Vies des hommes illustres/Pélopidas

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 2p. 96-141).
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PÉLOPIDAS.


(De l’an… à l’an 364 avant J.-C)

On faisait un jour, devant Caton l’ancien, l’éloge d’un homme qui se laissait emporter, pendant la bataille, à sa témérité et à son audace inconsidérée. « Il est bien différent, dit-il, d’estimer beaucoup la vertu, ou de faire peu de cas de la vie. » C’était un mot fort sensé. Il y avait, dans l’armée d’Antigonus, un soldat que rien n’arrêtait ; mais c’était un homme d’une complexion faible, et d’une santé délabrée. Le roi lui demanda un jour pourquoi il était si pâle, et le soldat avoua qu’il souffrait d’une maladie secrète ; le roi donna à ses médecins les ordres les plus pressants de mettre en œuvre tout leur art, et, s’il était possible de le guérir, de ne négliger aucun remède. Or, quand il fut guéri, notre brave ne chercha plus le danger, on ne le vit plus se précipiter dans la mêlée ; ce qui fit qu’Antigonus l’appela, et lui exprima sa surprise d’un tel changement. L’homme lui répondit avec franchise : « Ô roi ! c’est toi-même qui m’as fait moins brave, en me délivrant des maux qui me faisaient mépriser la vie. » C’est encore à ce sujet que se rapporte le mot d’un Sybarite sur les Spartiates : « Il ne leur est pas bien difficile d’affronter la mort sur les champs de bataille, puisque c’est pour eux un moyen d’échapper à une vie si rude et si austère. » Mais, aux yeux des Sybarites efféminés, et qui fondaient dans les délices, ne pas craindre la mort par amour du beau, et de l’honneur, cela ne devait être que de la haine pour la vie. Les Lacédémoniens, au contraire, trouvaient également des charmes dans la vie, et des charmes dans la mort ; c’est ce que prouve cette inscription funèbre :

Ils ont péri, persuadés que le bonheur ne consiste ni à vivre ni à mourir,
Mais à savoir faire glorieusement l’un et l’autre.


Il n’y a rien de répréhensible à éviter la mort, si l’on tient à la vie par un motif qui n’ait rien de honteux ; il n’y a pas de gloire non plus à l’attendre, si c’est par dédain de la vie. C’est pour cela que les guerriers les plus braves et les plus belliqueux, Homère ne les conduit au combat que parfaitement armés. C’est pour cela encore que les législateurs de la Grèce ont institué des peines pour celui qui jetterait son bouclier, et non pour celui qui jetterait son épée ou sa lance : donnant à entendre par là que le premier soin de tout combattant, et particulièrement de celui qui commande un État ou une armée, c’est de se garantir lui-même des coups qu’on lui porte, et non pas d’en porter à l’ennemi.

S’il est vrai, suivant la définition d’Iphicrate[1] que les troupes légères ressemblent aux mains, la cavalerie aux pieds, la phalange à la poitrine et à l’estomac, on voit qu’un général, en se jetant au-devant du danger et en se livrant à sa bravoure, néglige non-seulement sa propre vie, mais celle de tous, parce que son salut assure le salut commun, et sa perte, au contraire, celle de tous. Aussi Callicratidas[2], tout grand homme qu’il fût, eut-il tort de répondre au devin qui l’engageait à se garder de la mort dont le menaçaient les entrailles des victimes, que Sparte ne dépendait pas d’un seul homme. Comme combattant sur terre et sur mer, Callicratidas n’était, en effet, qu’un homme ; mais général, il tenait rassemblée en lui seul la force de tous, et il n’était plus un seul homme, puisque sa perte devait entraîner de telles conséquences.

Le vieil Antigonus fit une réponse meilleure ; il était sur le point de livrer, près d’Andros, une bataille navale ; quelqu’un lui dit que la flotte ennemie était beaucoup plus nombreuse que la sienne : « Et moi, dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes-tu ? » Il estimait donc pour beaucoup, et il avait raison, la dignité du commandement jointe à l’expérience et à la valeur, dont c’est le premier devoir d’assurer le salut de celui qui assure le salut de tous.

