Verlaine (Quelques fantômes de jadis)

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Verlaine
Quelques fantômes de jadis
1919




VERLAINE






VERLAINE


Le 29 janvier 1896, dans le morne quartier de la Montagne-Sainte-Geneviève, entre les jardins qui subsistent et les murs glacés du Panthéon, mourait un homme encore jeune, ignoré de ses voisins et méconnu de son portier. Un logis de hasard, hôtel meublé en proie à la vermine, repaire de chemineaux ou de malfaiteurs, avait accueilli l’heure suprême du vagabond, espèce de Juif errant dont la silhouette picaresque illustrait, depuis quelques années, les paysages nocturnes du Quartier Latin.

C’était — disait Rachilde — « un homme pauvre et doux », intempérant aussi, que les promeneurs attardés rencontraient du pont Saint-Michel au carrefour de l’Observatoire, traînant ses chausses et battant l’estrade, toujours en pointe d’alcool, toujours à la recherche d’une taverne amie où boire un dernier verre, hôte des marchands de vin les moins recommandables, familier des bistros, membre de cette « académie » où l’on débite, rue Saint-Jacques, de l’absinthe en rasades, pour un prix consternant de bon marché et qui met le poison à la portée de tous. L’homme pérégrinait, du soir au matin, dans les endroits où l’on s’enivre. Un troupeau de disciples, gens altérés de gloire et de boissons fortes : pierreuses en cheveux, éphèbes dépourvus de linge, péripatéticiens aux ongles noirs, lui faisaient escorte de café en café, du vieux Procope au jeune Soleil d’Or, accompagnés, parfois, d’artistes, de curieux, de snobs littéraires et de poètes venus là parce que la Muse, comme le feu, rend pur ce qu’elle touche. Et cela faisait un groupe incohérent, plein de mélanges bigarrés et d’éléments contradictoires, où Bibi-la-Purée, avec un abandon évangélique, tutoyait, vers deux heures du matin, Monsieur Robert de Montesquiou. Quant au promeneur objet de ces rencontres, il faisait paraître une charpente vigoureuse, encore qu’il semblât vieilli, plutôt que vieux, infirme presque, moins par l’effort du temps que par les troubles d’une vie ardente, calamiteuse et discréditée. Il marchait, coiffé en lampion d’un feutre mou, éternellement cravaté d’un cache-nez gris sale, dont les bouts pendaient sur ses épaules à la façon d’une steinkerque. La jambe défaillante, et courbé sur un bâton de trimardeur, il faisait involontairement songer à ces rôdeurs champêtres qui, sans labourer ni moissonner en aucune saison, courent les foires et les marchés, s’avinent à l’auberge et, de Pâques à la Saint-Martin, dorment à l’ombre des meules ou dans l’herbe en fenaison. Mais le visage, d’une laideur magnifique et surprenante, d’une laideur à la Socrate, populacière et divine, avec son beau crâne pareil à la coupole d’un temple, son front dévasté par le génie et la souffrance, avec, aussi, le clignotement goguenard des yeux obliques, démentait ce que l’homme pouvait avoir de rustique et de falot.

Il mourut.

Après maintes villégiatures dans les hôpitaux de Paris, où les sobres douceurs de l’Assistance publique suspendaient pour quelque temps son hygiène empoisonneuse, par un jour brumeux de la saison mauvaise, il rendit l’esprit sur une couche de hasard, non moins triste et nauséabonde que le grabat à punaises où Beethoven expira. Le 28 mai 1911, sous les arbres en fleurs du Luxembourg, à cette heure charmante de l’année où


Des bouquets de lis blancs croissent aux bords de l’onde,


où montent les parfums sucrés de l’aubépine et du laurier, où déjà s’épanouissent les rosés, un collège défilait sur les terrasses italiennes, peuplait d’allégresse le promenoir des Médicis.

Un poète chantait :


Tout est joie, harmonie, enthousiasme, amour,
La bourrasque ennemie a cessé ses querelles,
L’air roucoule, alentour, d’un bruit de tourterelles,
Et la terre a repris sa robe de printemps.


C’était grand-fête, fête de jeunesse, d’harmonie et de lumière, auprès d’un échafaud qui celait aux regards une effigie encore mystérieuse. Les jeunes hommes apportaient des vers, les femmes des guirlandes ; quelques-uns offraient au souvenir la libation des larmes.

Bientôt, le voile qui dérobe les simulacres divins, tombant au signal accoutumé, découvrait, ennobli, purifié au contact de l’Art, promu à la vie éternelle, affranchi désormais dans la Beauté, le fantôme du cynique promeneur, de l’imbriaque et du nomade, terrassé là-bas, naguère, dans un bouge, par le démon de l’alcool.

