Verner de Heidenstam

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Verner de Heidenstam
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 198-216).
VERNER DE HEIDENSTAM

L’Académie suédoise, à qui Alfred Nobel, par son testament, a confié le soin de désigner chaque année l’écrivain qui aura produit « l’œuvre littéraire la plus remarquable par ses tendances idéalistes » et de lui décerner l’un des prix qu’il a fondés, l’a attribué pour 1916 au poète Verner de Heidenstam. C’est la première fois qu’elle accorde cette faveur à l’un de ses membres. Selma Lagerlöf l’avait obtenue en 1909 avant qu’elle ne fit partie des Dix-huit. Ceux-ci avaient longtemps hésité à en faire bénéficier l’un des leurs ; sans doute aussi éprouvaient-ils quelque scrupule à donner ce prix pour la seconde fois à un écrivain suédois. Mais il y a longtemps que le peuple suédois a élu M. de Heidenstam pour son poète national. Et il se trouve que le prix distribué pendant cette grande guerre couronne un écrivain qui a emprunté à la guerre le sujet de son ouvrage le plus caractéristique ; il la montre génératrice des vertus de courage et d’héroïsme en traçant d’elle des tableaux qui sont, parmi ceux qu’offre la haute littérature, comparables aux plus beaux et aux plus saisissans.


M. de Heidenstam habite sur les bords de l’un des grands lacs de la Suède, le Vetter, véritable mer intérieure, dont les eaux sont d’une transparence singulière. En hiver, il est glacé et d’une blancheur que n’altère aucune ombre. Lorsque au printemps la glace se fend et se sépare en longues banquises qui flottent sur les vagues, elle s’irise comme un cristal cerclé d’un liséré d’or. Les oiseaux aquatiques des lacs voisins qui sont encore pris viennent se baigner dans les eaux libres du Vetter. Au coucher du soleil, mille tableaux fantastiques se dessinent dans les nuages que chasse le vent. Tout se colore d’un rouge éclatant auquel succède un mauve qui se transforme insensiblement en vert, puis en bleu ardent. Les claires nuits d’été au contraire sont douces et apaisantes ; les forêts qui couvrent l’Omberg, une montagne dont le pied abrupt baigne dans le lac, ne sont jamais complètement silencieuses ; quand un oiseau a fini de chanter, l’autre commence ; mais tout est calme et adouci. Le ciel passe du bleu ou du vert lumineux, cette teinte n’a pas de nom, au bleu de velours ; les étoiles brillent un moment, puis bientôt elles pâlissent et s’effacent, l’eau du lac s’agite et les lueurs du matin apparaissent.

D’un belvédère construit au-dessus de sa maison, le poète suit toutes les variations du jour et de la nuit sur ce lac auprès duquel il a vécu dans son enfance, où il est revenu après ses longs voyages. C’est là qu’il travaille, en hiver surtout. C’est là que j’ai pu le voir et m’entretenir avec lui. Les deux portiques à colonnes, les petits carreaux, le toit légèrement bombé de l’habitation montrent qu’elle date de la fin du XVIIIe siècle ou des premières années du XIXe. Le vestibule étroit et gai par lequel on pénètre dans la maison est blanc avec, à une certaine hauteur, de ces peintures dont les paysans suédois ornaient autrefois leurs chambres et dont les couleurs, où domine le rouge, sont vives et éclatantes. Au premier, une galerie court du côté de la façade qui donne sur le lac et conduit aux salons. J’admire l’arrangement, les fleurs, les meubles, de beaux tapis rapportés d’Orient ou tissés dans la Suède d’aujourd’hui ; en face d’un grand poêle de faïence, sur des rayons, sont posés des livres que surmonte un buste de Dante.

On me fait remarquer dans la salle à manger qui est au rez-de-chaussée des taches rosâtres sur le mur blanc. Ce sont les traces du vin qui a jailli du verre que Hodger Drachman, le grand lyrique danois, avait coutume, quand il s’asseyait à la table de Heidenstam, de jeter parterre après le repas. Je trouve, le jour où je viens voir l’écrivain, M. Acke, un artiste suédois qui commence son portrait. Mme Acke est la fille du poète de la Finlande, Topelius, qui, lorsque M. de Heidenstam a commencé à écrire des vers, a prévu l’avenir de son talent et lui a donné, avec de précieux conseils, de chaleureux encouragemens. Je parle avec elle d’Auguste Geffroy qui a fait connaître Topelius chez nous par des articles publiés dans la Revue des Deux Mondes. Elle ne le sépare pas dans sa pensée de son admirable compagne qui l’avait suivi dans ses voyages de Scandinavie et dont le souvenir est resté cher aux gens de ces pays qui l’ont approchée.

Après déjeuner, nous nous embarquons sur des canots. M. de Heidenstam est assis en face de moi et tient le gouvernail. Tandis qu’il dirige notre esquif sur ces eaux tranquilles, il m’interroge sur le mouvement nationaliste en France et sur M. Maurice Barrès. Grand, large d’épaules, il a plutôt l’air d’un homme de guerre que d’un écrivain ; il est excellent cavalier ; il porte des bottes et une casquette anglaise ; il est habillé avec une élégance naturelle qui n’a rien de recherché. Ses cheveux bruns sont rejetés en arrière ; son profil régulier est fortement dessiné ; il y a dans ses yeux bleus et sur son visage une expression de tristesse qui trahit la sensibilité et fait contraste avec la vigueur de sa personne.

