Vie d’Hadrien
Texte établi par Désiré Nisard, J. J. Dubochet et compagnie, (p. 331-346).
I.Originaire du Picentin, la famille de l’empereur Hadrien passa ensuite en Espagne. En effet, ses ancêtres, nés à Adria, allèrent, du temps des Scipions, s’établir à Italica, comme il le rappelle lui-même dans l’histoire de sa vie. Son père Elius Adrianus, surnommé l’Africain, était, par sa mère, cousin germain de l’empereur Trajan. Sa mère, Domitia Paulina, était de Gadès ; sa sœur Paulina fut mariée à Servien, et il eut pour femme Sabine. Son aïeul Marullinus fut le premier de cette famille qui devint sénateur du peuple romain.
Hadrien naquit à Rome, le neuf des calendes de février, sous le septième consulat de Vespasien et le cinquième de Titus. Ayant perdu son père à l’âge de dix ans, il eut pour tuteurs son cousin germain Ulpius Trajan, qui avait été préteur et qui parvint ensuite à l’empire, et Célius Tatien, chevalier romain. II fut soigneusement instruit dans les lettres grecques, pour lesquelles il avait un goût si prononcé, que quelques personnes l’appelaient le petit Grec.
II.
[modifier]A quinze ans il retourna dans sa patrie, et il entra de suite au service. Mais sa passion pour la chasse lui attira quelques reproches, et le fit même rappeler par Trajan, qui en prit soin comme de son fils, et qui le fit recevoir, peu de temps après, au nombre des décemvirs chargés de juger les procès. On le créa ensuite tribun de la seconde légion adjutrice ; et, vers la fin du règne de Domitien, il fut envoyé dans la basse Mésie, où l’on prétend qu’un astrologue lui confirma, sur son futur avénement à l’empire, la prédiction de son grand oncle paternel Elius Adrien, très versé dans la science des observations célestes. Lorsque Nerva eut adopté Trajan, Adrien, qu’on envoya porter au vieil empereur les félicitations de l’armée, fut transféré dans la haute Germanie, d’où il partit presque aussitôt, pour annoncer, le premier, à Trajan la mort de Nerva.
Servien, son beau-frère, qui avait indisposé Trajan contre lui, en l’instruisant de ses dépenses et de ses dettes, chercha à le retenir longtemps en route, et imagina, pour retarder sa marche, de faire briser sa voiture. Adrien fit le reste du chemin à pied, et devança même le courrier qu’avait dépêché Servien. Il jouit quelque temps de la faveur de Trajan. Mais les instituteurs des mignons de ce prince, lesquels avaient sur lui beaucoup de pouvoir, parvinrent, à l’instigation de Gallus, à exciter sa jalousie contre ce nouveau favori.
C’est alors qu’Adrien, inquiet sur les sentiments de l’empereur à son égard, consulta les sorts Virgiliens ; il reçut cette réponse : « Quel est ce vieillard qui paraît dans le lointain, avec la couronne d’olivier et les objets sacrés du culte ? Je le reconnais à sa chevelure et à sa barbe blanche ; c’est un roi, c’est le premier qui fondera sur des lois la naissante grandeur de Rome : de sa petite ville de Cures et de l’humble champ de ses pères, il sera appelé au gouvernement d’un puissant empire. »
D’autres prétendent que sa destinée lui fut révélée par les livres Sibyllins. Ce qui est certain, c’est qu’il conçut l’espoir de devenir empereur d’après une réponse qui lui fut donnée dans le temple de Jupiter Vainqueur, et dont le philosophe platonicien Apollonius de Syrie a fait mention dans ses livres.
Enfin les bons offices de Sura le firent rentrer en grâce auprès de Trajan, qui, à la sollicitation de son épouse Plotine (car Marius Maximus dit que ce prince y était faiblement disposé), consentit qu’il épousât sa nièce, fille de sa sœur.
III.
[modifier]Adrien prit la questure sous le quatrième consulat de Trajan et le premier d’Arunculéius. L’accent un peu provincial dont il lut dans le sénat un discours de l’empereur ayant excité les rires de l’assemblée, il étudia avec ardeur la langue latine, et il finit par y acquérir autant de savoir que d’éloquence. Après sa questure, il fut chargé de la rédaction des actes du sénat, et, devenu le familier de Trajan, il le suivit à la guerre contre les Daces, pendant laquelle il avoue que, pour flatter les goûts du prince, en feignant de les partager, il s’adonna au vin ; complaisance qui lui valut de riches présents. Il fut fait tribun du peuple sous le second consulat de Candidus et de Quadratus, et il nous dit avoir eu, pendant cette magistrature, le présage d’un tribunat perpétuel, en ce qu’il perdit le manteau que portaient les tribuns en temps de pluie, et dont les empereurs ne se servaient jamais : aussi, de nos jours, se distinguent-ils encore par là de ceux qui viennent les saluer le matin. Trajan l’emmena avec lui dans sa seconde expédition contre les Daces, et le mit à la tête de la première légion Minervine. Adrien se signala dans cette guerre par un grand nombre d’actions d’éclat, dont l’empereur le récompensa en lui donnant le diamant qu’il avait lui-même reçu de Nerva ; présent qui lui fit espérer de succéder à ce prince. Il fut fait préteur sous le second consulat de Sura et de Servien, et il reçut de Trajan quarante mille pièces d’or, pour donner des jeux. Envoyé ensuite dans la basse Pannonie comme lieutenant de l’empereur, il repoussa les Sarmates, maintint dans son armée la discipline militaire, et réprima les prétentions et l’audace des administrateurs impériaux. Cette conduite lui fit obtenir le consulat. Il apprit alors de Sura que Trajan songeait à l’adopter, et dès ce moment les amis du prince cessèrent de le négliger et de lui témoigner du mépris. La mort de Sura ne fit même qu’augmenter son crédit auprès de l’empereur, auquel il se rendit, à son tour, nécessaire, en composant ses discours.
IV.
[modifier]Il fit servir aussi à son avancement la faveur de Plotine, dont le zèle le fit nommer lieutenant du prince dans la guerre contre les Parthes. Il avait alors pour amis, dans l’ordre des sénateurs, Sosius Pappus et Plétorius Népos, et, dans l’ordre des chevaliers, Tatien, autrefois son tuteur, et Livianus Turbon. L’espérance qu’il avait conçue d’être adopté par Trajan se confirma plus que jamais par la disgrâce de Palma et de Celsus, qui avaient toujours été ses ennemis, et qu’il persécuta ensuite à son tour, quand ils furent devenus suspects d’aspirer au trône. Son second consulat, qu’il obtint par la protection de Plotine, acheva de lui faire regarder son adoption comme certaine. Bien des raisons font penser qu’il profita de ses entrées à la cour pour gagner les affranchis de Trajan, et s’insinuer, par d’indignes complaisances, dans les bonnes grâces de ses mignons.