Autour du buste, à la fois idéal et véridique, le statuaire Auguste de Niederhaüsen enchaînait une ronde pathétique de femmes dolentes et blessées, mais que rassérène « la chanson bien douce », la plainte confidente du poète, la suavité de cadencer leurs pleurs au rythme des beaux vers.

Et, dans cette apparition d’un chef-d’œuvre, — dont se peut enorgueillir même la France de Puget et de Clodion, — revivait le bohème calamiteux qui, sous la voûte des mêmes arbres, le long des parterres épanouis, avait conduit si souvent par la main sa détresse et fait asseoir sa pauvreté : mais, à présent, nimbé de gloire, échappé aux outrages de la vie, aux misères du tombeau, cependant qu’à travers les rayons adoucis du crépuscule, dans la lumière d’or que l’approche du soir atténue et colore, éployant le frisson de leur aile satinée, un vol de colombes, gris et rosé, venait, emblème de paix, de réconciliation et d’amour, se poser sur la pierre immortelle et désormais sacrée.

Or, ce défunt obscur, ce trimardeur scandaleux, compagnon des maritornes et des mauvais garçons, maintenant apparu dans un marbre où son génie inspirateur, guidant la main filiale de l’artiste magnanime, assume dorénavant une vie éternelle d’apothéose et de splendeur ; ce malade incorrigible, ce pilier de tavernes, dont le buste s’érige pour le Paris studieux en ce Luxembourg mélancolique et beau où vinrent s’asseoir nos premiers rêves ; ce mendiant près de qui veille maintenant l’Ange propice de la Gloire, ce vagabond devenu dieu, ce rôdeur, ce pauvre, cet exilé de toutes les fêtes, c’était Paul Verlaine, — Paul Verlaine, le plus grand poète du XIXe siècle, sans excepter Victor Hugo !

Nos relations personnelles datent de 1883 — trente-six ans, long espace de nos âges mortels ! — elles remontent à Lutèce, au petit cénacle des Hydropathes ou buveurs d’eau, fondé par Émile Goudeau, qui mourut alcoolique, aux symposium du Café Procope, du Soleil d’Or et du Mercure de France, alors à son aurore.

Poor Lélian revenait, escorté d’une légende saturnienne où l’Envie et la Sottise avaient collaboré pour la plus grande part. M. Henry Fouquier, en prononçant le nom du poète, faisait à peu près la même grimace qu’en prenant une bûche au baccara.

Mais l’animadversion des pleutres, la haine des lâches et des imbéciles, tant de mensonges accumulés grandissaient encore à nos yeux ce revenant de la douleur et de l’exil. Une légion thébaine s’était formée autour de lui, aveugle et sourde à tout ce qui n’était pas la gloire du poète. Nous l’aimions. À ses côtés prenaient place quelques jeunes hommes dont la plupart devaient connaître, à leur tour, la gloire en lingots d’or, ou tout au moins en gros sous. Vers la même époque, Marie Krysinska disputait à Gustave Kahn la priorité dans l’invention du vers libre. Marie Krysinska, juive polonaise, près de qui Rollinat avait appris à méditer sur la fragilité de l’humaine plasmature. Servante de brasserie, elle avait pris au fossoyeur des Névroses l’habitude maugracieuse de bafouiller des vers sur son piano, si bien qu’on la nommait familièrement « la verseuse de Chopin ».

Là, venait aussi Jean Moréas, un Moréas moins connu et, peut-on dire, avant la lettre, qui n’avait pas encore inventé l’École Romane et les diverses religions qui l’ont illustré par la suite. C’était pour lors un quidam assez malappris. Il débarquait du Chat Noir, où, pendant tout un hiver, il avait servi de plastron et de chouette aux ivrognes de Salis.

Celui-là ressemblait à une pie de cordonnier, avec ses jambes maigres, ses longues pattes, le noir de toute sa personne et le nez surprenant qu’on lui voyait. Coiffé d’un nom d’opérette — il s’appelait au vrai Pappadiamantopoulos — et d’un physique de café-concert, avec un accent à débiter des cacaouettes entre la rue Saint-Ferréol et le port de la Joliette, le sourcil gauche incrusté d’un monocle, un tic lui faisait involontairement relever l’épaule droite, tandis qu’il humectait de salive son pouce et son index, dont il faisait aussitôt profiter sa moustache, à défaut d’autre essence. Il portait des souliers pointus, du linge sale et des gants jaunes. Il cherchait sa voie ; il se montrait condescendant aux inspirations d’Anatole Baju, ancien meunier devenu instituteur par la grâce d’un homme politique, et symboliste par les ténèbres inhérentes à son entendement. Plus tard, MM. Charles Maurras et Pierre Lasserre ouvrirent l’esprit de Moréas, à peu près comme une écaillère ouvre sa marchandise, lui révélèrent l’art néo-classique et la tragédie en cinq points. Même ils promirent à ce doux enfant des Muses qu’il prendrait la perruque de Jean Racine à la cour de Philippe VIII, ce qui serait — n’en doutez aucunement — arrivé si Moréas n’avait eu l’idée inopportune de se laisser mourir quelques semaines avant le retour, dans sa bonne Ville, du Prince qui règne sur Les Lys.

