; je me suis égaré, en chassant dans la forêt. La nuit m’a surpris, et si vous vouliez me donner l’hospitalité jusqu’au matin, vous me feriez plaisir.

— Oui, sûrement, monseigneur, mais vous serez fort mal ici : ma femme est dans son lit, près d’accoucher, et je n’ai ni nourriture ni lit à vous offrir, à moins que vous ne vouliez manger de notre pain d’orge et coucher sur le grenier.

— Que cela ne vous tourmente pas, je me contenterai de ce qu’il y aura.

La femme du charbonnier accoucha dans la nuit, et elle donna le jour à un gros garçon. C’était leur neuvième enfant. — Au matin, quand le prince descendit de dessus le grenier, couvert de brins de paille et de toiles d’araignées, il demanda à voir la mère, et il la trouva couchée sur de la paille, au bas de la hutte.

— Ah ! mon Dieu, ma pauvre femme, s’écria-t-il, cela fait pitié de vous voir en cet état !

Et il donna de l’argent au charbonnier, pour aller acheter du pain blanc, de la viande, du vin et tout ce dont on avait un besoin pressant ; et pendant ce temps, il resta, seul, près de la femme.

— Je serai le parrain de votre enfant, lui dit-il ; avez-vous une marraine ?

— Non, sûrement, monseigneur ; c’est notre neuvième enfant, et, comme nous sommes pauvres, nous avons bien de la peine à trouver des parrains et des marraines pour nos enfants.

— Je vous trouverai aussi une marraine, et le baptême aura lieu dans trois jours.

Le vieux charbonnier revint, chargé de provisions. Il conduisit alors son hôte hors du bois, le remit sur la bonne route, et, avant de se séparer, le prince lui donna tout l’argent qu’il avait sur soi.

Trois jours après, eut lieu le baptême, et jamais on n’avait vu pareille fête, au petit bourg du charbonnier. La marquise de Rozambo fut la marraine. L’enfant fut nommé Louis. Le parrain et la marraine distribuèrent de l’argent à profusion aux mendiants du pays, qui se trouvèrent tous là, et ils n’oublièrent pas le père de leur filleul, vous pouvez bien le penser. Le prince recommanda au charbonnier d’envoyer son fils à l’école, quand il serait en âge d’y aller, et il lui remit une lettre que son filleul devait lui rapporter lui-même, dans son palais, quand il pourrait la lire. Puis ils partirent.

Le vieux charbonnier et sa femme étaient riches, à présent, et ils firent bâtir une belle maison, au milieu de la forêt, en face de leur pauvre hutte, qu’ils conservèrent, pourtant en souvenir de leur temps de misère.

L’enfant venait à merveille. On l’envoya à l’école, quand il eut l’âge d’y aller, et il apprenait tout ce qu’il voulait. Bientôt il put lire la lettre laissée à son père par son parrain, et il vit alors que celui-ci était le roi de France lui-même et qu’il lui disait d’aller le voir, dans son palais. Son père lui acheta un beau cheval, pour aller à Paris, et lui recommanda, avant de se mettre en route, de ne voyager ni avec un bossu, ni avec un boiteux, ni avec un Cacous[1] Il partit, content et joyeux. Mais, il n’était pas loin encore quand il rencontra un bossu.

— Où vas-tu ainsi, Petit-Louis, filleul du fils du roi de France ? lui demanda le bossu. (On l’avait surnommé Petit-Louis, à cause de sa petite taille.)

— Je vais voir mon parrain.

— Je veux aller avec toi aussi.

— Non, non ! ne me suis pas !

— Si, si ! j’irai avec toi.

Et le bossu sauta lestement sur la croupe du cheval. Comme Petit-Louis ne pouvait se débarrasser de lui, il retourna à la maison, et conta l’aventure à son père.

Deux jours après, il se remit en route, et il rencontra un boiteux.

— Où vas-tu ainsi, Petit-Louis, filleul du fils du roi de France ? lui demanda le boiteux.

— Voir mon parrain.

— Je veux aller avec toi aussi.

— Non, certainement, tu ne viendras pas. Et il mit son cheval au galop : mais, il avait beau faire, le boiteux était toujours à la tête du cheval. Ne pouvant s’en débarrasser, Petit-Louis retourna encore à la maison.

— Comment, tu reviens encore ? lui dit son père, en le voyant arriver. Eh ! bien, puisqu’il en est ainsi, tu resteras, à présent, à la maison.

Petit-Louis alla trouver sa mère, en pleurant. Celle-ci joignit ses prières à celles de son fils et le vieux charbonnier consentit à le laisser partir, une troisième fois ; mais, cette fois, il ne lui donna pas un beau cheval, comme précédemment, mais bien son vieux cheval de charbonnier, une vieille rosse qui avait plus de vingt ans.

— C’est égal, pensa Petit-Louis, nous irons quelque part, car, cette fois, je suis bien décidé à ne pas revenir sur mes pas. Allons, ma pauvre bête, dit-il au vieux cheval, en montant dessus, porte-moi à la cour du roi de France, mon parrain.

Et il partit. Vers le soir, comme il longeait un grand bois, il remarqua sur un arbre une plume qui brillait comme le soleil. Il s’arrêta, tout étonné, pour la contempler. — Qu’est-ce que cela peut être, cette plume-là ? se disait-il en lui-même. C’est, sans doute, une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans un palais d’argent, et dont j’ai si souvent entendu parler ; il faut que j’essaie de l’avoir.

— Laissez cette plume-là, mon maître, et poursuivez votre chemin ! lui dit tranquillement son cheval.

— Une chose si belle, une merveille comme celle-là ! je serais, en vérité, bien sot de la laisser.

Et il descendit de son cheval, monta sur l’arbre et prit la plume merveilleuse. Il la mit à son chapeau et poursuivit sa route, content et fier de sa conquête. Il arriva, un instant après, près d’une fontaine, au bord de la route.

— Voilà, se dit-il, une fontaine dont l’eau doit être bien bonne : il faut que je descende pour y boire, car j’ai soif.

Comme il se penchait sur l’eau pour boire à même, un Cacous vint tout doucement, par derrière, le poussa violemment et le fit tomber dans le bassin ; puis, il prit la lettre du parrain, dans sa poche, courut au cheval et partit, au grand galop.

— Allons ! il faut convenir que je n’ai pas de chance ! se disait Petit-Louis, quand il eut parvenu à sortir de la fontaine. Me voir enlever ma lettre et mon cheval par cette vilaine bête ! Et que ferai-je, à présent ? Pour retourner à la maison, il n’y faut pas songer. Heureusement encore que ma belle plume m’est restée ! Eh ! bien, ma foi, je continuerai ma route, à pied, et, tôt ou tard, je finirai bien par arriver.

Pendant que Petit-Louis voyageait péniblement, mais plein de courage, le Cacous était arrivé à Paris. Il alla tout droit au palais, et demanda à voir le fils du roi.

— On n’entre pas ici de cette façon, jeune homme, lui répondit le portier du palais ; dites-moi d’abord qui vous êtes ?

— Qui je suis ? Petit-Louis, le filleul du fils du roi ! répondit-il avec fierté, et d’un ton assez insolent : — Dites à mon parrain que je suis ici, ajouta-t-il.

On fit savoir au prince qu’un homme qui prétendait être son filleul demandait à le voir.

— Introduisez-le, tout de suite, dit le prince. Le Cacous fut introduit, et il présenta sa lettre.

— Oui, dit le prince, je reconnais cette lettre : mais, mon pauvre filleul, quelle tenue, et quelle mine tu as ! Quoiqu’il en soit, tu es toujours mon filleul et tu es le bienvenu.

Le prince donna l’ordre à ses valets de le peigner, de le laver et de l’habiller convenablement. Si vous aviez vu comme ce petit monstre était fier et vaniteux, alors, en se promenant par le palais et les jardins !

Environ quinze jours après, Petit-Louis arriva aussi à Paris. Il alla demander condition au palais du roi. Un valet d’écurie avait été renvoyé la veille, et il fut pris pour le remplacer. Ce fut avec une grande joie qu’il retrouva son vieux cheval, dans les écuries du palais.

— Te voilà donc, mon pauvre vieux cheval ? lui dit-il, en l’embrassant.

— Oui, mon bon maître ; mais, hélas ! que de peines et de travaux vous attendent ici ! Et tout cela parce que vous m’avez désobéi, en cueillant sur l’arbre de la forêt une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son palais d’argent. Cette plume-là sera pour vous une source de maux et de tourments. Mais, je vous aiderai de mon mieux, et si vous m’obéissez, si vous faites bien exactement tout ce que je vous dirai, nous nous tirerons encore d’affaire et nous triompherons du maudit Cacous.

Le Cacous avait reconnu Petit-Louis, à son arrivée, et depuis, il était soucieux et rêvait aux moyens de se débarrasser de lui. Petit-Louis faisait un excellent valet d’écurie et, depuis son arrivée, les chevaux étaient mieux soignés et avaient beaucoup meilleure mine. Le roi le remarqua et lui en témoigna sa satisfaction. Il avait toujours sa plume merveilleuse et, toutes les nuits, il s’en servait pour éclairer son écurie, pendant qu’il s’occupait de ses chevaux. Une nuit, le Cacous remarqua une lumière éclatante dans l’écurie, et il alla aussitôt trouver le roi et lui dit : — Sire, votre nouveau valet d’écurie ne manquera pas d’incendier votre palais ; toutes les nuits, il illumine son écurie, comme une salle de festin, et je crois que vous feriez bien de le renvoyer, le plus tôt possible.

— Le renvoyer ! lui, le meilleur valet d’écurie que j’aie jamais eu ! Non certainement, je ne le renverrai pas. Et puis, je veux vérifier par moi-même si ce que vous dites est bien exact.

— Vous n’avez qu’à regarder par la fenêtre, tenez, et vous verrez si ce que je dis n’est pas parfaitement vrai.

Le roi s’approcha de la fenêtre, et s’écria aussitôt :

— Dieu, la belle lumière ! ceci ne me paraît pas naturel, et je veux aller voir moi-même.

Et il descendit dans la cour et s’approcha tout doucement de la porte de l’écurie. Mais, Petit-Louis, qui avait entendu quelque bruit, serra, vite, sa plume merveilleuse, et l’obscurité se fit aussitôt.

— N’importe, se dit le roi, demain soir, je prendrai bien mes précautions et je le surprendrai, car il faut que je sache d’où provient une lumière si brillante.

Le lendemain soir, le roi était, attentif, à sa fenêtre, et dès qu’il remarqua de la lumière dans l’écurie, il descendit, traversa la cour tout doucement et, d’un coup de pied, il ouvrit la porte de l’écurie, qui du reste n’était pas bien close. Petit-Louis, surpris, n’eut pas le temps de cacher sa plume.

— Qu’est-ce que cette plume merveilleuse ? lui demanda le roi.

— Sire… pardon, sire…

— Dis-moi, vite, ce que c’est que cette plume ?

— Sire… c’est une plume de la queue du paon de la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent.

— C’est bien ; il y a assez longtemps que je désire posséder cette plume-là.

Et il l’emporta, et, toutes les nuits, il s’en servait ensuite pour éclairer son palais et ses jardins.

Petit-Louis regrettait beaucoup sa plume. Son cheval lui dit :

— Hélas ! à présent, vont commencer nos travaux et nos peines.

Quelques jours après, le Cacous dit à son parrain (car son parrain était roi à présent, son père étant mort) :

— Si vous saviez, mon parrain, de quoi s’est vanté Petit-Louis ?

— De quoi donc s’est-il vanté ?

— Il a dit qu’il était capable de vous amener dans votre palais la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent.

— Il a dit cela ?

— Il l’a dit, je vous l’affirme.

— Bien ! bien ! dis-lui de venir me trouver, sur-le-champ.

Et Petit-Louis reçut l’ordre de se rendre devant le roi. Il y alla, tout tremblant, et n’augurant rien de bon.

