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Vie d’Agricola (Panckoucke)

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(Redirigé depuis Vie d'Agricola)
Œuvres de C. C. Tacite
Traduction par Charles-Louis-Fleury Panckoucke.
C. L. F. Panckoucke (Tome sixièmep. 175-282).




VIE
D’AGRICOLA


Cette vie d’Agricola est le chef-d’œuvre de Tacite, qui n’a fait que des chefs-d’œuvre. (Lararpe, Cours de littérature, t. IV, Historiens.)

VIE
DE CN. JULIUS AGRICOLA
PAR C. C. TACITE.

I. Transmettre à la postérité les actions et les caractères des hommes illustres est un usage antique que notre siècle même, malgré son indifférence pour ceux qu’il a produits, n’a pas négligé toutes les fois qu’une vertu noble et supérieure a vaincu et surmonté ces vices communs aux plus petits comme aux plus grands états, la sottise et l’envie. Mais, chez nos ancêtres, comme on se portait davantage et plus ouvertement à faire des choses dignes de mémoire, de même alors chaque écrivain distingué par son génie, sans flatterie et sans calcul, s’empressait à consacrer le souvenir de la vertu, n’acceptant pour prix et pour guide que le sentiment qu’on éprouve à bien faire. Plusieurs pensèrent qu’écrire soi-même sa propre vie, était de la confiance en la pureté de ses mœurs plutôt que de la présomption ; et ce ne fut pour Rutilius et Scaurus un motif ni de blâme ni d’incrédulité : tant il est vrai que les vertus ne sont jamais si bien estimées que dans les temps mêmes où elles se produisent le plus facilement ! Pour moi, qui vais écrire la vie d’un homme qui n’est plus, j’ai besoin d’une indulgence que je n’eusse pas demandée, si je n’avais à parcourir des temps si cruels et si funestes aux vertus.

II. Nous apprenons qu’alors Arulenus Rusticus, pour avoir fait l’éloge de Pétus Thraseas, Herennius Sénécion, celui de Priscus Helvidius, furent mis à mort, et que l’on sévit non-seulement contre les auteurs, mais même contre leurs écrits, l’ordre ayant été donné aux triumvirs de brûler dans les comices, au forum, ces monuments des plus illustres génies. Sans doute, on pensait étouffer à jamais en ces flammes, et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain. Déjà étaient expulsés ceux qui enseignaient la sagesse, relégué en exil tout art libéral, de peur que désormais rien d’honorable pût se présenter. Certes, nous avons donné un prodigieux exemple de patience, et si les siècles précédents ont vu ce qu’il y a d’extrême dans la liberté, nous avons vu, nous, ce qu’il y a d’extrême dans la servitude, alors qu’on nous épiait pour nous ôter tout usage de parler et d’entendre. L’on nous eût même ravi le souvenir avec la parole, s’il nous eût été possible d’oublier aussi bien que de nous taire.

III. Maintenant enfin nous commençons à respirer : et quoique dès l’aurore du siècle le plus fortuné Nerva César ait associé des choses jadis incompatibles, l’autorité d’un seul et la liberté ; quoique chaque jour Trajan, son fils adoptif, rende le gouvernement plus facile, et que la sécurité publique ne soit plus un espoir, un vœu, mais la certitude et l’accomplissement de ce vœu même ; cependant, par la nature de la faiblesse humaine, les remèdes sont moins prompts que les maux, et de même que les corps s’accroissent lentement, s’éteignent en un instant, ainsi il est plus facile d’étouffer le génie et l’émulation que de les ranimer. Car la douceur de l’oisiveté même, s’insinue peu à peu, et l’inaction, à charge d’abord, finit par nous charmer. Que sera-ce donc si, durant quinze années, espace considérable de la vie des mortels, beaucoup d’entre nous ont succombé par des accidents fortuits, et les plus généreux sous la cruauté du prince ? Nous restons en petit nombre, survivant, non seulement aux autres, mais pour ainsi dire à nous-mêmes, si nous ôtons du cours de notre existence tant d’années, durant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes à la vieillesse, les vieillards presque au terme de leur carrière. Toutefois, je n’hésiterai point à exposer ici, quoique d’une voix sans art et peu exercée, le souvenir de la précédente servitude et les témoignages du bonheur présent. En attendant, ce livre consacré à l’honneur d’Agricola, mon beau-père, pourra, dans l’expression de ma piété filiale, trouver son éloge ou son excuse.

IV. Cn. Julius Agricola, originaire de Fréjus, colonie ancienne et célèbre, eut ses deux aïeuls procurateurs des Césars, dignité qui égale celle de chevalier. Son père, Julius Grécinus, de l’ordre des sénateurs, connu par son amour pour l’éloquence et la philosophie, mérita, par ces qualités mêmes, la colère de l’empereur Caligula ; et en effet, il reçut l’ordre d’accuser Marcus Silanus, refusa et périt. Sa mère fut Julia Procilla, de la plus rare chasteté. Elevé dans son sein et par sa tendresse, il passa au milieu des études de tous les arts libéraux son enfance et sa jeunesse. Ce qui l’éloigna des séductions du vice fut, outre son naturel pur et vertueux, la résidence qu’il fit, dès son jeune âge, et les leçons qu’il recueillit à Marseille, ville où l’urbanité grecque et l’économie de nos provinces se trouvaient réunies et heureusement associées. Je me rappelle qu’il racontait assez souvent lui-même que, dans sa première jeunesse, il se serait jeté dans l’étude de la philosophie avec trop d’entraînement, et plus qu’il ne convient à un Romain et à un sénateur, si la prudence de sa mère n’eût tempéré son âme ardente et pleine de feu. C’est que son génie sublime et enthousiaste, aspirant à l’éclat d’une gloire élevée et supérieure, en saisissait les apparences avec plus d’impétuosité que de circonspection. Bientôt l’âge et la raison le modérèrent, et de l’étude de la philosophie il recueillit, ce qui est le plus difficile, la juste mesure qui fait la sagesse.

V. Il reçut sa première éducation militaire en Bretagne, sous Suetonius Paullinus, général actif et sage, qui le distingua et l’apprécia d’autant mieux qu’il partageait sa tente avec lui. Agricola, loin de la licence des jeunes gens, qui font du service un état de dissolution, loin de leur oisiveté, ne se prévalut jamais de son titre de tribun ni de son inexpérience pour se livrer aux plaisirs et obtenir des congés ; mais il voulut connaître la province, être connu de l’armée, s’instruire auprès des habiles, se lier avec les plus recommandables, ne rien briguer par jactance, ne rien refuser par timidité, se montrer à la fois et vigilant et circonspect. Jamais, sans doute, la Bretagne ne fut plus agitée, son sort plus incertain : nos vétérans étaient égorgés, nos colonies incendiées, nos armées interceptées ; elles combattirent alors pour leur salut, bientôt après pour la victoire. Tous ces événements, quoique dirigés par les conseils et sous les ordres d’un autre, et quoique la gloire des principales opérations et de la délivrance de la province appartînt au général, donnèrent au jeune Agricola de l’habileté, de l’expérience, de l’émulation, et firent entrer dans son âme la passion de la gloire militaire, passion ingrate en ces temps, où de sinistres soupçons enveloppaient tout ce qui s’élevait, et où une grande réputation n’était pas moins périlleuse qu’une mauvaise.

VI. De là revenu à Rome pour y solliciter les magistratures, il épousa Domitia Decidiana, issue d’illustres aïeux ; cette alliance prêta de la force et de l’éclat à ses projets d’élévation. Ils vécurent dans une parfaite concorde, par leur mutuelle tendresse et leur déférence réciproque ; également admirables, s’il n’était dû d’autant plus d’éloge à la femme vertueuse, que celle qui ne l’est pas mérite plus de blâme. Nommé questeur, le sort lui donna pour gouvernement l’Asie, pour proconsul Salvius Titianus. Ni l’Asie, ni le proconsul ne purent le corrompre, quoique cette province fût riche et ouverte aux déprédations, et le proconsul porté à toute avidité, et prêt à acheter, par une facilité sans bornes, un silence réciproque sur le mal. Là, sa famille s’accrut d’une fille, soutien et consolation à la fois, car il perdit bientôt un fils né auparavant. Tout le temps qui suivit, depuis sa questure jusqu’à ce qu’il devînt tribun du peuple, et l’année même de son tribunal, il les passa dans le repos et l’oisiveté, ayant appris, sous Néron, qu’il est des temps où l’inaction est de la prudence. Durant sa préture, même conduite, même silence, et d’ailleurs il ne lui fut attribué aucune juridiction. Quant aux jeux publics et aux vains honneurs de sa place, il y mit une juste mesure d’économie et de magnificence, et il sut, en s’éloignant de la profusion, se rapprocher davantage de l’estime publique. Ensuite, choisi par Galba pour reconnaître les offrandes des temples, ses diligentes recherches ne laissèrent à la république d’autres sacrilèges à ressentir que ceux jadis commis par Néron.

VII. L’année suivante affligea son âme et sa famille par une perte cruelle. Des soldats de la flotte d’Othon, portant çà et là leur licence, et dévastant, comme pays ennemi, l’Intemelium dans la Ligurie, assassinèrent, au sein de ses domaines, la mère d’Agricola, pillèrent ses propriétés et une partie de son patrimoine, seul motif d’un tel meurtre. Agricola se rendait aux solennités de ses funérailles, quand il fut surpris par la nouvelle que Vespasien aspirait à l’empire, et aussitôt il passa dans son parti. Mucien dirigeait les commencements de ce règne, et gouvernait dans Rome : Domitien, fort jeune encore, n’avait usurpé de la puissance de son père que la licence pour ses vices. Mucien choisit Agricola pour faire des levées ; sa conduite intègre et habile lui mérita bientôt le commandement de la vingtième légion, qui avait tardé à prêter le serment, et dans laquelle son prédécesseur passait pour agir séditieusement. Elle était en effet, même pour les lieutenants consulaires, redoutable et trop exigeante, et le lieutenant prétorien ne pouvait la contenir, soit sa faute, soit celle des soldats. Choisi pour lui succéder et punir, Agricola, par la modération la plus rare, aima mieux paraître les avoir trouvés que les avoir rendus fidèles.

VIII. Alors commandait en Bretagne Vettius Bolanus avec plus de douceur que n’en méritait cette province intraitable. Agricola tempéra sa propre énergie et modéra son ardeur pour ne point paraître s’élever au dessus de son chef, sachant déférer à ses supérieurs, et ayant appris à unir les égards aux devoirs. Bientôt la Bretagne reçut pour consulaire Petilius Cerialis. Alors les mérites eurent un libre espace pour se montrer. D’abord Cerialis l’associa seulement aux travaux et aux périls, et bientôt à la gloire. Souvent, pour l’éprouver, il lui fit commander quelque portion de l’armée ; quelquefois, d’après ses succès, il lui confia de plus grandes forces ; et jamais Agricola n’exalta ses actions pour accroître sa renommée : se regardant comme simple subalterne, il rapportait ses succès à son général, comme à leur seul auteur. Ainsi, par son esprit de subordination, par sa modestie dans ses rapports, il échappait à l’envie, non pas à la gloire.

IX. A son retour de ce commandement, Vespasien l’admit entre les patriciens, et ensuite lui confia le gouvernement de l’Aquitaine, dignité des plus considérables par son administration, et parce qu’elle donnait l’espoir du consulat à qui en était revêtu. On croit en général que les esprits, voués aux études militaires, manquent de finesse, parce que la juridiction des camps, prompte, peu compliquée, et agissant le plus souvent par voie de fait, n’a point recours aux subtilités de la justice civile. Agricola, par sa pénétration naturelle, déploya, sous la toge même, autant de facilité que de justesse d’esprit. Tout aussitôt les moments de ses travaux et de ses loisirs furent réglés : dès que les assemblées et les jugements l’exigeaient, il était grave, attentif, sévère, et, le plus souvent, indulgent ; dès qu’il avait satisfait au devoir, le personnage du pouvoir n’était plus. Jamais la morosité, l’arrogance et la cupidité n’avaient trouvé accès dans son âme ; et, ce qui est le plus rare, pour lui la facilité ne diminua point la puissance, ni la sévérité l’affection. Parler d’intégrité et de désintéressement dans un si grand homme serait injure à ses vertus. Quant à la renommée, à laquelle souvent même les plus vertueux sacrifient, il ne la rechercha ni par ostentation de son mérite, ni par artifice. Loin de toute rivalité avec ses collègues, loin de toutes contestations avec ses subordonnés, il pensait qu’en de tels débats il est peu glorieux de vaincre, honteux d’échouer. Il ne resta pas trois années dans ce gouvernement, et fut rappelé aussitôt à l’espoir du consulat : l’opinion publique y ajoutait la Bretagne pour gouvernement, non qu’aucun de ses discours le fît penser, mais parce qu’il en parut digne. La renommée ne se trompe pas toujours ; quelquefois même elle choisit. Consul, il me promit, quoique je fusse jeune encore, sa fille, déjà de la plus belle espérance : après son consulat, il m’unit à elle, et aussitôt il fut préposé au gouvernement de la Bretagne avec la dignité de pontife.

X. Beaucoup d’auteurs ont décrit la Bretagne et ses peuples. J’en parlerai, non pour faire naître une comparaison de recherches ou de talent, mais parce qu’alors, pour la première fois, elle fut entièrement domptée : ainsi, ce que mes devanciers n’ont pu connaître et ont paré de leur éloquence, se recommandera par la fidélité des faits. La Bretagne, la plus grande des îles connues des Romains, s’étend à l’orient, vers la Germanie ; à l’occident, vers l’Espagne ; au midi, vers les Gaules, d’où même ou l’aperçoit : ses côtes septentrionales, en face desquelles il n’est plus de terres, sont battues par une mer immense et sans bornes. Nos auteurs les plus éloquents, Tite-Live parmi les anciens, et Fabius Rusticus parmi les modernes, l’ont assimilée à un plat oblong ou à une hache à deux tranchants, et telle est en effet sa figure en deçà de la Calédonie ; et de là on l’a admise pour toute l’île ; mais un vaste et prodigieux espace de terres, se prolongeant jusqu’à son extrémité, va s’y rétrécir en forme de coin. Ce fut alors que la flotte romaine, ayant, pour la première fois, visité le tour de ces bords d’une mer toute nouvelle, s’assura que la Bretagne était une île ; et, en même temps, elle découvrit et subjugua des îles inconnues jusqu’alors, et qu’on appelle les Orcades ; elle entrevit aussi Thulé, quoique cachée sous les neiges et les frimats. Du reste, cette mer est dormante et lourde à la rame : on dit même que les vents la soulèvent peu : c’est, je crois, parce que les terrains, les montagnes, où se forment et grossissent les tempêtes, y sont plus rares, et que la masse profonde de cette mer sans bornes est plus lente à s’émouvoir. Il n’est point dans l’objet de cet ouvrage de rechercher quelle est la nature de l’Océan et de ses mouvements, dont beaucoup d’autres ont parlé ; j’ajouterai seulement que nulle part la mer ne fait plus sentir sa puissance ; elle refoule çà et là des eaux dans l’intérieur, et non seulement elle s’élève au dessus du rivage, ou même se répand au loin, mais elle flue intérieurement, y circule, et s’enferme dans les vallées, au milieu des montagnes, comme en ses propres bords.