D’autres encore, pèlerins d’un soir, éblouis par le reflet d’une gloire si haute, approchaient le maître bien-aimé : Fernand Icres, poète brutal et truculent, venu sous les auspices de Léon Cladel, et que devait emporter bientôt une mort prématurée. Ainsi que l’auteur des Bouscassié, Icres apportait la sonorité d’une langue presque latine, étonnante et détonante, pleine d’emphase et de sauvagerie. En des vers d’un naturalisme forcené, rebelle aux citations, bramait une fervente et rudanière luxure qui faisait de lui comme une sorte de Lucrèce paysan, d’autant plus acharné aux délices de la vie, à l’amour, que, déjà, le soir étendait sur son front pâle un crépuscule menaçant.

Puis, c’était Edmond Haraucourt, né « poète lauréat », tout d’abord adapté aux cantates et, pour qui, dès sa première jeunesse, les méchants vers n’eurent aucun secret ; le pauvre Mac-Nab, grelottant et malpropre ; Emmanuel Signoret, malpropre aussi, mais avec des enthousiasmes de séraphin déplumé, Emmanuel Signoret à qui ses longs cheveux, sa voix de ténor poitrinaire, ses yeux d’azur et ses ongles de bitume donnaient l’apparence d’un Galaor miteux, d’un Parsifal tombé dans la débine, d’un héros vierge, vierge surtout de brosses et de bains. Quelques autres : MM. Mathias Morhardt, qui ne s’adonnait encore point à cultiver les Droits de l’Homme ; Edouard Rod, que l’on devait, plus tard, surnommer « Anatole Suisse » ; Charles Vignier, pique-assiette résolu et poète évanescent, par la suite enrichi dans le négoce du bric-à-brac ; Rodolphe Darzens, que le commerce des voitures allait bientôt ravir au char d’Apollon. Ces jeunes hommes préludaient, se communiquaient des vers, des essais, des poèmes en prose, dans la fumée acre des pipes et l’odeur atroce des alcools. A qui mieux mieux, ils se vilipendaient.

Un aimable visage entrait parfois dans cette cage de fauves qu’était le Soleil d’Or. Il se nommait Albert Samain. C’était un grand garçon doux, réservé, un peu timide, avec une parole voilée et grise qui n’était pas sans charme, quelque chose de souffreteux et d’étriqué, mais d’une grâce réelle, plein de distinction et de bonté. Suscité par Verlaine, comme autrefois l’auteur de la Belle Vieille, Maynard, fut suscité par Malherbe, il acquit néanmoins assez vite une personnalité discrète et doucement hautaine, qui lui conféra une place d’élection parmi les poètes de son âge.

Il venait du Nord, de ces Flandres françaises où l’ardeur espagnole, accoitée, enrichie, on le peut dire, par la beauté du sang flamand, a donné des poètes comme Desbordes-Valmore et Mme Burnat-Provins. Albert Samain était issu de Lille, capitale industrielle et savante des pays noirs où s’élabore la richesse.

Il mourut jeune, à quarante-deux ans, aimé des Dieux, sans doute, puisqu’un baiser de la Gloire vint fermer ses paupières et qu’il n’eut pas la douleur de survivre aux rimes en fleurs de ses vingt ans.

Samain, dans cette foire intellectuelle du Soleil d’Or, prenait place à côté d’Alfred Vallette, de l’espiègle Rachilde qui débutait alors, et dont le premier roman, Monsieur Vénus, obtenait un succès d’art chez les esprits cultivés, de scandale chez les bourgeois. Depuis, nous eûmes, Albert Samain et moi, l’honneur d’assister au mariage de Rachilde en qualité de ses témoins.

Gabriel Vicaire, le poète des Emaux bressans, représentait, dans ce monde hétéroclite. l’École de l’Apéritif.