Nous traversons une baie qui sépare Naddö, le promontoire sur lequel s’élève la maison de M. de Heidenstam, de la ville de Vadstena. Nous débarquons au pied du beau château des Vasa dont les quatre grosses tours baignent dans l’eau de ses fossés. Puis M. de Heidenstam me mène à l’ « Eglise bleue, » nommée ainsi à cause de la teinte des pierres avec lesquelles elle est bâtie. Elle a été construite en même temps que le premier couvent de Brigittines dont elle dépend, après le départ de sainte Brigitte pour Rome, où elle devait mourir longtemps après. Elle ne l’a donc pas vue ; mais on montre à l’extérieur de l’église, dans la pierre, cinq petits trous ronds, peu profonds ; ce sont, dit-on, les traces des doigts de la sainte qui, trouvant que l’église n’était pas tout à fait dans la direction qu’elle voulait, est venue la pousser légèrement. A l’intérieur, trop proprement restauré, il y a par terre un grand coffre. M. de Heidenstam se penche, l’ouvre et en tire successivement le crâne de sainte Brigitte et celui de sa fille, sainte Catherine ; il me fait observer comme ce dernier est lisse, sans aspérité ; cela semble bien convenir au caractère harmonieux, bien équilibré de la Santa Katerina. Nous visitons ensuite la ville. Dans le couvent, aujourd’hui asile de fous, nous admirons une statue ancienne, aussi grande que nature, de sainte Brigitte pendant ses révélations.


Au delà de l’Omberg, une plaine étendue part du lac. A voir toutes les églises blanches et toutes les fermes rouges qu’elle étale, on devine une terre riche et ancienne ; là en effet les premiers missionnaires se sont arrêtés, et c’est de là que le christianisme s’est répandu parmi les Suédois. Les Cisterciens y ont fondé un couvent, Alvastra, non pas tout au bord du Vetter, mais à cinq ou six cents mètres, dans un endroit mélancolique abrité par des arbres que l’on dit être sortis de graines apportées de France. On voit encore au milieu des herbes et des buissons la base des piliers épais de l’église. Le mari de sainte Brigitte, Ulf, est mort dans ce monastère ; elle-même s’était établie à peu de distance pendant le temps qu’il a passé à Alvastra. Sur l’emplacement de la chaumière où a vécu la sainte, l’antichrétienne et généreuse Ellen Key a fait bâtir la maison qui abrite ses jours paisibles. Cette voisine de Heidenstam, comme lui une des premières figures de la littérature suédoise contemporaine, a exercé, un peu avant lui, une influence aussi grande, sinon plus grande ; malgré la différence de quelques-unes de leurs idées, ils entretiennent des relations d’une chaleureuse amitié.

De l’autre côté du lac, se trouve un château, Ulfhammar, qu’on écrit aujourd’hui Olshammar, où sainte Brigitte et son mari ont demeuré ; la chapelle est située au lieu même où se trouvait celle que la sainte avait construite. C’est là qu’est né Verner de Heidenstam le 6 juillet 1859 et qu’il y a grandi. Sa famille appartenait à la bonne noblesse ; elle a donné à la Suède des militaires, des médecins et des diplomates. Fils unique, de caractère sauvage, il passa son enfance au milieu d’impressions d’une nature peuplée de fantômes du passé, à laquelle il se livrait tout entier. Une grand’mère qui goûtait la poésie lui faisait lire les lyriques suédois. Il semble qu’aucune influence chrétienne ne se soit fait sentir dans son éducation. Il était délicat ; il ne put achever ses études et, en 4876, il fut envoyé dans le Midi de l’Europe. Accompagné d’abord d’un cousin plus âgé que lui, il parcourut l’Italie, l’Egypte, la Grèce, la Palestine. Cette vie errante dura des années ; il ne revenait en Suède que pour de courts séjours. Il voulait être peintre ; il dessina et peignit à Rome, puis travailla en 1881 à notre École des Beaux-Arts dans l’atelier de Gérôme. Mais il ne pouvait s’astreindre à l’étude du modèle ; le soir chez lui il esquissait des compositions, sorties complètement de son cerveau. Il comprit bientôt que sa vocation ne le portait pas de ce côté, et avec sa femme, à Paris d’abord, puis en Suisse, il mena une existence sans contact avec qui que ce fût. « Une vie solitaire et contemplative, a-t-il dit, dans une maison silencieuse, devant un paysage silencieux, c’est le plus grand bonheur auquel je puisse penser. »

En 1887, il fut rappelé en Suède par la maladie de son père, qu’un matin de juin il trouva étendu, sans vie, sur le parquet de sa chambre.

Depuis longtemps, il aspirait à revoir le désert liquide du Vetter. « La pairie en haillons, où le paysan mord un pain noir et entend les pierres craquer sous le soc de sa charrue, » le rappelait vers elle, tandis qu’il était au milieu des splendeurs de l’Orient. On voit paraître cette pensée avec persistance dans son premier volume de vers. Pèlerinages et pérégrinations, qu’il publia en 1888 et qui le rendit célèbre de suite. Un grand poète lyrique s’annonçait. Les morceaux rassemblés à la fin du volume, sous le titre de « Pensées de la solitude, » étaient dignes de tout ce qu’il devait écrire de plus parfait ; ils sont composés avec la maîtrise d’un art déjà très sûr de lui-même ; des sentimens profonds et simples s’y expriment dans des vers courts, martelés. C’est par la précision que M. de Heidenstam sent classique ; il a rapporté d’Italie et de Grèce cette brièveté et cette élégance de forme qui frappent comme les traits essentiels de sa manière [1] »