XI. Du reste, les mortels qui habitèrent les premiers la Bretagne, étaient-ils indigènes ou étrangers ? comme chez tous les barbares, on le sait peu. Les conformations varient, et de là des conjectures. Les chevelures rousses des habitans de la Calédonie, leur grande stature, attestent l’origine germanique. Le teint basané des Silures, leurs cheveux la plupart crépus, et leur position en face de l’Espagne, font croire que des Ibères ont jadis traversé ces mers et occupé ces demeures. Les Bretons les plus voisins des Gaulois leur ressemblent, soit que la force de l’origine se conserve, soit que, dans ces contrées qui s’avancent l’une vers l’autre, un même climat ait donné au corps une même conformation. Cependant, d’après les probabilités générales, il est croyable que des Gaulois ont occupé ce sol, rapproché du leur. Vous y découvrez leur culte dicté par la superstition ; le langage diffère peu ; même audace à chercher les périls, et, dès qu’ils sont présents, même terreur pour s’y soustraire. Cependant les Bretons offrent plus d’intrépidité, une longue paix ne les ayant pas encore amollis : car nous savons que les Gaulois ont aussi brillé dans les guerres. Bientôt l’apathie s’introduisit avec l’inaction : la perte de la liberté entraîna celle du courage ; c’est ce qui est arrivé aux premiers Bretons, jadis vaincus : les autres sont encore tels que furent les Gaulois.

XII. Leur force est dans l’infanterie : quelques peuplades se servent aussi de chars à la guerre : le plus noble conduit, ses vassaux combattent autour. Jadis ils obéissaient à des rois ; ils sont maintenant partagés entre divers chefs, par les brigues et les factions : et rien, contre les nations les plus puissantes, ne nous fut plus utile que leur défaut de concert. Rarement deux ou trois cités se réunissent pour repousser le péril commun : aussi, tandis qu’elles combattent séparément, elles sont toutes vaincues. Le ciel est souvent obscurci de pluies et de brouillards ; le froid n’y est pas rigoureux. Les jours ont plus de durée que ceux de notre monde ; les nuits sont claires, et si courtes, à l’extrémité de la Bretagne, qu’entre la fin et le lever du jour il n’y a qu’un faible intervalle. On affirme même que, si les nuages ne s’y opposent pas, on voit durant la nuit la clarté du soleil, et qu’il ne se couche ni ne se lève, mais ne fait que passer à l’horizon. Sans doute que les extrémités planes de la terre, ne formant qu’une ombre très basse, ne peuvent élever les ténèbres de la nuit, qui tombe sans atteindre le firmament et les astres. Le sol, à l’exception des plantes accoutumées à croître en des climats plus chauds, de l’olivier et de la vigne, les admet toutes, et même avec abondance ; la maturité est tardive, la végétation rapide, et cela par une seule et même cause, la grande humidité de l’air et du terrain. La Bretagne renferme de l’or, de l’argent, et d’autres métaux, prix de sa conquête. L’océan y produit aussi des perles, mais ternes et livides : on a pensé qu’il fallait en accuser l’inhabileté des pêcheurs ; car, dans la mer Rouge, on arrache des rochers les coquilles mères vivantes et respirant encore, tandis qu’en Bretagne on les ramasse à mesure qu’elles sont amenées par les flots ; moi, je croirais que ces perles manquent de qualité plutôt que nous d’avarice.

XIII. Les Bretons se soumettent aux tributs, aux levées, aux autres charges qu’impose l’empire, avec bonne volonté, si l’on n’y joint pas l’injustice, qu’ils tolèrent impatiemment, assez domptés pour obéir, pas encore assez pour être esclaves. Jules César étant donc entré le premier des Romains en Bretagne avec une armée, quoique par un combat heureux il eût épouvanté les habitans et se fût emparé du rivage, peut paraître avoir montré la Bretagne à ses successeurs, non leur avoir livrée. Bientôt survinrent nos guerres civiles ; les armes de nos généraux se tournèrent contre la république : de là un long oubli de la Bretagne, même pendant la paix. C’était le plan d’Auguste ; ce fut une loi pour Tibère. Il est assez certain que l’empereur Caligula se disposait à entrer en Bretagne, sans la mobilité de son esprit avide de changements, et si ses grands préparatifs contre la Germanie n’eussent été un vain projet. L’empereur Claude accomplit l’entreprise en transportant en Bretagne des légions et des auxiliaires, et en associant à l’expédition Vespasien. Ce fut le commencement de la fortune qui l’attendait : des nations furent domptées, des rois captifs, et Vespasien désigné par les destins.

XIV. Le premier consulaire envoyé fut Aulus Plautius, et, peu après lui, Ostorius Scapula, tous deux excellents hommes de guerre ; peu à peu fut réduite en forme de province la partie de la Bretagne la plus voisine : on y établit de plus une colonie de vétérans. Le roi Cogidunus, qui jusqu’à nos jours est resté très fidèle, reçut en présent quelques cités : coutume ancienne et depuis longtemps pratiquée par le peuple romain, d’avoir pour instrumens de servitude même des rois. Ensuite vint Didius Gallus : il conserva les conquêtes de ses devanciers, et éleva seulement quelques forts plus avant dans le pays, pour se donner la renommée d’avoir agrandi son gouvernement. A Didius succéda Veranius, et celui-ci mourut dans l’année : après, Suetonius Paullinus eut deux ans de succès, soumit des nations, fortifia nos présides. Plein de confiance en ces dispositions, il alla attaquer l’île de Mona, qui fournissait des forces aux rebelles, et ainsi laissa derrière lui une occasion de soulèvement.

XV. En effet, l’absence du gouverneur éloignant toute crainte, les Bretons discourent entre eux sur les maux de la servitude, se rappellent les uns aux autres leurs outrages, et les aigrissent encore par l’interprétation : « La patience ne mène à rien, se disent-ils, qu’à faire subir un joug plus pesant à ceux qui semblent ainsi le supporter avec facilité. Jadis nous n’avions qu’un roi, maintenant deux nous sont imposés, un gouverneur avide de notre sang, un procurateur avide de nos biens : dans notre soumission, l’accord de ces maîtres et leur discorde sont également funestes. Les satellites de l’un, les centurions de l’autre, mêlent la violence aux outrages. Déjà rien n’échappe à la cupidité, rien à la brutalité. Dans les combats, les dépouilles sont le prix des plus braves ; maintenant, des lâches, des poltrons, enlèvent nos demeures, ravissent nos enfants, imposent des levées, comme si c’était pour la patrie seulement que nous ne sussions pas mourir. Car combien de soldats ont passé sur ces bords, si les Bretons se comptent eux-mêmes ! Ainsi la Germanie, défendue par un fleuve, non par l’Océan, a secoué le joug. Pour nous, patrie, épouses, pères, mères ; pour eux, avarice et luxure sont des causes de guerre ! Ils fuiront comme a fui leur divin Jules, pour peu que nous imitions les vertus de nos ancêtres. Ne nous effrayons pas de l’issue d’un ou de deux combats : plus de résolution, plus de constance appartient aux malheureux. Déjà les dieux mêmes ont compassion de nous : les dieux, qui éloignent le général romain, qui retiennent son armée reléguée dans une autre île : déjà nous-mêmes, ce qui était le plus difficile, nous délibérons. Or, en de tels projets, il est plus périlleux d’être surpris que d’oser ! »

XVI. Mutuellement enflammés par ces discours et de semblables, et prenant pour chef Boadicea, femme du sang royal, car pour les commander ils ne distinguent point de sexe, tous courent aux armes, dispersent les soldats disséminés dans les citadelles, enlèvent nos forts, et envahissent la colonie même comme siège de la tyrannie. La rage et la victoire n’omirent aucun genre de cruauté connu des barbares ; et si Paullinus, instruit du soulèvement de la province, ne fût promptement survenu, la Bretagne était perdue. Le succès d’un seul combat la rendit à son ancienne soumission, quoique la plupart gardassent leurs armes : inquiets du résultat de leur révolte, la présence du gouverneur leur inspirait plus de crainte. Paullinus, si estimable d’ailleurs, traita les rebelles soumis avec arrogance et dureté, ce qui semblait la vengeance de sa propre injure ; on envoya Petronius Turpilianus, comme moins inexorable : étranger aux crimes des ennemis, il devait par là même accueillir plus facilement leur repentir. Après avoir pacifié la province, sans oser rien de plus, il la remit à Trebellius Maximus. Trebellius, quoique sans énergie et sans aucune expérience des camps, la contint par une certaine urbanité d’administration. Dès lors ces barbares eux-mêmes apprirent à pardonner aux séductions des vices, et l’occasion de nos guerres civiles offrit à l’inertie une excuse plausible ; mais la discorde vint tout troubler, dès que le soldat, accoutumé aux expéditions, eut puisé la licence dans l’oisiveté. Trebellius fuit, se cache pour se soustraire à la fureur des troupes ; humilié et dégradé, il ne retrouva qu’un pouvoir précaire ; comme si l’armée eût stipulé pour la licence, et le général pour son salut : cette sédition ne fit point couler de sang. Vettius Bolanus, les guerres civiles durant encore, n’apporta pas à la Bretagne plus de discipline : même inertie envers l’ennemi, semblable désordre dans le camp ; si ce n’est que Bolanus, homme pur et qui ne s’était rendu odieux par aucun crime, se concilia l’affection à défaut de respect.

XVII. Mais dès qu’avec le reste du monde la Bretagne eut reconnu Vespasien, de grands généraux, d’excellentes armées parurent ; les espérances des ennemis diminuèrent, et aussitôt Petilius Cerialis les frappa de terreur en attaquant la cité des Brigantes, qui passe pour la plus populeuse de toute la Bretagne : il livra beaucoup de combats, et quelquefois de très sanglants : la victoire ou la guerre enchaîna la plus grande partie de cette cité. Et lorsque Cerialis eût dû accabler par ses services et sa renommée son successeur, Julius Frontinus en soutint le fardeau : grand homme autant qu’on pouvait l’être alors, il subjugua, par les armes, la nation vaillante et belliqueuse des Silures, après avoir, outre la valeur des ennemis, triomphé des difficultés des lieux.

XVIII. Tel fut l’état de la Bretagne, telles furent les chances de guerre que trouva Agricola, qui s’y rendit vers le milieu de l’été, alors que les soldats, comme oubliant l’expédition, se livraient à la sécurité, et que les ennemis attendaient une occasion. Les Ordoviques, peu avant son arrivée, avaient massacré presque tout un corps de cavalerie campé sur leur territoire. A ce début, la province se soulève, et, pour ceux qui voulaient la guerre, c’était un exemple à suivre, ou un moyen de sonder le caractère du nouveau gouverneur. Alors Agricola, quoique l’été fût passé, les troupes éparses dans la province, le soldat s’attendant au repos pour cette année, la guerre contrariée par des retards et des obstacles, et quoiqu’à la plupart il semblât préférable de garder les lieux exposés, résolut d’aller au devant du danger. Il rassemble des détachements de légions et une petite troupe d’auxiliaires ; et, comme les Ordoviques n’osaient pas descendre en plaine, marchant lui-même en tête de l’armée, pour lui donner son courage en partageant ses périls, il la fait monter en bataille, taille en pièces presque toute cette peuplade ; et, n’ignorant pas qu’il faut presser la renommée, et que des premiers événements dépendent tous les autres, il conçoit le projet de réduire l’île de Mona, dont Paullinus avait été rappelé par la rébellion de toute la Bretagne, ainsi que je l’ai rapporté plus haut. Mais, en ce dessein imprévu, les vaisseaux manquaient ; le génie et la constance du général n’en furent point arrêtés. Il choisit parmi nos auxiliaires ceux qui connaissaient les gués, et, suivant l’usage de leur pays, savaient nager en conduisant à la fois eux, leurs armes et leurs chevaux, ordonne qu’ils déposent les bagages, et les fait passer si soudainement, que les ennemis, qui attendaient une flotte, des vaisseaux et les effets du flux, sont stupéfaits et comprennent qu’il n’y a rien d’inaccessible, rien d’invincible pour ceux qui allaient de la sorte au combat. La paix fut donc sollicitée, l’île soumise, et la renommée du chef en acquit un grand éclat. En effet, dès son entrée dans son gouvernement, tout le temps que les autres passent en ostentation et dans les brigues, il ne s’était plu qu’aux travaux et aux périls. Et alors, ne tirant nulle vanité de la réussite des choses, il n’appelait ni expédition ni victoire la soumission de peuples vaincus : aussi ne fit-il pas envelopper ses dépêches de lauriers ; mais, par la dissimulation même de sa gloire, il augmentait cette gloire aux yeux de ceux qui appréciaient en quel espoir de l’avenir il avait tû de si grands exploits.

XIX. Du reste, l’étude du caractère de ces peuples, et en même temps l’expérience d’autrui lui ayant appris que l’on gagnait peu par les armes, si les injustices suivaient, il résolut d’éteindre les causes de ces guerres. Commençant par lui et par les siens, il régla d’abord sa maison ; ce qui, pour bien des personnes, est non moins difficile que de régir une province. Rien du service public ne se fit par ses affranchis ou par ses esclaves : ni affection particulière, ni recommandation, ni prières des centurions n’élevèrent le soldat ; mais pour lui le meilleur citoyen était le plus digne de sa confiance. Il voulut tout savoir, non tout exécuter : aux fautes légères réserver le pardon, aux grandes la sévérité ; ne pas exiger toujours le châtiment, mais plus souvent se contenter du repentir ; préposer aux places et aux administrations ceux qui ne prévariqueraient pas, pour n’avoir pas à punir lorsqu’on aurait prévariqué ; adoucir l’augmentation des impôts en blé ou autres par l’égalité des répartitions, en retranchant ces inventions du fisc, plus intolérables que les tributs mêmes. En effet on forçait les Bretons, par raillerie, d’attendre auprès de leurs greniers fermés, d’acheter leurs propres blés, puis de les revendre à prix fixé. Des chemins détournés et des régions lointaines étaient indiqués aux cités pour qu’elles fissent leurs transports, non pas aux quartiers les plus voisins, mais en des pays éloignés et presque inabordables, jusqu’à ce qu’ainsi, ce qui eût été convenable pour tous, fût devenu lucratif pour quelques-uns.

XX. En réprimant aussitôt ces abus dès la première année, il fit estimer et honorer la paix, qui, soit par l’incurie, soit par la mollesse de ses prédécesseurs, n’était pas moins redoutée que la guerre. Mais, dès que l’été fut arrivé, il rassemble l’armée, loue, dans les marches, la subordination des soldats, contient ceux qui s’écartent, prend lui-même des positions pour ses campements, reconnaît lui-même les marais et les bois, ne souffre cependant nul repos chez les ennemis, qu’il désole par des incursions subites ; et, quand il a assez effrayé, dès lors il les ménage, et excite en eux tous les désirs de la paix. Par ces moyens, beaucoup de cités, qui jusqu’à ce jour avaient traité en égales, donnèrent des otages, déposèrent tout ressentiment, et furent cernées par des forts et des garnisons avec tant d’intelligence et de soins, que jamais auparavant aucune partie nouvellement conquise de la Bretagne n’avait été si peu inquiétée.