On rapporte encore une belle parole de Timothée. Charès montrait aux Athéniens des blessures qu’il avait reçues, et son bouclier percé d’un coup de lance : « Pour moi, dit Timothée, pendant que je faisais le siège de Samos un trait tomba tout près de moi ; et je fus bien honteux de m’être ainsi exposé en jeune homme, au lieu de montrer la prudence nécessaire à un général et au chef d’une armée aussi considérable. »

Lorsqu’il est d’une importance décisive que le général s’expose au danger, alors il doit payer de son bras et de sa personne sans s’épargner, et sans s’arrêter aux avis de ceux qui pensent qu’un bon général doit mourir de vieillesse ou du moins mourir vieux. Mais si le résultat de son succès ne doit être qu’un avantage médiocre, et celui de son échec la perte totale de l’armée, nul, dans ce cas, n’exige qu’il se conduise en soldat pour mettre en péril un général.

J’ai cru devoir faire précéder de ces réflexions les Vies de Pélopidas et de Marcellus, tous deux grands hommes, mais qui périrent par leur témérité. Braves dans l’action, ils ont honoré l’un et l’autre leur patrie par l’éclat de leur commandement, et dompté les adversaires les plus redoutables. L’un est le premier, dit-on, qui mit en déroute Annibal, invaincu jusqu’alors ; l’autre vainquit en bataille rangée les Lacédémoniens, qui dominaient sur terre et sur mer. Et tous deux prodiguèrent leur vie en s’exposant, sans aucun motif raisonnable, lorsque leur patrie avait le plus grand besoin de conserver de tels hommes et de tels généraux. Aussi ces traits de ressemblance nous ont-ils engagé à écrire, en regard l’une de l’autre, les Vies de ces deux hommes.

Pélopidas, fils d’Hippoclus, était d’une famille noble de Thèbes, comme Épaminondas. Élevé dans une grande opulence, héritier dès sa jeunesse d’une fortune brillante, il se livra au soulagement de ceux qui étaient dans le besoin, et qui méritaient ses bienfaits : il voulait montrer qu’il était le maître et non l’esclave de ses richesses. Parmi les hommes, dit Aristote, les uns ne font point usage de leurs trésors par avarice, les autres en abusent en menant une conduite désordonnée ; et ils sont toute leur vie esclaves, les uns de leurs plaisirs, les autres des affaires. Les amis de Pélopidas usèrent avec reconnaissance de sa bonté et de sa libéralité, à l’exception du seul Épaminondas, qu’il ne put décider à accepter une part de sa richesse. Lui-même, cependant, il s’associa à la pauvreté d’Épaminondas, par la simplicité de ses vêtements, la frugalité de sa table, son activité dans le travail, son scrupule à ne chercher les succès qu’à visage découvert. Il ressemblait au Capanée d’Euripide[3], qui était fort riche, mais auquel sa richesse n’inspirait point de fierté. Il eût rougi de donner au soin de son corps plus que ne faisait le plus pauvre des Thébains. Épaminondas, familiarisé avec la pauvreté, qui était pour lui héréditaire, se la rendit encore plus facile et plus légère par la philosophie, et parce que, dès sa jeunesse, il résolut de vivre dans le célibat. Pélopidas, au contraire, avait fait un brillant mariage ; il avait des enfants ; mais il n’en devint ni moins insouciant d’augmenter sa fortune, ni moins dévoué à tous les instants au service de sa patrie. Il avait perdu de son opulence, et ses amis l’en blâmaient, disant qu’il avait tort de ne point s’occuper d’une chose nécessaire, la possession de ses biens : « Nécessaire, oui certes ! mais pour Nicodème que voici, » répondit-il en leur montrant un homme aveugle et boiteux.