— Comment, valet, lui dit le roi, tu t’es vanté d’être capable de m’amener ici, dans mon palais, la Princesse aux cheveux d’or, qui demeure dans son château d’argent ?

— Jamais, mon roi, je n’ai dit un mot de cela !

— Tu l’as dit, et il faut que tu le fasses !

— Et comment voulez-vous, sire…

— Tais-toi ! et fais ce que tu as dit, ou il n’y a que la mort pour toi !

— Laissez-moi, au moins, une nuit pour réfléchir et songer aux moyens de mener à bonne fin une telle entreprise.

— Oui ; mais, il faudra partir demain matin. Petit-Louis rejoignit son cheval, bien triste, et lui raconta tout.

— Quand je vous disais de ne pas toucher à cette plume ! lui dit le cheval. Mais, ce que nous avons à faire, à présent, c’est d’unir nos efforts pour nous tirer de là, de notre mieux. Écoutez-moi donc, et faites exactement comme je vais vous dire. Allez trouver le roi et dites-lui qu’il vous faut trois mulets chargés de pain, trois chargés de viande et trois autres chargés de gruau, et enfin moi, pour vous porter. Plus tard, je vous dirai quel usage vous devez faire de toutes ces provisions.

Petit-Louis retourna auprès du roi, qui lui fit donner tout ce dont il disait avoir besoin.

Il se mit alors en route, monté sur son vieux cheval et suivi des neuf mulets chargés des provisions que vous savez. Ils arrivèrent, sans tarder, dans un bois, où ils furent entourés de toutes sortes de bêtes fauves, lions, sangliers, loups, renards et autres, qui paraissaient affamés et montraient les dents de façon peu rassurante.

— Éventrez, vite, les sacs remplis de viande, dit le cheval à Petit-Louis, et jetez-en, à discrétion, à tous ces animaux-là !

Et Petit-Louis d’éventrer les sacs aussitôt, et de jeter de la viande autour de lui. Et lions, sangliers, loups et renards, de se précipiter dessus, et de jouer des dents ! Quand ils furent repus, un énorme lion s’avança vers Petit-Louis, et lui parla de la sorte :

— Mille grâces, Petit-Louis, filleul du roi de France ! tu nous as sauvés, car nous allions tous mourir de faim. Je suis le roi de tous les animaux à quatre pattes, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle-nous, et nous arriverons.

— Merci bien, dit Petit-Louis, ce n’est pas de refus.

Et il poursuivit sa route. Il arriva bientôt au bord d’un grand étang, tout couvert d’oies. Les oies, en les voyant, lui et son cheval, sortirent de l’eau et coururent après eux, en faisant : waï ! waï ! waï ! !

— Jette, vite, du pain autour de toi ! dit le cheval à Petit-Louis.

Et le voilà de jeter du pain, à droite, à gauche, de tous côtés. Et les oies de manger avec avidité ! Quand elles furent repues, la plus grande du troupeau s’avança vers Petit-Louis et lui parla ainsi :

— Notre bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! Je suis la reine des oies, et si jamais tu as besoin de moi, ou des miens, appelle, et nous arriverons.

Puis les oies s’en retournèrent à leur étang.

— Allons ! se disait Petit-Louis à lui-même, si les hommes sont contre moi, les chers animaux du bon Dieu sont de mon côté, et cela me console.

Et ils continuèrent leur route. Comme ils traversaient un grand bois, ils se virent tout à coup enveloppés par une armée de fourmis grandes comme des lièvres, et quelques-unes comme des moutons. Il y en avait en si grand nombre, que le cheval ne pouvait plus avancer.

— Éventre, vite, les sacs remplis de gruau, et jettes-en autour de toi ! dit-il, en voyant cela.

Petit-Louis éventra les sacs et répandit le gruau par terre. Et les fourmis de se précipiter dessus, et de se régaler ! Quand elles furent repues, la plus grande s’avança vers Petit-Louis, et parla ainsi :

— Notre bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! Nous mourions toutes de faim, ici, et tu nous a sauvées. Je suis la reine des fourmis : si jamais tu as besoin de moi ou de miens, appelle, et nous arriverons !

Et elles s’en allèrent ensuite.

Petit-Louis continua sa route, un peu rassuré par ce qu’il voyait et entendait. Il arriva alors sur le rivage de la mer.

— À présent, lui dit son vieux cheval, nous allons nous séparer, pour quelque temps. Tu trouveras sur la grève une petite barque. Monte dessus, sans crainte, et elle te conduira dans l’île où se trouve la Princesse aux cheveux d’or, dans son château d’argent. Mais avant de t’embarquer, tu verras sur le sable un petit poisson, hors de l’eau et près de mourir. Prends avec soin ce petit poisson, dans ta main, et remets-le dans l’eau ; plus tard, tu auras besoin de lui. Vas, à présent, et me laisse ici ; au retour, tu me retrouveras.

Petit-Louis embrassa son vieux cheval, et marcha vers la mer. En arrivant sur la grève, il vit aussitôt le petit poisson. Il avait la bouche ouverte, et c’est à peine s’il remuait encore un peu la queue. Il le prit avec précaution dans sa main et le remit dans l’eau. Alors le petit poisson sortit sa tête, et parla ainsi :

— Ma bénédiction soit avec toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! je suis le roi des poissons, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle-moi et j’arriverai.

Puis il replongea dans l’eau et disparut.

Petit-Louis trouva facilement, sur le rivage, la barque dont lui avait parlé son cheval. Il monta dessus, et la barque partit aussitôt, d’elle-même, et le conduisit à une île, assez loin du rivage. Il débarqua, s’avança dans l’île et ne tarda pas à voir un château comme il n’en avait jamais vu encore. Il était tout d’argent massif, et quand le soleil donnait dessus, nul ne pouvait le regarder, sans être ébloui. La porte de la cour était grande ouverte, et il entra. Voyant une autre porte ouverte, il entra encore, et se trouva dans une vaste cuisine, où tout brillait et resplendissait.

— Bonjour à vous, Princesse, dit-il à une belle fille qu’il vit là.

— Je ne suis pas la Princesse, lui dit celle-ci, je ne suis que sa cuisinière.

— Elle a, alors, une bien belle cuisinière ! reprit Petit-Louis.

Ce qui flatta la jeune fille.

Apercevant alors une des femmes de chambre de la Princesse, plus belle encore que la cuisinière, il s’avança vers elle, et lui dit :

— Bonjour à vous, Princesse admirable !

— Je ne suis pas la Princesse, lui répondit encore celle-ci, je ne suis que sa femme de chambre.

— Dieu, quelle merveille est donc votre maîtresse !

On le conduisit jusqu’à la chambre de la princesse.

— Bonjour à toi, Petit-Louis, filleul du roi de France ! lui dit celle-ci, en le voyant : tu viens ici dans le dessein de m’emmener, je le sais. Cela, mon pauvre garçon, n’est pas chose facile. Mais, soupons toujours, puis, nous verrons.

Et Petit-Louis s’assit à la table de la Princesse : mais, il ne mangea guère ; il demeurait en extase devant elle, tant elle était belle !

— Faisons une partie de cartes, dit la Princesse, quand elle eût fini de souper.

Et ils se mirent à jouer aux cartes. Petit-Louis perdait à tout coup. Une envie de dormir insurmontable lui vint tout-à-coup et il demanda la permission de se retirer dans sa chambre.

— Comment oses-tu parler de dormir ? lui dit la Princesse. Ce n’est pas en dormant que tu viendras à bout de me tirer d’ici ! Viens avec moi, que je te fasse voir le travail que tu as à exécuter, cette nuit, pour commencer.

Et elle le conduisit dans un pré, où il y avait trois étangs. Un d’eux était rempli d’eau, le second était plein de vase noire, et le troisième était vide. Elle lui dit : Voici trois étangs, dont le premier est rempli d’eau, le second est rempli de vase noire, et le troisième est vide. Il faut qu’avant le jour, tu aies desséché le premier, transporté toute l’eau et tous les poissons qui s’y trouvent dans le troisième, et enlevé toute la vase du second, et tout cela, il faudra le faire avec cette coquille de patelle (brinic).

Et elle lui donna une petite coquille et ajouta : — Tu dormiras ensuite, si tu en trouves le temps. — Puis, elle s’en alla.

Voilà notre pauvre Petit-Louis fort embarrassé, vous pouvez bien le croire ! Que faire, mon Dieu ? se disait-il ; et qui pourrait exécuter un pareil travail ? — Et il se mit à pleurer. — Peut-être, pensa-t-il tout-à-coup, que la reine des oies avec tous les siens… elle m’avait recommandé de l’appeler, si jamais je me trouvais avoir besoin d’elle ; il faut que je l’appelle, pour voir.

Par les eaux ou par l’air,
Reine des oies, venez m’aider !

Et tôt après qu’il eût prononcé ces paroles, il entendit un grand bruit d’ailes au-dessus de sa tête. Il leva les yeux, et vit la reine des oies qui arrivait à son appel, accompagnée de toute une armée de ses sujets.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France ? demanda-t-elle, en descendant auprès de lui.

Et Petit-Louis lui expliqua le travail que lui avait donné à faire la Princesse, pour le lendemain matin.

— Si ce n’est que cela, lui dit la reine des oies, soyez sans inquiétude, ce sera terminé avant le jour.

Alors, elle expliqua à ses oies ce qu’il y avait à faire ; et les voilà toutes au travail, avec une ardeur sans pareille, transportant l’eau et les poissons du premier étang dans le troisième, et enlevant la vase qui se trouvait dans le second. Avant le jour, tout était terminé. Petit-Louis les remercia, et elles s’envolèrent aussitôt.

Quand vint la Princesse, au lever du soleil, elle fut bien étonnée, je vous prie de le croire.

— C’est parfait ! dit-elle ; allons déjeuner, à présent, car tu dois avoir bon appétit.

Et ils retournèrent au château et déjeunèrent ensemble.

Après déjeuner, ils passèrent la journée à se promener, dans les bois dans et les jardins du château. Puis, le soir venu, ils soupèrent encore ensemble et firent leur partie de cartes, comme la veille. Comme la veille aussi, l’envie de dormir s’empara de Petit-Louis et il demanda la permission de se retirer dans sa chambre.

— Tout le travail n’est pas encore fait, il s’en faut ; lui dit la Princesse. Viens, que je te montre ta tâche de cette nuit.

Et elle le conduisit dans le grenier du château, où il y avait un énorme tas de blé de trois grains, froment, avoine et orge

— Il te faudra, pour demain matin, au lever du soleil, séparer ces grains, mettre chaque espèce dans un tas à part, de telle sorte qu’il ne se trouve dans aucun des trois tas un seul grain d’une nature différente.

Ayant dit cela, la Princesse se retira, et Petit-Louis, resté seul, était, pour le moins, aussi embarrassé que la veille.

— Quel travail ! se disait-il ; qui pourrait jamais s’en tirer ? Et qui appeler à mon secours, cette fois ? La reine des fourmis ! Il faut que je l’appelle ; elle aussi m’a promis son secours, au besoin.

Ô bonne reine des fourmis,
Venez à mon aide, je vous prie !

Aussitôt les fourmis envahirent le grenier, en si grand nombre, qu’une épingle n’eut pu trouver de place où tomber sans en toucher une.

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France ? demanda la reine.

Et Petit-Louis lui expliqua ce que demandait la Princesse.

— Soyez sans inquiétude, lui répondit-elle, ce sera fait à temps, et bien fait.

Aussitôt toutes les fourmis se mirent à l’ouvrage. Elles firent trois tas, un de chaque sorte de grain, et, avant le jour, tout était terminé et parfait.

Quand la Princesse vint, au lever du soleil :

— L’ouvrage est-il terminé ? demanda-t-elle.

— Oui, Princesse ; répondit Petit-Louis.

— Et bien fait ?

— Examinez, Princesse.