Le cinquième jour des ides d’août, il reçut en Syrie, où il servait comme lieutenant, ses lettres d’adoption, et il voulut que ce jour-là fût toujours consacré à célébrer l’anniversaire de cette faveur. Le troisième jour des mêmes ides, qui, d’après son ordre, fut aussi fêté désormais comme l’anniversaire de son avènement au trône, on lui apporta la nouvelle de la mort de l’empereur.
Une opinion assez générale veut que Trajan ait eu l’intention formelle, intention approuvée par la plupart de ses amis, de se donner pour successeur, non Adrien, mais Nératius Priscus, et qu’il ait même dit un jour, à celui-ci : « S’il m’arrive malheur, je vous recommande les provinces. » Beaucoup d’écrivains disent aussi qu’à l’exemple d’Alexandre de Macédoine, Trajan voulait mourir sans désigner son successeur ; d’autres, qu’il se proposait d’adresser au sénat un discours par lequel il aurait prié cette assemblée de donner elle-même, après lui, un chef à la république romaine, et de choisir le plus digne parmi ceux dont il lui eût alors envoyé les noms. Il en est enfin qui prétendent que l’adoption d’Adrien fut l’œuvre de la faction de Plotine, laquelle, aussitôt après la mort de Trajan, lui substitua un imposteur qui parla, d’une voix mourante, au nom de ce prince.
V.
[modifier]Parvenu à l’empire et fidèle à l’ancien usage, Adrien s’occupa immédiatement d’entretenir la paix dans l’univers. Outre les nations qu’avait subjuguées Trajan et qui s’étaient retournées contre nous, les Maures ne cessaient de nous inquiéter, les Sarmates nous faisaient une guerre ouverte, la Bretagne avait secoué le joug, l’Égypte était troublée par des séditions, la Lycie et la Palestine étaient en pleine révolte. Aussi le nouvel empereur abandonna-t-il tout ce que nous possédions au delà de l’Euphrate et du Tigre : il disait imiter en cela Caton, qui avait accordé la liberté aux Macédoniens, parce qu’il ne pouvait les retenir sous la domination romaine. Voyant que Psamatossiris, à qui Trajan avait donné le trône des Parthes, n’avait pas sur eux une grande autorité, il le donna pour roi à des nations voisines.
Adrien montra d’abord tant de clémence, que Tatien lui ayant écrit, dès les premiers jours de son règne, pour l’engager à faire mourir le préfet de Rome, Bébius Macer, s’il refusait de le reconnaître, et Labérius Maximus, alors exilé comme suspect d’aspirer au trône, ainsi que Frugi Crassus, il ne prit contre eux aucune mesure rigoureuse. Mais Crassus ayant plus tard quitté l’île où il était exilé, le gouverneur de la province le fit mettre à mort sans les ordres du prince, comme ayant médité une révolution dans l’empire. Adrien doubla la gratification qu’il est d’usage de faire aux soldats, au commencement d’un règne. Il désarma Lusius Quiétus devenu suspect, et il lui retira le commandement des nations mauresques. Il chargea Martius Turbon, qui venait de vaincre les Juifs, d’apaiser les troubles de Mauritanie.
Ensuite il quitta Antioche, et il alla au devant des cendres de Trajan, que portaient Tatien, Plotine et Mattidie. Après les avoir reçues de leurs mains et placées sur le vaisseau qui devait les transporter à Rome, il retourna à Antioche, confia le gouvernement de la Syrie à Catilius Sévère, et revint lui-même à Rome par l’Illyrie.
VI.
[modifier]Il demanda pour Trajan les honneurs divins, par des lettres très pressantes au sénat. C’était aller au devant de tous les vœux ; et les sénateurs décrétèrent d’eux-mêmes, en faveur de ce prince, plusieurs distinctions qu’Adrien n’avait pas demandées. Il s’excusa, dans ces lettres, de n’avoir pas attendu leur avis pour prendre en main le pouvoir, sur ce qu’il avait été immédiatement salué empereur par les soldats, qui avaient pensé que la république ne pouvait rester sans chef. Il refusa pour lui-même le triomphe que lui avait décerné le sénat, et qui était dû à Trajan ; mais il fit porter sur un char triomphal l’image de ce grand empereur, ne voulant pas que la mort même lui ravît l’honneur du triomphe.
On lui offrit, dès le commencement de son règne et plus tard encore, le titre de Père de la Patrie ; il différa de le prendre, parce qu’Auguste n’avait cru le mériter que dans sa vieillesse. Il fit remise à l’Italie du coronaire, et il le diminua dans les provinces, sur l’exposé fidèle et pressant qu’on lui lit des embarras du trésor. Ayant ensuite appris les incursions des Sarmates et des Roxolans, il fit prendre les devants à ses armées, et se rendit dans la Mésie. Il donna provisoirement à Martius Turbon, après sa préfecture en Mauritanie, celle de la Pannonie et de la Dacie, avec les insignes de cette nouvelle dignité. Le roi des Roxolans se plaignait qu’on eût diminué sa pension ; Adrien prit connaissance de l’affaire, et fit la paix avec lui.
VII.
[modifier]Il eut le bonheur d’échapper à une conspiration qui devait éclater pendant un sacrifice, et que Nigrinus, destiné par Adrien lui-même à être son successeur, avait tramée avec Lusius et beaucoup d’autres mécontents. Palma fut mis à mort à Terracine, Celsus à Baies, Nigrinus à Faventia, Lusius pendant qu’il était en route ; tous par l’ordre du sénat et contre la volonté d’Adrien, comme il le dit lui-même dans ses Mémoires. Voulant détruire au plus tôt la mauvaise opinion qu’on avait conçue de lui, parce qu’il avait permis de faire mourir à la fois quatre consulaires, il se hâta de venir à Rome, après avoir confié à Turbon la Dacie, avec le titre de préfet d’Égypte, afin de lui donner plus d’autorité.