Ils étaient nés avec des dispositions égales pour tous les genres de mérite ; seulement Pélopidas préférait les exercices du corps, Épaminondas ceux de l’esprit ; leurs loisirs, il les employaient l’un à la palestre et à la chasse, l’autre à écouter les philosophes, et à mettre leurs leçons en pratique. Ils ont des titres nombreux et éclatants à la gloire ; mais, au jugement des hommes sensés, il n’y a en eux rien d’aussi grand que l’affection et l’amitié qu’ils conservèrent l’un pour l’autre sans altération jusqu’à la mort, au milieu de tant de combats et de tous ces commandements militaires, de toutes ces magistratures politiques qui remplirent leur vie. Jetez les yeux sur la carrière politique d’un Aristide, d’un Thémistocle, d’un Cimon, d’un Périclès, d’un Nicias : que de dissentiments, de jalousies et de haines réciproques ! Considérez, au contraire, l’affection et les égards mutuels de Pélopidas et d’Épaminondas, et vous accorderez avec justice et avec raison le nom de collègues dans l’administration civile et dans le commandement militaire, bien plus à ceux-ci qu’aux premiers, lesquels ont passé leur vie à lutter, à vaincre les uns contre les autres, bien plus encore qu’à vaincre les ennemis de l’État. Cela vient de leur vertu réelle : le but de leurs actions, ce n’était point la gloire et la richesse, cette source de jalousies, de querelles et de divisions ; ils s’étaient épris, dès leur jeunesse, d’un amour divin pour leur patrie ; tous deux voulaient la voir grande et belle par eux et pendant leur vie, et ils faisaient réciproquement concourir à ce but les succès l’un de l’autre. Toutefois, cette vive amitié ne prit naissance, à ce qu’on croit généralement, que dans l’expédition de Mantinée[4] où ils firent partie d’un corps auxiliaire que Thèbes envoyait aux Lacédémoniens, qui étaient encore ses amis et ses alliés.

Ils étaient près l’un de l’autre dans les rangs de l’infanterie opposée aux Arcadiens. Il arriva que l’aile des Lacédémoniens dans laquelle ils se trouvaient recula, et que presque tous prirent la fuite ; pour eux, ils joignirent ensemble leurs boucliers, et soutinrent le choc de l’ennemi. Pélopidas reçut sept blessures, toutes par devant, et tomba sur un monceau de cadavres amis et ennemis. Épaminondas le crut mort ; il s’élança et se tint là, debout, couvrant le corps et les armes de son compagnon, luttant seul contre une foule, résolu de mourir, plutôt que d’abandonner Pélopidas, gisant dans la poussière. Déjà lui-même il avait reçu un coup de lance dans la poitrine et un coup d’épée dans le bras, et sa position était des plus critiques, lorsqu’arriva de l’autre aile Agésipolis, roi des Spartiates, qui les sauva tous les deux contre toute espérance.

Depuis cette époque, les Spartiates demeurèrent bien encore en paroles les amis et les alliés de Thèbes ; mais, dans le fait, la puissance de cette ville et la grandeur d’âme de ses citoyens leur portaient ombrage. Ils haïssaient notamment le parti qu’avaient créé Isménias et Androclidas, auquel Pélopidas s’était attaché, et qui leur paraissait trop libéral et trop populaire. Phœbidas le Laconien passait par la Béotie avec des troupes : Archias, Léontidas et Philippe, trois hommes riches, partisans de l’oligarchie, et qui ne savaient mettre nulle borne à leur ambition, lui conseillèrent de prendre la Cadmée[5], de chasser de la ville leurs adversaires et d’établir une oligarchie qui resterait sous la dépendance des Lacédémoniens. Phœbidas y consent, fond sur les Thébains, surpris pendant la célébration des Thesmophories[6], s’empare de la citadelle, enlève Isménias, et le fait conduire à Lacédémone, où il est mis à mort peu de temps après. Pélopidas, Phérénicus et Androclidas s’échappèrent, ainsi que beaucoup d’autres, et furent condamnés au bannissement. Épaminondas resta dans le pays, parce qu’on le méprisait comme un homme incapable de rien entreprendre à cause de son goût pour la philosophie, et impuissant à cause de sa pauvreté.