Et elle prit une poignée de grains de chaque tas, et l’examina de près. Elle n’y trouva rien à redire. Grand était son étonnement.

— Parfait ! dit-elle ; allons déjeuner, à présent.

Et ils déjeunèrent, puis passèrent encore la journée à se promener ensemble, jusqu’à l’heure du souper. Après souper, comme ils faisaient leur partie de cartes, Petit-Louis fut encore pris de sommeil.

— Il y a encore de l’ouvrage à faire ici, lui dit la Princesse ; viens, que je te montre la tâche de cette nuit.

Ils passèrent par la cuisine : Petit-Louis y prit un quartier de veau, qu’il vit sur la table, et le cacha sous son manteau. La Princesse l’enferma dans la cage d’un lion, qui n’avait rien mangé depuis huit jours, mit la clef dans sa poche, puis elle s’en alla, en disant :

— Demain matin, je viendrai savoir de tes nouvelles !

Petit-Louis ne perdit pas la tête. Il jeta son quartier de veau au lion, qui se précipita dessus, et, pendant que l’animal affamé le dévorait, il eut le temps de dire :

Roi des lions, à mon secours !
Je suis perdu, si tu n’accours !

Et le roi des lions arriva aussitôt et défendit au lion en cage de faire aucun mal à Petit-Louis. Avant de partir, il dit encore à celui-ci : — à présent, vous direz à la Princesse qu’il faut qu’elle vous accompagne à la cour du roi de France. Elle essaiera de vous retenir dans son château, vous disant que tout ce qui s’y trouve vous appartient, que vous n’aurez plus rien à faire que vous promener, vous divertir et vivre comme un prince ; mais, fermez l’oreille à ces douces paroles, et emmenez-la.

Et le roi des lions s’en alla, alors.

Le lendemain matin, au lever du soleil, quand la Princesse vint, elle fut bien étonnée de retrouver Petit-Louis en vie, et de le voir jouer avec le lion, dans sa cage, comme avec un chien.

— Quel homme est-ce-donc ? pensa-t-elle ; puis, s’adressant à Petit-Louis :

— Allons déjeuner ! lui dit-elle.

— Non, Princesse ; nous allons partir, à présent, pour la cour du roi de France, puisque j’ai accompli tous les travaux que vous m’avez imposés.

— Bah ! reste ici avec moi ; nous ne saurions être mieux nulle part que dans mon château d’argent. Nous nous marierons, et nous vivrons heureux ici, où rien ne nous manquera.

— Non, non ! j’ai accompli les travaux qu’il vous a plu d’exiger de moi ; à présent, tenez votre parole, et partons, sur-le-champ.

— Eh ! bien, puisqu’il le faut, laisse-moi au moins le temps de fermer les portes de mon château et d’emporter mes clefs.

Et elle ferma les portes de son château, en mit les clefs dans sa poche, puis, ils se dirigèrent vers le rivage de la mer. La barque qui avait amené Petit-Louis l’y attendait. Ils y entrèrent, la barque partit d’elle-même, et, en peu de temps, ils furent rendus sur le rivage opposé. La Princesse, à l’insu de Petit-Louis, avait, pendant le trajet, jeté les clefs de son château dans la mer.

Quand ils prirent terre, le vieux cheval de Petit-Louis les attendait.

— Mettez la princesse en selle, — dit le cheval à son maître, — et vous, mettez-vous sur ma croupe, derrière elle, pour qu’elle ne puisse vous échapper.

Ainsi il fut fait, et ils partirent.

Quand le roi, qui était déjà vieux, vit combien la Princesse aux cheveux d’or était belle, il en devint éperdument amoureux et prétendit l’épouser, sur-le-champ.

— Tout doucement ! lui dit la Princesse ; il faut qu’auparavant vous me fassiez transporter ici mon château d’argent, car je ne veux pas habiter le vôtre.

Voilà le vieux roi bien embarrassé ! Comment s’y prendre pour transporter ainsi tout d’une pièce le château de la princesse ?

— Bah ! mon parrain, dit le Cacous, pourquoi vous inquiéter de la sorte ? Celui qui vous a amené la princesse, vous apportera aussi son château, sans doute.

Le roi fit appeler encore Petit-Louis, et lui dit que, sous peine de la mort, il lui fallait apporter le château d’argent de la princesse.

— Et comment, sire, pouvez-vous me demander une chose si déraisonnable ?

— Ah ! il n’y a pas à dire, il te faudra le faire, sous peine de mort !

— Allons ! j’essaierai, puisqu’il n’y a pas moyen de vous faire entendre raison.

Petit-Louis revint vers son cheval, triste et soucieux, et lui fit part de l’ordre insensé du roi.

— Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines ! dit le cheval. Retourne auprès du roi, et dis-lui qu’avant de te mettre en route, il faut qu’il te fournisse deux bâtiments, l’un chargé de pain et de viande, et l’autre vide, pour recevoir le château.

On fournit à Petit-Louis les deux bâtiments et les provisions qu’il demandait, et il partit.

Quand il débarqua dans l’île où était le château d’argent, il vit sur le rivage deux lions qui se battaient, cherchant à se dévorer réciproquement, car ils mouraient de faim. Petit-Louis leur jeta de la viande, à discrétion, et, quand ils furent rassasiés, ils lui dirent : — Merci, Petit-Louis, filleul du roi de France ; nous allions nous entre-dévorer, si tu n’étais venu à notre secours : mais, si jamais tu as besoin de nous, appelle et nous arriverons aussitôt.

— Ma foi ! mes pauvres bêtes, j’ai assez besoin de vous, dès à présent. Le roi de France m’a envoyé ici avec ordre de lui transporter devant son palais le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or. Or, comment pourrai-je jamais le faire, si vous ne me venez en aide ?

— Si ce n’est que cela, sois tranquille, ce sera bientôt fait !

Et les deux lions coururent au château, comme deux enragés, le déracinèrent du rocher sur lequel il était bâti, et le transportèrent, tout d’une pièce, sur le bateau.

Petit-Louis les remercia, et partit aussitôt, emportant le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or.

Quelque temps après, le vieux roi de France, en s’éveillant, un matin, fut bien étonné de voir comme le temps, paraissait beau et clair. Il alla à sa fenêtre : — Holà ! s’écria-t-il aussitôt, Petit-Louis est arrivé avec le château d’argent de la Princesse aux cheveux d’or !

Et il courut avertir la Princesse.

— Votre château est arrivé, Princesse ! lui cria-t-il. Dieu, qu’il est beau, quand le soleil donne dessus ! À présent, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?

Et il dansait, il sautait, le vieux roi, et ne se possédait pas de joie.

— Doucement, lui dit la Princesse, qui ne paraissait pas si contente ; le château est arrivé, c’est bien ; mais, les clefs ! je n’en ai pas les clefs, et ni moi, ni vous, ni personne au monde ne pourra jamais y entrer, jusqu’à ce qu’on m’ait retrouvé mes clefs !

— Mais, où donc sont-elles, ces clefs ? demanda le roi.

— Hélas ! pendant la traversée, elles me sont échappées des mains et sont tombées dans la mer, et je crains bien qu’on ne les retrouve jamais !

Et voilà le pauvre roi désolé, à cette nouvelle, au milieu de sa plus grande joie !

— Comment retrouver ces maudites clefs ? s’écriait-il, avec désespoir.

— Pour moi, dit le Cacous, je ne vois qu’un homme au monde en qui l’on puisse avoir quelque espoir ; c’est celui à qui vous devez déjà d’avoir ici la Princesse et son château.

— C’est vrai, répondit le roi ; dites-lui de venir me parler, vite !

On avertit Petit-Louis, et le voilà encore devant le roi.

— Je te dois déjà, mon garçon, d’avoir ici la Princesse aux cheveux d’or et son château d’argent ; mais, les clefs ? les clefs du château manquent, et il faut les avoir pour y entrer.

— Et où sont-elles, sire ? demanda Petit-Louis.

— Pendant la traversée, la Princesse les a laissées tomber dans la mer, et il faut que tu me les retrouves.

— Comment pouvez-vous, sire, exiger d’un homme une chose semblable ? retrouver des clefs, au fond de la mer ! Songez-y donc !…

— Il n’y a pas à dire ; il faut que tu me les retrouves, où il n’y a que la mort pour toi !

Petit-Louis revint vers son cheval, plus triste que jamais, et lui raconta ce que le roi demandait encore.

— Cette fois, il me faudra aller avec toi, lui dit le cheval. Mais, retourne auprès du roi et dis-lui qu’il te faut, avant de te mettre en route, ma charge d’or et d’argent. Tout le long de la route, tu distribueras cet argent et cet or aux mendiants et aux malheureux que tu rencontreras. Quand tu arriveras sur le rivage de la mer, tu appelleras le petit poisson à qui tu as déjà sauvé la vie. C’est celui-là qui te secourra, cette fois.

Petit-Louis retourna auprès du roi, qui lui accorda facilement sa demande et, le lendemain matin, il se remit en route, avec son vieux cheval. Ils se dirigèrent du côté de la mer.

Arrivés sur le rivage, Petit-Louis s’avança au bord de l’eau et dit :

Roi des poissons de mer, accours,
Viens, vite, vite, à mon secours !

Aussitôt le petit poisson sortit sa tête de l’eau et dit :

— Qu’y a-t-il pour votre service, Petit-Louis, filleul du roi de France.

— La Princesse aux cheveux d’or a laissé les clefs de son château d’argent tomber au fond de la mer, et le roi de France m’envoie les lui chercher, et il faut que je les lui rapporte, sous peine de la mort !

— C’est bien ; soyez sans inquiétude, car si les clefs se sont quelque part dans mon royaume, elles seront retrouvées, sans retard.

Le petit poisson, qui était le roi de tous les poissons de la mer, replongea alors sous l’eau, se rendit à son palais, et là, il appela tous les poissons, du plus grand au plus petit, chacun par son nom, et leur demanda, à mesure qu’ils se présentaient, s’ils n’avaient pas vu, quelque part, les clefs du château de la Princesse aux cheveux d’or. Tous avaient répondu à l’appel, et aucun n’avait vu les clefs. Il n’y avait que la vieille qui ne s’était pas présentée. — Où est encore restée la vieille ? dit le roi ; elle est toujours en retard.

Enfin, elle arriva aussi, la tête passée dans un anneau et traînant un trousseau de clefs après elle. — Arrivez donc, la vieille ! où étiez-vous encore restée ? lui demanda le roi.

— J’accourais de mon mieux, ayant entendu prononcer mon nom, quand je remarquai au fond de la mer les belles choses que voici et je crus vous faire plaisir, mon roi, en vous les apportant. Voyez ce que c’est, je vous prie.

— Les clefs du château de la Princesse aux cheveux d’or ! s’écria le roi, dès qu’il les eût examinées ; c’est justement ce que je cherche !

Et il les prit et les porta aussitôt à Petit-Louis, qui attendait sur le rivage, non sans quelque inquiétude.

Petit-Louis remercia vivement le roi des poissons, puis, son vieux cheval et lui reprirent la route de Paris.

Voilà donc les clefs retrouvées et rendues à la Princesse. Celle-ci ouvrit alors la porte de son château. Dieu, les belles choses qu’il y avait là !

— Pour à présent, Princesse, dit le roi, vous ne pouvez plus reculer, et nous allons nous marier.

— C’est vrai, répondit-elle ; vous avez accompli tous mes désirs, tous mes souhaits ; à présent, nous nous marierons, quand vous voudrez. Et pourtant, j’aurais encore une petite chose à vous demander, auparavant ; mais, ce n’est rien, ce ne sera qu’un jeu pour celui qui a pu m’amener ici, m’apporter mon château et retrouver mes clefs au fond de la mer.

— Que désirez-vous encore, Princesse ? lui demanda le roi.