XXI. L’hiver suivant fut employé en dispositions des plus salutaires. Et en effet, pour que ces hommes épars et grossiers, et par là même toujours prêts à la guerre, s’accoutumassent à la tranquillité et au repos par les plaisirs, il les exhortait particulièrement, les aidait des deniers publics à construire des temples, des forums, des maisons, louant les actifs, excitant les indolents. Ainsi une émulation honorable tint lieu de contrainte. Déjà il faisait instruire les fils des principaux Bretons dans les arts libéraux, et disait préférer le génie naturel des Bretons à l’esprit cultivé des Gaulois. Ainsi ceux qui auparavant dédaignaient la langue latine, ambitionnèrent de la parler avec éloquence : de là aussi fut mis en honneur notre habillement, et la toge devint en usage. Peu à peu survinrent les recherches de nos vices, les portiques et les bains, et l’élégance des festins : ce que dans leur imprévoyance ils appelaient civilisation, c’était une partie de leur servitude.

XXII. La troisième année de l’expédition découvrit des peuples nouveaux : toutes ces nations furent ravagées jusqu’à l’embouchure du Taüs. Les ennemis en furent frappés d’une telle terreur, qu’ils n’osèrent pas harceler notre armée, quoiqu’elle fût harassée par des temps affreux ; et l’on eut même le loisir d’établir des forts. Les habiles remarquaient que nul autre général n’avait choisi plus savamment les avantages des positions ; qu’aucun poste placé par Agricola n’avait été enlevé de force par les ennemis, ou abandonné par capitulation ou par désertion. Les sorties étaient fréquentes ; car des approvisionnemens pour l’année soutenaient contre les longueurs des sièges. Ainsi l’hiver s’y passait avec sécurité, et chaque garnison s’y suffisait à elle-même. Les ennemis attaquaient vainement, et se désespéraient, parce que, accoutumés le plus souvent à compenser les pertes de l’été par les succès de l’hiver, alors ils étaient également repoussés et l’hiver et l’été. Et jamais Agricola ne s’attribuait, par ambition, les exploits d’autrui. Centurion, préfet, avaient en lui le témoin le plus sincère de ses actions. Quelques-uns le disaient trop acerbe dans ses reproches : affable aux bons, il était sévère pour les méchants : d’ailleurs, rien ne restait de sa colère : vous n’eussiez craint ni sa réserve ni son silence ; il croyait plus honorable de choquer que de haïr.

XXIII. Le quatrième été fut employé à s’assurer des pays qu’on avait parcourus ; et, si la valeur de nos armées et la gloire du nom romain devaient rencontrer des limites, elles les trouvèrent dans la Bretagne même : car les rivières de Glota et de Bodotria, que refoulent à une immense hauteur les flux de deux mers opposées, ne sont séparées l’une de l’autre que par une langue étroite de terre, alors fortifiée de citadelles ; nous tenions tout le pays de notre côté, et les ennemis étaient au delà, comme rejetés dans une autre île.

XXIV. La cinquième année de l’expédition, Agricola passa en Calédonie, sur le premier de nos vaisseaux qui vît ces bords ; et, par des combats aussi heureux que multipliés, il dompta des peuplades inconnues jusqu’à ce temps, et garnit de troupes la partie de la Bretagne qui regarde l’Hibernie, plutôt dans un espoir de conquête que par crainte. En effet l’Hibernie, située entre la Bretagne et l’Espagne, et à portée aussi de la mer des Gaules, pouvait un jour réunir, par de grands rapports, cette portion très puissante de l’empire. L’Hibernie, plus petite que la Bretagne, surpasse en étendue toutes les îles de notre mer. Le sol et le climat, le caractère et les usages des habitants, diffèrent peu de ceux de la Bretagne. Le commerce et les marchands nous ont fait mieux connaître ses côtes et ses ports. Agricola avait accueilli un des petits rois de cette nation, chassé par une sédition domestique, et, sous apparence d’amitié, il le retenait pour l’occasion. Souvent je lui ai entendu dire qu’avec une seule légion et quelques auxiliaires on pouvait subjuguer et occuper l’Hibernie ; que ce serait même très utile contre la Bretagne, si elle ne voyait de toutes parts que les armes romaines, et si la liberté était comme ravie à ses regards.

XXV. L’été suivant, qui commençait la sixième année de son gouvernement, il fit cerner les cités placées de l’autre côté de la Bodotria ; effrayé du soulèvement de toutes les peuplades ultérieures, et de voir les chemins infestés par l’armée ennemie, il fit explorer les ports par sa flotte. Employée pour la première fois par Agricola, comme partie de ses forces, elle suivait l’armée, et formait un admirable spectacle. Alors la guerre se poussait à la fois et sur terre et sur mer ; et souvent, dans le même camp, fantassin, cavalier, marin, confondant et leurs rangs et leur joie, exaltaient chacun ses exploits, ses aventures. Tantôt c’était les profondeurs des forêts et des vallées, tantôt les furies des flots et des tempêtes ; ici leur victoire sur terre, là leur conquête sur l’Océan qu’ils dépeignaient avec toute la jactance militaire. La vue de la flotte, ainsi qu’on l’apprenait des prisonniers, consternait les Bretons, comme si, le secret de leur mer étant découvert, le dernier refuge eût été fermé aux vaincus. Ne comptant donc plus que sur leur valeur et leurs armes, tous les peuples de la Calédonie vinrent, avec un grand appareil que la renommée, selon qu’il arrive dans les choses inconnues, agrandissait encore, attaquer les premiers nos forteresses, et, comme agresseurs, répandirent l’effroi ; déjà les plus pusillanimes, sous le voile de la prudence, conseillaient de retourner en deçà de la Bodotria, et de se retirer plutôt que d’être repoussés, lorsque Agricola s’aperçoit que les ennemis se préparent à fondre en plusieurs troupes. Craignant que, par la supériorité du nombre et la connaissance des lieux, ils ne parviennent à l’entourer, il divise son armée en trois parties, et lui-même marche en avant.

XXVI. Dès que cela fut connu des ennemis, changeant aussitôt de projet, ils vinrent tous à la fois attaquer de nuit la neuvième légion, qu’ils savaient la plus faible, et, ayant au milieu du sommeil et de la consternation égorgé les sentinelles, ils pénétrèrent. Déjà ils combattaient dans le camp même, lorsque Agricola, instruit par ses éclaireurs de la marche de l’ennemi, s’attache à leurs traces, ordonne aux plus alertes de ses cavaliers et de ses fantassins de se précipiter sur ses derrières, puis de pousser un grand cri tous ensemble. Aux premières lueurs du jour brillent nos étendards : les Bretons sont effrayés de ce double danger. Le courage revint aux Romains, et, assurés de leur salut, ils combattirent pour la gloire ; bien plus, ils devinrent agresseurs et se précipitèrent. Le combat fut terrible au passage même des portes, jusqu’à ce que les ennemis fussent entièrement repoussés par nos deux troupes, qui voulaient, l’une, paraître avoir fourni un secours nécessaire, l’autre, n’avoir pas eu besoin de renfort. Si les marais et les bois n’eussent couvert les fuyards, la guerre était terminée par cette victoire.

XXVII. Fière de son intrépidité et de sa gloire, l’armée criait, en frémissant, qu’il n’y avait rien d’inaccessible à sa valeur ; qu’il fallait pénétrer dans la Calédonie, et trouver enfin l’extrémité de la Bretagne par une suite rapide de combats : et ces hommes, tout-à-l’heure réservés et prudents, se montraient hardis après l’événement, et en parlaient avec jactance. Tel est, dans les guerres, le trop injuste jugement : tous pour eux réclament les succès, à un seul sont imputés les revers. Cependant les Bretons, attribuant leur défaite non pas à notre valeur, mais à l’occasion et à l’adresse de notre général, ne rabattent rien de leur arrogance ; ils arment leur jeunesse, transportent en lieux sûrs leurs femmes et leurs enfants, et par des assemblées et des sacrifices sanctionnent la ligue de toutes leurs cités : ainsi l’on se sépara, les esprits animés des deux parts.

XXVIII. Ce même été, une cohorte d’Usipiens, levée en Germanie et transportée en Bretagne, osa une action extraordinaire et mémorable. Ayant égorgé le centurion et les soldats romains mêlés à leur bataillon pour leur apprendre la discipline et leur servir d’exemple et de chefs, ils montèrent sur trois galères, en y retenant de force nos pilotes. L’un d’eux s’étant échappé, les deux autres, devenus suspects, furent massacrés ; et le bruit n’en était pas encore parvenu, qu’ils voguaient en pleine mer comme miraculeusement. Puis, emportés çà et là, ayant à combattre les Bretons qui défendaient leurs propriétés, souvent vainqueurs, quelquefois vaincus, ils furent réduits à une détresse si affreuse, qu’ils se nourrirent des plus faibles des leurs, et bientôt de ceux que le sort désignait. Ils errèrent ainsi autour de la Bretagne, perdirent leurs vaisseaux, faute de savoir les gouverner, et, pris pour des pirates, furent saisis d’abord par les Suèves, ensuite par les Frisons ; il s’en trouva même qui, vendus comme esclaves et amenés jusque sur notre frontière par la succession des achats, y acquirent la célébrité due à de si grands évènements. Au commencement de l’été, Agricola, frappé dans sa propre famille, perdit son fils, âgé d’un an ; et ce malheur, il ne le supporta ni avec ce courage orgueilleux, affiché par quelques âmes fortes, ni avec cette faiblesse féminine qui s’abandonne aux pleurs et aux lamentations. La guerre était une des distractions de ses douleurs.

XXIX. La flotte étant donc partie en avant pour répandre le ravage en plusieurs lieux, et semer ainsi une grande et vague terreur, Agricola, avec son armée sans bagages, à laquelle il avait joint les plus vaillants des Bretons, éprouvés par une longue paix, parvint au mont Grampius, que déjà couvraient les ennemis : car les Bretons, nullement abattus par l’événement du dernier combat, n’attendant plus que la vengeance ou l’esclavage, et sachant enfin que l’accord seul repousse le péril commun, avaient, par des ambassades et des confédérations, rassemblé les forces de toutes leurs cités. Déjà l’on voyait réunis plus de trente mille combattants ; toute la jeunesse accourait encore, et, de plus, les guerriers d’une vieillesse forte et vigoureuse, qui s’étaient illustrés à la guerre, et chacun portant ses insignes. Ce fut alors qu’un de leurs chefs, le plus distingué par sa valeur et par sa naissance, nommé Galgacus, parla, dit-on, en ces termes au milieu de la multitude assemblée, qui demandait le combat :

XXX. « Toutes les fois que je considère les causes de la guerre et l’extrémité à laquelle nous sommes réduits, un grand espoir m’anime ; oui, ce jour même et votre accord fonderont l’époque de la liberté de toute la Bretagne. Et en effet, tous nous fûmes exempts de la servitude ; au delà plus de terres ; la mer même ne serait pas un asile : la flotte romaine nous y menace. Ainsi le combat et les armes, seul parti honorable pour les braves, sont ici même le plus sûr pour les lâches. Les guerres précédentes, où l’on combattit contre les Romains avec une fortune diverse, avaient leur espoir et leur ressource en nous, nous les fils les plus nobles de la Bretagne, et qui, placés au fond même de son sanctuaire, et ne voyant pas les rivages de la servitude, avons eu nos yeux même préservés du contact de la tyrannie. Placés à l’extrémité du monde, derniers restes de sa liberté, cette retraite, qui nous cache à la renommée, nous avait jusqu’ici protégés : maintenant les dernières limites de la Bretagne sont à découvert ; ce qu’on ignore est ce qui en impose. Mais derrière nous plus de nation, rien, que des flots et des rochers ; et à l’intérieur sont les Romains, à l’orgueil desquels vainement vous penseriez échapper par l’obéissance et par la soumission : envahisseurs de l’univers, quand les terres manquent à leurs dévastations, ils fouillent même les mers ; avares, si l’ennemi est riche ; ambitieux, s’il est pauvre. Ni l’Orient ni l’Occident ne les ont rassasiés ; seuls, de tous les mortels, ils poursuivent d’une égale ardeur et les richesses et la misère : enlever, égorger, piller, c’est, dans leur faux langage, gouverner ; et, où ils ont fait un désert, ils disent qu’ils ont donné la paix.

XXXI. La nature a voulu que les enfants et les parents fussent à chacun ce qu’il eût de plus cher : ils nous sont enlevés par des enrôlements, pour aller obéir en d’autres climats. Si nos épouses et nos sœurs échappent à la brutalité ennemie, les Romains les déshonorent sous le nom d’hôtes et d’amis. Nos biens, nos fortunes, sont absorbés par les tributs ; nos blés, par les réquisitions : nos corps mêmes et nos bras s’usent, sous les coups et les opprobres, à des travaux au milieu des bois et des marais. Les malheureux nés dans l’esclavage, une seule fois vendus, sont nourris par leurs maîtres : la Bretagne achète chaque jour sa propre servitude, chaque jour elle l’entretient. Et, comme dans une maison le plus nouveau des esclaves est le jouet même de ses camarades, ainsi, dans cet antique servage du monde, nouveaux et méprisés, nous sommes destinés à être victimes. Nous n’avons point, en effet, des champs, des mines, ou des ports aux travaux desquels on puisse nous réserver ; nous n’avons que du courage et de la fierté, vertus insupportables à des dominateurs ; et plus notre éloignement et le mystère de nos retraites nous protègent, plus nous sommes suspects. Ainsi, perdant tout espoir de pardon, enfin prenez courage, et vous à qui la vie, et vous à qui la gloire est la plus chère. Les Trinobantes, conduits par une femme, ont pu incendier la colonie des Romains, dévaster leur camp ; et, si leur prospérité ne les eût endormis, ils eussent secoué à jamais le joug. Nous, intacts et indomptés, nous qui n’avons point à conquérir une liberté, dès le premier choc ne montrerons-nous pas quels hommes la Calédonie s’était réservés ?

XXXII. « Croyez-vous aux Romains autant de courage dans la guerre que d’insolence dans la paix ? Ces hommes, qu’ont illustrés nos dissensions et nos discordes, tournent à la gloire de leur armée les fautes de leurs ennemis ; cet assemblage des nations les plus diverses, le succès le maintient, un revers le dissoudra. A moins que vous ne pensiez que ces Gaulois, ces Germains, et, j’ai honte de le dire, ces Bretons qui prêtent leur sang à une tyrannie étrangère, toutefois plus longtemps ennemis qu’esclaves, soient retenus par fidélité et par attachement ; c’est par la crainte et la terreur, faibles liens d’affection ; brisez-les : cessant de craindre, ils commenceront à haïr. Tout ce qui peut exciter à la victoire est pour nous ; nulle épouse n’enflamme le courage des Romains, nul père ne va leur reprocher leur fuite. Pour la plupart, point de patrie, ou ils servent une patrie qui n’est point la leur. Peu nombreux, tremblants, incertains, ne voyant autour d’eux qu’un ciel, une mer, des forêts inconnues, enfermés et comme enchaînés, ils nous sont livrés par les dieux. Qu’un vain appareil ne vous épouvante, ni cet éclat d’or et d’argent qui ne blesse ni ne défend. Dans les rangs mêmes de l’ennemi nous retrouverons les bras de nos frères ; les Bretons reconnaîtront leur cause ; les Gaulois se rappelleront leur ancienne liberté : ce qui leur reste de Germains les abandonnera, ainsi que naguère les Usipiens les ont délaissés, et dès lors plus de crainte. Des forts évacués, des colonies de vieillards, des municipes affaiblis et en proie aux discordes entre des maîtres injustes et des sujets prêts à la révolte. Ici est votre chef, ici est votre armée ; là, des tributs, les travaux des mines et tous les autres châtiments des esclaves : les rendre éternels, ou s’en venger aussitôt, va se décider sur ce champ même. Ainsi, en marchant au combat, pensez et à vos ancêtres et à vos descendants ».