Les Lacédémoniens ôtèrent, il est vrai, le commandement à Phœbidas, et le condamnèrent à une amende de cent mille drachmes[7] ; mais ils n’en laissèrent pas moins une garnison dans la Cadmée. Toute la Grèce fut étonnée de l’étrangeté de leur conduite, en les voyant punir l’auteur du fait et approuver le fait même. Les Thébains avaient perdu leur constitution nationale : esclaves d’Archias et de Léontidas, courbés sous une tyrannie qu’ils voyaient gardée et soutenue par la puissance souveraine des Spartiates, ils n’avaient aucune espérance de s’en délivrer et de la détruire jamais, à moins que Sparte ne perdît l’empire souverain qu’elle exerçait sur terre et sur mer. Cependant Léontidas, apprenant que les exilés retirés à Athènes y étaient l’objet de l’affection du peuple et de la considération des gens de bien, leur dressa de secrètes embûches : il envoya des hommes inconnus, qui assassinèrent Androclidas ; mais ils manquèrent les autres. Il vint même de Lacédémone à Athènes une dépêche pressante qui exigeait qu’on ne les reçût point, qu’on ne fît rien pour troubler la paix, et qu’on les chassât comme des hommes déclarés ennemis communs par les alliés d’Athènes. Les Athéniens, outre qu’ils étaient animés par ces sentiments d’humanité qui étaient chez eux une vertu héréditaire et de nature, voulurent rendre aux Thébains ce que les Thébains avaient fait pour eux : c’étaient les Thébains qui avaient été les principaux auteurs du retour du peuple à Athènes, et qui avaient décrété que si un Athénien traversait en armes la Béotie pour marcher contre les tyrans, nul Béotien ne fît semblant de l’entendre ni de le voir : ils ne firent aucun mal aux Thébains.

Pélopidas, quoiqu’il fût un des plus jeunes, excitait sans cesse les exilés, tantôt en particulier, tantôt dans des réunions générales : « C’est une honte, c’est un crime pour un homme, disait-il, de souffrir que sa patrie soit esclave, occupée par une garnison étrangère ; et nous, contents d’avoir échappé, contents de vivre, nous resterions suspendus aux décrets d’Athènes, faisant notre cour à genoux à ceux qui savent manier la parole et gouverner à leur gré la populace ! C’est de nos plus chers intérêts qu’il s’agit ; bravons les périls. Prenons pour exemple le courage et la vertu de Thrasybule : c’est de Thèbes qu’il est parti pour renverser les tyrans d’Athènes ; à notre tour, partons d’Athènes pour aller délivrer Thèbes. » Persuadés par ces paroles, ils envoyèrent secrètement vers ceux de leurs amis qu’ils avaient laissés à Thèbes, pour leur faire part de leur résolution ; ceux-ci l’approuvèrent. Charon, le plus distingué d’entre eux, consentit à prêter sa maison pour lieu de rendez-vous, et Philidas parvint à se faire le secrétaire d’Archias et de Philippe, alors polémarques. Depuis longtemps Épaminondas, de son côté, avait rempli les jeunes gens d’une noble confiance : dans les gymnases, il les engageait toujours à s’attaquer, pour la lutte, à des Lacédémoniens ; puis, quand il les voyait tout fiers de leur supériorité et de leur victoire, il venait leur faire sentir vivement combien ils devaient en être plus honteux de se voir par leur lâcheté les esclaves de ceux qui leur étaient si inférieurs en vigueur et en force.