A une époque où Verner de Heidenstam n’était pas encore en possession de toutes les ressources de son talent, il formulait déjà un programme littéraire pour la nouvelle génération. Dans son livre Renaissance, il marquait une réaction et voulait déterminer d’une façon consciente les nouveaux courans. Le public était fatigué du naturalisme, qui avait été à la mode pendant les dix années précédentes. Il l’était plus encore en Suède, où rien ne convenait moins que les productions de celle école au tempérament national, qui aime l’éclat, l’enthousiasme, l’imagination. Le naturalisme, déclarait M. de Heidenstam, a pris aux sciences naturelles et sociales le système des fiches et des notes ; il a complètement négligé ce qui appartient à l’âme qu’il a fait entrer dans les catégories scientifiques. « Les idéalistes, écrivait-il en 1888 à Strindberg, ont profondément raison quand ils assurent que la science, avec sa méthode inductive, serre la vie de près, mais n’est pas, encore en état de découvrir autre chose que l’extérieur... La vie de notre âme est pathétique et lyrique... » Hans Alienus, le héros d’un poème paru en 1892, sans patrie, sans foyer dans le monde moderne, se détourne de la science parce qu’elle ne fait point de place à la vie spontanée de l’âme et à ses besoins de beauté. L’imagination est la source de toute vie profonde, le courant ininterrompu d’où sortent les visions, les mélodies, les formes artistiques, les idées. L’imagination personnelle est l’apport de chaque poète, de chaque artiste, de chaque créateur. L’écrivain ne peut donc pas être impassible ; il faut qu’il se donne sans réserve ; cela ne veut pas dire s’étaler ; personne ne s’est moins raconté dans son œuvre que l’auteur de Hans Alienus.

Les nouveaux poètes qui vont venir doivent avoir l’imagination, le sens de la beauté, la fierté, le soleil dans leur âme. Le pessimisme de ceux qui avaient précédé, et que l’on entendait maudire le monde pour des mésaventures qui sont le lot commun des hommes, est ridicule. Il faut jouir de l’heure pré sente sans souci de ce qui peut advenir, aimer l’art et la nature. Plus tard, ce seront d’autres spectacles qui enchanteront M. de Heidenstam ; mais, quel que soit l’objet qui provoque en lui la joie, il s’y abandonne pleinement.

La chose la plus admirable dans la révolution qu’annonçait le jeune poète et qui répondait à un besoin général, c’est qu’elle a été réalisée par de grands écrivains comme Selma Lagerlöf, Gustav Fröding, Oscar Levertin, qui, spontanément et chacun de sa façon particulière, ont appliqué ces principes. Selma Lagerlöf, par ses dons de conteuse, a réveillé l’imagination suédoise ; Gustav Fröding a renouvelé le vers et y a introduit une profondeur de sentiment toute nationale ; Oscar Levertin, à la fois savant, artiste et poète, par ses vers, ses ouvrages de critique et d’histoire littéraire, a transformé et affiné le goût de ses compatriotes. Ami intime de Verner de Heidenstam, il a écrit avec lui les Noces de Pépita, parodie de ce naturalisme qu’ils appelaient la « littérature des cordonniers. » Toutes ces influences s’exerçaient dans un sens purement suédois.

Bien des années après, en 1910, Strindberg, avec qui Heidenstam avait eu des relations très cordiales pendant son séjour à l’étranger, entre 1885 et 1889, et auquel il écrivait alors des lettres remplies des idées qui s’éveillaient en lui, l’attaqua avec une extrême violence dans une brochure intitulée Discours à la nation suédoise. Il injuriait en même temps plusieurs des hommes dont s’honore la Suède et jetait la boue sur les héros de son histoire. A l’égard de M. de Heidenstam, c’était d’autant plus injustifié que celui-ci, en exposant ses théories littéraires, n’avait jamais fait d’application personnelle et désobligeante à des écrivains dont plusieurs avaient été ses camarades et ses amis ; il avait évité ce qui aurait pu les blesser. Dans sa réponse, La Philosophie des prolétaires, où il sort de sa réserve habituelle pour écraser Strindberg de son mépris, nous ne relèverons que ce qui complète la doctrine qu’il avait exposée dans Renaissance, Classicisme et germanisme, et Pensées et esquisses. Il accuse la philosophie de l’école de Strindberg, ainsi que le naturalisme en tant que théorie littéraire, de n’avoir jamais cherché à satisfaire que les appétits matériels des foules, de n’avoir jamais pénétré à l’intérieur de l’homme pour savoir quelles étaient ses aspirations essentielles. Elle a, d’après lui, voulu faire de tous les hommes des prolétaires, pensant et sentant comme des plébéiens ; elle n’a pas formulé une conception de la vie ; elle n’a pu construire parce qu’elle était utilitaire et bornée. Nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais de noblesse et de vertus chevaleresques. Verner de Heidenstam regarde l’avenir et voit la société devenant tie plus en plus démocratique dans les formes extérieures et, pour ce qui est des pensées et des sentimens, de plus en plus aristocratique.

La Suède a suivi ce débat avec passion Strindberg a eu pour lui le peuple et les socialistes ; d’aucuns parmi les spiritualistes et les chrétiens ont pris aussi son parti ; il leur a paru que, tout fumant de colère, bavant l’insulte et la calomnie, il était cependant plus palpitant de souffrance humaine qu’un adversaire qui, dans son calme et son dédain, avait prétendu disqualifier une manière de voir la vie en lui appliquant le mot de prolétaire. Ces Suédois ajoutaient que, bien qu’il attaquât l’ordre social, il était chrétien dans le fond de son âme, tandis que Heidenstam, quoiqu’il ait glorifié tant de héros chrétiens, était et demeurait un pur païen.


Le poète a mûri, ses forces se sont concentrées et ramassées ; il est revenu dans son pays, « le pays blanc. » Il publie un volume de vers qui porte ce simple titre, Poèmes. Les mots qu’il emploie sont les plus ordinaires ; il en tire les plus riches consonances. Il se sert de la langue suédoise, si bien faite pour la poésie lyrique, en artiste consommé. Il faut renoncer à le traduire ; on ne peut citer des vers pris dans ce livre que comme indication de la pensée d’Heidenstam. Il chante « les heures du matin que tout son être reflète comme une mer ; » il peint les aspects des champs, des bois et des eaux. Il se rappelle avec tendresse la maison paternelle L’homme n’est jamais seul ; il est rempli du souvenir des morts dont la vie se continue en lui.