XXXIII. Ils reçurent cette harangue avec transport, et, selon la coutume des barbares, avec des chants, des frémissements et des clameurs discordantes. Déjà s’agitaient les bataillons et brillaient les armes des plus audacieux, qui se précipitaient en avant. En même temps leur armée se rangeait en bataille. Alors Agricola, quoiqu’il vît le soldat animé et à peine contenu par les retranchements, parla ainsi : « Voici la huitième année, compagnons d’armes, que, sous le génie et les auspices de l’empire romain, par votre constance et vos exploits, vous triomphez de la Bretagne. En tant d’expéditions, de combats, soit qu’il fût besoin de valeur contre les ennemis, soit de patience et d’efforts contre la nature même, nous n’avons eu à nous plaindre, ni moi de mes soldats, ni vous de votre général. Après avoir été plus loin, moi que les anciens lieutenants, vous que les précédentes armées, nous occupons l’extrémité de la Bretagne, non par la renommée ni par un vain bruit, mais par nos camps et nos armes. La Bretagne est découverte et soumise. Souvent, dans les marches, lorsque les marais, les montagnes, les fleuves, vous donnaient tant de fatigues, j’entendais ces cris des plus braves : « Quand se présentera l’ennemi ? quand le combat ? » Ils viennent, arrachés de leurs repaires : vos vœux sont accomplis, votre valeur peut se montrer ; tout sera favorable au vainqueur ; tout, fatal au vaincu. En effet, s’il est beau et glorieux d’avoir, en marchant à l’ennemi, franchi tant de contrées, traversé tant de forêts, passé tant de bras de mer ; ces avantages, si heureux aujourd’hui, se changeront en périls si nous fuyons. Nous n’avons pour nous ni la même connaissance des lieux, ni la même abondance de vivres, mais nos bras et nos armes, et tout est là. Quant à moi, je tiens pour maxime qu’il n’y a, dans la fuite, de salut ni pour l’armée ni pour le général. Une mort honorable est donc préférable à une vie honteuse. Au même lieu résident pour nous honneur et sûreté ; et, d’ailleurs, il ne serait pas sans gloire de succomber là où finissent le monde et la nature.

XXXIV. « Si de nouvelles nations, des bataillons inconnus, étaient devant vous, je vous exhorterais par les exemples d’autres armées. Maintenant comptez vos triomphes, interrogez vos yeux. Ces barbares sont ceux qui, l’année dernière, ayant, à la faveur de la nuit, attaqué une légion, furent défaits par un seul de vos cris ; ces barbares, de tous les Bretons, sont les plus habiles à fuir, et voilà pourquoi ils ont si longtemps survécu. Ainsi qu’au fond des forêts les animaux les plus courageux ne cèdent qu’à la force, les animaux craintifs et faibles, au seul bruit de la chasse ; de même les plus intrépides des Bretons ont depuis longtemps succombé : ce qui reste n’est plus qu’une foule de lâches et de timides. Si enfin vous les avez découverts, ce n’est pas qu’ils vous aient attendus, mais ils viennent d’être surpris les derniers ; et, immobiles de terreur, ils restent fixés en ces lieux mêmes où vous allez remporter une belle et mémorable victoire. Mettez un terme à tant d’expéditions ; couronnez cinquante années par un grand jour ; prouvez à la république que jamais on ne dut imputer à l’armée ni les lenteurs de la guerre, ni les causes des révoltes ».

XXXV. Agricola parlait encore, l’ardeur des soldats ne se contenait plus. De grands transports éclatèrent à la fin de son discours, et aussitôt on courut aux armes. Pleins d’impétuosité, ils se précipitent à leurs rangs. Agricola les disposa de la manière suivante. Les auxiliaires à pied, au nombre de huit mille, formèrent le centre de bataille ; trois mille cavaliers se répandirent aux deux ailes ; les légions se tinrent devant les retranchements. C’eût été un grand éclat pour sa victoire, de la remporter sans verser de sang romain, une ressource, si l’on était repoussé. L’armée des Bretons, pour se développer et à la fois épouvanter, s’était postée en des lieux élevés ; de sorte que leur première ligne était sur un terrain uni ; les autres, par échelons sur la pente des collines, s’élevaient comme en amphithéâtre. Les cavaliers et les chars, courant çà et là, remplissaient de leur fracas le milieu de la plaine. Agricola, à la vue de ce grand nombre d’ennemis, craignant d’être à la fois attaqué de front et de côté, dédoubla ses lignes, quoique ainsi l’armée parût trop déployée, et que la plupart conseillassent d’y réunir les légions. Plus prompt à espérer et ne cédant point aux obstacles, Agricola renvoie son cheval, et, à pied, se place au devant des enseignes.

XXXVI. D’abord on ne combattit que de loin. Par leur fermeté et à la fois par leur adresse, les Bretons, armés de petits boucliers et de longues épées, évitaient ou détournaient les javelots des nôtres, et firent pleuvoir sur nous une grande quantité de traits, jusqu’à ce qu’Agricola exhorta trois cohortes de Bataves et deux de Tongres à engager la mêlée à la pointe de l’épée ; genre d’attaque depuis longtemps familier pour eux, et désavantageux à des ennemis armés de petits boucliers et de glaives énormes : car ces glaives, sans pointes, ne leur permettaient pas de croiser les armes et de combattre mêlés. Aussi, dès que les Bataves, en venant aux mains, heurtant l’ennemi de leurs larges boucliers, lui en meurtrissant le visage, eurent rompu tout ce qui les arrêtait dans la plaine, et commence de monter en bataille sur les collines, les autres cohortes, rivalisent de zèle et d’impétuosité, massacrent tous les ennemis qu’elles approchent, et, dans la précipitation de la victoire, en laissent beaucoup demi-morts ou sans blessures. Pendant que la cavalerie des Bretons fuyait, leurs chars vinrent se mêler aux fantassins qui combattaient ; et, quoique d’abord ils y eussent jeté quelque épouvante, ils furent toutefois arrêtés par les bataillons serrés des Romains et par l’inégalité du terrain : aussi ce combat n’offrit-il point du tout l’aspect d’une attaque de cavalerie. D’un côté, des soldats, placés sur la pente de la montagne, étaient poussés par le choc de leur propre cavalerie ; d’un autre, des chars errant à l’aventure, des chevaux épouvantés et sans guide, se précipitaient, dans toutes les directions, sur tous ceux que la frayeur leur présentait.

XXXVII. Alors ceux des Bretons qui, sans avoir encore pris part au combat, couvraient les sommets des collines, et, tranquilles, méprisaient le petit nombre des nôtres, commencèrent à descendre peu à peu ; et ils allaient envelopper les derrières des vainqueurs, si, craignant cela même, Agricola n’eût opposé à leur rencontre quatre ailes de cavalerie, réservées pour les besoins subits du combat. Les ennemis furent culbutés et mis en déroute avec d’autant plus de vigueur, qu’ils étaient accourus de leur côté avec plus d’orgueil et de confiance. Ainsi le dessein des Bretons tourna contre eux-mêmes ; et notre cavalerie, quittant, par ordre du général, le front de bataille, fondit sur les derrières des lignes ennemies. Mais alors, dans une vaste étendue, ce fut un grand et horrible spectacle de voir les Romains poursuivre, blesser, saisir des Bretons, puis les égorger sitôt que d’autres se présentaient : et parmi nos ennemis, selon les diverses impulsions, des soldats armés fuir par troupes devant quelque peu de Romains ; d’autres, isolés, sans armes, se précipiter d’eux-mêmes, et s’offrir à la mort : çà et là des armes, des cadavres, des membres mutilés ; la terre ensanglantée. Et quelquefois aussi renaissaient chez les vaincus la fureur et le courage. Dès qu’ils furent près des forêts, ils se rallièrent et entourèrent ceux des nôtres qui les poursuivaient de plus près, sans précaution et sans connaissance des lieux : et si, présent partout, Agricola n’eût donné à des cohortes fraîches et légères l’ordre d’entourer ces forêts, comme dans un réseau ; à une portion de ses cavaliers mis à pied, de pénétrer dans le plus épais de ces bois, et en même temps aux autres de battre à cheval tous les endroits les plus clairs, nous eussions reçu quelque échec par cet excès de confiance. Mais, dès que les Bretons virent les Romains les poursuivre de nouveau les rangs serrés, ils reprirent la fuite, non par troupes comme auparavant, ni s’attendant les uns les autres ; mais, épars et s’évitant réciproquement, ils gagnèrent des sentiers lointains et détournés : la nuit et la satiété mirent fin à la poursuite. Il fut massacré près de dix mille ennemis : trois cent quarante des nôtres succombèrent ; parmi eux Aulus Atticus, préfet de cohorte, que sa jeune ardeur et la fougue de son cheval avaient emporté au milieu des ennemis.

XXXVIII. La nuit ne fut que joie pour les vainqueurs entourés de butin. Les Bretons, hommes et femmes, errant çà et là, et confondant leurs lamentations, la passèrent à traîner leurs blessés, à rappeler ceux qui ne l’étaient pas, à déserter leurs maisons, puis, de rage, à les incendier ; à choisir des retraites, et aussitôt les abandonner ; à échanger quelques avis, puis se séparer : quelquefois ils sont brisés de douleur, plus souvent, transportés de fureur à la vue des gages de leur tendresse ; et l’on assure même que quelques-uns, comme par un sentiment de pitié, égorgèrent leurs femmes et leurs enfants. Les premières lueurs du jour découvrirent plus largement tout le spectacle de la victoire : partout un vaste silence, des collines désertes, des toits fumant au loin, pas un Breton rencontré par nos éclaireurs, qui furent envoyés de tous côtés. Dès qu’il ne resta plus de traces certaines de la fuite des ennemis, et qu’on fut assuré qu’ils ne se réunissaient en aucun lieu, comme l’été était déjà passé, Agricola, ne voulant pas diviser ses troupes, conduisit son armée dans le pays des Horestes. Là, ayant reçu des otages, il ordonna au commandant de la flotte de se porter autour de la Bretagne. Les forces nécessaires lui furent données, et la terreur les précédait. Agricola, afin d’épouvanter les esprits de ces nouvelles nations par la lenteur même de sa marche, alla, à petites journées, placer son infanterie et sa cavalerie dans leurs quartiers d’hiver. En même temps la flotte, secondée par les vents et par la renommée, atteignait déjà le port de Trutule, d’où elle était revenue, après avoir longé toute la côte voisine de la Bretagne.

XXXIX. Le récit de ces événements, quoique Agricola dans ses lettres n’y joignît aucune expression orgueilleuse, fut reçu par Domitien, selon sa coutume, la joie au front, le tourment au cœur. Il lui restait le ressentiment des dérisions qui avaient accueilli naguère son faux triomphe de la Germanie, triomphe où des esclaves, achetés exprès, figuraient des captifs germains par la forme de leurs habillements et de leurs coiffures ; et maintenant une victoire réelle et éclatante, où tant de milliers d’ennemis avaient péri, était célébrée avec une grande renommée. Ce qu’il redoutait le plus vivement, c’était qu’un nom privé fût élevé au-dessus de celui du prince. Vainement avait-il réduit au silence les talens du forum et les arts de la paix, si un autre s’emparait de la gloire militaire. Peut-être eût-il pardonné plus facilement d’autres succès ; mais la qualité de grand général était exclusivement une vertu impériale. Agité par de tels soucis, et, ce qui était l’indice de pensers cruels, rassasié de solitude, il jugea toutefois préférable, pour le moment, d’ajourner sa haine, jusqu’à ce que les premiers transports de la renommée et la faveur de l’armée commençassent à languir ; car alors encore Agricola commandait en Bretagne.

XL. Il ordonna donc au sénat de lui décerner les ornements triomphaux, l’honneur de la statue, et tout ce qui est offert au lieu du triomphe ; joignant à tout cela une profusion de compliments, et donnant de plus à penser qu’il lui destinait le gouvernement de la Syrie, vacant alors par la mort du consulaire Atilius Rufus, et réservé aux personnages les plus distingués. On a cru même généralement qu’un affranchi, de ses plus intimes confidents, fut dépêché vers Agricola, avec les titres de gouverneur de Syrie, et qu’il était chargé de lui remettre s’il était encore en Bretagne ; et que cet affranchi, l’ayant rencontré dans le détroit de l’Océan, et ne l’ayant pas seulement averti, retourna subitement vers Domitien. Ce fait est peut-être vrai ; peut-être aussi fut-il imaginé et composé d’après le caractère du prince. Cependant Agricola avait livré à son successeur la Bretagne tranquille et assurée ; et, dans la crainte que sa célébrité et l’affluence de ses amis ne rendissent son entrée trop remarquable, pour se soustraire à leur empressement, il se rendit de nuit dans Rome, de nuit dans le palais de Domitien, ainsi qu’il lui avait été prescrit : reçu avec un léger baiser et sans une parole, on le laissa confondu au milieu de la foule des courtisans. Depuis, Agricola, voulant tempérer par d’autres vertus l’éclat d’un nom militaire qui pèse au milieu des oisifs, se concentra entièrement dans la retraite et le repos : modeste en sa tenue, simple dans ses discours, il n’était accompagné que d’un ou de deux amis ; et le vulgaire, dont la coutume est d’apprécier les grands hommes à leur entourage, en voyant et en considérant Agricola, cherchait en lui sa renommée : peu de gens se l’expliquaient.

XLI. Fréquemment durant ces jours, accusé, en son absence, auprès de Domitien, en son absence il fut absous. L’origine de ces périls ne fut ni une délation ni le ressentiment d’aucune personne offensée, mais un prince ennemi de toutes les vertus, sa gloire de grand homme, et l’espèce d’ennemis la plus funeste, ceux qui le louaient : bientôt il survint dans la république des circonstances qui ne permirent plus de taire le nom d’Agricola. Tant d’armées en Mœsie et en Dacie, en Germanie et en Pannonie, avaient été perdues par la témérité ou la lâcheté de nos généraux ; tant de braves militaires, avec tant de cohortes, avaient été assaillis et faits prisonniers, que déjà ce n’étaient plus les limites de l’empire, et la rive d’un fleuve, mais les quartiers de nos légions et notre propre territoire qui étaient en question. Ainsi, comme les désastres succédaient aux désastres, et comme chaque année était marquée par des deuils et des défaites, la voix du peuple romain demandait pour chef Agricola ; tous comparant son énergie, sa fermeté et son courage éprouvé au milieu des combats, avec l’inertie et la pusillanimité des autres généraux. Ces discours, il est assez certain, frappèrent aussi les oreilles de Domitien. Les plus estimables de ses affranchis, par attachement et par fidélité, les plus perfides, par malignité et par envie, exaspéraient, par leurs rapports, un prince disposé à n’écouter que les plus pervers. Ainsi Agricola, et par ses propres vertus et par la méchanceté d’autrui, était précipité au milieu de sa gloire même.