Pour effacer ces impressions fàcheuses, il fit distribuer, sous ses yeux, un double congiaire au peuple, qui, pendant son absence, avait déjà reçu trois pièces d’or par tête. Quand il eut justifié, dans le sénat, tout ce qui s’était passé, il jura de ne jamais punir un sénateur, que d’après l’avis de cette assemblée. Dès le commencement de son règne, il établit des postes publiques, pour épargner aux magistrats les frais de déplacement. Ne négligeant rien de ce qui pouvait lui assurer l’affection des peuples, il remit aux particuliers, dans Rome et dans l’Italie, toutes leurs dettes envers le fisc. Quant aux provinces, il les tint quittes aussi des sommes considérables qu’elles restaient devoir ; et, pour donner toute sécurité aux débiteurs, il fit brûler, dans le forum de Trajan, toutes leurs obligations. Il défendit de faire entrer dans son trésor particulier les biens des condamnés, et il ordonna d’en faire profiter seul le trésor public. Il augmenta, dans les distributions de blé, la part assignée par Trajan aux jeunes garçons et aux jeunes filles. Des sénateurs avaient perdu, sans qu’il y eût de leur faute, une partie de leur patrimoine ; Adrien, les traitant comme ses enfants, compléta pour eux le cens de la dignité sénatoriale, et la plupart d’entre eux éprouvèrent, tant qu’il vécut, sa prompte libéralité. Ses largesses ouvrirent le chemin des honneurs non seulement à ses amis, mais aussi à des citoyens de la plus basse condition. Quelques femmes reçurent de lui de quoi subsister dignement. Il donna, pendant six jours consécutifs, le spectacle d’un combat de gladiateurs, et, pour l’anniversaire de sa naissance, il fit paraître dans l’arène mille bêtes féroces.
VIII.
[modifier]Il fit participer à l’autorité impériale les membres les plus distingués du sénat. De tous les jeux du Cirque qui lui furent décernés, il n’accepta que ceux qui étaient destinés à célébrer le jour de sa naissance, et il déclara plus d’une fois, en présence du peuple et des sénateurs, « qu’il gouvernerait la république de manière à prouver qu’il la regardait comme le bien du peuple, et non comme le sien. » Il investit d’un troisième consulat plusieurs citoyens, parce qu’il avait lui-même été trois fois consul. Il en appela un grand nombre d’autres à l’honneur d’un second consulat. Il ne fournit que quatre mois de son troisième, pendant lesquels il rendit souvent la justice. Il assistait toujours, quand il était à Rome ou près de là, aux assemblées régulières du sénat. Il rehaussa même, par la rareté des nominations, la dignité de ce corps : ainsi, ayant revêtu Tatien des ornements consulaires, après sa préfecture du prétoire, il le fit ensuite sénateur, pour montrer qu’il n’avait pas de plus beau titre à lui conférer. Il ne permit pas aux chevaliers romains de juger sans lui ni même avec lui la cause d’un sénateur ; car il était alors d’usage que, pour les affaires qu’il évoquait à son conseil, le prince y appelât les sénateurs et les chevaliers, et prononçât d’après leur avis la sentence. Enfin il témoigna une vive indignation contre les empereurs qui avaient eu peu d’égards pour le sénat. Son beau-frère Servien, auquel il marquait tant de déférence, qu’il sortait toujours de son appartement pour aller au devant de lui quand celui-ci venait le visiter, fut élevé, sans l’avoir sollicité ni demandé, à un troisième consulat, que pourtant il ne partagea point avec Adrien, ce prince, ne voulant pas que Servien, deux fois consul avant lui, n’opinât qu’après lui dans le sénat.
Tout en se conduisant ainsi, Adrien abandonna plusieurs provinces acquises par Trajan, et il détruisit, contre tous les vœux, le théâtre que ce prince avait fait élever dans le champ de Mars. Cette conduite fit d’autant plus de peine qu’en exécutant ce qu’il savait devoir déplaire au peuple, il feignait d’agir d’après l’expresse volonté de Trajan. Ne pouvant plus supporter le pouvoir de Tatien, son préfet et autrefois son tuteur, il résolut de le faire périr ; mais il changea d’avis, à cause de la haine qu’avait déjà soulevée contre lui la mort de quatre consulaires, quoiqu’il attribuât ce meurtre aux conseils de Tatien lui-même. Comme il ne pouvait lui donner de successeur, parce que celui-ci n’en demandait pas, il parvint à le déterminer à faire cette demande ; et dès qu’il l’eut faite, il transmit son pouvoir à Turbon. Il remplaça aussi l’autre préfet, Similis, par Septicius Clarus.
Après avoir éloigné ces deux hommes auxquels il était redevable de l’empire, il se rendit dans la Campanie, où il aida toutes les villes par ses bienfaits et ses largesses, où il rechercha l’amitié de tous les hommes distingués. A Rome, il entretenait avec les préteurs et les consuls un commerce assidu de bons offices ; il assistait aux festins de ses amis ; il visitait deux ou trois fois par jour les malades, quelques chevaliers et certains affranchis ; il leur portait ses consolations, les aidait de ses conseils, et les admettait à tous ses festins ; en un mot, il resta toujours pour eux simple particulier. Il prodigua de grands honneurs à sa belle-mère, lui donnant des spectacles de gladiateurs et d’autres marques publiques de déférence.
IX.
[modifier]Il se rendit ensuite dans les Gaules, où tous ceux qui en avaient besoin reçurent des témoignages de sa libéralité. De là il passa dans la Germanie ; et quoiqu’il préférât la paix à la guerre, il exerça les soldats, comme si la guerre eût été imminente. Il leur apprit à supporter la fatigue, vécut lui-même en soldat au milieu d’eux, prit ses repas en leur présence, et se nourrit, comme eux, de lard, de fromage et de piquette, à l’exemple de Scipion Emilien, de Metellus et de Trajan, l’auteur de sa fortune. Il accorda des récompenses à un grand nombre d’entre eux, et à quelques autres des distinctions, pour les encourager à faire ce qu’il en exigeait de pénible. C’est lui qui, depuis Auguste, contribua le plus au maintien de la discipline, que la négligence des précédents empereurs avait laissée s’affaiblir. Il introduisit plus d’ordre dans les emplois et dans les dépenses. La seule justice, et non la faveur des soldats, présidant au choix des tribuns, il ne fut plus permis à personne de s’éloigner de l’armée sans de bonnes raisons. Son exemple était pour tous un puissant aiguillon : il marchait sous les armes l’espace de vingt mille pas ; il avait fait détruire dans son camp les salles de festins, les portiques, les grottes artificielles, les jardins d’agrément ; il était ordinairement vêtu de la façon la plus simple ; point d’or sur son baudrier, aucune pierre précieuse aux agrafes de son manteau, une lourde épée dont la poignée était tout au plus d’ivoire. Il visitait dans leurs quartiers les soldats malades ; il désignait lui-même l’emplacement des camps ; il n’accordait le bâton de sarment qu’aux soldats robustes et de bonne renommée ; il ne créait tribuns que des hommes faits, ou d’un âge à soutenir, par leur expérience et leur sagesse, l’honneur du tribunat. Il ne souffrit pas qu’un tribun reçût quoi que ce fût des soldats. Il écarta d’eux tout ce qui sentait la mollesse, et il fit des changements à leurs armes et à leur équipage de guerre. Il s’était aussi constitué le juge de l’âge militaire, pour empêcher qu’au mépris de l’ancien usage, il y eût dans les camps un seul soldat ou trop jeune pour payer, au besoin, de sa personne, ou, ce qui eût été contraire à l’humanité, trop vieux pour le service. Il s’appliquait même à les connaître, et à en savoir exactement le nombre.