II en suivit les errements avec une fermeté peu commune, jusqu’au temps où la mort le prit et, comme le duc de Clarence, l’emporta dans un tonneau d’esprit-de-vin. Il jouait, dans les catacombes du Symbolisme, le même rôle que les stoïciens de Couture dans l’Orgie romaine : au nom de la Gaîté française, du Vaudeville et du « bon sens ». Il protestait contre l’art nouveau, contre les tentatives des jeunes poètes qui cherchaient leur voie hors des sentiers battus. On le disait justement l’auteur principal d’un bouquin, par la suite fort estimé des bibliophiles à cause de sa rareté : les Déliquescences d’Adoré Floupette. On y lisait des mignardises dans le genre de ce petit morceau :


Si l’acre désir s’en alla.
C’est que la porte était ouverte !
Ah ! verte, verte, combien verte
Était mon âme, ce jour-là !

C’était — on eût dit — une absinthe
Prise — il semblait — dans un café,
Par un Mage très échauffé,
En l’honneur de la Vierge Sainte !

C’était la voix verte d’un orgue
Agonisant sur le pavé,
Un petit enfant conservé,
Dans l’eau — très verte — de la Morgue.
Ah ! comme vite s’en alla.
Par la porte à peine entr’ouvcrte,
Mon âme effroyablement verte.
Dans l’azur vert de ce jour-là !


Vicaire, bon poète dans le médiocre, avait peut-être mieux à faire que ces tours de force à l’usage des ratés. Gros, pesant, carré, le masque d’un « poids lourd », massif d’allures et de face congestionnée, il ne pouvait passer pour beau qu’au pays des aveugles. Les dernières années de sa vie, qui n’atteignit pas la cinquantaine, s’écoulèrent dans un café du Luxembourg. Il arrivait à midi, s’en retournait à deux heures du matin, emportant sous son bras un litre de rhum pour égayer sa nuit. Il n’avait pas l’ivresse godailleuse et bon enfant de Paul Verlaine. A le voir ainsi, renfermé, taciturne et misanthrope, nul n’aurait soupçonné cet homme de mise correcte et d’abord rechigné, ce bourgeois faisandé en ivrogne, capable d’écrire des vers pleins de fleurs, d’oiseaux, de jeunesse et de clarté, d’aiguiser des épigrammes un peu vieillottes contre les jeunes poètes qui préféraient ne boire que de l’eau.

Verlaine, quant à lui, ne goûtait qu’à l’hôpital ce chaste breuvage. C’était un vieil enfant, jamais sevré du « flot sans honneur » qui emporta Musset, Edgard Poe et tant d’autres ! Il s’éloignait déjà de la quarantaine.

C’était aussi un pénitent saugrenu, Tannhâuser de caboulot, que la Grâce avait touché, sans que jamais l’on sût pourquoi.

Sagesse venait de paraître chez l’éditeur Palmé, ce qui n’empêchait en aucune façon le poète d’écrire Parallèlement et le reste.

La sensation nouvelle d’avoir conquis « une candeur d’âme d’une fraîcheur délicieuse » alternait chez lui avec les pires ordures et les jurons désordonnés. Il ne s’en apercevait même pas. Nul doute d’ailleurs qu’il ne fût sincère. La foi puérile, un peu taquine, le patriotisme vociférateur et bon enfant qui « revient de la revue », à l’heure où les bourgeois sont couchés, n’ont rien qui doive surprendre chez un tel homme. Cet être aérien, sonore et fugitif, aurait perdu la grâce et non acquis la force par l’étude et la méditation qui, seules, affranchissent des dieux. Ce fut une intelligence d’adolescent ou de femme, avec la surémotivité, le désarroi, la faiblesse nerveuse, l’appétit de mysticisme et de débauche, d’extase et de bestialité, propres aux « dégénérés supérieurs », en mal d’hiérogénie.

Ainsi l’a dépeint Anatole France, dans le Choulette, quelque peu grimaçant, du Lys rouge, hétéroclite et surprenant, mélange bizarre de biberon et d’illuminé, quelque chose comme un François d’Assise tombé dans les spiritueux, Diogène et Bernardone allant de la buvette à Santa Maria dei Fiori, tantôt baisant les pas de Béatrice, « alors que la servante du soleil avance lumineuse », tantôt popinant avec les commères de Boccace, tantôt servant la messe, tantôt versant à boire, quittant volontiers la procession pour chanter vêpres au cabaret, alternant l’Eucharistie et la bouteille, prosterné devant le Seigneur ou couché dans ses vignes, promenant aux regards des Philistins ébahis un amalgame paradoxal de repentance et de godaille, de transports mystiques et de délires imbriaques, de contrition et de mal aux cheveux.

La conversion de Paul Verlaine datait de sa captivité dans la geôle de Mons, où le mauvais vouloir de ses proches le garda sans raison et sans humanité, quand la plus mince démarche auprès des autorités belges eût obtenu son élargissement.

La société — dit Henri Heine — est une république. Quand l’individu prétend s’élever, la communauté le refoule par le ridicule et la diffamation.