On fixa le jour de l’exécution ; et les exilés décidèrent que tous s’en iraient sous la conduite de Phérénicus, et qu’ils s’arrêteraient à Thriasie[8], tandis que quelques-uns des plus jeunes iraient se jeter au milieu du péril et entreraient dans la ville ; mais il fut convenu que, s’il leur arrivait mal, tous les autres ensemble auraient soin de fournir à leurs enfants et à leurs parents toutes les choses nécessaires à la vie. Pélopidas se présenta le premier pour faire partie de ce détachement ; après lui venaient Mélon, Damoclidès et Théopompe, tous hommes des premières familles, tous pleins d’affection et de confiance les uns pour les autres, et de tout temps rivaux d’honneur et de courage. Ils se trouvèrent au nombre de douze ; après avoir fait leurs adieux à ceux qui restaient là, ils envoyèrent un messager à Charon, et partirent vêtus de petits manteaux, ayant avec eux des chiens de chasse et des pieux à tendre les filets, afin que ceux qu’ils rencontreraient par le chemin ne pussent concevoir aucun soupçon, et qu’ils crussent, en les voyant les uns d’un côté, les autres d’un autre, que c’étaient des hommes qui se promenaient en chassant. Lorsque le messager arriva chez Charon, et lui apprit qu’ils étaient en route, Charon, tant s’en faut, ne changea pas de sentiments à l’approche du danger ; il se montra homme de cœur, et tint sa maison prête pour les recevoir. Il y avait parmi les conjurés un certain Hipposthénidas, d’ailleurs bon citoyen, et qui aimait sa patrie et portait intérêt aux exilés ; mais cet homme manquait du courage qu’exigeaient un pareil moment et des circonstances aussi critiques. La grandeur de l’entreprise, qui touchait au moment de l’exécution, lui causa une sorte de vertige et lui fit perdre la tête. Il ne sait plus voir qu’une chose, c’est qu’on va heurter de front, pour ainsi dire, l’empire des Lacédémoniens ; c’est qu’on entreprend de briser leurs forces, et sans autres moyens que les espérances téméraires de quelques exilés manquant de ressources. Il se retire chez lui sans autrement parler, et envoie un de ses amis vers Mélon et Pélopidas, pour les engager à remettre l’exécution à un autre jour, et à retourner à Athènes en attendant une occasion meilleure. Celui qu’il envoya s’appelait Chlidon. Le messager court en hâte à sa demeure ; il sort son cheval de l’écurie, et demande la bride à sa femme. Celle-ci, ne pouvant la lui donner, et ne sachant comment se tirer d’embarras, lui dit qu’elle l’avait prêtée à quelqu’un de leurs amis. De là des reproches, des injures ; et dans la dispute la femme lui souhaita un voyage malheureux pour lui et pour ceux qui l’envoyaient. Chlidon perdit ainsi une partie de la journée ; alors, par colère encore, et aussi parce qu’il augurait mal de ce qui venait de lui arriver, il renonça à son voyage, et s’occupa d’autre chose. Voilà comment il s’en fallut bien peu qu’une entreprise importante et si belle fût rompue à peine commencée.

Cependant Pélopidas et les siens changent de costume, prennent des vêtements de campagnards, et se dispersent pour entrer dans la ville par différents points. Il était encore jour ; mais il faisait du vent, il neigeait, l’atmosphère commençait à changer, et le mauvais temps avait fait rentrer déjà la plupart des habitants chez eux : ce qui servit encore mieux à couvrir leur marche. Ceux qui devaient veiller à ce qui se passait les recueillirent à mesure qu’ils arrivaient, et les conduisirent droit à la maison de Charon, où il se trouva, avec les conjurés, quarante-huit hommes.