XLII. Déjà était venue l’année où le proconsulat d’Asie et d’Afrique devait être tiré au sort ; et, Civica ayant été récemment égorgé, il ne manquait ni d’avertissement pour Agricola, ni d’exemple pour Domitien. Agricola fut circonvenu par quelques personnes instruites de la pensée du prince, qui lui demandèrent, comme d’elles-mêmes, s’il accepterait ce commandement : et d’abord, plus dissimulées, elles lui firent l’éloge de la tranquillité et de la retraite ; ensuite, elles lui offrirent leurs services pour faire agréer son excuse ; enfin, ne se cachant plus, persuadant et menaçant à la fois, elles l’entraînèrent vers Domitien, qui, exercé à la feinte, écouta avec un orgueil étudié sa prière et son excuse, et, lorsqu’il les eut accueillies, souffrit qu’il lui en rendît grâces, et ne rougit pas d’avoir envié son propre bienfait. Toutefois il ne lui donna point les indemnités qu’il est d’usage d’offrir aux proconsuls, et que lui-même avait accordées à quelques-uns, soit qu’il fût blessé de ce qu’il ne les lui eût pas demandées, soit par la crainte de paraître avoir acheté ce qu’il avait refusé. Le propre de l’esprit humain est de haïr qui l’on a offensé : mais le caractère de Domitien, quoique prompt à la haine, et d’autant plus implacable qu’il était plus dissimulé, était adouci par la modération et par la prudence d’Agricola, qui, sans la résistance ni l’ostentation d’une vaine liberté, ne provoqua jamais ni la renommée ni le trépas. Qu’ils sachent, ceux dont l’usage est d’admirer tout ce qui fronde le pouvoir, que, même sous les mauvais princes, il peut y avoir des grands hommes, et que la déférence et la modération, unies à l’habileté et au vrai courage, sont aussi dignes de louanges que la témérité qui, sans nul avantage pour la chose publique, se précipite à travers les écueils, et y cherche une mort ambitieuse.

XLIII. Sa mort, déplorable pour nous, affligeante pour ses amis, ne fut pas sans deuil, même pour des étrangers et des inconnus. La multitude aussi, et ce peuple qu’agitent d’autres soucis, vinrent maintes fois à sa demeure : on s’entretint de lui et dans les cercles et dans les places publiques ; personne, en apprenant la mort d’Agricola, ou ne s’en réjouit ou ne l’oublia aussitôt. La commisération s’augmentait du bruit accrédité qu’il périssait par le poison : pour moi, je n’oserais rien affirmer de certain. Au reste, pendant toute sa maladie, Domitien, plus fréquemment qu’il n’est de coutume à un prince qui s’enquiert par des envoyés, le fit visiter par les premiers de ses affranchis et les plus intimes de ses médecins : fut-ce intérêt ? fut-ce inquisition ? Au dernier jour même, il est certain qu’on lui annonça les progrès de l’agonie par des courriers disposés exprès ; et personne ne put croire qu’il eût ainsi hâte de savoir ce qu’il devait apprendre avec affliction. Il présenta toutefois sur son visage et dans l’expression de ses sentiments, l’apparence de la douleur ; déjà tranquille sur sa haine, et sachant plus facilement dissimuler la joie que la crainte. Il est assez certain qu’à la lecture du testament d’Agricola, qui le nomma cohéritier avec la plus digne des épouses et la plus pieuse des filles, il s’en réjouit comme d’un honneur et d’une marque d’estime. Son âme était si aveuglée et si corrompue par les adulations assidues, qu’il ne savait même pas qu’un bon père n’inscrit pour héritier qu’un méchant prince.

XLIV. Agricola était né sous le troisième consulat de Caligula, aux ides de juin. Il succomba dans sa cinquante-sixième année, le dix des calendes de septembre, sous le consulat de Collega et de Priscus. Si la postérité veut aussi connaître son extérieur, il était d’une taille plutôt bien proportionnée qu’élevée : rien de dur dans sa physionomie, la grâce respirait en ses traits ; vous l’auriez cru facilement un homme de bien, volontiers un grand homme. Quant à lui-même, quoique enlevé au milieu du cours de la vie, quelle longue période de gloire n’a-t-il pas parcourue ! En effet, comblé des vrais biens qui résident dans les vertus, décoré des honneurs du consulat et du triomphe, que pouvait après cela lui réserver la fortune ? Sans jouir de grandes richesses, il en avait de convenables. Sa fille et son épouse lui survivant, ses dignités intactes, sa renommée florissante, ses proches et ses parens sans périls, il peut même paraître heureux d’avoir échappé à l’avenir ; car, si c’eût été une grande consolation pour lui de vivre encore aux beaux jours du siècle le plus fortuné, et de voir Trajan empereur, ce que son pressentiment et ses vœux prédisaient à nos seules oreilles, ainsi dans sa mort prématurée il y eut une consolation, puisqu’elle le déroba à ces derniers temps où Domitien, non plus déjà par intervalles et laissant les moments de respirer, mais sans relâche et comme d’un seul coup, accabla la république.

XLV. Agricola n’a pas vu le palais du sénat assiégé, l’assemblée investie par les armes, tant de consulaires expirants dans un même massacre, tant de femmes illustres exilées et en fuite. Une seule victoire encore signalait Carus Metius : c’était dans les murailles d’Albe que retentissaient les vociférations sanguinaires de Messalinus, et déjà Massa Bebius était accusé. Bientôt nos propres mains traînèrent Helvidius en prison ; les regards de Mauricus et de Rusticus nous couvrirent de honte, Sénécion, de son sang innocent. Néron du moins détourna les yeux ; il ordonna des supplices, et ne s’en fit pas un spectacle. Sous Domitien, la plus grande partie de nos misères était de le voir et d’en être vus, alors que chacun de nos soupirs était enregistré ; alors que, pour faire pâlir et désigner tant de victimes, il suffisait d’un seul regard de cet affreux visage, couvert de cette rougeur dont il se munissait contre la honte. Tu fus heureux, toi, Agricola, non seulement par l’éclat de ta vie, mais même par l’opportunité de ta mort ; et, comme le rapportent ceux qui assistèrent à tes derniers entretiens, tu la reçus avec fermeté et résignation, comme si, autant qu’il était possible à un mortel, tu eusses voulu absoudre ton bourreau. Mais quant à moi, quanta ta fille, outre l’amertume de la perte d’un père, notre affliction s’accroît de n’avoir pu assister à ta maladie, ranimer ta vie défaillante, nous rassasier de ta vue, de tes embrassements. Certes nous eussions reçu tes volontés et tes paroles, qui se seraient gravées au fond de notre âme. C’est là notre douleur, notre blessure. L’arrêt d’une trop longue absence nous fit te perdre quatre ans plus tôt. Tout sans doute, ô le meilleur des pères, puisque la plus aimante des épouses y présida, tout fut rempli et au delà pour tes honneurs suprêmes : cependant tu fus enseveli avec trop peu de larmes, et tes yeux, à leur dernier regard, désirèrent quelque chose.

XLVI. S’il est un séjour pour les hommes vertueux ; si, comme il plaît aux sages, avec le corps ne s’éteignent pas les grandes âmes, repose en paix, et rappelle-nous, de nos regrets terrestres et de lamentations qui ne conviennent qu’à des femmes, à la contemplation de tes vertus, sur lesquelles il ne faut ni pleurer ni gémir : c’est par l’admiration plutôt, c’est par des louanges sans fin, et, si la nature nous l’accorde, c’est en te ressemblant que nous t’honorerons. Tel est le véritable hommage, telle est la piété qu’imposent les liens les plus étroits de parenté ; voilà ce que je prescrirai à ton épouse, à ta fille : qu’ainsi elles vénèrent la mémoire d’un époux, d’un père, en se retraçant sans cesse toutes ses actions, toutes ses paroles, en embrassant sa renommée et l’image de son âme plutôt que celle de son corps. Non que je pense qu’il faille proscrire les images que nous reproduisent le marbre ou l’airain ; mais, ainsi que les traits des hommes, les simulacres de ces traits sont fragiles et périssables : la forme de l’âme est éternelle ; nous pouvons la saisir et la représenter, non par aucune matière étrangère ni par l’art, mais par nos propres vertus. Tout ce que nous avons aimé, tout ce que nous avons admiré d’Agricola, reste et restera dans la mémoire des hommes, dans l’éternité des temps, par l’éclat de ses actions. Car beaucoup de nos ancêtres, comme s’ils eussent été sans gloire et sans honneur, gisent, couverts par l’oubli : Agricola, dont la vie sera transmise et racontée à la postérité, survivra.


TABLEAU CHRONOLOGIQUE
De la vie d’Agricola, de la conquête et de l’abandon de la Bretagne par les Romains.

Av. J.-C. An de Rome.

55 699 J. César. J. César entre en Bretagne avec une armée.

43 711 Triumvirs. Guerres civiles : les généraux tournent leurs armes contre la république. La Bretagne reste dans un long oubli, même après la paix.

31 723 Auguste. Auguste veut qu’on abandonne la Bretagne.

Ap.J.-C. An de Rome.

9 762 — La Germanie secoue le joug. Défaite de Q. Varus.

14 767 Tibère. Tibère se faisait une loi des volontés d’Auguste.

37 790 Caligula. Caligula veut conquérir la Bretagne.

40 793 (13 juin) Naissance d’Agricola sous le troisième consolât de Caligula.

41 794 Claude. Claude conquiert la Bretagne.

43 796 — Aulus Plautius en est nommé gouverneur.

52 805 — Paullinus s’empare de l’île de Mona.

54 807 Néron. Règne de Néron, sous lequel l’inaction fut de la sagesse. On place à peu prés à cette époque la naissance de Tacite.

56 809 — Agricola est nommé questeur.

68 821 Galba (règne sept mois). Agricola est choisi pour reconnaître les offrandes des temples.

69 822 — Agricola perd sa mère.

69 822 Othon (règne trois mois.) Trebellius gouverne la Bretagne.

Vitellius (règne sept mois).

— Vectius Bolanus.

— Agricola passe dans le parti de Vespasien.

69 822 Vespasien.

78 831 — Agricola se rend en Bretagne.

79 832 Titus. Première expédition d’Agricola.

80 833 — Troisième expédition.

81 834 Domitien. Règne de Domitien, qui dure quinze années.

»  » — Quatrième expédition d’Agricola.

82 835 — Cinquième expédition.

83 836 — Cette année est la sixième du gouvernement d’Agricola.

»  » — Agricola livre la province à son successeur.

88 841 — Guerre de Dacie, qui dure treize ans.

— Désastres de la république romaine sous Domitien.

93 846 (23 août) Agricola meurt à l’âge de cinquante-six ans.

95 843 — Le sénat est investi de soldats.

96 849 Nerva. Enfin sous Nerva l’espérance renaît.

97 850 — Tacite écrit la vie d’Agricola.

98 851 — Un sénateur ose arrêter de ses propres mains Helvidius en plein sénat.

98 851 Trajan. Trajan adopté par Nerva.

117 870 Adrien. Il abandonne aux Calédoniens tout le pays entre la Thyne et les deux golfes, et élève un rempart de quatre-vingt-dix milles d’étendue.

123 876 Commode. Les Calédoniens passent le rempart. Ulpius Marcellus les défait.

— Commode, jaloux de la gloire de Marcellus, le rappelle et le fait périr.

206 959 Sévère. Les Calédoniens menacent de nouveau l’empire. Sévère passe en Bretagne et les soumet

250 1003 — La plupart des chronologistes cessent ici de compter par l’ère de Rome.

364 Valentinien Ier. La Bretagne est attaquée à la fois par les Calédoniens, les Francs et les Saxons.

— Théodore délivre la Bretagne.

375 Valentinien II. Maxime, gouverneur de la Bretagne.

379 Théodore.

395 Honorius. Victorinus gouverne en Bretagne et traite les Calédoniens avec trop de sévérité.

— Les Calédoniens, au départ de Victorinus, envahissent toute la Bretagne.

— Les Bretons, n’espérant plus rien des Romains, prennent le parti d’élire un empereur. Marc est élu et Gratien lui succède.

— Leur conduite irrite les esprits, et ils sont massacrés.

— Constantin, simple soldat, est élu par les Bretons. Il veut s’emparer de tout l’empire, et Honorius le reconnaît même pour son collègue. Il est pris dans Arles et péril.

— Les Calédoniens, à ces nouvelles, fondent de nouveau sur la Bretagne.

410 — Honorius, ne pouvant secourir les Bretons, renonce à toute souveraineté sur la Bretagne.

424 Valentinien III. La Bretagne est encore ravagée par les Calédoniens.

— Aëtins y envoie une légion, qui bientôt est rappelée.

426 — Les Romains abandonnent à jamais la Bretagne.


NOTES SUR LA VIE D’AGRICOLA.

I. Cette vie d’Agricola fut écrite vers le commencement du règne de Trajan, quatre ans après la mort d’Agricola ; de sorte qu’elle est à peu près de la même date que le traité des Mœurs des Germains.

Rutilius. Priscus Rutilius Rufus, lieutenant de la république en Asie. Faussement accusé de concussion, il se retira dans la province même qu’on lui reprochait d’avoir opprimée ; il y fut reçu avec de grands honneurs ; et, comme on l’avait dépouillé de tous ses biens, des peuples et des rois fournirent à sa subsistance.

Scaurus. Marcus Émilius Scaurus, homme rempli de vertus, et qui fut vingt-cinq années de suite prince du sénat.

Tant il est vrai que les vertus. Les grandes vertus se cachent ou reposent ordinairement dans la servitude. (Grandeur et décadence des Romains, ch. 20.)

II. Arulenus Rusticus. Tribun du peuple sous Néron, préteur sons Vitellius. Pline le Jeune, chargé de marier sa fille, écrivait : « Je ne puis mettre trop de soins pour choisir l’homme digne de donner des petits-fils à Arulenus Rusticus. »

Pétus Thraseas. — Voyez, au liv. xvi, ch. 26 des Annales, son discours à Rusticus Arulenus, qui voulait le défendre et s’opposer au décret du sénat prêt à le condamner. Il le dissuade de cette entreprise et se donne la mort.