X.
[modifier]Il exerçait, en outre, une active surveillance sur les magasins de l’armée ; et il se faisait rendre un compte exact des contributions des provinces, afin de leur faire compléter les sommes qu’elles pouvaient rester devoir. Il évitait par dessus tout d’acquérir ou de garder rien d’inutile. Ce prince, après avoir ainsi formé les troupes sur son modèle, se rendit dans la Bretagne, où il corrigea un grand nombre d’abus, et éleva le premier un mur de quatre-vingt mille pas de longueur, destiné à séparer les Romains d’avec les barbares.
Quoi qu’il se plaignît souventde l’humeur difficile et acariâtre de sa femme Sabine, et qu’il l’eût, comme il disait, répudiée, s’il eût été simple particulier, il donna des successeurs à Septicius Clarus, préfet du prétoire, à Suétone Tranquille, son secrétaire, et à plusieurs autres qui, à cette époque, s’étaient conduits avec elle, et sans sa permission, plus familièrement que ne le comportait l’étiquette de la cour. Il ne s’occupait pas seulement de ses affaires domestiques, mais aussi de celles de ses amis, dont il découvrait, par les commissaires des vivres, les actions les plus secrètes, au point qu’ils ignoraient que l’empereur en fût informé, jusqu’au moment où lui-même le leur prouvait. Je citerai un fait qui montrera combien il était curieux de cette sorte de détails. Une femme avait écrit à son mari une lettre où elle lui reprochait son goût pour les plaisirs et les bains, qui l’empêchait de revenir près d’elle. Adrien l’apprit par ses agents ordinaires ; et quand cet homme demanda un congé, il lui fit les mêmes reproches que sa femme et dans les mêmes termes : « Mais, répondit celui-ci, ma femme vous a donc écrit les mêmes choses qu’à moi ? » On a beaucoup blâmé dans Adrien cette curiosité, mais surtout sa passion pour les jeunes gens et ses adultères avec des femmes mariées ; on l’accusa même d’avoir trahi jusqu’à ses plus intimes amis.
XI.
[modifier]Quand il eut tout réglé dans la Bretagne, il passa dans la Gaule, où il reçut la nouvelle que des troubles venaient d’éclater à Alexandrie, à l’occasion du bœuf Apis, que l’on avait enfin trouvé après bien des années, et dont toutes les villes de l’Égypte se disputaient la garde, avec un acharnement qui avait dégénéré en sédition. C’est alors qu’Adrien fit construire à Nîmes, en l’honneur de Plotine, une basilique, œuvre admirable.
Il se rendit ensuite en Espagne, et passa l’hiver à Tarracone, où il rétablit, à ses frais, le temple d’Auguste. Il y convoqua, en assemblée générale, les députés de toutes les villes de l’Espagne ; et il se conduisit avec autant d’adresse que de prudence envers les habitants de ce pays, dont les uns, originaires d’Italie, tâchaient, par des excuses ridicules, comme le dit Marius Maximus, de se soustraire à l’enrôlement, et dont les autres s’y refusaient violemment. Il courut à cette époque un grand danger, qui devint pour lui l’occasion d’une action glorieuse. Comme il se promenait dans un parc voisin de Tarracone, un esclave de son hôte vint se jeter sur lui l’épée à la main, comme un furieux. Il l’arrêta, le remit à ses officiers qui accouraient, et, s’étant convaincu que ce malheureux était fou, il chargea des médecins du soin de le guérir, sans témoigner de mécontentement à personne.
Dans beaucoup d’endroits où ce n’étaient pas des fleuves, mais simplement des bornes, qui servaient de limites aux barbares, il éleva, pour séparer les territoires, une espèce de muraille faite avec de grands pieux enfoncés dans la terre à une certaine profondeur, et fortement liés entre eux ; système de délimitation qui lui était habituel. Il donna un roi aux Germains, comprima les mouvements des Maures, et mérita du sénat de solennelles actions de grâces. La guerre était sur le point d’éclater avec les Parthes : il lui suffit d’une conférence pour la prévenir.
XII.
[modifier]Après cela, il fit voile vers l’Asie et les îles jusqu’en Achaïe, et, à l’exemple d’Hercule et de Philippe, il se fit initier aux mystères d’Eleusis. Il accorda beaucoup de privilèges aux Athéniens, et se fit honneur de présider à leurs jeux. On remarqua, pendant son séjour en Achaïe, que, malgré l’usage qui autorisait un grand nombre de personnes à porter des couteaux dans les cérémonies religieuses, aucune de celles qui composaient la suite d’Adrien n’y parut armée. Il passa ensuite en Sicile, où il monta au sommet de l’Etna pour voir le lever du soleil, qui s’y montre, dit-on, sous les couleurs de l’arc-en-ciel. De là il vint à Rome, puis il passa en Afrique, et il en combla de bienfaits les provinces. Aucun prince n’a peut-être parcouru autant de pays avec la même célérité. Enfin, revenu de l’Afrique à Rome, il repartit aussitôt pour l’Orient, et passa par Athènes, où il fit la dédicace des monuments qu’il y avait commencés, tels qu’un temple à Jupiter Olympien et un autel élevé à lui-même. Dans son voyage en Asie, il consacra aussi plusieurs temples sous son propre nom. Il prit chez les Cappadociens des esclaves qu’il destinait au service des camps. Il offrit son amitié aux princes et aux rois de ces contrées. Il l’offrit aussi à Cosdroës, roi des Parthes, lui renvoya même sa fille, qui était tombée au pouvoir de Trajan, et promit de lui rendre le trône d’or qu’on lui avait pris. Quelques rois étant venus le trouver, il les traita de façon à donner du regret à ceux qui n’avaient pas voulu faire cette démarche, particulièrement à l’orgueilleux Pharasmane, qui avait méprisé son invitation. En visitant les provinces, il infligea des peines si sévères aux intendants et aux gouverneurs, en punition de leurs fautes, qu’il passa pour leur avoir suscité lui-même des accusateurs.
XIII.