Que se passait-il du côté des tyrans ? Comme on l’a dit, Philidas, le greffier, connaissait le plan des exilés et agissait de concert avec eux. Plusieurs jours à l’avance, il avait invité pour ce jour-là Archias et ses collègues à un festin joyeux, pour lequel il devait faire provision de femmes de plaisir ; son plan était de les énerver par les voluptés et par l’ivresse, et de les livrer en cet état à l’attaque des conjurés. Ils n’étaient pas encore bien ivres, lorsqu’il leur vint un avis, vrai dans le fond, mais fort vague et sans renseignements précis, que les exilés étaient cachés dans la ville. Philidas tâcha d’ôter à cet avis toute valeur ; Archias envoya cependant un de ses serviteurs porter à Charon l’ordre de le venir trouver sur-le-champ. On était au soir, et Pélopidas et ses compagnons se préparaient pour l’exécution de leur dessein : ils avaient déjà pris leurs cuirasses et leurs épées. Tout à coup ils entendirent frapper à la porte ; un d’eux y court, et rentre tout troublé annoncer qu’un des gens des polémarques venait dire à Charon qu’il se rendît auprès d’eux. La pensée leur vint à tous aussitôt que le complot était découvert, et qu’ils allaient tous périr sans avoir rien fait qui fût digne de leur courage. Ils furent d’avis pourtant que Charon se rendît à l’ordre des polémarques, et qu’il se présentât à eux avec une confiance qui pût leur ôter tout soupçon. C’était un homme rempli de bravoure, et qu’aucun danger personnel ne pouvait émouvoir ; mais alors, tremblant pour eux tous, il souffrait de la pensée qu’on le pourrait soupçonner de trahison, tant et de si dignes citoyens devant alors périr avec lui. Au moment de sortir, il entra dans l’appartement de sa femme, prit son fils, encore enfant, et qui se distinguait entre tous ceux de son âge par la vigueur et la beauté, et le remit entre les mains de Pélopidas, en disant que s’il reconnaissait le père capable de mauvaise foi et de trahison, il pouvait traiter le fils en ennemi public et sans aucune pitié. Plusieurs versèrent des larmes à la vue de l’inquiétude et de la grandeur d’âme de Charon ; mais tous le blâmèrent d’avoir pu penser qu’il se trouvât parmi eux un homme assez lâche, assez aveuglé par le danger qui les menaçait, pour l’accuser, pour concevoir même un soupçon ; et ils le prièrent de ne point mêler cet enfant à leurs périls, mais de le mettre à l’abri des événements : « Qu’il vive, dirent-ils ; qu’il échappe aux mains des tyrans ; qu’il grandisse pour être, au besoin, le vengeur de sa patrie et de ses amis. — Non, je n’éloignerai point mon fils, repartit Charon ; quelle vie plus belle ou quel salut plus glorieux pour lui que de périr pur et sans tache, avec sa patrie, avec de tels amis ! » Il adressa aux dieux sa prière, et salua les assistants, en leur recommandant d’avoir confiance dans le succès ; puis il s’en alla, s’étudiant à composer sa contenance, son visage, le ton de sa voix, et à se donner un air tout opposé à ce qui se passait en lui réellement. Lorsqu’il arriva à la porte de la maison du festin, il vit venir à lui Philidas[9] et Archias qui lui dirent : « Charon, on nous apprend que des gens sont venus en secret, qu’ils se cachent dans la ville, et que quelques citoyens agissent de concert avec eux. » Charon se sentit tout troublé d’abord ; il répondit ensuite par cette question : « Quels sont ces gens venus secrètement et ceux qui les cachent ? » Alors voyant qu’Archias ne pouvait lui dire rien de précisât pensant bien en lui-même que les indications ne lui avaient été données par aucun de ceux qui étaient au courant de l’affaire, il reprit : « Gardez donc que ce ne soit qu’un vain bruit, imaginé pour troubler vos plaisirs. Au reste, j’y veillerai, car, après tout, il ne faut rien négliger. » Philidas, qui se trouvait là, approuva cet avis ; il emmena Archias, il l’excita à boire sans mesure ; et il entretenait l’ardeur des convives, en parlant des femmes qu’il allait faire amener.

Charon retourna chez lui, et trouva les conjurés tout prêts, non pas comme des hommes qui eussent espéré échapper au péril et remporter la victoire, mais comme des gens déterminés à mourir glorieusement en vendant chèrement leur vie. Il conta la chose à Pélopidas, sans rien déguiser ; mais il ne dit pas la vérité aux autres ; il leur fit entendre que son entretien avec Archias avait eu un objet différent[10]

Ce danger à peine passé, la Fortune leur en suscita un autre. Il arriva d’Athènes pour Archias, de la part de l’hiérophante, comme lui nommé Archias, son hôte et son ami, un messager porteur d’une lettre qui contenait, non point une simple conjecture ou un soupçon vague et mal imaginé, mais des renseignements précis sur tout ce qui se passait, comme la suite le fit bien connaître. Archias était alors dans une complète ivresse : et, quand le messager lui dit, en lui remettant cette lettre, que celui qui la lui adressait l’engageait à la lire sur-le-champ, parce qu’il s’agissait d’affaires sérieuses : « À demain les affaires sérieuses ! » répondit-il. Puis il prit la lettre, la mit sous son oreiller, et continua avec Philidas la conversation qu’ils avaient entamée. Ce mot est passé en proverbe, et s’est perpétué jusqu’à nos jours parmi les Grecs.