Herennius Sénécion. Né dans le Portugal. On lui fit de plus un crime d’avoir renoncé aux honneurs depuis sa questure. C’est de lui que Tacite dit au liv. i des Histoires : « L’acceptation, le refus des honneurs devint un crime. »

Priscus Helvidius. « Il semble à propos, puisque nous avons fait une seconde fois mention d’un personnage dont nous devons parler souvent encore, de dire en peu de mots quels furent sa vie, ses travaux et sa destinée. Helvidius Priscus naquit en Italie, au municipe de Terracine ; son père Cluvius avait eu le rang de primipilaire : jeune encore, il dirigea son esprit distingué vers les études les plus élevées, non, comme bien des gens, afin de voiler de titres pompeux une honteuse inaction, mais pour s’affermir contre les vicissitudes du sort et se consacrer à la république. Il suivit la doctrine des philosophes pour qui le seul bien est ce qui est honnête, le seul mal ce qui est honteux, et qui ne comp tent la puissance, la noblesse et tout ce qui est hors de l’âme, ni parmi les biens ni parmi les maux. N’ayant encore été que questeur, il fut choisi pour gendre par Pétus Thraseas ; et, dans toutes les vertus de son beau-père, il puisa surtout l’amour de la liberté : citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, il accomplit également tous les devoirs de la vie, contempteur des richesses, toujours ardent pour le bien, inébranlable à la crainte. » (Tacite, Hist., liv. iv, ch. 5.)

De parler et d’entendre. Dans une nation libre, il est très-souvent indifférent que les particuliers raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : de là sort la liberté, qui garantit des effets de ces mêmes raisonnemens. De même, dans un gouvernement despotique, il est également pernicieux qu’on raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne, pour que le principe du gouvernement soit choqué. (Montesq., liv. xix, ch. 27.)

III. Maintenant enfin nous commençons à respirer. Bossuet a imité ce passage en son Histoire universelle. Domitien est tué ; l’empire commence à respirer sous Nerva. Son grand âge ne lui permet pas de rétablir les affaires ; mais, pour faire durer le repos public, il choisit Trajan pour son successeur.

Nerva. Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l’histoire ait jamais parlé ; ce fut un bonheur d’être né sous son règne : il n’y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d’état, grand capitaine, ayant un cœur bon qui le portait au bien, un esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle ; avec toutes les vertus, n’étant extrême sur aucune ; enfin, l’homme le plus propre à honorer la nature humaine et représenter la divine. (Grandeur et décadence des Romains, ch. 15.)

L’autorité d’un seul et la liberté.

Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
Pourvu que, dans le cours d’un règne florissant,
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
(Racine, Britannicus, acte i, sc. 2.)

Rende le gouvernement plus facile. Il y a une certaine facilité dans le commandement ; il faut que le prince encourage, et que ce soient les lois qui menacent. (Montesq., liv. xii, ch. 25.)

Durant quinze années. Domitien régna ce temps.

IV. Fréjus. Ville située sur la côte de la Gaule Narbonnaise, à l’ouest de l’île de Léro. Il y a apparence que le Forum Julii subsistait avant la conquête de la province, et que César n’en hit que le restaurateur. Il y fit bâtir des maisons et commença le port, qui ne fut achevé que sous Auguste, qu’on peut regarder comme le véritable fondateur de la ville. Un aquéduc, dont on voit encore des vestiges superbes, avait sept lieues de long, et, en certains endroits, les pilastres sont éloignés de quarante-trois pieds l’un de l’autre. A cinq cents pas de la ville, du côté de la mer, on voit les restes d’un palais antique nommé le Panthéon. Il y avait aussi un théâtre et un amphithéâtre. Auguste y entretenait une flotte pour protéger le commerce et les côtes de Provence^ Quelques-uns de ses successeurs imitèrent son exemple ; mais, les troubles qui survinrent occupèrent leurs forces ailleurs, et insensiblement le port cessa d’être considérable ; aujourd’hui il s’est comblé.

Procurateurs des Césars. Les procurateurs étaient chargés de percevoir et d’administrer les revenus du prince, particulièrement dans les provinces impériales, qui relevaient entièrement de l’autorité de l’empereur. Elles étaient garnies de troupes commandées par un lieutenant prétorien nommé sous l’empereur pour un temps illimité ; tandis que les provinces, dont Auguste avait abandonné l’administration aux consuls et au sénat, n’avaient que peu de garnisons et étaient gouvernées par un proconsul, officier civil, qui n’avait pas le droit de porter l’épée, et qui ne restait qu’une année en charge.

Grécinus. Sénèque en parle avec éloge : Si exemplo magni animi opus est (inquit), utemur Græcini Julii viri egregii, quem C. Cæsar occidit ob hoc unum, quod melior vir esset quam esse quemquam tyranno expediret (Seneca, de Benef, lib. ii). Dans sa 29e lettre, il appelle encore Julius Grécinus un excellent personnage : vir egregius. Il avait écrit sur l’agriculture : Julii Attici velut discipulus, duo volumina similium præceptorum de vineis, Julius Græcinus composita facetius et eruditius posteritati tradenda curavit (Columelle, lib. i, cap. i). Pline le Naturaliste le compte aussi parmi les auteurs. (Indice lib. xiv et xv.)

Silanus. Beau-père de Caligula. Caligula, qui avait réuni Tibère dans sa retraite à Caprée, épousa Claudia, la fille de Silanus. Il couvrait une âme atroce sous une modestie feinte. Ni la condamnation de sa mère, ni l’exil de son frère, ne lui ont arraché une seule parole. Tel que Tibère se montrait chaque jour, tel il savait composer et son air et ses discours ; ce qui fit dire à l’orateur Papurius ce mot si connu : « Il n’y eut jamais ni de meilleur esclave ni de plus méchant maître. » (Ann., liv. vi.)

Marseille. Ville de la ci-devant Provence, et la plus ancienne de France, ayant été fondée par une colonie de Phocéens, environ cinq cents ans avant Jésus-Christ. Presque dès son origine, elle devint une des plus commerçantes de l’Occident. Il s’y forma une académie célèbre. Strabon décrit cette ville comme la plus magnifique de son temps ; mais aujourd’hui on ne retrouve plus de traces des monumens dont elle était alors décorée.

V. Il partageait sa tente. — Contubernio ; chambrée, certain nombre d’hommes de guerre réunis. Le petit manipule, composé de dix hommes et commandé par un décurion, s’appelait particulièrement contubernium. Le grand manipule était composé de cent vingt hommes.

VI. Salvius Titianus. Frère de l’empereur Othon. Il en est souvent parlé aux liv. i et ii des Histoires.

Un fils né auparavant. On déposait les enfans, aussitôt leur naissance, sur la terre ; et si le père les reconnaissait, il les relevait. Voyez, Ann. ii, 37, le discours d’Hortelus au sénat : Hos quorum numerum et pueritiam videtis, non sponte sustuli, sed quia princeps monebat.

Durant sa préture. Les préteurs rendaient la justice au criminel et au civil. Sous les empereurs, qui voulurent affaiblir l’autorité des magistrats en multipliant les charges, et de plus se faire ainsi des créatures, le nombre des préteurs augmenta beaucoup ; aussi plusieurs d’entre eux n’avaient-ils souvent aucun jugement à rendre durant leur ministère.

Reconnaître les offrandes. C’était la charge des édiles curules, ainsi nommés parce qu’ils avaient le droit d’aller par la ville sur un char. Ils avaient de plus l’intendance de la police, des jeux publics et de tout ce qui concernait le culte des dieux.

VII. Vespasien. Galba, Othon, Vitellius, ne firent que passer. Vespasien fut élu comme eux par les soldats : il ne songea, dans tout le cours de son règne, qu’à rétablir l’empire, qui avait été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles, et, pour comble de malheur, prodigues jusqu’à la folie. (Grandeur et décadence des Romains, chap. 15.)

Mucien. « En cet état de choses, lorsque la discorde était au sénat, la rage chez les vaincus, nulle autorité chez les vainqueurs, Rome sans lois et sans prince, Mucien y fit son entrée, et aussitôt attira tout à lui. La puissance d*Antonius, celle de Varus, furent brisées dès qu’on reconnut la haine, mal dissimulée, de Mucien contre eux, et quoiqu’il n’en parut rien sur son visage. Déjà les Romains, par leur sagacité à prévoir les disgrâces, s’étaient retournés et reportés vers lui. Seul il eut leur cour et leurs hommages, et il s’y offrait de lui-même : les guerriers qui l’environnent, les palais, les jardins qu’il habite tour-à-tour, son appareil, sa démarche, la garde qui veille, disent qu’il réunit en lui toute la puissance du prince, et fait grâce du nom. » (Hist., liv. iv, chap. 11.)

Domitien. « Domitien avait accepté le nom et le palais des Césars : encore inattentif aux affaires, c’était par des débauches et

des adultères qu’il se montrait fils d’empereur. » (Hist., liv. iv, ch. 2.)

VIII. Alors commandait en Bretagne, Il sera intéressant de présenter ici l’ordre des gouverneurs de la Bretagne.

GOUVERNEURS DE LA BRETAGNE,
Depuis l’an 796 de la fondation de Rome (43 de J.-C.), jusqu’à l’an 836 (83 de J.-C.).

Aulus Plautius (Vie d’Agricola, 14 ; Supplém. aux Annales, par Brotier, ix, 50 et suiv. ; xi, 3). Dion l’appelle personnage non consulaire.

Ostorius Scapula (Vie d’Agricola, 14 ; Ann. ; xii, 31 et suiv. ; Supplém. aux Annales, xi, 3). Tacite lui donne le nom de propréteur, Ann, xii, 31 et 40.

Didius Gallus (Vie d’Agricola, 14 ; Ann., xii, 40 ; xiv, 29).

Q. Veranius (Vie d’Agricola, 14 ; Ann., xiv, 29).

Suetonius Paullinus (Vie d’Agricola, 14 et suiv. ; Ann., xiv, 29 et suiv.).

Petronius Turpilianus (Vie d’Agricola, 16 ; Ann., xiv, 39).

Trebellius Maximus (Vie d’Agricola, 16 ; Hist’., i, 60 et suiv.).

Vettius Bolanus (Vie d’Agricola, 16 ; Hist., ii, 65).

Petilius Cerialis (Vie d’Agricola, 17).

Agricola tempéra sa propre énergie. Par un malheur attaché à la condition humaine, les grands hommes modérés sont rares ; et comme il est toujours plus aisé de suivre sa force que de l’arrêter, peut-être, dans la classe des gens supérieurs, est-il plus facile de trouver des gens extrêmement vertueux que des hommes extrêmement sages. (Montesq., liv. xxviii, ch. 41.)

Habuerunt virtutes spatium exemplorum. Tous les commentateurs et traducteurs ont hésité sur le sens de cette phrase. Je crois que virtutes se rapporte directement à Agricola, qui d’abord, pour ne pas offenser Bolanus, s’était contraint, avait tempéré son énergie et ses vertus, ses qualités. Dès que Cerialis arriva en Bretagne, alors les mérites eurent un libre espace… Videbaturque locus virtutibus patefactus (Ann, xiii, 8).

IX. Consul, il me promit… Le consulat d’Agricola, selon l’opinion la plus probable, tombe en l’an 77 de Jésus-Christ ; il faut donc dire que Tacite se maria l’an 78. Cette remarque sert à réfuter l’opinion de ceux qui croient que Pline a voulu parler de notre Corneille Tacite, et d’un fils qui, à trois ans, était d’une taille extraordinaire ; car Pline mourut l’an 79 ou l’an 80. Voyez Bayle, Dict., art. Tacite (Caïus Corneille).

Après son consulat. Le consulat sous la république durait une année entière : sons les empereurs on n’accordait plus cette dignité que pour quelques mois, et Commode, durant une seule année, nomma vingt-cinq consuls.

X. La Bretagne, la plus grande des îles. La superficie de l’Angleterre et du pays de Galles est évaluée à 49, 450 milles anglais carrés. (Pinkerton, t. ii, p. 3.)

Dispecta est et Thule. Cléomède dit qu’on rapporte qu’à l’île de Thulé, où l’on prétend qu’a été le philosophe Pythéas, de Marseille, le tropique d’été est tout-à-fait au dessus de l’horizon, et que ce cercle, pour les habitans, est le cercle polaire arctique. Les auteurs ne sont pas d’accord sur la situation de Thulé. Virgile, dans un compliment à Auguste, lui demande, entre autres choses relatives à ce qu’il fera quand il sera dans le ciel :

An deus immensi venias maris, ac tua nautæ
Numina sola colant ; tibi serviat ultima Thule ?

Par le terme ultima Thule, il semble faire entendre que c’était la partie la plus reculée du monde connu au temps d’Auguste. En supposant que le globe se trouve dans les circonstances dont vient de parler Cléomède, et que le tropique d’été devienne le cercle polaire des habitans de ce pays, suivant la doctrine des anciens, il devient évident que cette Thulé est située au 66° 30’ de latitude nord, et que, par conséquent, c’était probablement l’Islande. Ceci n’est dit que dans la supposition que la Thulé des anciens était une île. Mais Strabon affirme, page 175, que Pythéas n’avait donné le nom de Thulé qu’à la partie la plus septentrionale de la Grande-Bretagne, sans faire mention si c’était une île ou non. Si cela est vrai, alors Thulé peut n’avoir été autre chose que l’extrémité la plus septentrionale de l’Écosse. Les observations des anciens n’étaient pas faites avec assez d’exactitude, ni leurs relations avec assez de précision, pour pouvoir y compter. Dans les contrées septentrionales, les réfractions sont très-considérables, et élèvent le soleil et la lune au dessus de l’horizon ; mais cela était connu de Pythéas, de sorte que, à Thulé, l’élévation du pôle a dû être moindre de 66° 30’. (Histoire de l’Astronomie, par G. Costard, page 16.)

Thulé. Pythéas, natif de Marseille, avait dit qu’elle était dans un climat où l’hiver n’est qu’une longue nuit et l’été un jour continuel. Ératosthène le traita de visionnaire. Pline, plus éclairé, défendit l’opinion de Pythéas. Procope, qui se figurait celte île beaucoup plus grande que l’Angleterre, a cru que c’était la Scandinavie. Ortelius l’a placée dans la Norwège, et Camden en l’ile de Schetland : d’autres veulent que ce soit Thyl-insel, la plus septentrionale des Orcades. Mais Cluvier, faisant plus d’attention aux passages de Mêla et d’autres anciens, ne doute nullement que ce soit l’Islande, qui fut découverte l’an 890 par un pirate norwégien. Voyez la Géographie comparée de J. R. Joly, t. i, p. 395.

Les montagnes, où se forment et grossissent les tempêtes. Il ne faut qu’une montagne considérable pour faire changer de direction au vent, ou pour le rendre plus fort et plus impétueux. Voyez les Dictionn. de physique.

XI. La Calédonie. M. Thierry, dans son Histoire de la conquête d’Angleterre par les Normands, pense que le mot Caledonia vient du kymric Calyddon, forêt.

Des Silures. Le pays de Galles était divisé en trois tribus bretonnes, les Silures, les Dimètes et les Ordovices. (Géographie de Malte-Brun, t. iii, p. 255.)

Des Ibères. Les premiers habitans de l’Espagne.

Les Bretons les plus voisins des Gaulois, En remontant jusqu’aux temps les plus reculés, on ne trouve pas de plus anciens habitans que les Gaulois. On croit que les Gaulois vinrent des plus prochains rivages de France et de Flandre. (Géographie de Pinkerton, t. ii, p. 3.)

XII. Leur force est dans l’infanterie. Leurs troupes ne sont pas seulement composées d’infanterie et de cavalerie, mais ils se servent encore, dans le combat, de chariots que deux chevaux traînent, et qui sont armés de faux. Ils appellent cet attelage des essedes en langage du pays. (Jornandès.)