Ne dis jamais que ceux qui sont vieux — quand ils ferment les yeux, — que ceux dont nous nous séparons, — que ceux que nous abandonnons — perdent tout parfum et toute couleur — comme les fleurs et l’herbe, — que nous arrachons de notre cœur — un nom, comme sur la vitre — tu souffles un grain de poussière. — Ils se dressent aussi grands — que de puissans esprits. — Ils jettent leur ombre sur la terre — et sur toutes les pensées qui, — quelle qu’ait été ta destinée, — chaque nuit retournent à leur foyer — comme des hirondelles au nid. — Un foyer ! C’est la forteresse — que nous élevons avec des murs solides, — notre monde, le seul — que nous construisions dans le monde.


Le petit poème qui termine le livre révèle l’inspiration qui désormais dominera son œuvre. Il est intitulé La Sœur qui dort. Cette sœur bien-aimée que l’on croit morte, c’est la Suède. Ses frères sont prêts à célébrer ses funérailles, tandis que la sœur qui demeure à l’Occident, la Norvège, se dresse dans la lumière du soleil ; on entend sa voix. Elle salue le jour qui se lève ; elle chante des poèmes, elle est admirée. Faut-il que les frères en deuil brisent leurs flûtes ? Chante-t-on devant les morts ? Et pourtant, pourraient-ils oublier celle qui était leur bien-aimée, qui était tout pour eux ? Voilà que de leurs flûtes ils font un brancard ; ils lèvent la morte sur leurs épaules. Ils la portent au seuil de la maison où le vent du matin et les premiers rayons de l’aurore colorent ses joues. La vierge n’est pas morte ; elle dort.


Cet attrait qui avait rappelé M. de Heidenstam vers la Suède, qui lui faisait aimer son âpreté, sa dureté, sa stérilité, le ramenait aussi à son histoire et, dans son histoire, à l’époque où peut-être les Suédois avaient le plus souffert. C’est dans cette époque qu’il choisissait le sujet de l’ouvrage qui allait consacrer sa réputation, les Carolins. La Suède de Charles XII, telle que la voyait Heidenstam, c’était beaucoup de souffrance mêlée à beaucoup de gloire. Plus que la gloire, ce qui l’intéressait, c’était la grandeur morale et l’esprit de sacrifice qu’avaient montrés ses compatriotes. Artiste avant tout et toujours, il avait cherché autrefois la beauté extérieure ; maintenant, ce qui lui paraissait beau, du point de vue même de l’art, c’était le courage et le don de soi pour quelque chose qui est au-dessus de soi, la patrie. Celle-ci s’incarnait alors dans un roi qui se regardait et que son peuple regardait comme l’instrument de Dieu.

Nous pensons naturellement, à propos des Carolins, à l’Histoire de Charles XII qui leur ressemble si peu. C’est un brillant portrait de jeune conquérant ; le peintre s’est efforcé de le tracer avec autant d’exactitude qu’il lui a été possible en se servant du témoignage de personnes qui avaient approché son héros. L’audace, le courage, l’insouciance sont les traits du caractère de Charles XII que fait ressortir Voltaire : on les retrouve dans Heidenstam ; en dehors de ceux-ci, il n’y a évidemment rien de commun entre l’histoire spirituelle du Français et le roman épique du Suédois.

Le nom de Carolins est celui que l’on donne en Suède aux compagnons de Charles XII pendant ses guerres. Le livre de Heidenstam est une épopée en prose ; la forme de nouvelles que l’auteur a adoptée lui a permis d’éviter l’encombrement de personnages qu’il y a dans Guerre et Paix, pour ne citer que ce grand roman historique. C’est celle de ses œuvres dont il faut parler avant tout si l’on veut le faire comprendre, parce que c’est celle qui le révèle le mieux. Elle est la plus intéressante pour des étrangers parce qu’elle est de toutes la plus fortement colorée, et c’est aussi celle qui a eu en Suède le plus de retentissement.

Le Roi fait l’unité de ces trente-cinq récits en deux volumes. Un mouvement continu anime le drame qui va de la naissance de Charles XII, venu au monde avec du sang dans les mains, à sa mort sur le rempart de Fredrikshall. Ces courtes histoires ne présentent rien de lyrique dans le tour de la narration ; aucun développement, aucune réflexion, aucune émotion apparente de la part de celui qui raconte. Un bref état de fait. C’est en Russie, avant Pultava. Les Suédois surpris par l’hiver sont entrés dans Hadiatch.


Les rues retentissaient de cris de souffrance et, parfois, sur les marches d’un escalier, on trouvait des doigts, des pieds et des jambes coupées. Les voitures étaient serrées les unes contre les autres et formaient une longue file, de la porte de la ville à la place du marché... Empêtrés dans leur harnachement et tournés contre le vent, leurs rênes blanches de gelée, les chevaux étaient là depuis plusieurs jours sans nourriture. Personne n’en prenait soin et quelques-uns de leurs cochers, morts de froid, demeuraient sur leurs sièges, les mains enfoncées dans leurs manches. Certains de ces fourgons ressemblaient à des cercueils ; par les lucarnes des bâches, on voyait des visages sombres qui lisaient penchés sur des livres de prières ou qui, délirant de fièvre, regardaient avec envie les maisons voisines. Des milliers de malheureux imploraient à voix basse ou même sans prononcer de paroles la miséricorde divine. Le long des murs de la ville, on avait rangé les soldats morts ; un grand nombre d’entre eux étaient couverts d’habits rouges de cosaques qui cachaient leurs uniformes en loques, et la plupart avaient les pieds enveloppés de peaux. Des ramiers sauvages et des moineaux, si engourdis par le froid qu’on pouvait les prendre avec la main, se posaient sur la tête et sur les épaules des cadavres, secouant les ailes lorsque les aumôniers passaient pour porter la communion aux mourans.