Le pharisaïsme, le goût du médiocre, la haine des supériorités, l’exécration du génie inhérente au public, chaque élément du pacte social concourut à exagérer les peccadilles verlainiennes. On mit aux fers cet ivrogne tumultueux et candide, comme le pire malfaiteur.

De le savoir blessé, tous les chacals, tous les dogues, tous les ânes vinrent s’ébattre sur son nom. Et pas un de ses anciens amis, pas même François Coppée, qui plus tard devait assumer le ridicule d’écrire une préface au florilège de Verlaine, pas un n’éleva la voix pour notifier au monde tant d’ignominie et tant de lâcheté !

Les malencontres de Paul Verlaine, pendant la première partie de son existence, prirent toutes leur origine dans ses noces avec Mlle Mauté, dans la haine prudhommesque du beau-père, buveur d’eau et grand admirateur de Béranger.

Verlaine, pendant ses fiançailles, proféra les serments et les exécrations habituelles aux ivrognes. Il avait promis, juré de ne plus boire. Or, un matin, fort peu avant midi, ne le voyant pas descendre à l’heure du déjeuner, sa mère le vint quérir à sa chambre. Nu comme un ver, mais chaussé de bottines fangeuses et gardant sur la tête son chapeau haut de forme cabossé, l’auteur de la Bonne Chanson — la Bonne Chanson, ce Cantique des Cantiques aux Batignolles — cuvait ses libations nocturnes et ronflait comme un chantre, sans plus se soucier de la petite fée « en robe grise et verte avec des ruches » que de la reine Pédauque ou de Sémiramis.

J’ai rencontré, douze ans plus tard, Mme Mathilde Mauté, depuis peu divorcée, et, faut-il croire, épaissie, dans la maison de Charles Cros, qui lui-même devait mourir bientôt, victime de l’alcool. C’était un lieu cocasse, plein de bonhomie et de cordialité, de « zutisme » aussi, pour imiter en son langage le maître de la maison. On y faisait carrousse et on y disait des vers, puis média-noche, arrosant de genièvre et de whisky, sans aucune espèce de soda, quelques tranches de viande froide et du gingembre confit.

Mme Mathilde Mauté ne paraissait pas autrement se plaire dans un tel milieu. Nous ne l’approchions guère sans timidité, car c’était pour elle, pour cette femme effacée et tout de noir vêtue, que Verlaine repentant avait écrit les vers si doux qui nous frappaient au cœur :


Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles,
Et toutes ces choses païennes,

Après les rades et les grèves.
Et les pays et les provinces.
Royales mieux qu’au temps des princes,
Les chères mains m’ouvrent les rêves.

Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme ?

Ment-elle, ma vision chaste
D’affinité spirituelle,
De complicité maternelle.
D’affection étroite et vaste ?

Remords si chers, peine très bonne,
Rêves bénis, mains consacrées,
O ces mains, ces mains vénérées,
Faites le geste qui pardonne !



C’est pour elle encore, dans un espoir de retour et de réconciliation, qu’il implorait la caresse de son fils « et le tendre bonheur d’une paix sans victoire » :


Et j’ai revu l’enfant unique : il m’a semblé
Que s’ouvrait dans mon cœur la dernière blessure.
Celle dont la douleur plus exquise m’assure
D’une mort désirable en un jour consolé.

La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure !
En ces instants choisis elles ont éveillé
Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé,
Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure.

J’entends encor, je vois encor ! Loi du devoir
Si douce ! Enfin je sais ce qu’est entendre et voir.
J’entends, je vois toujours ! Voix des bonnes pensées,
Innocence, avenir ! Sage et silencieux,
Que je vais vous aimer, vous un instant pressées,
Belles petites mains qui fermerez mes yeux !


Et, certes, nous hésitions à baiser la main de Mme Mauté, comme un croyant du Moyen Age eût hésité à boire un vin profane dans les vases sacrés. Au demeurant, ses propos étaient d’une bourgeoise ; elle ne paraissait d’ailleurs se souvenir ni des hontes ni de la gloire. Verlaine avait disparu du champ un peu étroit de son esprit. On la disait fiancée à je ne sais quel rond-de-cuir. C’était Marie-Louise appelant Neipperg « le Général ».

On narrait toutefois de sinistres histoires. Un jour que, pris de boisson, Paul Verlaine se querellait avec sa femme, il avait empoigné leur enfant au berceau et, le tenant suspendu hors de la fenêtre (ils habitaient un cinquième), faisait le simulacre de le jeter sur le pavé, si Mathilde ne venait à résipiscence. La mère, affolée, promit tout ce que demandait l’ivrogne, mais ne consentit plus désormais à faire « le geste qui pardonne ».

Quand Sagesse apprit au monde le nom de Paul Verlaine, que la Bonne Chanson et les Fêtes galantes avaient manifesté seulement à quelques artistes avertis, le Parnasse agonisait.