— Moi, sire, je n’ai que dix-huit ans, et vous, vous en avez plus de soixante : ne trouvez-vous pas que cela ne gâterait rien à l’affaire, si vous étiez un peu moins vieux ? Vous avez, sans doute, entendu parler de l’eau de vie et de l’eau de mort, avec lesquelles on peut se rajeunir ? Si nous avions deux fioles de ces eaux merveilleuses, on vous ferait revenir à l’âge de vingt ans, et alors, nous aurions du plaisir à vivre ensemble.

— Cela est bien vrai, répondit le roi ; il faut que nous ayons de l’eau de mort et de l’eau de vie ; mais, comment se les procurer ?

Le Cacous, qui se trouvait aussi quelque part par là, dit aussitôt :

— Mais, mon parrain, celui qui a amené ici la Princesse et qui lui a apporté ensuite son château et fait retrouver ses clefs, au fond de la mer, vous procurera ces eaux merveilleuses, sans peine, je n’en doute pas.

— C’est vrai, répondit le roi ; dites-lui de venir me parler.

Si bien que le pauvre Petit-Louis, qui se croyait au bout de ses peines, après les clefs retrouvées, reçut encore l’ordre d’apporter au roi deux fioles de l’eau de mort et de l’eau de vie, sous peine de mort.

— Il n’y aura donc pas de fin ? se disait-il ; pour le coup, c’en est fait de moi ! Comment pouvoir jamais réussir dans une pareille entreprise ? Il faut que ce vieux roi ait complètement perdu la tête !

Et il alla raconter la chose à son cheval, plus triste et plus soucieux que jamais.

— Jusqu’à présent, nous nous sommes bien tirés d’affaire, lui dit le cheval. Cette fois-ci, je ne réponds de rien ; c’est notre dernière épreuve, mais, je crains bien que nous y succombions. Retourne vers le roi, et demande-lui encore ma charge d’argent et d’or, car je t’accompagnerai, dans ce voyage, et, sur ton chemin, tu feras l’aumône à tous les pauvres que tu rencontreras. Tu prendras aussi deux fioles, pour mettre l’eau de mort et l’eau de vie. Notre voyage sera long, bien long.

Petit-Louis obtint du roi l’argent et l’or qu’il lui fallait, et il se remit en route, avec son vieux cheval.

Après avoir longtemps battu les routes, ils arrivèrent dans une grande forêt, à environ trois lieues des deux fontaines merveilleuses

— À présent, dit le cheval à son compagnon, il te faudra me tuer…

— Dieu, que dites-vous là ? vous tuer ! je n’en aurai jamais le courage !

— Fais-le, puisque je te le dis. Quand je serai mort, tu m’ouvriras le ventre et tu te cacheras parmi mes entrailles encore chaudes. Un corbeau descendra alors sur mon corps, et un autre corbeau, qui sera dans l’arbre, au-dessus, lui demandera : — Est-ce frais ? — Frais-vivant ! répondra le premier corbeau ; et alors, l’autre descendra aussi. Prends-les, tous les deux, si tu peux, ou du moins, un des deux, car autrement, nous sommes perdus. Si tu réussis à prendre les deux corbeaux, tu attacheras une fiole à chaque pied de l’un d’eux, puis, tu l’enverras te les remplir, aux fontaines de l’eau de mort et de l’eau de vie ; tu retiendras l’autre, jusqu’au retour du premier. Quand on t’aura apporté les deux sortes d’eau, tu verseras sur mon corps quatre gouttes de l’eau de vie, et aussitôt je me relèverai, plein de vie, sain et sauf, jeune et plus vigoureux que jamais. Obéis de tout point, et nous retournerons encore à la maison.

Petit-Louis tua donc son cheval, puis il se cacha parmi ses entrailles encore chaudes. Tôt après, un corbeau descendit sur le cheval.

— Est-ce frais ? lui demanda un autre corbeau, sur la branche d’un arbre, au-dessus.

— Frais-vivant ! répondit le premier corbeau[2].

Et alors, celui qui était dans l’arbre descendit aussi sur le cheval mort.

Aussitôt Petit-Louis sortit vivement sa main, et prit un des deux corbeaux. L’autre, voyant son compagnon captif, se mit à crier :

— Rends-moi ma femme ! rends-moi ma femme !

— Oui, répondit Petit-Louis, si tu m’apportes deux fioles pleines l’une de l’eau de mort et l’autre de l’eau de vie ?

— Oui, je le ferai.

— Viens ici, alors, que je t’attache mes deux fioles aux pieds.

Et le corbeau qui était en liberté (c’était le mâle), se laissa attacher les deux fioles aux pieds, puis il se mit encore à crier :

— Rends-moi, à présent, ma femme ! rends-moi, à présent, ma femme !

— Je ne la lâcherai que lorsque je tiendrai les deux fioles pleines.

Le corbeau mâle partit, alors. Il retourna au bout de trois jours. Mais hélas ! il n’avait pas d’eau ; ses deux fioles étaient vides. Et dans quel triste état il était, le pauvre animal ! Ses plumes étaient toutes brûlées, et il était à moitié mort !

— Tu n’apportes pas d’eau ? lui demanda Petit-Louis !

— Hélas ! non, je n’ai pas pu. Deux serpents à sept têtes gardent les deux fontaines, et ils vomissent du feu par toutes leurs gueules et brûlent tout ce qui s’approche à la distance d’une lieue à la ronde. Voyez en quel triste état ils m’ont mis !

Et en effet, c’était pitié de le voir.

Alors, Petit-Louis envoya la femelle, avec les deux fioles attachées à ses pieds. Celle-ci fut plus heureuse, et elle revint sans mal et rapportant les deux fioles pleines. Pour éprouver la vertu des eaux, Petit-Louis versa deux gouttes de l’eau de mort sur le pauvre corbeau qui avait été si maltraité, et il expira aussitôt. Puis, il versa sur lui deux autres gouttes de l’eau de vie, et il ressuscita, avec toutes ses plumes et aussi bien portant que jamais. —

C’est bien ! dit-il : et il rendit la liberté aux deux corbeaux. Puis, il s’occupa de ressusciter son cheval. Il versa sur son corps quatre gouttes de l’eau de vie ; et aussitôt l’animal se releva, plein de vie et de santé, et se mit à hennir. Il avait perdu l’usage de la parole.

Petit-Louis et son cheval reprirent la route de Paris, contents et heureux, car ils emportaient de l’eau de mort et de l’eau de vie, et ils savaient que leurs peines et leurs travaux étaient enfin terminés. Ils avaient été sept ans à faire leur voyage.

Quand le vieux roi les vit arriver avec les eaux merveilleuses, il se mit à danser et à sauter, comme un jeune homme, malgré son âge. Il demanda à être rajeuni, sur le champ, pour se marier avec la Princesse aux cheveux d’or.

La Princesse versa sur lui quatre gouttes de l’eau de mort, et aussitôt il cessa de vivre.

— Emportez cette charogne, et jetez-la à pourrir dans les fossés du château ! cria-t-elle, alors.

Et l’on fit comme elle avait ordonné.

Le Cacous, voyant cela, déguerpit, comme si le diable avait été à ses trousses. Il était temps !

Petit-Louis se maria avec la Princesse aux cheveux d’or ; et il y eut alors des festins, des jeux, des danses et des chants, pendant un mois entier. Le vieux charbonnier et sa femme, qui vivaient encore, furent aussi de la noce. La mère de ma trisaïeule, qui leur était un peu parente, fut aussi invitée ; et c’est ainsi que le souvenir de tout cela s’est conservé dans ma famille et que j’ai pu vous conter toutes ces choses comme elles se sont passées, sans mentir en rien, peut-être un mot ou deux seulement.


— Que d’aventures merveilleuses, dans ce conte ! s’écria Benjamin.

— Et incroyables, dit Julien.

— Incroyables ?… dit Garandel. Pourquoi, alors, suis-je tant recherché pour les conter, non-seulement chez les pauvres gens, mais encore chez les riches et les hommes instruits, par exemple chez le maître d’école, le notaire et le recteur lui-même ? J’aime à ce qu’on croie à mes récits, et, du reste, on ne les trouve pas incroyables partout.

— Ne vous formalisez pas, Garandel, dit Francès, et continuez de croire à vos contes, nous n’en aurons que plus de plaisir à vous les entendre conter.

— Pour moi, ce qui m’y frappe le plus, dit Perrine, c’est de voir comme les animaux viennent en aide au héros et le tirent des situations les plus périlleuses, lui rendant service pour service. Cela ne se voit pas aujourd’hui.

— Aussi, tout cela c’est des mensonges, dit Julien.

— Pourtant, dit Job Genveur, un vieux domestique, pour que cette croyance fût si générale, dans les temps anciens, — car cela se voit dans presque tous les vieux contes, — il fallait bien qu’il y eût quelque fond de vérité. Pour moi, je remarque avec peine que l’homme devient de plus en plus dur et ingrat, envers les animaux, même les plus inoffensifs. Il les poursuit, les pourchasse, les traque partout et les force ainsi à le fuir, à le détester et à chercher un asile loin de lui. Autrefois, au contraire, — et dans mon enfance, cela se voyait encore, — les chers animaux de Dieu ne craignaient pas le voisinage de l’homme, et vivaient en bonne intelligence et en excellents rapports avec lui. Les lièvres gîtaient sans crainte dans les courtils mêmes qui touchaient aux habitations, et dans chaque champ, quand on sarclait les blés, on découvrait des nids de perdrix de douze ou quinze œufs, que l’on respectait religieusement. Les pies, les merles, les grives, les pinsons, les fauvettes, les moineaux et maints autres petits oiseaux de toute sorte, nichaient tranquillement et sans être jamais inquiétés, dans les haies et les buissons qui entouraient les fermes et dans les arbres dont les rameaux s’étendaient souvent jusque sur les toits des maisons. L’hiver, les rouges-gorges et les roitelets pénétraient dans les habitations mêmes, où on leur distribuait des miettes de pain ; on jetait encore quelques poignées de grains sur la neige et la glace, pour les oiseaux un peu moins familiers. Aussi, aux premiers rayons du soleil printanier, quels concerts harmonieux, autour des moindres chaumières ! Et puis, ces chers petits animaux non seulement n’étaient pas nuisibles aux cultivateurs, mais, ils lui rendaient, au contraire, des services signalés, en détruisant une infinité de chenilles et d’insectes qui gâtent le blé, les fruits et autres produits de la terre.

Rien de semblable aujourd’hui, et de là la diminution très-sensible et l’infériorité, comme qualité, des récoltes de grains, de fruits, de pommes de terre et autres produits. L’homme a voulu faire le désert autour de lui, et, sans pitié pour les animaux qu’il croyait plus nuisibles qu’utiles, et guidé uniquement par son intérêt personnel, pour faire de l’argent, il a détruit les bois et les moindres buissons où ils trouvaient des abris contre l’intempérie des saisons et la poursuite de leurs ennemis. Il commence de s’apercevoir qu’il a eu tort ; mais, je crains bien que ce ne soit déjà trop tard !

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vient de dire Job Genveur, dit Rio, le charretier de Kerarborn. Les animaux, les oiseaux surtout, qui naguère tenaient compagnie au laboureur et l’empêchaient de s’ennuyer aux champs, par leurs chansons et leurs jeux, le fuient aujourd’hui, comme leur plus grand ennemi.

— Avez-vous aussi remarqué, dit Perrine, comme, dans les vies des saints, les anachorètes et les animaux vivaient dans une union et une confraternité des plus touchantes ? Ainsi, un loup ayant dévoré l’âne de l’oncle de saint Hervé, celui-ci força le loup à faire, dans la maison de son oncle, le travail de l’âne, et le glouton animal vivait dans la même étable que les moutons, sans leur faire de mal, et traînait la charrue et portait les faix, tout comme le faisait l’âne lui-même.

Le ménage de saint Hervé était pourvu d’un coq et d’une poule. Mais le renard ayant croqué la poule, le saint, estimant que c’était le fait d’un larron envieux, présenta à Dieu son oraison, afin que le larron rapportât la poule où il l’avait prise. Cette oraison fut si efficace, que le renard rapporta la poule, sans lui avoir fait aucun mal.