La concision est souvent telle dans les Carolins que les Suédois eux-mêmes y trouvent de l’obscurité, encore que les allusions à des faits de l’histoire de Suède qui leur sont bien connus ne soient pas pour eux une énigme et que tant de noms des compagnons de Charles XII, les Lewenhaupt, les Oxenstjerne, les Wrangel, les Sparre, les Liljehöök, les Nat och Dag, les mettent dans l’atmosphère des choses quotidiennes, puisque ce sont des noms de familles qui existent encore et dont ils rencontrent chaque jour les représentans.

Charles XII apparaît d’abord comme le jeune guerrier vainqueur qui débarque en Danemark ; Dieu lui a confié la mission de châtier les menteurs et les traîtres et, parmi ceux-là, en premier lieu, les souverains qui ont attaqué son pays parce qu’il était dans les mains d’un enfant de quatorze ans. On le voit ensuite en Pologne couché sous sa tente et dormant d’un profond sommeil ; sur son lit se vautrent ses chiens Turk et Snushane ; pour souper, son valet de chambre lui a apporté deux biscuits et de la neige fondue. On le réveille pour lui raconter la défense victorieuse d’une poignée de Suédois contre un parti de Polonais ; ce récit l’enchante comme un enfant qui entendrait un conte de fées. Vainqueur, il ne tire aucun profit de ses succès ; il fait descendre les rois de leurs trônes, les remplace par d’autres ; il paie les frais du couronnement de Stanislas Leczinski et fournit jusqu’à l’argent que le nouveau souverain distribue au peuple. Les Suédois restent toujours aussi pauvres.


Dans sa témérité, cent fois il s’expose à la mort. Devant Pultava, on avait creusé des tranchées ; deux des pieux qui les fermaient avaient été renversés. Le roi s’arrêta là, derrière une pelote à feu dont les flammes découvraient l’ennemi. Le petit prince (un de ses parens) monta sur un des pieux et se tint immobile, les bras collés au corps. Un caporal, Martin le prédicateur, monta sur l’autre ; les deux sentinelles se tenaient devant leur roi tandis que les Russes dirigeaient le feu de leurs canons et de leurs mousquets sur cette scène singulière. On eût dit que des verges et des fouets sifflaient dans l’air, que des ouragans mugissaient. Le tonnerre et les éclairs se succédaient, le sol tremblait comme un cheval effrayé, les morceaux de bois et les pierres volaient. Le Roi est là ! Il va être tué ! criaient les soldats et ils se précipitaient en avant. La lueur des flammes éclairait la Majesté des Excellences et des généraux, le camarade des soldats, le coureur des grands chemins... Il avait épuisé la coupe des aventures de guerre, et il fallait que la boisson fût de plus en plus pimentée pour qu’il y trouvât du goût. Parfois il parlait de gouverner de vastes États, mais des siens il ne songeait qu’à tirer chaque jour des centaines de trabans. Le vent de la gelée d’automne avait soufflé ; il s’endurcissait. Son Dieu était devenu le Dieu redoutable de la Bible, le Zebaot vengeur dont il entendait les commandemens en son âme sans avoir besoin de prier. Dans son insouciance de la vie et des souffrances des autres, il montrait une légèreté froide et rayonnante. L’inquiétude avait posé sa griffe sur son esprit. Son visage était amaigri, consumé par la fièvre et couvert de taches de gelée ; il était devenu chauve et ses cheveux clairsemés formaient une couronne autour de sa tête.


La bataille de Pultava est perdue, les dernières salves se taisent ; la nuit tombe.


Le silence s’étendit plus solennel ; les blessés criaient encore demandant de l’eau. Un dragon blessé se mit à dire des paroles pleines de ferveur et à remercier Dieu de sa blessure. Il prononça pour lui et pour ses camarades les prières des enterremens, puis il entonna le psaume des funérailles, et vingt ou trente voix lui répondirent au loin sous le ciel qu’illuminaient les étoiles.


Le Roi s’est embarqué sur le Dnieper pour se réfugier chez les Turcs. Le caporal Martin, dont la folie est la prédication, désigne du doigt la tente royale abandonnée, et il crie d’une voix retentissante :


Seul il est le transgresseur. Toi, mère, toi épouse en habits de deuil, retourne son image contre le mur. Défends aux petits de prononcer son nom. Toi, petite Dunja, en souvenir de lui, élève un monument de crânes humains et de têtes de chevaux. Et pourtant, je sais qu’un jour, devant le tribunal de la justice, nous nous avancerons sur nos jambes de bois et sur nos béquilles et que nous dirons : Pardonne-lui, Père, comme nous lui pardonnons, car notre amour est devenu à la fois sa victoire et sa défaite !


C’est parce qu’il l’a peinte d’après les impressions changeantes des personnages qui l’entourent que M. de Heidenstam a pu montrer les différentes faces de cette personnalité énigmatique de Charles XII [2]. On comprend son pouvoir sur les hommes qu’il a entraînés avec lui dans les déserts de la Russie, et leurs révoltes. Sa physionomie nuancée sous des aspects divers est frappante de réalité. Le Roi est même représenté, lui, l’homme qui jamais auparavant n’a dit un mensonge, commettant l’acte le plus lâche, mentant par timidité et par gaucherie devant ses troupes. A entendre, pendant le siège de Fredrikshall, le soldat Toile Aarasson exprimer ce qu’il pense de lui, on n’a pas de peine à admettre la possibilité que Charles XII ait été tué par une balle suédoise ; on l’a cru longtemps en effet. Et cependant, tandis qu’on l’enterre, un de ses officiers fait cette réflexion qui résume les sentimens de la Suède : « Il ne nous a pas rendus heureux et pourtant nous le pleurons comme personne. »

Son caractère ressort encore davantage quand il est mis en opposition avec celui de son ennemi, Pierre le Grand.