Le ciel est souvent obscurci de pluies et de brouillards. L’air, en Angleterre, est surchargé de vapeurs, que le vent d’ouest chasse de l’Océan Atlantique. (Géogr, de Malte-Brun, tom. iii, pag. 10.)

Le froid n’y est pas rigoureux. L’Écosse jouit d’une température plus douce que ne le ferait croire sa situation au nord. Ce pays doit surtout cet avantage au voisinage de la mer, d’où lui viennent, ainsi qu’en Angleterre, des vents chauds qui adoucissent la vivacité naturelle de l’air. (Géographie de Malte-Brun, t. iii, p. 278.)

On voit durant la nuit la clarté du soleil. Dans les îles de Schetland et d’Orkneg on peut lire à minuit aux mois de juin et de juillet. (Géogr. de Malte-Brun, t. iii, p. 264.)

Ne se couche ni ne se lève. Le nord de l’Écosse est dans le soixantième degré de latitude ; par conséquent l’équateur s’y abaisse d’environ trente degrés sous l’horizon du côté du nord, et le tropique d’été, seulement de six degrés et demi : lors donc que le soleil décrit ce tropique, vers le 21 juin, cet astre ne descend pas plus de six degrés au dessous de l’horizon, et la réflexion de sa lumière est assez vive pour effacer les étoiles.

La Bretagne renferme de l’or, de l’argent. L’Angleterre possède d’excellentes mines de fer. On a découvert de l’or en divers endroits de l’ile, nommément auprès de Silsoë, en Bedforshire. Cornouaille recèle cette espèce d’argent que les minéralogistes appellent mine d’argent cornée.

L’Océan y produit aussi des perles. On pèche encore des perles dans la rivière de Tay. (Voy. Faujas de Saint-Fond, t. ii, p. 186.)

On les ramasse. Selon Cambden, c’est vers l’embouchure de la petite rivière d’Irt, dans le Cumberland, qu’on pêche les huîtres à perles, ou plutôt qu’on les ramasse ; car les habitans de cette côte ne plongent point, mais attendent que la mer se soit retirée, comme ils faisaient du temps de Tacite. (Extrait de Labletterie.)

XIII. Tout le monde sait l’action extravagante de Caligula. Cet empereur fit avancer son armée sur les côtes de la Gaule : il avait publié qu’il voulait soumettre les Bretons. Il parut sur le rivage opposé, d’où il menaça l’ile, fit ensuite ramasser des coquilles à ses soldats, et les ramena chargés, disait-il, des dépouilles de l’Océan.

Impatiemment. Les hommes s’accoutument à tout et à la servitude même, pourvu que le maître ne soit pas plus dur que la servitude. (Montesq., liv. xv, ch. 16.)

C’était le plan d’Auguste. Si une monarchie peut agir longtemps avant que l’agrandissement l’ait affaiblie, elle deviendra redoutable, et sa force durera tout autant qu’elle sera siégée par les monarchies voisines. Elle ne doit donc conquérir que pendant qu’elle reste dans les limites naturelles à son gouvernement ; la prudence vent qu’elle s’arrête sitôt qu’elle passe ces limites. (Montesq., liv. x, ch. 9.)

Contre la Germanie. Les grandes menaces de guerre de Caligula ne furent, pour les Germains même, qu’un objet de dérision. (Mœurs des Germains, chap. xxxvii.)

Et Vespasien désigné par les destins.

Ostendent terris hune tantum fata……
(Virgil., Æneîd. lib. vi, v. 869.)

XIV. Aulus Plautius. La Bretagne fut tranquille jusqu’au règne de Claude, qui y établit sa domination. Cet événement fut la suite de l’exil d’un seigneur anglais nommé Bercius, qui, banni de son pays, se réfugia à Rome. Animé du désir de se venger, il représenta à l’empereur la situation des affaires de sa patrie, d’une manière à lui persuader que la conquête en serait aisée. Claude l’écouta, fit demander aux Bretons le tribut qu’ils devaient, et, sur leur refus, donna ordre à Plautius, qui commandait dans les Gaules, d’embarquer les légions. Ce général obéit, et fit la descente dans l’île par trois endroits différens. Les Bretons, embarrassés par cette diversion, ne savaient de quel côté faire tête aux ennemis. Aussi prirent-ils le parti de gagner leurs marais et leurs montagnes. Plautius les poursuivit, les attaqua séparément, les battit dans toutes les rencontres, et s’ouvrit le chemin jusqu’à leurs retranchemens, après avoir passé la Tamise, le long de laquelle il fit camper son armée.

Plautius gouverna de 796 à 800, et obtint, à son retour à Rome, les honneurs de l’ovation. Ostorius Scapula commanda de 800 à 803, et mourut en Bretagne.

Près de la ville d’Herford, dans la paroisse de Dinder, il existe un camp romain, que les Anglais croient avoir appartenu aux expéditions d’Ostorius, dans un lieu qui porte encore le nom de Oyster-hill, Ostorii mons ; mais ne serait-ce pas plutôt la colline des coquillages ?

Le roi Cogidunus… reçut en présent quelques cités. Il [le sénat] ôtait une partie du domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés, en quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer, et il en affaiblissait d’autres dont elle n’avait rien à espérer et tout à craindre. (Grandeur et décadence des Romains, ch. 6.)

Didius Gallus. Voyez Ann., xii, 40 ; xiv, 29, où il est parlé de Didius Gallus et de ses successeurs.

L’île de Mona. C’est l’île d’Anglesey que les Gallais appellent encore l’île de Mon. « L’île de Mon est probablement la Monœda des anciens. La plus grande longueur d’Anglesey est d’environ vingt-cinq milles anglais, sa plus grande largeur de dix-huit. » (Pinkerton, t. ii, p. 236.)

XV. Ainsi la Germanie… a secoué le joug. Par la défaite de Q. Varus (Annales, liv. ii).

XVI. Boadicea. Veuve de Prasugatus, roi des Icènes. Voyez la note du chap. 43.

La colonie même. Cainalodunum, dans le pays des Trinobantes. On croit que c’est Colchester.

Et si Paullinus. Leur présence inopinée [des soldats romains] glaçait les esprits ; ils se montraient surtout après un mauvais succès, dans le temps que leurs ennemis étaient dans cette négligence que donne la victoire. (Grandeur et décadence des Romains, chap. 11.)

XVII. Des Brigantes. Ils habitaient la province d’Yorck.

XVIII. Les Ordoviques. Peuple sur la côte occidentale de l’île d’Albion, au sud des Brigantes et à l’ouest des Cornavii, dont Ptolémée fait mention. Il occupait les comtés de Flint, de Denbig, de Caernarvon, de Merioneth et de Montgomery.

Presser la renommée.

Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée, .
Hier avec la nuit arriva dans l’armée.
(Racine, Iphigénie, acte i, scène 1.)

Il choisit parmi nos auxiliaires. C’étaient les Bataves qui, dix-sept années auparavant, avaient fait ce trajet avec Paullinus.

Et, suivant l’usage de leur pays y savaient nager. Les Romains prenaient, dans toutes ces nations, les divers corps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et combattaient contre une seule avec les avantages de toutes les autres. (Grandeur et décadence des Romains, ch. xx.)

De lauriers. Les généraux vainqueurs enveloppaient leurs dépêches de lauriers. L. Vitellius, s’étant emparé de Terracine, envoya à son frère, l’empereur de Rome, le laurier que lui avaient mérité ses succès. (Hist., liv. iii, ch. 77.)

XIX. Il régla d’abord sa maison. Il mit une règle admirable dans sa dépense ; il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie ; un père de famille pourrait apprendre, dans ses lois, à gouverner sa maison. (Montesquieu, liv. xxxv, ch. 18, parlant de Charlemagne.)

Revendre à prix fixé. Il est bon, dans le gouvernement despotique, que les marchands aient une sauvegarde personnelle, et que l’usage les fasse respecter : sans cela, ils seraient trop faibles dans les discussions qu’ils pourraient avoir avec les officiers du prince. (Montesquieu, liv. xiii, ch. 10.)

Des chemins détournés. Règle générale : on peut lever des tributs plus forts, à proportion de la liberté des sujets ; et l’on est forcé de les modérer, à mesure que la servitude augmente. Cela a toujours été et cela sera toujours : c’est une règle tirée de la nature qui ne varie point. (Montesq., liv. xiii, ch. 12.)

XXII. Æstuario nomen est. Le terme expressif estuary a été souvent employé dans son acception latine par M. Pennant, pour signifier les larges embouchures des rivières qui sont guéables ou peu profondes aux basses eaux, mais qui, dans la haute marée, ressemblent à des bras de mer. Telles sont, sur la côte occidentale, celles de Dée, du Mersay, de Ribble, Morecambe-Bay et Solway-Firth. (Dr Aikin.) — Ce mot désigne aussi les anses, les baies un peu profondes que forme l’Océan. Peu de pays offrent autant que les côtes de l’Écosse ces déchirures qui semblent avoir été formées par la violence des flots.

Jusqu’à l’embouchure du Taüs, Le Tay, rivière d’Écosse, et qui traverse ce pays à peu près vers le milieu. Elle prend sa source à l’ouest, dans le mont Grantsbain, qui sépare le comté d’Argyle de celui de Perth, coule à l’est et se jette dans l’Océan Britannique, en formant un golfe à quinze milles Est de Dundée.

— Le mot œstuarium signifie plus souvent encore un terrain qu’inonde le flux de la mer, et qu’elle laisse en se retirant couvert de flaques d’eau. Il peut également s’entendre de l’embouchure d’un fleuve, et surtout en Écosse, où l’évasement des terres, à l’endroit où les rivières tombent dans la mer, n’est pas en rapport avec le peu d’étendue de leur cours.

Campden et Baxter ont cru qu’il s’agissait ici du Tay. La Bletterie semble assez porté à admettre cette supposition, et Dureau Delamalle n’a pas hésité. Je ne crains pas de dire que je la rejette entièrement, soit qu’il faille entendre par œstuarium Taum, l’embouchure du Tay, ou le lac Tay.

On ne peut voir l’excursion d’un parti dans l’expression vastatis nationibus, qui ne peut s’entendre que d’un système parfait d’une offensive décidée. Or, les Romains ne pénétrèrent dans l’Écosse septentrionale que dans la cinquième campagne ; il est donc absurde de voir leurs légions sur le lac ou la rivière de Tay, dès la troisième campagne.

Ce fleuve Taus pouvait être, ou la Tyn qui se jette dans la mer dans le comté de Hadington sur la côte méridionale de Forth, ou mieux encore la Tweed, qui traverse une grande partie des provinces méridionales de l’Écosse, et qui tombe dans la mer à Berwick, où elle fait encore la limite de l’Angleterre et de l’Écosse.

La difficulté qu’il y a de fixer avec certitude la position du Taus, tient peut-être à la science étymologique. La Bletterie rapporte, d’après Baxter, que tav ou sav signifient de l’eau dans la langue des anciens Bretons, c’est-à-dire le celtique. Aussi voit-on ce nom, modifié par ses terminaisons ou même par le changement très-fréquent du t en d, s’appliquer encore à un grand nombre de rivières, soit en Angleterre, soit en Écosse.

Le Tiev, le Dovey et la Dee, dans la principauté de Galles ; la Tees dans l’évéché de Durham ; la Tyne dans le Northumberland ; la Tweede, le Tay et la Dee en Écosse, sont des exemples qui viennent à l’appui de cette hypothèse.

(M. Cools Desnoyers.)

XXIII. Clota. La Clyde, grande rivière de l’Écosse méridionale. Elle a sa source à l’extrémité du comté de Larnack, passe à travers Gauford-Moor, laisse à sa gauche la chaîne de Leadhills, se détourne au dessous de la haute montagne de Tinto, près Syming-Tou, et poursuit son cours au nord. Environ à deux milles au sud de Caru-Wath, elle retourne vers l’ouest et reprend sa principale direction. (Pinkerton, tom. ii, pag. 298.)

Bodotria. Boderia, selon Ptolémée. Ce doit être Le Forth, rivière d’Écosse. Elle sort du lac Men Teith au comté de Perth, et forme, à son embouchure dans la mer, un golfe qui porte son nom. — Le Forth tire son origine principale de Ben Lomond, la rivière Gondie, qui sort du lac de Men Teith, se joint au Forth. Il reçoit ensuite celle de Teith, alimentée par les lacs Ketterin, Lubuaig, etc. Grossi du tribut de toutes ces eaux, le Forth forme un grand courant d’eau à quatre milles au dessus de Sterling. (Pinkerton, tom. ii, p. 297.)

Une langue étroite de terre. Cet espace est à peu près de huit lieues. Ce fut aussi là que Septime-Sévère, l’an 209, fit élever une muraille dont on aperçoit encore quelques ruines.

Fortifiée de citadelles. Nous vîmes, dans nos incursions à Dumbarton, des amas immenses de basalte réduit en fragmens : ces laves dures, noires, ainsi brisées et entassées les unes au dessus des autres, forment des collines entières. On est véritablement étonné de voir une aussi grande réunion de laves en fragmens, particulièrement à un quart de lieue de Dumbarton, sur la route de Glascow, où ces laves forment une vaste chaussée qui va s’unir au loin à des collines plus élevées. On nous dit que c’étaient là les restes d’un mur étonnant par son épaisseur et sa longueur, que des Romains avaient été obligés de construire du temps d’Agricola, pour se garantir des incursions des Calédoniens. (Voyage de Faujas de Saint-Fond, tom. i, pag. 264.)

XXIV. Le premier de nos vaisseaux. En traversant le Firth de la Clyde, ou Dumbarton-Bay, et tournant vers la côte occidentale d’Argyleshire, ou vers les îles d’Arran et Bute. Peut-être, cependant, que Tacite a lié par erreur cette traversée d’Agricola sur un bâtiment, avec l’établissement des postes militaires qu’il plaça dans cette partie de l’Écosse, qui est opposée à l’Irlande, puisque le point de l’Écosse le plus proche de celle-ci est Wigton en Galloway, vers lequel Agricola pouvait s’avancer sans traverser ni rivière ni bras de mer, et qui est situé à l’extrémité d’une langue de terre bien plus capable de tenter un conquérant que les montagnes stériles et nues de l’Argyleshire. (Dr. Aikin.)

L’Hibernie. L’Irlande est une des Iles Britanniques à l’ouest de l’Angleterre, dont elle est séparée par le canal de St-Georges, et au sud-ouest de l’Écosse, par un canal de cinq lieues. Sa longueur est de cent dix lieues du sud au nord, et sa largeur de soixante-deux lieues.

XXVI. Dans le camp même. Le camp de la neuvième légion, selon Gordon, était dans le Fife, et on en voit encore quelques vestiges à Loch-ore. L’aspect de la nature n’a pas changé dans cette contrée. Les marais et les lacs en occupent toujours une grande partie. À deux mille pas du camp de Loch-ore est un vaste marais appelé Loch-leven.

XXVIII. Cohors Usipiorum. Usipiens, peuples de la Germanie, qui s’étendaient le long de la rive droite de la Lippe. On ne saurait décider quel espace ils occupaient sur les bords du Rhin ; peut-être était-ce jusqu’à l’endroit où ce fleuve, se partageant, formait l’île des Bataves.