— J’ai lu, dit Francès, de fort belles choses sur cette confraternité des hommes et des animaux, et sur les services réciproques qu’ils se rendaient. Les littératures primitives sont pleines de la sympathie des anciens hommes pour les êtres inférieurs. Au livre de Jonas, le prophète envoyé par Dieu vers Ninive ordonne aux habitants déjeuner et se couvrir de sacs, eux et leurs animaux, bœufs, brebis, etc.. La ville sera sauvée, à ce prix, de la destruction dont le Seigneur la menace. Les bûtes sont ainsi associées à la pénitence que Dieu exige des hommes, pour leurs fautes et leurs crimes.

C’est surtout en Orient, dans l’Asie, que ce sentiment de mansuétude pour les animaux est généralement répandu. Les villes turques ? abondent en chiens errants, que personne n’oserait tuer, et pour lesquels les dévots font des fondations d’eau et de pain. Au Caire, les tourterelles font leurs nids dans les maisons, et les enfants mêmes ne les contrarient pas. Il existe en Orient des hôpitaux pour les animaux malades ou infirmes. Un savant européen, qui en a visité un, à Singapoore, dit que trois cours immenses, entourées de hangars, contenaient une foule d’oiseaux et d’autres animaux de toute espèce. Tout y était parfaitement ordonné : la litière y était propre et la nourriture suffisante ; la concorde la plus parfaite régnait parmi les nombreux commensaux, de manière que l’on pouvait raisonnablement conclure de cet exemple que c’étaient les animaux et non les hommes qui étaient faits pour vivre en société.[3]

Pendant la visite du savant qui nous a transmis ces détails, un paysan hindou amena un âne, pour le mettre en pension dans l’hôpital, jusqu’à ce qu’il pût venir le reprendre, car la nourriture manquait au logis du maître pour son pauvre serviteur. Les adieux furent touchants. Dans l’Inde, un animal domestique est un membre de la famille.

L’affection que l’homme oriental porte aux animaux lui est rendue par eux. Jamais Turc ou Arabe ne frappe son cheval ; aussi, assure-t-on que leurs chevaux ne sont jamais ni entêtés, ni rebelles, comme cela arrive souvent chez nous.

On éprouve un véritable plaisir à retrouver ces sentiments, communs chez les auteurs anciens et surtout dans les légendes et les récits populaires, chez quelques écrivains modernes et contemporains. L’homme, dit un d’eux[4], doit rapprocher de lui les êtres moins avancés, ennoblir les races animales, développer en elles, par une éducation affectueuse et par des soins bien entendus, toute l’intelligence, toute la vigueur et toute la grâce dont elles sont susceptibles. Et c’est aussi ce que dit Michelet, dans son beau livre de l’Oiseau, où il a répandu des trésors d’amour et de poésie.

Il faut l’avouer, les législateurs n’ont pas toujours été heureux, quand ils ont touché aux animaux. La loi qui impose les chiens, par exemple, a été très-vivement blâmée par M. de Lamartine :

« On ne sait pas, dit-il, on ne saura que plus tard ce qu’une loi si implacable retranche à la masse de sympathie que Dieu a mise sur la terre, comme un élément dans la nature humaine, et combien le peuple, qu’on croit enrichir en le forçant de jeter son ami aux fleuves, en sera endurci et férocisé. »

En revanche, la loi Grammont, votée par une assemblée républicaine, honore l’esprit nouveau qui en a inspiré l’idée et dicté le vote.

Cette digression un peu pédante de Francès ne plût pas à tout l’auditoire, qui trouva qu’elle manquait de simplicité et n’en comprit la signification que d’une manière générale. Les uns ouvraient de grands yeux, et même la bouche, sans rien dire, les autres baillaient tout bonnement. En un mot, chacun préférait les récits de Garandel.

— Toi qui es si savant, ou qui du moins parais l’être, dit Séraphine à Francès, explique-nous donc ce que c’est que cette Princesse aux cheveux d’or, si difficile à trouver, et dont il est si souvent question dans les contes populaires.

— La Princesse aux cheveux d’or des contes populaires, dit Francès, c’est l’Aurore printanière ou plutôt c’est le Printemps lui-même, après lequel soupire tout le monde, durant les longs et pénibles mois de l’hiver, mais, que les malades et les vieillards surtout attendent avec impatience, comme l’unique médecin qui peut les soulager.

Vous savez que c’est toujours un roi accablé de vieillesse et d’infirmités qui envoie le héros du conte à la recherche de la belle Princesse. Ce vieux roi, c’est l’année déclinante, défaillante et engourdie par les froids de l’hiver. Le héros, qui est le soleil pâli et refroidi de la fin de l’automne, s’engage dans une forêt sombre et périlleuse et y trouve un château habité par un génie malfaisant, un démon ennemi de la lumière et qui retient captifs les jeunes aurores et les jeunes soleils. C’est la forêt de la nuit ou de l’hiver. Il y est assailli par toutes sortes de monstres et de démons qui, à tout moment, mettent sa vie en grand danger, au point que, parfois, on le dirait vaincu et mort pour toujours. Ces monstres sont les nuages noirs et chargés d’eau et d’électricité (d’où les monstres à plusieurs têtes vomissant du feu), qui nous dérobent le soleil et nous privent temporairement de sa lumière bienfaisante. Mais, le héros solaire est secouru d’abord par différents animaux, à qui il a rendu service, et enfin par une jeune et belle princesse, fille ou captive du démon-magicien qui habite le château enchanté. Elle est magicienne elle-même. Après maintes épreuves plus terribles et plus merveilleuses les unes que les autres, la princesse met en défaut la science du maître et se fait enlever par le jeune homme. Ils reviennent, vainqueurs et radieux, à la cour du vieux roi, qui se ranime et se ragaillardit un moment, puis meurt, après les avoir unis ensemble, et en leur laissant son trône et son royaume.

La belle Princesse, la Princesse aux cheveux d’or, c’est l’Aurore, amoureuse du soleil, et tous les deux, en s’unissant, ils raniment et réveillent la terre, refroidie, engourdie et sur le point de mourir victime des rigueurs de l’Hiver.

C’est encore là l’histoire de La Belle au bois dormant, de Perrault, qui ne se réveille, au milieu de la forêt de la nuit ou de l’hiver, que lorsqu’elle reçoit le baiser du héros solaire, c’est-à-dire du soleil printanier.

De même, dans le conte de la Princesse Blondine, la vieille femme qui porte sur sa tête une cruche remplie d’eau, que Cado brise d’un trait, représente encore l’année caduque et vieillie. L’eau qui se répand de sa cruche cassée figure les pluies froides de novembre et décembre, et le tremblement dont est pris Cado s’explique par le froid de l’hiver, qui nous fait grelotter et souffrir, jusqu’à ce que la Princesse Blondine, qui n’est autre chose qu’une Princesse aux cheveux d’or, ou l’Aurore printanière, vienne nous guérir en nous réchauffant de ses doux regards.

Voilà comme les savants expliquent tout cela…

En ce moment, on entendit un frôlement contre les carreaux d’une des fenêtres de la cuisine, avec un cri étrange.

Marie Hulo, qui tournait tranquillement son rouet, près de cette fenêtre, en écoutant l’explication de Francès, jeta un cri d’effroi et laissa tomber sa quenouille à terre.

— Qu’est-ce donc ? demanda Benjamin.

— Je ne sais pas, répondit Marie Hulo, mais cela ressemble beaucoup à la plainte d’une âme en peine.

— Votre cri d’âme en peine, dit Julien, c’est tout simplement le cri d’une frésaie, qui a frôlé les vitres, du bout de ses ailes, en s’envolant vers les bois de Guernaham.

— Croyez-vous aux âmes en peine, Garandel, et aux revenants qui viennent solliciter des prières et des messes des vivants ? demanda Francès au conteur aveugle.

— J’y crois, répondit-il.

— En avez-vous jamais vu ou entendu ?

— Je n’en ai pas vu, par la raison que je ne vois pas ; je ne pense pas en avoir entendu non plus ; mais, je n’en crois pas moins à certains récits que j’ai entendu faire à quelques personnes, qui étaient sincères, assurément, et intelligentes et même quelquefois instruites.

— Vous n’avez donc pas entendu Soëzik Jaguin raconter ce qui lui est arrivé, demanda Marianna ?

— Et Kéradec, qui est là et qui ne dit rien, demandez-lui s’il croit aux revenants, dit Jean-Marie.

— Comment ! Kéradec aussi, lui qui se moque de tout, a vu ou entendu quelque chose de surnaturel ?

— Oui. dit Kéradec, d’un air grave, j’ai vu.

— Il faut nous raconter cela, dit Francès. S’il fait froid dehors, ici, il fait bon être autour de ce grand feu. Nous sommes du reste en bonne compagnie, et, quoique l’on puisse raconter, personne n’aura peur, je pense, pendant que nous serons ensemble. Voyons d’abord ce qui est arrivé à Soezik Jaguin ; Kéradec parlera après.

— Raconte-nous cela, Godic Rio, dit Perrine.

— Vous le lui avez entendu raconter vous-même, aussi bien que moi, dit Godic Rio.

— C’est vrai, mais je préfère que ce soit toi qui le raconte, ce soir.

Et Godic Rio, après quelques façons, disant qu’elle aimait mieux entendre raconter ces sortes d’histoires que les raconter elle-même, commença ainsi : — Voici comme Soezik Jaguin racontait elle-même l’histoire :

« À l’âge de cinq ou six ans, j’allai demeurer avec ma tante, à Caouennec. Mon père, comme vous le savez, a toujours été un pauvre journalier, vivant péniblement de son travail. Il était laborieux et avait du courage ; mais, il avait aussi six enfants en bas âge, tous incapables de rien gagner, et il fallait tous les jours pourvoir à manger à ces six bouches affamées. Aussi, mon père a-t-il toujours vécu pauvre et misérable, quoiqu’il travaillât nuit et jour. Nous autres, enfants, nous allions mendier par le pays, tendant la main de seuil en seuil, nu-pieds, le plus souvent, et à peine couverts de quelques lambeaux et guenilles mal assortis. Une tante que nous avions à Caouennec, et qui, en travaillant beaucoup, vivait dans une aisance relative, eût pitié de nous, et m’emmena chez elle. Ce fut une bouche inutile de moins, chez mon père. Je restai chez ma tante jusqu’à sa mort. J’avais alors seize ans. Je n’ai jamais été paresseuse, et j’étais capable de gagner ma vie. Je crois la voir encore, la pauvre femme, qui taillait des pommes de terre pour semer, lorsqu’elle tomba malade subitement et m’appela pour l’aider à se coucher. Sa maladie ne fut pas longue ; elle mourut au bout de quinze jours. Alors, je retournai chez mon père, à Plouaret. Je n’y restai pas longtemps sans trouver une place, comme servante. J’allai servir chez Laz-Goaz, au village de Barlantec.

Il y avait près de trois ans que j’y étais, lorsqu’une nuit que nous étions tous couchés, nous entendîmes quelque bruit dans la maison. On crut d’abord que c’étaient le chien et le chat qui se faisaient la guerre, pour quelqu’os à ronger. Mais le bruit allait croissant, et devint bientôt alarmant. Les chaises, les escabeaux, étaient lancés violemment d’un bout à l’autre de la maison ; les marmites, les chaudrons, les casseroles, tout était en mouvement ; les meubles tremblaient et menaçaient de tomber ; enfin, c’était un vacarme de tous les diables ; c’était effrayant ! Nous mourions de peur, dans nos lits, et respirions à peine. Enfin, Laz Goaz dit : — Prions pour la dernière sortie de la maison, et que nous avons conduite en pleurant au cimetière de la paroisse !