Le tsar moscovite reste au milieu de ses sujets comme un père de famille, dit un Holsteinois qui se bat dans l’armée suédoise. D’un pâtissier il fait son ami et il élève à son glorieux trône impérial une servante. Quand il a bu, ses manières sont détestables. Mais sa première parole et sa dernière sont toujours : pour le bien de la Russie. Le roi Carolus, lui, abandonne ses États comme un monceau de cendres fumantes et il n’a pas un ami... Faire sauter des gabions, battre des mains pour deux trompettes et un étendard conquis, voilà ce qui lui va. Pas de sens de l’Etat, ni de l’armée, tout pour l’individu !... Pas de cœur dans la poitrine. Le roi Carolus est une de ces espèces de demi-génies Suédois qui courent le monde, battent du tambour et font fiasco tandis que le parterre siffle !


Le roi des Carolins doute aussi de la durée de son œuvre et il est inquiet de l’effet qu’il produit ; cette préoccupation se traduit par un rêve où il voit Pierre le Grand qui lui crie en éclatant de rire :


Va-t’en, Suédois chauve et boiteux ! Que me veux-tu à moi et à mes multitudes d’hommes avec tes régimens décimés et tes quatre pièces de canon ? Mes hommes sont des voleurs et des ivrognes, et pour moi ils ont moins de valeur que des clous dans une planche, mais j’en ai à profusion de pareils clous. Je bâtis un vaisseau qui durera des milliers d’années et moi-même je suis aujourd’hui ce que j’étais sur le chantier de Saardam, je ne suis qu’un charpentier. Des millions et des millions d’êtres béniront mon règne.


Le tsar entre à Pultava après sa victoire ; la rue est envahie soudain par des mendians et des gens de toutes sortes ; il s’avance au milieu d’eux à pied. Ses yeux noirs étincellent et ses petites moustaches brunes se retroussent sur ses lèvres luisantes. Un gros bouton d’argent orné d’une pierre fausse attache sa chemise et il porte des bas de laine grossière. Il s’arrête parfois devant une porte où on lui offre un verre d’eau-de-vie ; plaisantant et riant, il en avale quelques gorgées.


Il désigne la première maison venue pour y prendre son repas ; aussitôt grand tapage dans l’escalier : l’un apporte le gruau, un autre les cuillères, un troisième les assiettes, un quatrième la boisson ; l’Empereur lui-même aide à tout mettre en place, et les ordres sont donnés par un nain bossu qui de son pouce appuyé contre sa narine se mouche en l’air devant le visage de son maître. Lorsqu’on s’est mis à table, chaque fuis que l’on porte une santé, des soldats entrent et tirent des coups de pistolet. Le festin dure des heures. Les boyards et les nains ivres-morts se roulent par terre.


Soudain, parce qu’un Suédois prisonnier refuse ses offres, le tsar est pris d’un accès de colère.


Il pâlit, sa joue se plisse, son bras remue convulsivement ; il s’élance sur un Zaporopue et, de son poing, le frappe au visage. Tous les assistans, y compris les gens ivres, commencent à trembler. « Approchez la femme. Déshabillez-la, crie quelqu’un. Aussitôt qu’il voit les membres d’une femme, il se calme. »


C’est dans une beuverie de ce genre qu’il a donné à Mazeppa le soufflet qui en a fait un allié de Charles XII. Dans une autre à laquelle assiste son dévot fils Alexis, il l’avertit qu’il est le maître de sa vie, « car, dit-il, ce que j’ai donné, je puis le reprendre. »

Si Charles XII dans les Carolins demeure un être complexe, la Suède est une héroïne toute pure. Peut-être son jeune roi lui a-t-il plu d’abord à cause des aventures qu’il lui promettait ; mais ensuite elle s’est attachée à lui plus profondément parce qu’il parlait de droit et de justice. L’idée qu’elle remplissait la tâche assignée par Dieu a été sa force. Tandis que l’armée poursuit en Pologne sa marche triomphante, dans les camps on n’entend ni cris, ni chansons à boire ; seuls les sons du hautbois et des trompettes s’élèvent dans la nuit. Quand arrivent les jours de la défaite, l’abnégation et l’esprit de devoir de ces soldats prennent un caractère religieux. Chez l’enseigne qui meurt gelé à la porte de son roi, il y a surtout du dévouement et de l’enthousiasme pour celui-ci ; mais le caporal Graaberg, qui donne à un blessé la dernière goutte d’eau qu’il a conservée, voit réellement le Seigneur conduire les Suédois et leur infliger des épreuves de plus en plus cruelles à mesure qu’ils se montrent plus fidèles à sa volonté. Pour lui Dieu lui-même a déchiré leurs habits, a mis des béquilles sous leurs aisselles, des jambes de bois sous leurs moignons, afin qu’ils deviennent des saints. Prisonniers, dispersés dans toute la Russie jusqu’en Sibérie, les uns enseignent les enfans, d’autres tannent des cuirs, font des résilles, des perruques de crin, des bijoux. Lewenhaupt, « le général March-March, » tient à Moscou l’état de tous les prisonniers. Le ministre, l’Excellence Piper, ne veut pas les quitter ; il refuse d’acheter sa liberté en payant une rançon. De sa fenêtre il voit partir ceux qu’on échange ; il en entend d’autres que l’on fait travailler à construire la ville, et il se dit : Ce sont là mes frères. La Dumma Svenska, la stupide Suédoise, esclave dans le harem du sultan, n’est pas de toutes ces physionomies la moins intéressante. M. de Heidenstam a incarné en elle le caractère suédois ; elle a reçu ce nom à la fois pour sa maladresse à danser et pour la conscience avec laquelle elle s’acquitte de la tâche qu’on lui a confiée, celle de prendre soin des perroquets.