XXIX. Au mont Grampius. Chaîne de montagnes qui conserve encore le nom de Grampian.

Cruda ac viridis senectus.

Jam senior, sed cruda deo viridisque senectus.
(Virgile, Énéide, liv. vi, v. 3o4.)

Galgacus, que les historiens écossais appellent encore Corbied, était le vingt-unième roi de la race de Fergus Ier, qui fut le fondateur de la monarchie ; et, quoiqu’on ait élevé des doutes sur l’authenticité de cette monarchie, il est cependant certain, par le témoignage de l’histoire romaine, que les Calédoniens furent gouvernés par une suite de rois sages et courageux durant le séjour que les Romains firent dans la Bretagne. (Géographie de Mentelle et de Malte-Brun, tom. iii, pag. 330.)

XXX. Interiores Romani. On a fort tourmenté ce texte. Des éditions portent eo manifestiores, infestiores, inferiores, inter ea iis infestiores, etc. L’édition de Broder porte infestiores.

XXXIII. Voici la huitième année. La huitième année depuis son entrée dans la province, l’an 837 de Rome.

XXXVII. Fronte, front de bataille ; aversam kostium aciem, les premières lignes de l’armée ennemie, qui ont tourné le dos.

Victis ira virtusque. Cette pensée se trouve dans Virgile (Énéide, ii, 367)

Quondam etiam victis redit in præcordia virtus.

Il fut massacré près de dix mille ennemis. On retrouve dans le Strathern ce champ de bataille, près du lieu appelé Kirkhof-Gomeric. On y voit encore les ruines des deux camps dont Gordon fait mention dans son Itinéraire septentrional, et qu’il a relevés (pl. 5).

La ville d’Abernety, nommée alors Victoria, et bâtie à l’embouchure du Tay, en mémoire de ce mémorable événement, est aussi un monument de cette victoire.

C’est de là, ou peut-être d’un port un peu au dessus et appelé Montross, que partit la flotte romaine, qui remonta la côte vers le nord pour faire le tour de l’ile et revenir par la côte occidentale dans le port de Sandwich. Ce fut dans cette traversée qu’on acquit de nouveaux détails sur la périlleuse navigation des Usipiens. Ils avaient fait à peu près le même trajet en sens contraire, étant partis de la province de Galloway.

XXXVIII. Des Horestes. Ils occupaient peut-être le pays d’Angus, province d’Écosse, entre celles de Strathern et de Mernes.

Trutule. On conjecture que le texte est altéré et qu’il y avait rutupensem portum. Rutupis était une ville célèbre située à peu près où se trouve maintenant Sandwich.

XXXIX. Ajourner sa haine. — Reponere odium. D’Alembert a traduit laisser reposer sa haine. La haine ne repose point.

XL. Syriam provinciam. La Syrie, contrée de l’Asie. Dans l’Écriture, on ne comprend sous ce nom que la Mésopotamie et la Célésyrie ; mais, suivant les auteurs anciens, elle renferme la Phénicie, la Palestine, la Mésopotamie, le pays de Babylone et l’Assyrie. Certains auteurs, entre autres Apollonius de Rhodes (liv. ii, v. 946 et 964), prétendent qu’elle s’étendait jusqu’à Sinope, ou le promontoire Carambis, sur le Pont-Euxin. Mais il faut remarquer qu’Apollonius de Rhodes parle en cette occasion de la Cappadoce, ou plutôt de la Paphlagonie, dont il ne fait qu’un seul et même pays avec la Cappadoce. Or, l’on sait qu’anciennement la Cappadoce s’appelait Syrie, ou Leuco-Syrie. Les plus célèbres auteurs, parmi les anciens, bornent la Syrie proprement dite, vers le nord, au golfe Issicus, et, vers le midi, à l’Égypte et à l’Arabie Pétrée.

Les Européens, ne connaissant point particulièrement l’Asie, donnèrent le nom d’Assyrie à cette vaste étendue de pays qu’occupaient les Assyriens, et, venant ensuite à retrancher la première syllabe, ils en firent le mot Syrie. Les Grecs se servirent de ce terme, et laissèrent aux autres nations celui d’Assyrie. Hérodote (liv. vii, § 73) dit, en parlant des habitans de ce pays : « Les Grecs les appellent Syriens, et les Barbares, Assyriens. » Justin (liv. i, § 2) dit à peu près de même. Cicéron (Tusc., lib. v, § 35, De Fin., lib. ii, § 32, et ailleurs) se sert assez indifféremment des termes Syrie et Assyrie. (Larcher, trad. d’Hérodote, tom. viii.)

Il se rendit de nuit dans Rome. Ceux qui eurent quelque commandement craignirent d’entreprendre de trop grandes choses : il fallut modérer sa gloire, de façon qu’elle ne réveillât que l’attention et non pas la jalousie du prince, et ne point paraître devant lui avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir. (Grandeur et décadence des Romains, chap. xiii.)

Il n’était accompagné que d’un ou de deux amis. On sait qu’il était d’usage à Rome que les personnages distingués parussent en public suivis d’une foule de cliens. Des affranchis et des histrions osèrent se promener dans les rues de Rome, suivis d’un cortège des personnages les plus illustres ; il fallut un sénatus-consulte pour défendre aux histrions de paraître en public, suivis de sénateurs et de chevaliers (Voyez Annales, i).

Depuis l’an de Rome 750, le triomphe avait cessé d’être accordé aux simples citoyens, ces souverains passés du trône à la servitude. Il fut réservé aux seuls Césars et. aux princes de leur sang. C’était Agrippa qui avait imaginé cette recherche d’adulation

pour Auguste ; et cette bassesse avait été convertie en loi.

XLI. Et l’espèce d*ennemis la plus funeste.

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste !
(Phèdre, acte iv, scène dernière.)

Disposé à n’écouter que les plus pervers.

Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
Et leur osent du crime aplanir le chemin !
(Phèdre, acte iv, scène dernière.)

Ces deux beaux vers ne sont pas sans doute la traduction du passage de Tacite, mais je ne doute pas que Tacite ne les ait inspirés. Domitien, en effet, se laissait pousser au penchant auquel son cœur était enclin.

Était précipité au milieu de sa gloire même. Bossuet, rappelant ces belles expressions, les a employées dans l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre : « Ne puis-je pas dire, Messieurs, pour me servir des paroles du plus grave des historiens, qu’elle allait être précipitée dans la gloire. »

XLII. Civica. Gouverneur de l’Asie. Domitien supposa qu’il voulait se révolter, et le fit assassiner.

Envié son propre bienfait. On a traduit odieux d’un tel bienfait, qu’on l’en remerciât comme d’une grâce, souffrit ses remercimens, etc. Domitien avait promis la province : c’était une récompense, un bienfait ; et, au moment où il doit l’accorder, il ne rougit pas d’envier son propre bienfait. C’était une peine extrême pour l’homme généreux de ne pouvoir récompenser ; ce fut une joie pour Domitien d’extorquer une récompense promise et méritée. On trouve, au liv. iv des Annales, un même trait de Tibère.

XLIII. Le nomma cohéritier. Le roi des Icènes, Prasugatus, depuis long-temps célèbre par son opulence, avait associé Néron à sa succession, avec ses deux filles, espérant qu’une telle déférence mettrait son royaume et sa famille à l’abri de toute insulte. Le contraire arriva : son royaume lut dévasté par les centurions, sa maison par des esclaves ; son épouse Boadicée lut frappée de verges, et ses filles livrées à la brutalité des soldats. (Annales, 14, xxvi.)

Mela, frère de Sénèque et père du poète Lucain, près d’être la victime de Néron, qui voulait engloutir ses richesses, se fit ouvrir les veines et laissa, par son testament, de grandes sommes à Tigellinus et à son gendre Capiton, les favoris de Néron, pour conserver le reste de ses biens à ses héritiers. (Annales 16, 17.)

XLV. Carus Metius. Ce fut lui qui accusa et fit périr Sénécion ; et il se préparait à être le délateur de Pline le Jeune, lorsque Domitien mourut. Arulenus Rusticus avait aussi été sa victime. Regulus, délateur aussi atroce que Metius, fit une satire contre Arulenus, qui n’existait plus ; Metius s’emporta contre Regulus et lui dit : « Qu’avez-vous à démêler avec mes morts ? ai-je été, moi, troubler la cendre de vos morts, celle des Crassus et des Camerinus ? » (Voyez Pline, Lett. i, 5.)

Albanam arcem. Palais de Domitien à douze milles de Rome sur la voie Appienne. C’est de là que Domitien, assisté d’un conseil de délateurs, envoyait des arrêts de mort aux plus illustres citoyens de Rome ; et c’est là que se tint cette séance burlesque si bien décrite par Juvénal (satire iv), au sujet d’un turbot monstrueux et de la manière de le préparer.

Messalinus. Il était aveugle, et fut, sous Domitien, le délateur de tous les gens de bien. Juvénal l’appelle Grande et conspicuum nostro quoque tempore monstrum. Ce Messalinus donna lieu à un mot très-heureux et très-hardi. Il était mort avant Domitien, et il avait ainsi échappé au juste châtiment que subirent les délateurs sons Nerva. Nerva avait eu toutefois la faiblesse d’en épargner quelques-uns, entre autres Fabricius Veiento, le plus méchant de tous les hommes, dont le nom seul, dit Pline, était une satire. A un grand souper dont Faliscius avait été prié, et où il occupait même la place d’honneur, ayant été placé à côté du prince, la conversation tomba sur Catulus Messalinus, sur ses bassesses, ses cruautés, ses avis sanguinaires. Que pensez-vous, ajouta Nerva, qu’il lui fut arrivé s’il eût vécu jusqu’à ce moment ? Il mangerait avec nous, répondit Mannius, frère d’Arulenus. (Extrait de la traduct. de M. Delamalle.)

Massa Bébius. Un des procurateurs de l’Afrique, homme dès-lors funeste à tous les honnêtes gens, et qui reparaîtra trop souvent comme cause des maux que nous avons soufferts. (Hist. iv, 50.)

Nos propres mains traînèrent Helvidius en prison. Domitien voulut la mort d’Helvidius. Il fut donc accusé devant le sénat, et le sénateur Publius Certus osa porter les mains sur lui et le traîner en prison, où il périt. Tacite dit nos propres mains, parce qu’alors il était lui-même sénateur.

De le voir et d’en être vus. Domitien, pour insulter à la patience de ses victimes, ne prononça jamais l’arrêt d’un supplice sans un préambule de clémence, de sorte qu’il n’y avait pas d’indice plus certain d’un sort affreux, que les paroles de douceur par lesquelles il débutait. (Suétone.)

Cette rougeur dont il se munissait contre la honte. Domitien fit voir un nouveau monstre plus cruel, on du moins plus implacable que ceux qui l’avaient précédé, parce qu’il était plus timide. (Grandeur et décadence des Romains, chap. xv.)

On a cru qu’il était rouge comme Sylla. Suétone dit qu’il avait le visage couvert d’une rougeur modeste, et qu’il dit un jour aux sénateurs : « Vous avez trouvé jusqu’ici de l’honnêteté dans ma conduite et sur mon visage. »


VARIANTES.

II. Legimus, quum. Faut-il mettre legimus, ou plutôt vidimus ? Cela se passa aous Domitien, comme Tacite l’indique à la fin de cet ouvrage (chap. 45). (J.-L.)

Et, sicut. On lit ut, sicut, dans Puteolanus, Alciatus, Rhenanus. Juste-Lipse a corrigé cette leçon.

III. Facilitatem imperii. Ne serait ce point felicitatem imperii ? Cependant la leçon vulgaire est plus conforme à l’idée de l’écrivain. (J.-L.)

Gronovius n’admet pas la leçon de Pichena, qui lit felicitatem, suivj par tous les éditeurs. Pichena a abusé de l’édition de Venise donnée par Puteolanus ; il a cru y voir felicitatem, mais ce mot n’y est pas, on y trouve falicitatem au lieu de felicitatem. C’est une transposition de lettres qui a induit Pichena en erreur. (E.)

VII. Dum Intemelios. Saviliua veut : Dum Intemelio, et Vulvius dit avoir lu dans une ancienne édition : Dum in TemeUum, Liguriœ urbs est. Je conviens de cela} et voudrais seulement : Dum Intemelios ; car il s’agit du peuple et non de la ville. (J.-L.)

Coleruset Scheffer préfèrent Intemelios. Je crois cette leçon la meilleure. Voyez des éclaircissemens sur le fait dont il s’agit, Hist. a, 13, où il est parlé des Interné Liens. Brolier est aussi de mon opinion. (E.) Les Intéméliens habitent laLigorie. Voyez Strabon (liv* iv, pag. 4°2), et Tacitb (Hist., n, 13). (O.)

Nuntio deprehensus. Lea éditeurs de Deux-Ponts conjecturent reprehensus pour retractatus, revocatus.

Vin. Vettius. C’est ainsi qu’il faut lire, et non Veclius. Voyez ce qui est dit, Hist., n, 65. Brotier, eu éclaircissant ce passage, donne rémunération de tons ceux qui ont gouverné la Bretagne. ( O.)

X. Nix et hiems abdebat. — Abdebat est une correction de Rhenanus. On lisait avant lui appetebat. Pour moi, j’aurais préféré abdiderat, qui est plus conforme au génie de la langue latine, et aux restes de ce passage qui a été corrompu. ( E.) Appetebat est imposant et par le sens qu’il présente et par la place qu’il occupe. J’aimerais mieux lire, avec les édileuis de Deux-Ponis, quadamtenus^ au lieu de quam hactenus. ( O.)

XVIII. Et, quibus bellum vo’entibus erat. Je voudrais ut quibusque. (J.-L0 ^ ^

Ces mots quibus bellum volentibus erat sont expliqués ailleurs. (Voyez Ann., 1, 59 ; Hist., ni, 43, 53.)

Un maouscrit du Vatican porte et quibus. Brolier admet cette leçon, qui du reste est bonne. (E.)

Nihil arduum aut invictum — Invium paraît préférable. Invia viruai nulla est via, et, plus bas, on lit, chap. xxvn : Nihil virtuti suœ invium. Je mets ici la leçon vulgaire, de peur que Tacite ne paraisse se servir deux fois de la même locution. (H.)

XIX. Non omnia exsequi. Ce mot exsequi sgnifie, dans ce passage, punire, u’cisci. Suétone (Vespas., chap. xiv ; Calig., chap. xn)et Sénèque l’ont employé dans cette signification. (J.-L.)

Scheffer traduit exsequi par examinare quid delinquens mereatur. (O.)

Tributorum auctionem aequalitate munerum mollire. Je lirai exactionem. (J.-L.)

Ainsi faisait Rhenanus. Muret voulait aussi exactionem, et Brolier a trouvé ce mot dans un manuscrit du Vatican. (E.)

Vendere pretio. Je soupçonne ac vendere parvo pretio. (G.)

Le sens le montre évidemment. C’est sans raison que Brolier ajoute frumentum œstimatum. (E.) Pretio demande imperato, prœscripto ; Dureau Delamallelitparvo. (O.)


ERRATA.

Page 208, ligue 20. Au lieu d’exactionem, lisez auctionem.

Page 224, ligne 11. Au lieu à’infestiores, lisez interiores.