La fille de la maison, âgée de dix-huit à vingt ans, était morte, il y avait quelques mois. De son lit, Laz-Goaz récita plusieurs fois le de profundis, à haute voix, et nous répondions, de nos lits aussi. Mais, le bruit ne diminuait pas. Alors, Laz-Goaz dit encore : — Prions pour le purgatoire en général.

Et nous priâmes encore, et récitâmes une neuvaine de de profundis. Alors, le bruit diminua sensiblement, et nous pûmes aller jusqu’au malin, mais sans dormir cependant, et murmurant tout bas des prières, toute la nuit. Quand le coq chanta, au point du jour, tout bruit avait cessé, et nous remarquâmes, en nous levant, que, malgré tout le remue-ménage de la nuit, chaque chose était à sa place, ce qui nous étonna. J’allai, comme d’ordinaire, traire les vaches, à l’étable. J’étais toute à mon occupation, assise sur un escabeau, entre deux vaches. De temps en temps, je me sentais toucher légèrement l’épaule par derrière ; mais, pensant que c’était la vache placée derrière moi qui me touchait ainsi avec sa queue, en s’émouchant, je ne m’en inquiétais pas, et je me contentais de la gourmander de la voix, et de la repousser de la main, sans me détourner. Comme ce manège continuait, je me levai, impatientée, et, en me détournant, je ne fus pas peu surprise de me trouver en présence de ma tante morte, qui était debout devant moi et dans le même costume absolument où je l’avais vue, le jour où elle tomba malade. Et je voyais, sur son tablier de berlinge, jusqu’à la poussière terreuse des pommes de terre qu’elle découpait. Mais, ses orbites étaient creuses et sans regard, ses dents déchaussées dans leurs alvéoles, le nez était en trèfle, le front luisant, une vraie tête de mort enfin, en tout pareille à celles qu’on voit aux ossuaires des cimetières. Je restai immobile comme une statue. Bientôt l’apparition me parla ainsi, d’une voix calme et dolente :

— Ne craignez rien, ma fille ; je suis votre tante, venue vous demander un service, un grand service ! C’est dans deux jours, dimanche prochain, le pardon de Notre-Dame de Compassion de Saint-Carré[5]. Je vous prie d’y assister avec dévotion, avec recueillement et piété, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Vous entendrez trois messes et suivrez trois processions. Vous serez malade, pendant ces messes ; mais, quelles que puissent Être vos souffrances, restez toujours dans l’église, et ne permettez pas qu’on vous porte dehors. Vous recevrez aussi, des mains de la petite Annaïk, deux sous, que vous déposerez dans le plat de la Vierge, pendant la quête ; enfin, vous jeûnerez, depuis ce moment jusqu’à dimanche après les trois messes entendues. Ferez-vous bien tout cela, ma fille ? me demanda-t-elle, d’un ton très-triste ?

Moi, j’étais restée comme pétrifiée, et ce ne fut qu’au bout de quelque temps que je pus dire : — Oui !

— C’est bien, ma fille, reprit-elle, et n’oubliez pas que :

Neb a vev en doujanz Doue,
A varvo en he garante !


Celui qui vit dans la crainte de Dieu,
Mourra dans sa grâce !

Et aussitôt l’apparition s’abaissa graduellement, parut se rouler sur elle-même, et sortit par dessous la porte, sous la forme d’une boule de feu !

Je pris mon pot, ma jatte à traire et mon filtre, machinalement, n’ayant aucun sentiment de rien, et, en arrivant à la maison, au lieu de mettre tous ces objets à leur place ordinaire, je les posai sur la pierre du foyer. Ma maîtresse me regarda tout étonnée, et, me voyant pâle, égarée, elle me demanda ce qui m’était arrivé. Mais, je ne pouvais pas parler, et ce ne fut qu’au bout d’une heure, au moins, que je pus lui raconter ce que j’avais vu et entendu.

— Il faudra, me dit-elle, tout faire exactement comme il vous a été dit, ma fille, sans rien oublier.

Et, voyant mon trouble et mon égarement, elle me pria de me coucher, et veilla bien à ce qu’on ne me fît rien manger, jusqu’à ce que mon pèlerinage fût accompli.

Le dimanche arrivé, je me levai de bon matin ; Jâg, ma maîtresse, voulut m’accompagner, afin de veiller à ce que tout se passât exactement comme avait dit l’apparition, et pour me soutenir et m’encourager, en cas de besoin.

Avant de sortir de la maison, elle me donna deux sous, en me disant : — Tiens, voilà les deux sous que tu dois mettre dans le plat de la sainte Vierge.

Aussitôt, un vieux banc, qui était contre la table, fut jeté violemment presque sur nos pieds.

— Il paraît que ce n’est pas bien comme cela, dit Jâg ; rappelle-toi comme on t’a dit.

— On m’a dit : — vous recevrez, de la main de la petite Annaïk, deux sous, que vous mettrez dans le plat de la sainte Vierge.

Il y avait dans la maison une petite fille de cinq ans qui s’appelait Annaïk. On lui donna deux sous, et je les reçus de sa main. Puis, nous prîmes de l’eau bénite, nous nous signâmes et nous mîmes en route vers Saint-Carré.

Nous entendîmes trois messes et suivîmes trois processions autour de l’église, avec tout le recueillement et toute la piété dont nous étions capables. Durant les trois messes, je fus bien malade, malade à en mourir ! Je m’évanouissais, puis revenais à moi et m’évanouissais encore. L’on s’empressait autour de moi et l’on voulait me porter hors de l’église. Mais, Jâg, qui ne me quittait pas, s’y opposait de tout son pouvoir, et ne me laissait sortir qu’aux processions. On l’accusait de dureté, on lui disait que je mourrais là, par sa faute, qu’il fallait me faire prendre l’air, me jeter au visage de l’eau de la fontaine de la Vierge, etc.. Mais, Jâg était inflexible ; ni prières, ni menaces ne pouvaient rien sur elle.

Quand tout fut accompli rigoureusement suivant les recommandations de l’apparition, on me fit manger. Puis, au coucher du soleil, nous retournâmes à la maison.

Je n’ai pas revu ma tante, et. aucun bruit surnaturel n’a été entendu, depuis, dans la maison de Laz-Goaz. »


Voilà l’histoire : je me suis appliquée à vous la raconter absolument comme je l’ai entendu raconter à Soezik Jaguin elle-même. Je n’y ai rien ajouté, je n’en ai rien retranché non plus.


— Contez-nous, à présent, ce qui vous est arrivé, Kéradec, dit Francès, puisque nous en sommes aux histoires de revenants.

Et Kéradec, journalier à Kerarborn, commença ainsi, d’un air triste et d’un ton grave :

— Vous savez que ma belle-mère, qui habitait avec nous, est morte, il y a trois mois à peine. Nous l’avons accompagnée jusqu’au cimetière de la paroisse, la pauvre femme, et nous ne l’avons jamais oubliée, dans nos prières. Je pensais bien ne plus jamais la revoir, dans ce monde : mais, Dieu est puissant, et fait tout ce qu’il veut.

Mon fils Laouic, qui n’a guère que cinq ans encore, couchait ordinairement avec sa grand’mère. Quand elle fut morte, l’enfant occupa seul le lit. Une nuit du mois dernier (il y a aujourd’hui quinze jours de cela), nous dormions tranquillement, ma femme et moi, quand nous fûmes éveillés tout-à-coup par les cris de l’enfant, qui m’appelait à haute voix : — Père ! père !

— Qu’as-tu, mon fils, que veux-tu ? lui demandai-je.

— Père, c’est grand’mère qui est ici sur moi, et qui ne veut pas s’en aller.

Je crus que l’enfant rêvait, et je lui dis :

— Dors, mon enfant, tu sais bien que la grand’mère est bien bonne pour toi, et ne veut pas te faire de mal.

— Mais, père, elle est sur moi !

— Eh ! bien, dis-lui de se retirer de dessus toi, mon fils.

— J’ai beau la pousser, elle ne veut pas s’en aller. Va-t’en donc, grand’mère, va-t’en de dessus moi ! — Et l’enfant pleurait, et m’appelait près de lui. Je me levai, pour voir s’il était bien éveillé. Quand j’arrivai près de son lit, je fus bien étonné de voir moi-même ma belle-mère en sortir, passer près de moi, et se diriger vers la porte. Puis, je crus entendre le bruit du loquet que l’on soulevait. Cependant, la porte ne s’ouvrit pas, et je ne sais comment elle sortit, ou à travers la porte, ou par dessous, ou par le trou de la serrure ; je n’en sais rien. Il faisait clair de lune, et je la reconnus très-bien. Elle avait les mêmes vêtements qu’elle portait d’ordinaire.

Je restai là, immobile, comme pétrifié, en quelque sorte, au point que ma femme, ne sachant si j’étais sorti, m’appela et me demanda ce que je faisais. Je regagnai mon lit et ne lui dis rien de ce que j’avais vu. L’enfant se rendormit presqu’aussitôt, et, de la nuit, il ne se plaignit plus de sa grand’mère. Mais, moi, je ne dormis pas, et toute la nuit, et la journée du lendemain, je fus obsédé par le souvenir de cette vision. J’en parlai enfin à ma femme. Elle y crut, et eut peur comme moi.

La nuit suivante, nous ne pouvions dormir, tant nous redoutions d’entendre l’enfant nous appeler encore, pour le délivrer de sa grand’mère. Et en effet, c’est ce qui arriva. Laouic se mit encore à pleurer et à m’appeler pour chasser sa grand’mère, qui était encore sur lui et l’empêchait de dormir. J’engageai ma femme à se lever et à aller voir. Elle ne le voulut jamais : moi non plus je n’osais pas, et nous laissâmes le pauvre Laouic appeler et pleurer. Heureusement, qu’il s’écria bientôt : — Ah ! je l’ai bien poussée hors du lit. Puis il s’endormit.

Le lendemain matin, j’allai au bourg, trouver le curé. Je lui racontai la chose comme elle s’était passée, et lui commandai une messe à l’intention de ma belle-mère.

Le curé m’écouta attentivement, puis répondit :

— Je crois parfaitement à tout ce que vous me dites là : je dirai la messe, et cela pas plus tard que demain matin.

Nous assistâmes à la messe, ma femme et moi et le petit Laouic, avec quelques parents ; et depuis, ni l’enfant, ni aucun de nous n’a rien vu ni entendu d’extraordinaire, dans la maison.

— Votre histoire est assez curieuse, dit Francès, en cela que c’est un enfant de cinq ans, qui n’a pas encore eu le temps de devenir superstitieux, et qu’on ne peut soupçonner de mensonge, qui y joue le principal rôle.

— Qu’on vienne encore soutenir, dit Marivonne, qu’il n’y a pas de revenants, lorsque les enfants eux-mêmes témoignent du contraire.

— Imaginations que tout cela, dit Julien, et des rêves de gens éveillés. Soëzik Jaguin et Kéradec ont vu ou entendu, je le crois, puisqu’ils l’affirment et que je n’ai aucune raison de douter de leur sincérité, mais, ils ont vu et entendu comme nous voyons et entendons en rêve, croyant à la réalité de visions purement imaginaires et illusoires. Il y a des gens, vous dis-je, qui rêvent tout éveillés.

— Mais, et l’enfant ? objecta Marivonne.

— Les enfants eux-mêmes rêvent, tout comme les grandes personnes et les animaux aussi. N’avez-vous donc pas entendu des chiens de chasse aboyer, pendaut leur sommeil, comme s’ils poursuivaient un lièvre ?

— Vous venez d’entendre deux histoires de revenants qui vous ont tout émus, dit Auguste. Tenez, Fanch Ar Manac’h que voilà va vous en conter une troisième, qui vous paraîtra moins effrayante, au dénouement, du moins. Racontez-nous, Fanch, l’histoire du diable de Guernaham, qui a fait tant de bruit dans le pays, Il y a quelque temps. Nul mieux que vous ne connaît exactement la vérité à ce sujet, puisque vous avez vous-même joué un rôle dans l’histoire.