[modifier]Il concut tant de haine contre les habitants d’Antioche, qu’il voulut séparer la Syrie de la Phénicie, pour que cette ville ne fût plus appelée la métropole de tant d’autres. Les Juifs se soulevèrent aussi dans ce temps-là contre les Romains, parce qu’on les empêchait de se couper le prépuce. Adrien étant monté, une nuit, sur le mont Cassius, pour voir le lever du soleil, il survint un orage, et la foudre, pendant qu’il sacrifiait, tomba sur la victime et sur le victimaire. Après avoir parcouru l’Arabie, il s’arrêta à Péluse, où il fit élever à Pompée un magnifique tombeau.
Il perdit son cher Antinoüs en naviguant sur le Nil, et il pleura sa mort comme une femme. On parle diversement de cet Antinoüs : les uns prétendent qu’il s’était dévoué pour Adrien ; les autres, que sa beauté fut la seule cause de la passion insensée de l’empereur. Les Grecs, obéissant aux ordres d’Adrien, le mirent au rang des dieux, et assurèrent qu’il rendait des oracles, lesquels étaient, dit-on, composés par Adrien lui-même.
Ce prince avait, en effet, un goût très vif pour la poésie et pour les belles lettres ; il avait, en outre, de grandes connaissances en arithmétique, en géométrie et en peinture. L’art de la danse et du chant lui était aussi très familier. Il s’abandonnait trop à son penchant pour le plaisir. Il a fait pour ses mignons un assez grand nombre de vers : on a aussi de lui des poèmes érotiques. Il avait beaucoup d’habileté dans le maniement des armes, et de science dans les choses de la guerre. Il se livra même aux exercices des gladiateurs. Sévère et joyeux, plaisant et grave, pudique et dissolu, avare et libéral, dissimulé, clément, cruel, il fut toujours et en tout dissemblable à lui-même.
XIV.
[modifier]Il enrichit ses amis, même ceux qui ne le demandaient pas, et il ne refusa jamais rien à leurs demandes. Toutefois il prêtait facilement l’oreille aux accusations que l’on portait contre eux, et on le vit traiter en ennemis, comme il avait fait Tatien, Népos et Septicius Clarus, presque tous ceux qui avaient été ses plus chers amis, ou qu’il avait élevés aux plus hautes dignités. Ainsi il réduisit à la misère Eudémon, qui avait eu toute sa confiance ; il força Polyène et Marcellus à se donner la mort ; il déchira Héliodore dans des écrits diffamatoires ; il permit que Tatien fût accusé et proscrit, comme coupable d’aspirer au trône ; il poursuivit avec acharnement Numilius Quadratus, Catilius Sévère, et Turbon. Craignant que son beau-frère Servien, âgé de quatre-vingt-dix ans, ne lui survécût, il le contraignit de mourir. Enfin, il persécuta des affranchis et des soldats.
Il écrivait avec beaucoup de facilité en prose et en vers, et il avait de grands talents dans tous les arts ; mais il se croyait encore plus habile que tous ceux qui les enseignaient, et il ne fit que se moquer d’eux, que les humilier et les persécuter. Souvent même il entra en lice avec ces professeurs et avec les philosophes, et ces luttes enfantèrent de part et d’autre des traités et des poèmes. Il reprit, un jour, une expression de Favorin, qui se rendit aussitôt à sa critique ; et comme les amis de celui-ci le raillaient d’avoir si facilement cédé à l’empereur quand il avait pour lui les meilleures autorités, il mit les rieurs de son côté par cette réponse : « Vous ne me persuaderez point, mes amis, que celui qui commande à trente légions ne soit pas le plus savant de l’univers. »
XV.
[modifier]Adrien était si avide de réputation, qu’il remit à quelques-uns de ses affranchis, qui étaient lettrés, l’histoire de sa vie écrite par lui-même, avec ordre de la publier sous leur nom ; et ce que l’on a de Phlégon est, dit-on, de ce prince. Il composa aussi, à l’exemple d’Antimaque, des livres fort obscurs, intitulés Catacriens. Le poète Florus lui ayant écrit en vers : « Je ne veux pas être César, pour courir les champs de la Bretagne et supporter les froids de la Scythie »,
il lui répondit dans le même mètre : « Je ne veux pas être Florus, pour courir les tavernes, m’enterrer dans les cabarets, et y souffrir la piqûre des moucherons. »
Il aimait les anciennes façons de parler, et il déclama des controverses. Il préférait Caton à Cicéron, Ennius à Virgile, Célius à Salluste. Il jugeait avec la même impertinence Homère et Platon. Il avait de telles connaissances en astrologie, qu’il écrivait, le soir des calendes de janvier, ce qui devait lui arriver pendant tout le cours de l’année ; en sorte qu’il avait écrit, pour l’année même où il mourut, tout ce qu’il devait faire jusqu’à l’heure de sa mort. Quoiqu’il prît plaisir à critiquer les musiciens, les auteurs tragiques et comiques, les rhéteurs, les grammairiens, les orateurs, il ne laissa pas d’enrichir et d’honorer ceux qui se livraient à l’enseignement, tout en les accablant de questions ardues. Il congédia un grand nombre de solliciteurs sans les avoir satisfaits, ce qui ne l’empêchait pas de répéter « qu’il ne voyait jamais sans peine un visage mécontent ». Il vécut dans une grande familiarité avec les philosophes Epictète et Héliodore, et en général avec les grammairiens, les rhéteurs, les musiciens, les géomètres, les peintres, les astrologues ; mais Favorin paraît l’avoir emporté sur tous dans son amitié. Adrien fit renoncer à leur profession, après les avoir enrichis et traités honorablement, les maîtres qui y semblaient inhabiles.
XVI.
[modifier]Ceux qu’il avait eus pour ennemis avant de parvenir au trône, il se contenta de les oublier quand il y fut monté, et, le jour où il fut fait empereur, il dit à l’un de ceux qui lui avaient fait le plus de mal : « Vous l’avez échappé. » Il donnait toujours, à ceux qu’il appelait lui-même sous les drapeaux, des chevaux, des mulets, des vêtements, de l’argent, en un mot tout l’attirail nécessaire. Aux Saturnales et aux Sigillaires, il envoyait souvent des cadeaux à ses amis, sans qu’ils s’y attendissent ; il en recevait aussi de leur part avec plaisir, et leur en offrait à son tour. Pour découvrir les fraudes de ses pourvoyeurs, il se faisait apporter, les jours où il donnait de grands repas, les plats des autres tables, même des dernières. Il s’attacha tous les rois par ses largesses.