Leconte de Lisle, ce « bibliothécaire pasteur d’éléphants », comme disait, sans révérence, un jeune de cette époque, menait boire son dernier troupeau de buffles, empaillait son ultime jaguar.

Banville disparu, toute une horde obscure s’évertuait aux rimes riches, aux vocables hiératiques et bombinateurs. Elle eût consenti à se faire amputer de la main droite... que dis-je ? à perdre ses droits civils et politiques, plutôt que de faillir à la consonne d’appui.

Sully-Prudhomme enclavait sa timidité dans des rêves philosophiques et moraux qu’on eût dit élaborés, pendant les averses d’équinoxe, dans une cave obscure, par un homme très enrhumé.

Mais l’archaïsme triomphait. Ce n’étaient que bons dieux de bois, paysages tropicaux, rimes riches et couleurs criardes. Jean Lahor, éminent vétérinaire de Pégase qui nomma le Néant son premier recueil de vers, proférant ce jour-là un aveu méritoire, en ce qu’il précisait la teneur du volume et dispensait de lire plus avant.

Après les buccins de Victor Hugo, après le gong du Parnasse, la voix pure et douloureuse de Verlaine émut délicieusement. Ces douces larmes fondirent, comme dit Veuillot, « les glaces et les graisses », dédorèrent les idoles, mirent un peu d’humaine vérité dans la poésie artificielle en faveur il y a trente ans.

Chez lui, plus d’Apocalypse, plus d’archéologie ou d’exotisme. Après avoir montré qu’il était capable, autant et mieux que n’importe quel poète, de parler grec ou sanscrit, d’évoquer les fils de Raghû, les héritiers de Pélops, de faire métier d’émailleur, d’orfèvre et de miniaturiste, il brisait judicieusement le vers incassable du Parnasse, rompait les cadences monotones de ses prédécesseurs. Comme Richard Wagner avait désemprisonné la mélodie, il déliait le rythme poétique. Pour entendre et goûter le sien, il ne fallait plus qu’avoir l’oreille juste et se donner la peine d’écouter. Le vers ossifié, durci, sclérosé peut-on dire, par la technique parnassienne, reprenait avec lui son envol et sa fluidité. Ce n’était pas encore « le charme du vers faux », mais celui du mineur, de la sonorité atténuée où les fluides syllabes prêtent au langage plus d’harmonie et d’élasticité.

A force de rechercher la violence et l’ampleur du son, les poètes à la suite d’Hugo avaient, pour ainsi dire, fait disparaître l’« e » muet de leurs poèmes, 1’ « e » muet qui prête à notre langue une vénusté sans seconde, enveloppe comme d’une brume transparente les contours de la phrase, pour les adoucir et les magnifier.

Vous nous reprochez, — écrivait à un étranger Voltaire, — vous nous reprochez nos « e » muets, comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche. Mais c’est précisément dans ces « e » muets que se trouve tout le charme de notre prose et de nos vers. « Empire », « Couronne », « Flamme », « Victoire », « Diadème », toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste après le mot prononcé, comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.

Cette voyelle atone, dont Rivarol comparait aussi la musique « aux dernières vibrations des corps sonores », triomphe chez Verlaine, y reprend les mêmes grâces que dans Racine ou dans Chénier :


Tu gémis sur l’Ida, mourante, échevelée,
O reine! ô de Minos épouse désolée 1...


Elle rend « plus vagues et plus solubles dans l’air » ces pièces brèves, odelettes, romances sans paroles, que l’on dirait écrites pour la « musicienne du silence » dont parle Stéphane Mallarmé :


Une aube affaiblie
Verse dans les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants,
Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêve,
Défilent, pareils
A de grands soleils
Couchants sur les grèves.


Cette prodigieuse virtuosité, ces tours de force que nul poète, de Ronsard à Banville, n’exécuta si aisément, n’étaient point, malgré nos préoccupations techniques et notre souci d’art, ce qui nous frappa tout d’abord quand Sagesse vint à nous.

Les Fêtes galantes, qui marquent la transition du faire parnassien à la méthode qu’adopta Verlaine, quand, dégagé de toute influence étrangère, il se rendit maître de sa pensée et de son instrument, les Fêtes galantes témoignent d’un art conduit à cette perfection extrême qui semble naïve et naturelle chez les poètes comme Lélian ou La Fontaine. Mais Lélian a touché la grande harpe romantique. Il a respiré l’air d’Hugo, volé près du grand aigle, comme un cygne harmonieux qui, dans un chant sublime, porte jusqu’aux étoiles son amour et ses douleurs.