— Je ne demande pas mieux, dit Fanch Ar Manac’h, et vous pouvez avoir une foi absolue en mon récit, car je ne dirai que la pure vérité.

Et Fanch Ar Manac’h raconta ce qui suit :

— Un jour, — il y a trois ans de cela, — le bruit se répandit que la maison de Charles Keriot à Guernaham, était hantée par un lutin, ou un diable qui, toutes les nuits, y faisait des siennes[6]. C’était effrayant tout ce qu’on en racontait. Et ces bruits allaient croissant, et inspiraient une frayeur générale dans la commune. On ne parlait plus que du diable et du sabbat de Guernaham, à toutes les veillées. J’en parlai à Charlès, un dimanche, comme nous revenions ensemble de la messe. Charlès me confirma une partie des bruits répandus, tout en reconnaissant qu’il y avait beaucoup d’exagération dans tout ce que l’on débitait de-ci et delà. Il me dit que, presque toutes les nuits, vers onze heures et plus tard, on entendait marcher dans la chambre, au-dessus de la cuisine, puis le lutin ou le diable, — car personne ne l’avait jamais vu, — descendait l’escalier, et l’on entendait distinctement le bruit de ses pas sur les marches. Au bas de l’escalier se trouvait un lit, où couchait la servante, et contre ce lit était un vieux bahut de chêne. Il montait d’un bond sur le bahut, se penchait sur le lit, et la servante sentait son souffle empesté et son haleine qui soulevait ses cheveux sur son front. Alors, le diable s’approchait du foyer de la cuisine, visitait le buffet et la table, et on l’entendait manger ; et cependant, les chats miaulaient d’une façon sinistre, les hiboux leur répondaient dehors, et tout cela était effrayant et faisait dresser les cheveux sur la tête.

Au chant du coq, tout bruit cessait, tout rentrait dans le silence. On avait entrevu, quelquefois, sous un rayon de la lune, comme des cornes et de longs poils noirs, ce qui faisait croire à un diable. La servante avait quitté son lit, au bas de l’escalier, préférant coucher à l’étable, et personne ne l’y avait remplacée.

Voilà ce que me dit Charlès Keriot lui-même. Mais, ailleurs, l’on disait bien d’autres choses. En vain, il avait fait dire des messes pour ses parents défunts et pour tous ceux qui étaient morts dans sa maison ; en vain il avait fait bénir de nouveau la maison par le curé, et avait mis partout de l’eau bénite et du buis sacré ; rien n’y faisait, les bruits allaient toujours leur train, et le diable semblait braver l’eau bénite et les oraisons de la vieille God Madoc, que l’on disait un peu sorcière. On n’avait jamais vu pareille chose. Enfin, le pauvre Charlès Keriot ne savait plus où donner de la tête, personne ne voulait rester chez lui, tous ses domestiques le quittaient : il était fort embarrassé.

Un soir que, comme d’habitude, on parlait à la veillée du diable de Guernaham, Tugdual Kerlann, qui était avec moi domestique à Guernachanhai, dit : — Je suis ennuyé d’entendre toujours la même histoire, toujours le diable de Guernaham ! Je ne veux défier ni Dieu ni le diable ; mais, je ne suis pas peureux, et je voudrais bien savoir ce qu’il y a au fond de tout cela. Ce sera peut-être rendre un grand service à Charlès Keriot, qui est un brave et digne homme. Si donc quelqu’un d’ici veut m’accompagner, et courir avec moi les chances de l’aventure, nous irons, un de ces jours, passer la nuit à Guernaham, et nous verrons peut-être ce fameux diable.

— Jésus ! s’écrièrent toutes les femmes à la fois, — vous perdez la tête, Tugdual ! N’allez pas faire cela ; vous attaquer au diable ! Songez donc ! Mais vous le dites sans doute pour plaisanter, n’est-ce pas, Tugdual ?

— Je ne plaisante pas du tout, je parle sérieusement, et je suis prêt à faire ce que j’ai dit, si quelqu’un d’ici veut m’accompagner.

Nous étions là nombreux. Un silence profond se fit, à cette proposition. Je dis tout à coup :

— Eh ! bien, Kerlann, je suis ton homme ! je te suivrai ; non pas par bravade ni forfanterie. Si nous voyons ou entendons le diable ou le revenant, nous lui parlerons, nous l’interrogerons, et peut-être nous répondra-t-il, et nous verrons ce qu’il dira et saurons à quoi nous en tenir sur le diable de Guernaham.

C’était un jeudi soir. On prit jour pour le samedi suivant, dix du mois de janvier, et l’on avertit Charlès Keriot.

Le samedi suivant donc, vers neuf heures, nous partîmes ensemble, Tugdual Kerlann et moi, quoiqu’on pût nous dire pour nous détourner de notre projet. Nous bûmes chacun une bonne écuellée de cidre, nous trempâmes nos doigts dans le bénitier de la maison et nous nous signâmes, puis nous nous mines en route, à la grâce de Dieu.

Il avait abondamment neigé, depuis trois jours ; le vent soufflait du nord, et il faisait un froid très-vif. Quand nous arrivâmes au bois de Guernaham, les hiboux et les frésaies piaulaient et voltigeaient au-dessus de nos têtes, et le vent, passant à travers les branches et les crevasses des vieux chênes, semblait nous apporter, des noires profondeurs du bois, des cris et des plaintes étouffées. De temps en temps, un corbeau, réveillé par le bruit de nos sabots ferrés sur les pierres, s’envolait en poussant un croassement lugubre. Nous n’avions pas peur, pourtant, et nous marchions résolument.

L’on nous attendait, à Guernaham. Un bon feu flambait et pétillait dans la vaste cheminée de la cuisine. Charlès Keriot nous reçut cordialement, nous fit donner les meilleures places au foyer, et nous parlâmes de bœufs, de charrues, de chevaux et des travaux de la saison. Mais, pas un mot du diable ni des revenants. Il faisait un vent très-violent, et le vieux manoir s’ébranlait et craquait, comme un navire battu par la tempête.

À dix heures et demie, Charles nous apporta à chacun une bonne écuellée de cidre. Tout le monde de la maison alla se coucher, et il ne resta près du feu que Tugdual Kerlann et moi, assis en face l’un de l’autre, chacun d’un côté du foyer. Nous fumions en silence, et regardions en rêvant les flammes bleues qui voltigeaient sur les tisons à moitié éteints.

À onze heures sonnant, je finis de vider mon écuelle, et j’allai réinstaller au lit placé au bas de l’escalier, et où le lutin ou le diable faisait sa visite à la servante. Tugdual resta auprès du feu, armé d’un bon penn-baz (bâton de chêne, terminé par une boule). On éteignit la lumière : l’obscurité était complète. Cependant, une lueur bleuâtre léchait parfois les braises recouvertes d’une couche de cendres blanches, et s’éteignait aussitôt.

Un coup de vent emporta cinq ou six ardoises, qui roulèrent avec grand bruit le long de la toiture et se brisèrent en tombant sur le pavé de la cour. Je crus un instant que c’était l’heure !… Mais noh, tout rentra dans le silence. J’attendais patiemment, en rêvant de choses et d’autres ; je n’avais pas peur. Il ne devait pas être loin de minuit, quand je crus entendre marcher dans la chambre, au-dessus de moi. Je prêtai bien l’oreille… Oui, on y marchait bien réellement ; j’avertis Tugdual : — Voici le moment ! J’entends marcher dans la chambre. — À la grâce de Dieu ! dit Tugdual, en serrant son penn-baz ; je n’ai pas peur.

Puis, j’entends descendre l’escalier, lentement, degré par degré. Le voilà d’un bond sur le bahut placé contre le lit. Il se penche sur moi. Je sens son haleine, et une odeur de diable ! Ma foi ! je tremble, je crois que j’ai peur ! Mais, je me dis : — Comment Fanch ar Manac’h tremble ! Fanch ar Manac’h a peur ! Et tout mon courage, toute ma force me reviennent. Je croise mes deux bras sur le diable qui se penchait sur moi, et je le serre de toutes mes forces contre ma poitrine. Il pousse une plainte sourde et étouffée, en se débattant ; mais, je le maintenais avec un poignet de fer, et me voilà de crier : à moi Tugdual ! à moi !… je le tiens dans mes bras ! allume vite une chandelle et accours. Viens avec ton penn-baz ! Il a des cornes sur la tête ! Il est couvert de poils ! Il a des pieds fourchus ! C’est le diable ! le diable Béelzébud ! Arrive, vite ! arrive ! — Et je criais à tue-tête, ne sachant trop ce que je disais !

Quand Tugdual arriva au lit, avec sa chandelle et son penn-baz, quel spectacle s’offrit à ses yeux !… J’étais là, égaré, comme fou, les yeux me sortant de la tête, et, la frayeur (pourquoi le cacher) quintuplant mes forces, j’avais étouffé dans mes bras le monstre épouvantable qui faisait la terreur du pays !

Or, devinez ce que c’était ? Le monstre infernal c’était tout bonnement… un vieux bouc, qui, par un escalier peu fréquenté, montait toutes les nuits, de l’étable dans la chambre, puis, descendait dans la cuisine, où il trouvait toujours quelques miettes de pain autour de la table, et quelquefois des choux, des carottes, et des pommes de terre, au bas de la cuisine.

L’on ne parla plus du diable de Guernaham ; la tranquillité revint dans le vieux manoir, la servante dormit en paix dans son ancien lit, au bas de l’escalier, et l’on crut un peu moins aux éternelles histoires de lutins, de diable et de revenants, qui ne manquent jamais à nos veillées.

— Voilà, dit Julien, ou à peu près, comment s’expliqueraient toutes les sottes histoires de revenants et d’apparitions surnaturelles qui se débitent, aux veillées d’hiver et ailleurs, s’il se trouvait toujours des hommes sans peur et résolus à les tirer au clair. C’est la peur qui produit tous les fantômes.

— Oui, pour vous autres qui ne croyez à rien, dit Marivonne.

— Voilà qu’il va être dix heures, dit Séraphine : — Chantez-nous une jolie chanson, Godik Rio, pour terminer la veillée.

Et Godik Rio, de sa voix fraîche et claire, chanta le sône suivant :

ADIEUX À LA JEUNESSE


Dimanche soir, après souper, — j’allai me promener dans mon jardin, ô gué tra la, la ! — j’allai me promener, me promener dans mon jardin[7].

Et là, j’entendis un petit oiseau qui me disait, sur la branche : — es-tu malade de cœur, ou as-tu peine d’esprit ?

— Je ne suis malade de cœur, ni n’ai peine d’esprit : — mais, je regrette ma jeunesse, je ne sais où elle s’en est allée.

Elle a emporté mes dents et blanchi mes cheveux ; — elle a voûté mes épaules et obscurci mes yeux.

Jadis, quand j’étais jeune homme allant aux pardons, — j’avais de l’argent en poche, pour payer bouteille.

Et quand sonnaient le biniou et la hombarde, — j’étais le plus léger et le roi de la danse.

Mais aujourd’hui, que je suis marié et que j’ai femme, — adieu, la jeunesse, adieu tous les plaisirs.

Mais toi, petit oiseau, toi qui as deux ailes, — vole après ma jeunesse et dis-lui de revenir sur ses pas.

Vole après ma jeunesse, dis-lui de revenir à l’instant, — et quand nous nous retrouverons, je paierai bouteille.

— Laisse-là ta jeunesse, puisqu’elle s’est envolée, — car, quand bien même j’aurais quatre ailes, je ne pourrais la rattraper !


— Dix heures ne sont pas sonnées, dit Francès, et nous avons le temps d’entendre chanter encore quelque chose, avant d’aller nous coucher. Vous savez beaucoup de gwerziou et de soniou, Garandel ?

— Certainement que j’en sais beaucoup, assez pour vous chanter, sans discontinuer, pendant huit veillées de suite.