Il se baignait souvent en public et avec tout le monde ; habitude qui donna lieu à un badinage encore usité dans les bains. Voyant un vétéran, qu’il avait connu autrefois dans l’armée, se frotter le dos et le reste du corps contre le marbre, il lui demanda pourquoi il se frictionnait de cette manière ; et, sur la réponse de ce vétéran, qu’il n’avait pas d’esclaves à qui le commander, il lui donna des esclaves et de l’argent. Le lendemain, plusieurs vieillards se mirent à se frotter aussi contre le marbre du bain, pour attirer sur eux la libéralité du prince. Il les fit venir, et leur dit de se rendre mutuellement ce service.
Il faisait parade de son affection pour le peuple. Il avait un tel goût pour les voyages, qu’il voulut voir par lui-même tous les endroits de l’univers dont il avait lu la description. Il supportait fort patiemment, et tête nue, le froid et toutes les intempéries. Il montra beaucoup de déférence pour un grand nombre de rois. Il acheta même la paix de la plupart d’entre eux, fut mépriséde quelques uns, et fit à plusieurs de magnifiques dons. Mais il n’en traita aucun aussi libéralement que le roi des Hibères, qui, sans compter de riches présents, reçut de lui un éléphant et une cohorte de cinq cents hommes. Pharasmane lui-même lui ayant, à son tour, envoyé de superbes cadeaux, entre autres des chlamydes ornées d’or, Adrien, pour se moquer de l’envoi, fit revêtir de pareilles chlamydes trois cents criminels, qu’il exposa ensuite dans l’arène.
XVII.
[modifier]Lorsqu’il rendait la justice, il appelait à son conseil non seulement ses amis et les personnes de sa suite, mais aussi les meilleurs jurisconsultes, tels que Jules Celse, Salvius Julien, Nératius Priscus, et d’autres encore, après avoir toutefois demandé pour ce choix l’approbation du sénat. Il statua, entre autres choses, qu’on ne pourrait dans aucune cité démolir des maisons, pour en transporter dans une autre ville les matériaux, quels qu’ils fussent. Il accorda aux enfants des proscrits le douzième des biens de leurs pères. Il n’admit point les accusations de lèse-majesté. Il n’accepta jamais les héritages des citoyens qui lui étaient inconnus, ni de ceux qu’il connaissait, si ceux-ci avaient des enfants. Il décida que celui qui trouverait un trésor dans son propre fonds en resterait possesseur ; que si on le trouvait dans le fonds d’un autre, on en donnerait la moitié au propriétaire ; enfin, que le fisc en aurait également la moitié, si le fonds appartenait à l’État. Il ôta aux maîtres le droit de mort sur leurs esclaves, voulant, si ceux-ci le méritaient, qu’ils fussent condamnés par des juges. Il défendit de vendre à un marchand d’esclaves ou à un maître de gladiateurs un esclave ou une servante, avant d’en avoir déclaré le motif. Il condamna ceux qui, étant majeurs, avaient dissipé leur bien, à être bafoués en plein théâtre, puis chassés. Il supprima les prisons des esclaves et des affranchis. Les bains des hommes furent séparés de ceux des femmes. Lorsqu’un maître avait été tué dans sa maison, l’on ne donnait plus la question à tous ses esclaves, mais seulement à ceux qui avaient été à portée de voir ou d’entendre.
XVIII.
[modifier]Il exerça en Etrurie la préture, étant empereur. On le nomma dictateur, édile et duumvir, dans plusieurs villes de l’Italie ; démarque, à Naples, et magistrat quinquennal, dans sa patrie. Il reçut aussi ce dernier titre à Adria, qu’il regardait comme sa seconde patrie ; enfin, il fut archonte à Athènes.
Il construisit des édifices et célébra des jeux dans presque toutes les villes de l’empire. A Athènes, il donna, dans le stade, le spectacle d’une chasse de mille bêtes sauvages. Il ne bannit de Rome aucun valet de chasse ni aucun comédien. Après d’immenses fêtes, données à Rome, il fit distribuer des aromates au peuple, en l’honneur de sa belle-mère. Il fit aussi, en mémoire de Trajan, arroser les gradins de l’amphithéâtre d’une fine pluie d’essences et de safran. On représenta sur la scène, suivant l’antique usage, des pièces de tout genre, et il permit aux acteurs de la cour de jouer en public. Il tua, dans le cirque, un grand nombre de bêtes fauves et souvent jusqu’à cent lions. Il fit exécuter plusieurs fois devant le peuple les danses militaires appelées pyrrhiques, et il assista fréquemment aux combats de gladiateurs. Quelques nombreux monuments qu’il eût élevés partout, il ne mit son nom à aucun, si ce n’est au temple de Trajan, son père. Il répara, dans Rome, le Panthéon, les Septes, la basilique de Neptune, une infinité de temples, le forum d’Auguste et les bains d’Agrippa. Il consacra tous ces édifices sous les anciens noms des fondateurs, et il ne donna le sien qu’à un pont, son ouvrage. Il fit construire son tombeau près du Tibre, et transporter à une autre place le temple de la Bonne Déesse. Le colosse fut enlevé, debout et suspendu, par l’architecte Décrianus, de la place où est maintenant le temple de la ville, et il fallut employer au transport de cette masse énorme jusqu’à vingt-quatre éléphants. Il consacra au Soleil cette statue, autrefois dédiée à Néron, dont elle offrait l’image ; et il chargea l’architecte Apollodore d’en faire une pareille, qu’il destinait à la Lune.
XIX.
[modifier]Il était extrêmement affable, même avec les personnes de la plus basse condition, et il ne pouvait souffrir ceux qui lui enviaient les plaisirs de l’urbanité, sous le prétexte de maintenir la majesté du trône. Pendant son séjour à Alexandrie, il proposa en plein musée, aux professeurs, un grand nombre de questions, qu’il résolut lui-même. Marius Maximus dit qu’il était naturellement cruel, et que la crainte d’éprouver le même sort que Domitien fut le seul motif de ses bonnes actions. Quoiqu’il n’aimât pas à charger de ses inscriptions les monuments, il donna le nom d’Adrianople à plusieurs villes, même à Carthage et à un quartier d’Athènes. Il le fit aussi porter à une infinité d’aqueducs. Il institua, le premier, un avocat du fisc. Il avait une vaste mémoire et d’immenses facultés ; en effet, il dictait lui même ses discours, et répondait à tout. On a conservé plusieurs de ses bons mots ; car il aimait la raillerie. Un de ses meilleurs est celui-ci. Un solliciteur, dont la tête commençait à blanchir et auquel il avait refusé une grâce, étant revenu, mais les cheveux teints, la lui demander, il lui répondit : « Je l’ai déjà refusée à votre père. » Il saluait par leurs noms, sans qu’on aidât sa mémoire, un grand nombre de personnes, qu’il suffisait de lui avoir nommées une fois et toutes ensemble : il lui arriva même souvent de relever les erreurs des nomenclateurs. Il savait jusqu’aux noms de tous les vétérans auxquels il avait donné autrefois leur congé. Les livres qu’il venait de lire, même ceux qui lui étaient le plus inconnus, il les redisait de mémoire à quelques auditeurs. Il pouvait à la fois écrire, dicter, écouter, et converser avec ses amis. Il était tellement au fait de tous les détails des comptes publics, qu’aucun père de famille, si vigilant qu’il fût, ne connut aussi bien ses affaires domestiques. Il aima les chevaux et les chiens, au point de leur ériger des tombeaux. Il bâtit une ville appelée Adrianothère, dans un endroit où il avait fait une heureuse chasse et tué une ourse.