Le peuple qui est resté en Suède égale en sublimité celui qui se bat ou celui qui est captif. Ce sont, à la table du conseil, les ministres qui murmurent contre les continuelles demandes d’argent et qui, recevant un ordre du Roi, lui envoient jusqu’au dernier écu des caisses de l’Etat. Ce sont les paysans dalécarliens qui viennent de déclarer qu’ils en ont assez de la guerre, des impôts et des levées d’hommes ; ils ont pris leurs mousquets pour tirer sur le bailli ; mais lorsqu’on annonce que le Roi est prisonnier ils abandonnent leurs maisons et leurs champs pour aller le délivrer. Ce sont les femmes en deuil d’un père et d’un mari qui voient chez elles la faim, la peste, et qui font encore partir leur dernier fils pour l’armée. C’est le pasteur de Marstrand, une ile de la côte suédoise, dont les Danois viennent de s’emparer. En présence des envahisseurs, dans l’église, il appelle la bénédiction du ciel sur la Suède, à laquelle il promet une éternelle fidélité ; sa prière finie, il tend les mains pour qu’on les enchaîne.


Quand Verner de Heidenstam choisit sainte Brigitte pour héroïne du roman qu’il écrivit après les Carolins, il était inspiré en partie par les souvenirs de son enfance, mais surtout par son admiration pour la volonté humaine lorsqu’elle domine tous les sentimens qui pourraient l’amoindrir. La pieuse dame est petite, encore fraîche et rose, quoiqu’elle ait déjà de grands enfans au commencement du Pèlerinage de sainte Brigitte ; elle est douce et l’empire qu’elle exerce est d’autant plus singulier qu’il est accompagné d’une tendresse infinie. Elle a forcé son mari à entrer dans un couvent, elle arrache sa fille à son jeune époux. « Elle foule aux pieds les cœurs qui l’aiment et ceux qui la haïssent, mais si elle a sur eux cette autorité, c’est qu’elle rayonne d’amour. » « Je veux désormais me vouer à la justice et à l’amour céleste, dit-elle un soir à son confesseur ; mais toute la journée j’ai été tourmentée par un amer regret et par le désir de revoir la pierre sous laquelle repose mon époux. J’ai porté ses enfans ; je les ai élevés, ils sont devenus bons et charmans, et je les aime tous. » Lorsqu’elle arrive en Terre Sainte, suivie de son fils, de sa fille et de ses disciples, elle pense qu’elle a enfin atteint le but de sa vie et, comme si elle voyait le ciel s’ouvrir, elle sent que jamais ceux qu’elle a perdus n’ont été aussi près d’elle. Ce qui montre que M. de Heidenstam ne s’intéresse qu’aux tragédies de l’âme, c’est qu’il a complètement laissé de côté les célèbres Révélations dont il pouvait tirer des effets si pittoresques.

Ses deux autres romans historiques, Folke Filbyter et l’Héritage de Bjälbo, sont au contraire de fortes et saisissantes évocations des premiers temps de l’histoire de la Suède, de l’époque où elle s’organise en Etat. La lutte du paysan contre le pouvoir naissant est d’une beauté farouche. Folke Filbyter, ancien chef de Vikings, avec ses cheveux blonds qui lui tombent sur le dos, trône comme un roi au milieu de ses esclaves ; il laboure sa terre et fait paître ses immenses troupeaux. Il est silencieux, rusé, mais il peut aimer et souffrir aussi violemment qu’il peut haïr. Dans les profondeurs des bois sont cachés d’autres ennemis de l’ordre que les rois établissent. Ces rebelles sortent parfois de leurs retraites pour tuer et brûler, mais ils finissent par être traqués et battus.

Les Suédois et leurs chefs offrent une suite de scènes appartenant à l’histoire de Suède. Cet ouvrage en deux volumes fait partie de la collection destinée aux enfans pour laquelle Selma Lagerlöf a écrit Le Voyage extraordinaire de Nils Holgersson, qui est une description de la terre suédoise comme Svenskarna och deras Hövdingar est une galerie des portraits de ses grands hommes. Malgré toutes ses longueurs Le Voyage de Nils Holgersson, pour l’ampleur épique, pourrait plus justement être comparé aux Carolins qu’aux Suédois et leurs chefs. L’esprit de Selma Lagerlöf, tout instinctif, a pris son essor lorsqu’elle a évoqué devant elle un peuple d’enfans écoutant avec crédulité ses contes imagés. Verner de Heidenstam, dont le tempérament est essentiellement aristocratique et réfléchi, s’est préoccupé d’être exact et complet, ce qui a pu un peu arrêter ses facultés d’invention sans diminuer d’ailleurs la beauté de certains de ses récits. Tous deux ont illustré la définition du patriotisme qui est dans les Carolins : « Cela commence lorsque enfant on compte les clous et les nœuds de bois du plancher... Cela commence par une graine et finit par un grand arbre. C’est d’abord la chambre des enfans, puis cela grandit, ce sont plusieurs chambres, toute une maison, toute une province, tout un pays... Et, hors de ce pays, l’air et l’eau perdent toute fraîcheur. »

La démarche de cet éditeur demandant à deux grands poètes d’écrire des livres de ce genre pour les écoliers était un symptôme de la renaissance patriotique en Suède. Verner de Heidenstam a l’honneur de l’avoir déterminée ; il n’est pas seul à l’avoir fait naître ; mais il est vraiment celui qui a, le premier, le plus brillamment, le plus consciemment, marché dans cette voie. Il a exprimé son amour pour son pays, il a rendu à la Suède des formes littéraires qui convenaient à son génie, mais surtout il a montré quelle source de poésie pouvait être l’histoire et il a tiré des annales suédoises des thèmes auxquels son talent original a donné un puissant relief. Il faut connaître les choses suédoises pour savoir combien, quoiqu’elle ait toujours eu d’excellens historiens, la Suède, il y a vingt ans, prenait peu d’intérêt à son propre passé et préférait à son patrimoine ce qui venait de l’étranger.