— Eh ! bien, chantez-nous un beau gwerz ou un joli sône.,

— Que vous chanterai-je bien ? Connaissez-vous le gwerz de l’incendie de la Tour de plomb ?

— Non ; chantez-nous le.

Et Garandel chanta ce qui suit :

« Le premier qui aperçut le feu dans la Tour de plomb, — fut un petit enfant, sur le bras de sa mère. — Il dit aux Quimpérois : — Le feu est dans votre église ! — Le feu y est des deux côtés, — et malheureusement, il est aussi au milieu ![8]

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — s’il eût été dans l’église de Quimper, — en voyant les saints et les saintes — venus tous autour du cimetière ; — il n’en est resté aucun dans l’église ; — (il n’y est resté) que la croix sur laquelle Dieu est crucifié, — et elle est entourée d’un feu horrible !

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — se trouvant sous le porche (de l’église) de Quimper, — en voyant la Vierge Marie — forcée de sortir de sa maison, — entourée de la croix et de la bannière.

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — étant sous le porche de Quimper, — en voyant trente-et-un prêtres, — se répondant tous les uns aux autres, — pour savoir lequel le plus savant (d’entre eux) — monterait le premier dans la tour. — Le curé de Quimper est le plus hardi ; — il monte le premier dans la tour.

Le curé de Quimper disait, — pendant qu’il montait dans la tour : — Personne ne peut monter dans la tour, — avec le plomb bouillant qui coule, — et où il tombe, il brûle ! — Le démon est sur le sommet de la tour, — il est là comme un milan ; — il est rouge comme le sang, — ses yeux lancent du feu !

Le curé de Quimper demandait — au démon, en le conjurant : — Que cherches-tu autour de ma maison ? — Moi, je ne vais pas autour de la tienne. — Ton église est profanée — par une mauvaise fille et deux clercs, — dans la chambre de la tour, la nuit de Noël !

Le curé de Quimper disait — au démon, en le conjurant : — Démon, dis — moi, — que disent les prophètes ? — Empêcher les sonneurs de sonner, — amener à Quimper une mission, — prêchée par un évêque breton. — La première chose qui éteindra le feu dans la Tour de plomb — sera du pain de seigle et du lait de sein ; — du lait des deux seins d’une jeune fille de dix-huit ans ; — on ne saurait trouver rien de mieux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— J’ai là-haut, — dit Francès, quand Garandel eut fini de chanter, — un vieux livre dans lequel est aussi rapportée l’histoire de l’incendie de la Tour de plomb, telle à peu près que vous venez de l’entendre, dans le gwerz de Garandel. Je vais le chercher, pour vous lire le passage, et vous verrez.

Et Francès monta à sa chambre et descendit bientôt avec un vieux livre portant le titre suivant :

Recueil de Dissertations anciennes et nouvelles sur les apparitions, les visions et les songes, par l’abbé Lenglet-Dufresnoy. — Avignon, 1751.

Et il y lut la relation suivante, en la traduisant en breton, afin d’être compris de tout l’auditoire.

LA VISION PUBLIQUE

D’un Horrible Et Très-épouvantable
Démon, Sur L’église Cathédrale De
Quimper Corentin, En Bretagne, Le
Premier Jour De Ce Mois De Février 1620.
(Lequel démon consuma une pyramide par le feu,
et y survint un grand tonnerre et feu du ciel.)

« Samedi premier jour de février 1620, advint un grand malheur et désastre en la ville de Quimpercorentin ; c’est qu’une belle et haute pyramide couverte de plomb, étant sur la nef de la grande église, et sur la croisée de ladite nef, fut toute brûlée par la foudre et feu du ciel, depuis le haut jusques à ladite nef, sans pouvoir y apporter aucun remède. Et pour savoir le commencement et la fin, c’est que ledit jour, sur les sept heures et demie tendant à huit heures du matin, se fit un coup de tonnerre et éclairs terribles entr’autres ; et à l’instant fut visiblement vu un démon horrible et épouvantable, en faveur d’une grande onde de grêle, se saisir de ladite pyramide par le haut et au-dessous de la croix, étant ledit démon de couleur verte, ayant longue queue de pareille couleur. Aucun feu ni fumée n’apparut sur ladite pyramide, qu’il ne fut près d’une heure après midi, que la fumée commença à sortir du haut d’icelle, et dura fumant un quart-d’heure ; et du même endroit commença le feu à paraître peu à peu, en augmentant toujours, ainsi qu’il dévalait du haut en bas ; tellement qu’il se fit si grand et si épouvantable, que l’on craignait que toute l’église fût brûlée, et non-seulement l’église, mais aussi toute la ville. »

« Tous les trésors de ladite église furent tirés hors ; les voisins d’icelle faisaient transporter leurs biens le plus loin qu’ils pouvaient, de peur du feu. Il y avait plus de quatre cents hommes pour éteindre ledit feu, et n’y pouvaient rien faire. Des processions allèrent à l’entour de l’église et autres églises, chacune en prières.

« Enfin ce feu allait toujours augmentant, ainsi qu’il trouvait plus de bois. Finalement, pour toute résolution, on eût recours à faire mettre des reliques saintes sur la nef de ladite église, près et au-devant du feu. Messieurs du chapitre (en l’absence de Monseigneur l’Évêque), commencèrent à conjurer ce méchant démon, que chacun voyait appertement dans le feu, tantôt vert, jaune et bleu, jettant des Agnus Dei dans icelui, et près de cent cinquante barriques d’eau, quarante ou cinquante charretées de fumier, et néanmoins le feu continuait. Et pour dernière résolution l’on fit jeter un pain de seigle de quatre sols, dans lequel on y mit une hostie consacrée, puis on prit de l’eau bénite avec du lait d’une femme nourrice, de bonne vie, et tout cela jeté dans le feu ; tout aussitôt le démon fut contraint de quitter le feu ; et avant que de sortir, il fit si grand remue-ménage, que l’on semblait être tous brûlés, et sortit à six heures et demie du soir dudit jour, sans faire aucun mal (Dieu mercy) que la totale ruine de ladite pyramide, qui est de conséquence de douze mille écus au moins. »

« Ce méchant étant dehors, on eut la raison du feu. Et, peu de temps après, ledit pain de seigle se trouva encore en essence, sans être aucunement endommagé, fors que la croûte était un peu noire. »

« Et sur les huit ou neuf heures et demie, après que tout le feu fut éteint, la cloche sonna pour amasser le peuple, afin de rendre grâces à Dieu. »

« Messieurs du chapitre, avec les choristes et les musiciens, chantèrent le Te Deum et un Stabat Mater, dans la chapelle de la Trinité, à neuf heures du soir. »

« Grâces à Dieu, il n’est mort personne, fors trois ou quatre blessés. »

« Il n’est pas possible de voir chose plus horrible et épouvantable que ledit feu. »[9].

Cette relation ne fait aucune mention de l’orgie des deux clercs et de la fille de mauvaise vie, dans la tour, pendant la nuit de Noël. Mais, le feu du ciel frappant une église, bien plus, la cathédrale de Saint-Gorentin, émut et troubla à un tel point nos bonnes populations rurales, que, comme presque toujours en pareil cas, elles inventèrent cette fable pour expliquer et justifier, en quelque sorte, la colère divine.

La veillée finit sur cette lecture de Francès.



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  1. Les Cacous ou Caqueux étaient des espèces de parias, d’individus hors de la société et qui exerçaient ordinairement, en Bretagne, le métier de cordiers. On les confond assez souvent avec les lépreux, bien que je les croie tout différents, au moins à l’origine. Le mot breton qui signifie lépreux est laour et la lèpre se dit : al laournès, ou encore lorgnès.
  2. Fresk eo ?
    Fresk beo !
  3. De France en Chine, par le docteur Ch. Yvan.
  4. Daniel Stern, Essai sur la liberté.
  5. Notre-Dame de Compassion de Saint-Carré, un lieu de pèlerinage très-fréquenté, se trouve dans la commune de Lanvellec, arrondissement de Lannion.
  6. Guernaham est un vieux manoir, près de Kerarborn, en Plonaret.
  7. Disul da noz d’abardeiz ha pa oa koaniet d’inn,
    Ha me monet da vale, ô guè tra la la !
    Ha me monet da vale, da vale em jardinn.

  8. Kenta velas ann tân en Tour plom
    Oe eur bugel war vrec’h he vôm ;
    Ma lavaras da Gemperis :
    — Krog eo ann tân en oc’h ilis !

  9. Ce n’est pas la grande tour de la cathédrale de Quimper, comme on pourrait le croire d’après le gwerz breton, qui fut frappée par le feu du ciel, mais bien une simple pyramide ou flèche en bois, recouverte de plomb, et qui s’élevait au-dessus de la toiture de l’église, dans la partie qui correspond à la croisée du transsept.
    L’incendie de la Tour de plomb, amplifié et transformé par l’imagination populaire, fournit matière à plusieurs relations plus fantastiques les unes que les autres, et à un gwerz breton, au moins tout aussi merveilleux. Outre la relation de Lenglet-Dufresnoy, qu’on vient de lire, j’en connais une autre, qui en diffère très-peu, imprimée à Paris, en 1620, et qui a été publiée par M. Milin, dans le Bulletin de la Société académique de Brest, tome IV, page 95. Le gwerz breton dont nous avons donné une traduction littérale a été également recueilli par M. Milin, de la bouche d’une mendiante nommée Perrino Poder, native du Ponthou, sur la limite du Finistère et des Côtes-du-Nord. M. Le Men, dans une note de son excellente Monographie de la cathédrale de Quimper, page 221, élève des doutes sur l’authenticité de cette pièce et la qualifie de pastiche maladroit. Les raisons qu’il donne à l’appui de son opinion sont tirées des nombreuses fautes ou inexactitudes matérielles que contient le chant breton. Mais, il suffit d’avoir un peu étudié la poésie populaire, et surtout d’en avoir recueilli aux sources, pour savoir que les inexactitudes et les fautes matérielles les plus choquantes pour le savant, loin d’être des preuves probantes contre l’authenticité d’une pièce, témoignent souvent, au contraire, en faveur de son origine vraiment populaire. Je crois que c’est précisément le cas, ici, et que le savant archiviste est dans l’erreur, quand il parle de pastiche maladroit. Je plaide, du reste, en faveur de l’authenticité du gwerz ann Tour plom avec d’autant plus d’assurance, que je me rappelle très-bien l’avoir moi-même entendu chanter, par l’aveugle Garandel, aux veillées de Kerarborn, en Plouaret, vers 1830 ou 1837. Je ne le recueillis pas alors, et je le regrette, car, plus tard, je n’ai pu le retrouver. C’est, je crois, le seul exemple d’un chant breton entendu dans mon enfance ou ma jeunesse et que je n’ai pu arriver à découvrir postérieurement, quand je me suis occupé de recueillir les chants et autres traditions populaires et orales des Bretons-Armoricains. Dernièrement encore, j’ai fait des recherches, à Morlaix, et plusieurs personnes m’ont affirmé avoir entendu chanter gwerz ann Tour plom, mais aucune n’a pu m’en donner autre chose qu’un canevas incomplet et quelques vers isolés. Je crois que le gwerz a dû être composé, tôt après l’événement, dans les environs de Morlaix, ou dans les Côtes-du-Nord, sur les limites de ce département et du Finistère, non par un témoin oculaire, mais d’après des rapports inexacts et altérés par la tradition orale. Ainsi s’expliquerait facilement la confusion faite par le poète populaire d’une simple pyramide ou flèche en bois appelée ann Tour plom, avec la grande tour de la cathédrale de Quimper. Et quant à la fable du sacrilège commis dans la chambre de la tour, laquelle chambre n’existait pas, elle a son origine, comme je l’ai déjà dit, dans le besoin d’expliquer et de justifier, aux yeux du peuple, la colère du ciel frappant la basilique de Saint-Corentin. le patron de la Cornouaille.