Les Fêtes galantes, dans un parc de Watteau, sous les charmilles de Louveciennes ou les ormes de Saint-Cloud, ne tentent point ces hauteurs. Elles transposent en vers d’une légèreté sans pareille tout ce que le XVIIIe siècle, frivole, pimpant et convenu, a laissé de pastels, de sanguines et de camaïeux : Fragonard, la Rosalba, les amours nus et gras du très fade Boucher.

La musique a popularisé la plupart de ces morceaux. Fauré, Debussy les ont chacun interprétés à leur manière. Mais avaient-ils besoin d’être enchâssés dans une musique, pour belle qu’on la suppose, les purs diamants du poète vénéré ?

Cette intrusion de la musique dans les vers des poètes fait songer au mot connu de Renan, à qui le bon Marcel Legay, chansonnier de Montmartre et du Quartier Latin, offrait un morceau de la Vie de Jésus qu’il venait de mettre en musique :


Ah ! mon enfant, comme vous êtes bon d’avoir songé à cette bagatelle et comme je vous remercie ! Et pourtant, voyez jusqu’où va l’erreur humaine. Vous avez mis mes phrases en musique. Hélas ! je croyais l’avoir fait moi-même.


Et c’est le défilé des belles inhumaines, des Tyrcis, des Pierrots et des Léandres, des bergers de Florian et des masques italiens, tels que l’on en voit sur les panneaux de vernis Martin, menant « un troupeau poudré » ou bien prenant des poses chantournées aux pieds de Cydalise ou de Manon Lescaut. Frivolité sensuelle, petit plaisir lentement savouré et, partout, cette « douceur de vivre » que Talleyrand ne pouvait, au déclin de ses jours, évoquer sans émoi. Les mandolines jasent. Tout ce monde va, rit, chante et danse, baigné par de


.......molles ombres bleues,
Un calme clair de lune triste et beau
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d’extase les jets d’eau,
Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.


Les Fêtes galantes s’achèvent sur une page douloureuse, sur une élégie auprès de quoi les prosopopées de Lamartine sont fades, et grossières les apostrophes de Musset. Au milieu des rires, des chants, des propos fades, une haleine funéraire passe et touche les couples énamourés. Le cor de la chasse fantastique sonne dans la forêt prochaine, comme dans le ravin d’Atta-TroIl. Sous les jupes à paniers et la poudre blanche à la maréchale gambade le squelette, ricane la tête de mort. Oublier n’est pas mourir !

Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

— Te souvient-il de notre extase ancienne ?
Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? — Non.

— Ah! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.

— Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !
L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.


L’émotion intime, cet arrachement d’une conscience que transpercent les épines délicieuses d’un vœu inexaucé, la plainte,


Et cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,


suscitèrent dans la plupart de nos contemporains une profonde ivresse. Nous ne voulûmes d’autre maître ; sans distinction de parti ou de doctrine, épris d’un art si neuf, de ce lyrisme ardent et pur, nous entrâmes dans le sillage de Verlaine et suivîmes son étendard. Car on aime les autres poètes comme des amis, des confidents. Mais Verlaine, tous, nous l’aimons à la fois comme une maîtresse et comme un dieu.

Si quelques-unes des pièces écrites en Belgique, pour complaire, sans nul doute, à l’aumônier de la prison, sentent le Catéchisme de persévérance et le Mois de Marie, si parfois l’on y trouve des bouquets d’autel en papier peint, celles que fit jaillir le poète de sa douleur et qu’il proféra, comme dit Calderon, « par la bouche de ses blessures », atteignent les sommets de la beauté.

C’est là sa Divine Comédie et sa Consolation éternelle. Ici, plus de littérature, de développements oratoires ; nulle rhétorique, mais la flamme intérieure, le coup d’aile de Psyché montant au Paradis perdu. Les mots sont tous unis, simples étrangement. Les épithètes morales suffisent à peindre ; la chair s’est fondue ; immatérialisée, elle s’est consumée aux flammes de l’amour, évanouie en ses torrents ; il n’en reste qu’une ombre, comme dans les Vierges, les Martyrs de Théry Boots, de Gérard David, de Quentin Metsys, comme dans la Sainte Claire de Memling.

Du squelette émacié, transparent, irréel ; de l’ossature svelte comme les clochetons à jour, que dresse, en plein azur, la « folle cathédrale », il ne subsiste plus de tangible et de vivant que la charpente indispensable pour servir de support à la prière.

Ayant dénombré les Voix qui ramènent l’homme vers les illusions du monde et ses gloires décevantes, Voix de l’Orgueil, Voix de la Haine, Voix de la Chair, « les étoiles de sang sur les cuirasses d’or », le « gros tapage fatigué dans un air plein de parfums atroces », le poète entonne ce cantique plus beau, s’il se peut encore, que l’hymne final dans la Bénédiction de Baudelaire :


Colères, soupirs noirs, regrets, tentations
Qu’il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l’assourdissement des silences honnêtes,
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles vœux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre cœur n’est plus de ceux que vous cherchez !