XX.
[modifier]Il ne laissait pas de repos aux juges, qu’il n’eût tiré d’eux tous les éclaircissements nécessaires à la découverte de la vérité. Il ne voulait pas que ses affranchis passassent dans le public pour avoir sur lui quelque influence, et il imputait à tous les princes qui l’avaient précédé les vices de cette espèce d’hommes. Aussi punissait-il quiconque, parmi eux, se vantait de sa faveur. De là ce trait à la fois sévère et plaisant qu’on cite de lui. Voyant, un jour, un de ses esclaves se promener entre deux sénateurs, il envoya quelqu’un lui donner un soufflet, et lui dire : « Tu ne dois pas te promener avec ceux dont tu peux devenir l’esclave. » De tous les mets, il aimait de préférence le tétrapharmaque, qui était composé de chair de faisan, de tétines de truie, de jambon, et d’une pâte croquante. La famine, la peste et des tremblements de terre signalèrent son règne. Il tâcha de détourner tous ces maux par des sacrifices, et il secourut un grand nombre de villes qui avaient beaucoup souffert. Il y eut aussi sous ce prince un débordement du Tibre. Il donna le droit du Latium à plusieurs villes, et il fit remise du tribut à plusieurs autres. Il ne fut entrepris sous lui aucune expédition considérable ; de guerres, il en est à peine parlé. Sa libéralité envers les soldats, et le soin excessif qu’il prit d’eux, l’en firent extrêmement aimer. Il vécut toujours en paix avec les Parthes, parce qu’il rappela le roi que Trajan leur avait donné. Il permit aux Arméniens, qui n’avaient eu sous Trajan qu’un lieutenant, d’avoir un roi. Il n’exigea pas de la Mésopotamie le tribut que ce prince lui avait imposé. Il conserva toujours l’amitié des Albanais et des Hibères, dont il combla les rois de largesses, quoiqu’ils dédaignassent de venir le trouver. Les rois de la Bactriane lui envoyèrent des ambassadeurs, pour solliciter son amitié.
XXI.
[modifier]Il donna souvent des tuteurs aux pupilles, et il maintint la discipline civile aussi soigneusement que la discipline militaire. Il voulut que les sénateurs et les chevaliers romains portassent toujours la toge en public, excepté en revenant d’un souper. Lui-même ne se montrait jamais qu’en toge quand il était en Italie. Il recevait debout les sénateurs qu’il avait invités à un repas, et, à table, il avait toujours le manteau grec ou la toge rabattue. Il régla la dépense des juges, et la réduisit à l’ancienne mesure. Il défendit d’entrer dans Rome avec des voitures lourdement chargées, ou à cheval dans les autres villes. Il ne permit qu’aux malades de se baigner en public avant la huitième heure. Il eut, le premier, des chevaliers romains pour secrétaires et pour maîtres des requêtes. De lui-même il enrichit ceux dont la pauvreté était honorable, et il ne témoigna que de la haine à ceux dont la fortune était due à la fraude. Il prit un très grand soin de la religion romaine, et méprisa les cultes étrangers. Il remplit les fonctions de souverain pontife. Il instruisit souvent des causes à Rome et dans les provinces, admettant à son conseil les consuls, les préteurs, et les membres les plus distingués du sénat. Il donna une issue aux eaux du lac Fucin. Il constitua juges quatre consulaires, dont la juridiction s’étendait sur toute l’Italie. Lorsqu’il se rendit en Afrique, où il n’était pas tombé d’eau depuis cinq ans, il plut à son arrivée, et cette circonstance le fit chérir des peuples de ce pays.
XXII.
[modifier]L’habitude où il était de voyager partout la tête nue, malgré les plus fortes pluies et les plus grands froids, lui causa une maladie qui le força de garder le lit. Occupé du choix de son successeur, il pensa d’abord à Servien, qu’il contraignit ensuite, comme nous l’avons dit, à se donner la mort. Il avait en aversion Fuscus, à qui des présages et des prodiges faisaient espérer l’empire. Il tenait pour suspect Plétorius Népos, pour qui il avait eu tant d’affection, qu’il supportait patiemment l’affront de n’être pas admis près de lui quand il allait le visiter malade. Il écarta aussi Térentius Gentianus, et avec d’autant plus d’animosité qu’il le voyait alors aimé du sénat. Tous ceux enfin qui semblaient appelés au trône, il les haïssait comme autant de futurs empereurs. Il réprima toutefois la violence de sa cruauté naturelle, jusqu’au jour où un flux de sang, qui le saisit dans sa villa de Tibur, le mit à l’extrémité. Alors il ne se contraignit plus, et il força Servien à mourir comme coupable d’avoir aspiré au trône, parce que ce dernier avait envoyé sa desserte aux esclaves d’un roi, parce qu’à table il s’était assis sur un siège royal, près de celui de l’empereur ; parce qu’enfin ce vieillard, âgé de quatre-vingt-dix ans, s’était avancé, d’un air assuré, vers quelques postes militaires. Adrien fit encore périr beaucoup d’autres citoyens, soit ouvertement, soit en secret. Il fut soupçonné aussi d’avoir fait mourir Sabine, son épouse, en lui donnant du poison.