D’autres comme Selma Lagerlöf, ont répandu sur la terre suédoise d’innombrables légendes. D’autres comme l’historien Hjärne et l’archevêque Soderblom ont donné des formules en communiquant par leurs paroles et par leurs écrits l’ardeur politique et religieuse qui les animait. Les artistes, comme Zorn, Liljefors et Cari Larsson, ont fait admirer la nature suédoise, la maison et le vêtement du paysan dans l’éclat de leur brillante couleur. Ils ont achevé ce que l’auteur des Carolins avait commencé. Ce nationalisme a fini par pénétrer partout : il n’est pas en Suède petite boutique ni intérieur bourgeois où l’on ne découvre aujourd’hui dans le choix des gravures et des meubles les signes de cette tendance nouvelle qui porte les Suédois à glorifier leur sol et leurs traditions.

Il faut reconnaître que ce beau mouvement a en partie dégénéré. Les conservateurs qui l’avaient favorisé n’ont pas su se défendre contre les entreprises de l’influence allemande ; germanophiles ou Allemands ont joué auprès d’eux de l’idée de race qu’ils leur ont fait confondre avec l’idée de nation. On leur a représenté qu’ils étaient des Germains et que la cause allemande était la leur, en sorte que ces nationalistes qui d’abord avaient voulu affirmer l’indépendance morale de leur pays arrivaient à se laisser courber sous la plus dangereuse et la plus insinuante des sujétions. Il s’est produit alors ce phénomène singulier que les libéraux et les socialistes sur lesquels avait agi malgré eux ce réveil ont relevé le drapeau que les Grands Suédois laissaient échapper de leurs mains. Ils se sont opposés à la domination morale de l’Allemagne, ils.se sont dressés contre tout ce qui pouvait sembler une immixtion étrangère, encore davantage contre ce qui pouvait entraîner l’intervention de la Suède dans la guerre aux côtés des Empires centraux. En même temps ils acceptaient l’essentiel du programme de leurs adversaires, la défense de la Suède. Ce courant nationaliste a donc fini par entraîner les élémens qui lui avaient d’abord été contraires.

Vingt ans avant la guerre actuelle, dans une brochure intitulée Classicisme et germanisme, Verner de Heidenstam avait donné des définitions de l’esprit classique et de l’esprit germanique. L’esprit classique est, d’après lui, objectif dans sa conception de l’Etat et dans l’art ; il aime la logique et la clarté, il a une dignité aristocratique, l’amour de la culture ; il est sociable. L’esprit germanique, toujours d’après lui, c’est le subjectivisme, l’horreur des contours nets et des définitions précises, l’humour, le panthéisme, l’idolâtrie de la nature, la haine de la culture, l’amour de la solitude et une « honnêteté grossière. » L’écrivain suédois entend par ces derniers mots la persistance des instincts primitifs opposée aux raffinemens de la civilisation et cette idée que l’honnêteté consiste à révéler d’une façon brutale ses pensées les plus intimes. « La barbarie est devenue chez les Germains un signe de ralliement, » déclarait M. de Heidenstam en 1898. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu’en écrivant ceci à cette date, l’année même de la mort de Bismarck, il cite comme exemples typiques de cette barbarie ses propos tenus pendant la campagne de France et sa conduite à notre égard dans les négociations de la paix.

Heidenstam, lui, a combiné les deux élémens. S’il est romantique par beaucoup de points, son goût, la forme de son art, son amour de la joie saine et humaine sont purement classiques. Il y a chez lui un vrai et profond sentiment de ce qu’il doit à la France. Et cette reconnaissance a contribué à maintenir chez lui, dans l’attitude réservée qu’il a gardée pendant cette guerre, des sympathies françaises, tandis que la plupart de ceux qui avaient adopté ses idées prenaient parti trop ouvertement pour l’Allemagne.


La poésie de Verner de Heidenstam, c’est un rayon dansant qui se pose sur la surface d’un lac, c’est le son clair d’un grelot d’argent dans l’atmosphère glacée d’un jour d’hiver, c’est le froissement de deux épées qui se choquent. Nature ardente, concentrée, plus capable des transports qui éclatent que de l’enthousiasme qui se prodigue, il ne se répand jamais en beaucoup de paroles. Il n’est point un mélancolique. Rien de ce qui est alangui ne lui convient. il regarde la souffrance en face ; il veut qu’on l’accepte en la dominant, comme un maître et non comme un esclave. Il n’attache de prix qu’aux forces morales. Il ne connaît pas l’attendrissement ; mais il y a dans son œuvre de la bonté et, quand il veut rendre heureux les êtres qu’il crée, il sait leur donner la paix intérieure. Ce n’est pas un poète de l’amour. Le culte des ancêtres se confondant avec celui de la gloire et de la grandeur nationale a suffi à enflammer la passion de son cœur. Et, par une fusion harmonieuse, il arrive à unir ces deux choses en apparence contradictoires, l’exaltation de l’individu et son immolation par le sacrifice, où il trouve seulement son plein épanouissement, à la communauté de la patrie.


JACQUES DE COUSSANGE.

  1. Années de pèlerinages et de pérégrinations, 1888. — Du col de Tende au Blocksberg, 1888. — Renaissance, 1889. — Les Noces de Pépita, 1890. — Hans Allenus, 1892. — Poèmes, 1895. — L’Humeur suédoise, 1897. — Les Carolins, 1897-1898. — Classicisme et germanisme, 1898. — Pensées et esquisses, 1899. — Saint Georges et le dragon, 1900. — Le Pèlerinage de sainte Brigitte, 1901. — La Forêt murmure, 1904. — L’Arbre des Folkungar. I. Folke Filbyter, 1906. II. L’Héritage de Bjalbo, 190.3. — Les Suédois et leurs chefs, 1908-1910. — Dissolution et chute de la philosophie des prolétaires, 1911. — En souvenir de Carl de Wirsén, 1912. — Nouveaux Poèmes, 1915.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1899 : Pour le Roi ! — Deux épisodes du règne de Charles XII.