Mourez parmi la voix que la Prière emporte
Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte
Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la Prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l’Amour !


Sagesse est, à coup sûr, l’œuvre la plus caractéristique de Verlaine. Car elle montre dans toute sa grandeur et sa faiblesse l’homme à travers le poète ; elle marque, en même temps, la date d’une évolution dans le vers français, la rupture avec le Parnasse, un retour à la Beauté « simple et vraie », à la Beauté qui seule ne ment pas.


* * *


A part la catastrophe qui l’éloigna pour jamais de la société régulière et fit de lui, jusqu’à la fin de sa vie, une manière d’outlaw reluisant et mal famé, Verlaine, peut-on dire, n’a pas eu d’histoire. Son existence s’est déroulée, comme la comédie italienne, sur la place publique, entre les murs de l’hôpital et la porte du marchand de vins, avec, pour toile de fond, cette même cathédrale où, quatre siècles auparavant, le trimardeur François Villon s’agenouillait « pour prier Notre-Dame ». Nul être humain ne fut, plus que Verlaine, spécialisé dans sa fonction. Ce fut un poète, et rien de plus. Ronsard, Victor Hugo, Jean Racine mêlent à leurs dons lyriques d’admirables facultés oratoires. Ce sont de merveilleux rhéteurs, d’incomparables avocats. Verlaine est tout en cris, en effusions passionnées. Il délire, il se meurt, il se pâme, transverbéré d’amour.

Poète admirable et spontané, il n’a que faire d’un travail soutenu. On l’imagine malaisément assis devant sa table, à des heures méthodiques, et reprenant le lendemain sa tâche de la veille.

La bohème, le désordre, la godaille populacière étaient le milieu propice à son génie. Il vivait naturellement parmi la crapule et trouvait, à l’assommoir, ses grâces les plus tendres, ses rythmes les plus purs. Il écrivait Green et couchait dans le ruisseau. Ce lys, naturellement, prospérait dans le fumier. Mais l’œuvre survit au poêle disparu. La mort purifie et, comme le tison du bûcher funèbre, laisse intacte la seule et pure essence des héros qu’elle a touchés. Par elle, Verlaine s’assied au rang des dieux.


La bonne flèche aiguë et sa fraîcheur qui dure


ont à jamais pénétré dans nos cœurs.

Cependant les forces inconscientes qui nous mènent impartissent le génie et la beauté avec un majestueux dédain. Qu’importe à l’universalité des êtres un ténor contrefait, un poète scandaleux ? Aussi bien, est-ce peut-être une consolation, pour le commun des hommes, que cette indifférence de la Nature envers ses « fils aînés », l’incuriosité du Monde pour les avantages dont il comble ses favoris. Qui dat nivem sicut lanam, nebulas sicut cinerem spargit !

Et quand nous comptons les morts, quand nous pleurons ceux qui furent nos maîtres, ces plaintes ou ces révoltes n’ont pas d’écho dans l’Univers ! Hélas !

Combien sont partis, déjà, qui, sur la nef audacieuse du Mercure, s’embarquèrent, il y a trente ans, vers les cyprès d’Akademos, dans le sillage de Verlaine : Dubus, Fanier, Samain et, plus tard, Alfred Jarry, Marcel Schwob, hier encore le noble Pierre Quillard.

Les rameurs du golfe d’Otrante n’ont pas seuls mené des funérailles, perdu leurs frères d’armes aux escales du chemin. Elle nous emporte aussi vers les Mânes, la barque d’Eurydice ! Le crépuscule d’automne ouvre ses ailes grises et plane sur le flot. Voici que, déjà plus assombri, le couchant mêle aux pourpres défaillantes les teintes obscures de la mort et de l’hiver. Qu’importe ! L’œuvre collective subsiste, l’honneur d’avoir, dans les matins fervents de la jeunesse, combattu en féaux écuyers du souverain poète, du maître que nous aimâmes, du pauvre et doux Lélian. Que le soleil s’amortisse ! Que la nuit confonde mer et ciel ! La nef que pavoisa, jadis, notre Espérance et qu’illuminé, à présent, la lueur mélancolique du souvenir, à travers les embruns, les vagues et les rochers astucieux, accomplira sa traversée, emportant les jeunes hommes qui, tels autrefois leurs aînés, s’embarqueront aux lueurs des favorables étoiles, pour la seule découverte qui vaille qu’on l’estime, pour la conquête du rythme, de la paix intérieure, de l’Éloquence et de la Beauté.