C’est pendant cette maladie qu’il résolut d’adopter Céjonius Commode, que sa beauté lui avait rendu cher autrefois, et qui était le gendre de ce Nigrinus dont il avait eu à redouter les embûches. Il adopta donc, malgré tout le monde, Céjonius Commode Vérus, et il le nomma Elius Vérus César. L’empereur, pour célébrer cette adoption, donna des jeux dans le cirque, et fit un présent au peuple et aux soldats. Il revêtit le nouveau César de la préture, lui donna le gouvernement des Pannonies, le fit consul, pourvut pour lui aux frais de cette dignité, et enfin le désigna pour un second consulat. Mais voyant que ce prince était maladif, il dit plus d’une fois : « Nous nous sommes appuyés sur un mur qui vacille, et nous avons perdu les quatre cents millions de sesterces donnés au peuple et aux soldats, pour l’adoption de Commode. » Celui-ci ne put même pas, à cause de sa mauvaise santé, remercier Adrien, devant le sénat, de la faveur qu’il en avait reçue. Sa maladie ne fit qu’empirer ; et ayant pris une trop forte dose d’un certain remède, il mourut en dormant, le jour même des calendes de janvier : aussi Adrien, vu la solennité du jour, défendit-il qu’on le pleurât.
Après la mort du César Elius Vérus, l’empereur, dont la maladie faisait de rapides progrès, adopta Arrius Antonin, qui fut plus tard appelé le Pieux ; mais il lui imposa la condition d’adopter, à son tour, Annius Vérus et Marc Antonin. Ce sont les mêmes qui, dans la suite, ont, les premiers, gouverné en même temps la république en qualité d’augustes. Antonin fut, dit-on, surnommé le Pieux pour avoir, un jour, présenté la main à son beau-père, accablé par l’âge. D’autres prétendent qu’il mérita ce titre pour avoir soustrait plusieurs sénateurs aux fureurs d’Adrien ; d’autres encore, pour avoir rendu de grands honneurs à ce prince après sa mort. L’adoption d’Antonin déconcerta bien des prétendants, surtout Catilius Sévère, préfet de la ville, qui se frayait un chemin au trône. Ses menées furent découvertes, et on le remplaça dans sa dignité.
Cependant Adrien, souverainement dégoûté de la vie, ordonna à l’un de ses esclaves de le percer d’une épée. Cette nouvelle étant venue à la connaissance d’Antonin, il courut avec les préfets chez l’empereur, et ils le conjurèrent d’endurer courageusement son mal. Ce prince, irrité, commanda de mettre à mort celui qui l’avait trahi ; mais Antonin le sauva, et dit à Adrien qu’adopté par lui, il deviendrait parricide, en souffrant qu’on lui ôtât la vie. Adrien écrivit aussitôt son testament, et continua de s’occuper des affaires d’État. Il essaya encore de se donner la mort ; mais on lui arracha le poignard des mains, ce qui le rendit furieux. Il demanda du poison à un médecin, lequel aima mieux se tuer que de lui obéir.
XXIII.
[modifier]Dans ce temps parut une femme qui disait avoir été avertie en songe de conseiller à Adrien de ne pas se tuer, parce qu’il guérirait, et que, faute de l’avoir fait, elle avait perdu la vue ; mais qu’un nouveau songe lui promettait sa guérison, si elle allait embrasser les genoux du prince et lui donner cet avis. Elle obéit à son rêve, et recouvra l’usage de ses yeux, après les avoir lavés avec de l’eau qui était dans le temple d’où elle était venue. Il arriva aussi de la Pannonie un aveugle de naissance, qui toucha l’empereur alors en proie à la fièvre ; et aussitôt il recouvra la vue, et la fièvre quitta le malade. Il faut dire que Marius Maximus attribue ces prodiges à l’artifice.
Adrien se rendit ensuite à Baies, laissant à Rome Antonin, pour y commander. Mais ce séjour ne lui procurant aucun soulagement, il fit venir ce prince, et mourut sous ses yeux à Baies, le six des ides de juillet. Adrien, détesté de tout le monde, fut enterré à Pouzzoles, dans la villa de Cicéron. Craignant, aux approches mêmes de la mort, que Servien, âgé, comme il a été dit plus haut, de quatre-vingt-dix ans, ne lui survécût et n’occupât le trône, il le força de mourir. Il ordonna aussi, pour des fautes légères, le supplice de plusieurs citoyens, qu’Antonin sauva. On dit qu’il fit, en mourant, les vers que voici : « Ma petite âme, ma mignonne, Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas ! Tu pars seulette et tremblottante ! Hélas ! Que deviendra ton humeur folichonne ? Que deviendront tant de jolis ébats ? »
Il en faisait aussi en grec, qui ne valaient pas beaucoup mieux que ceux-là.
XXIV.
[modifier]Adrien vécut soixante et douze ans, cinq mois et dix-sept jours. Il régna vingt et un ans et onze mois. Il était de grande taille et bien fait ; il avait les cheveux arrangés avec art, et une longue barbe, qui cachait quelques plaies naturelles qu’il avait au visage : du reste, assez de vigueur. Il montait souvent à cheval, et marchait aussi beaucoup. Il s’exerça toujours au maniement des armes et au javelot. On le vit fort souvent, à la chasse, tuer de sa main un lion ; mais il s’y rompit, un jour, la clavicule et une côte. Il partageait toujours sa chasse avec ses amis. Il ne donnait point de repas où l’on n’entendît, suivant les circonstances, des tragédies, des atellanes, des joueurs de harpe, des lecteurs, des poètes. Il orna d’édifices admirables sa villa de Tibur : on y voyait les noms des provinces et des lieux les plus célèbres, tels que le Lycée, l’Académie, le Prytanée, Canope, le Pécile, Tempé. Ne voulant rien omettre, il y fit même représenter le séjour des ombres.
Voici quels furent les signes avant-coureurs de sa mort. Au dernier anniversaire de sa naissance, pendant qu’il faisait des vœux solennels pour Antonin, sa prétexte, se détachant d’elle-même, laissa sa tête à nu. L’anneau sur lequel était gravée son image tomba de son doigt. La veille de cet anniversaire, on ne sait qui vint au sénat en hurlant : Adrien en fut épouvanté, comme si cette voix, où personne ne distinguait un seul mot, lui eût annoncé sa fin. Voulant dire, dans le sénat, « Après la mort de mon fils, » il dit : « Après ma mort. » Il rêva aussi que son père lui donnait une boisson assoupissante, et une autre fois, qu’un lion l’étouffait.
XXV.
[modifier]Beaucoup de personnes, après sa mort, en dirent beaucoup de mal. Le sénat voulut annuler ses actes, et ne lui accorda les honneurs de l’apothéose que sur les instances de son successeur. Antonin lui fit bâtir un temple à Pouzzoles, au lieu d’un tombeau. Il institua en sa mémoire un concours quinquennal, lui donna des flammes et un collège de prètres, lui rendit, en un mot, des honneurs qui tenaient du culte divin, et qui, selon la plupart des auteurs, lui méritèrent, comme nous l’avons dit, le surnom de Pieux.