Lorsque le moment favorable pour l’exécution leur parut arrivé, les conjurés partirent en deux bandes ; les uns, sous la conduite de Pélopidas et de Damoclidès, allèrent attaquer Léontidas et Hypatès, dont les maisons étaient voisines l’une de l’autre ; Charon et Mélon se chargèrent d’Archias et de Philippe. Ils avaient revêtu des habillements de femme par-dessus leurs cuirasses, et ceint leur front de couronnes épaisses de peuplier et de pin, pour se cacher le visage. Aussi, à leur entrée dans la salle du banquet, ce furent de toutes parts des applaudissements et une vive agitation ; les convives crurent que c’étaient les femmes qu’ils attendaient depuis si longtemps. Les conjurés jettent les yeux autour d’eux dans toute la salle, pour bien reconnaître tous ceux qui s’y trouvaient, et, l’épée à la main, ils s’élancent, à travers les tables, sur Archias et Philippe ; alors on reconnut ce qu’ils étaient. Quelques-uns des convives, sur la parole de Philidas, demeurèrent spectateurs immobiles ; les autres se levèrent avec les polémarques, et se mirent en devoir de les défendre ; mais ils étaient tellement ivres qu’on n’eut pas de peine à les tuer tous.

Pélopidas et les siens rencontrèrent plus de difficultés ; car Léontidas, auquel ils avaient affaire, était un homme sobre et plein de courage. Lorsqu’ils arrivèrent, ils le trouvèrent renfermé dans sa maison et couché ; et ils frappèrent longtemps sans que personne vînt leur ouvrir. Enfin ils entendirent un domestique venir de l’intérieur et tirer le verrou ; à peine la porte cédait-elle en s’entr’ouvrant, qu’ils se précipitèrent tous ensemble, renversèrent le domestique, et coururent vers la chambre à coucher. Léontidas, en les entendant ainsi frapper et accourir, avait conjecturé ce que c’était, et, sautant du lit, il avait tiré son épée ; mais il n’avait point pensé à éteindre les lampes : ce qui les aurait fait trébucher les uns sur les autres dans l’obscurité, au lieu qu’on le distinguait sans peine à la faveur d’une grande lumière. Il se présente au-devant d’eux à la porte de sa chambre ; il frappe et renverse d’un coup d’épée Céphisodore, qui venait le premier. Céphisodore tombé, il en vint aux mains avec un deuxième ennemi ; c’était Pélopidas. Le combat était malaisé, parce qu’ils étaient gênés par le peu de largeur de la porte, et par le corps de Céphisodore, gisant à leurs pieds. Pélopidas l’emporta dans la lutte ; et, aussitôt qu’il eut étendu à terre Léontidas, il courut avec ses compagnons à la maison d’Hypatès. Ils y entrèrent comme ils étaient entrés chez Léontidas ; mais Hypatès avait immédiatement compris ce dont il s’agissait, et s’était sauvé dans une maison voisine ; ils le suivirent de près, l’atteignirent et le massacrèrent.

Cela fait, ils se joignirent à Mélon, et dépêchèrent un courrier en Attique, vers les exilés qu’ils y avaient laissés ; et, appelant les citoyens à la liberté, ils armèrent ceux qui se présentaient, en enlevant les armes appendues dans les portiques, et en forçant les ateliers des armuriers et des fourbisseurs, voisins de la demeure de Charon. Ils furent en outre renforcés par Épaminondas et Gorgidas, qui avaient réuni un assez grand nombre de jeunes gens et aussi quelques vieillards, tous excellents citoyens. Déjà toute la ville était en émoi et dans une grande agitation : les maisons s’éclairaient ; on allait et venait, on courait de tous côtés. Cependant, le peuple ne s’attroupait pas encore ; tout étonné et ne sachant pas au juste ce qui se passait, il attendait le jour. Aussi blâma-t-on les commandants de la garnison lacédémonienne de ne pas s’être élancés à l’instant même sur les conjurés, et de s’être tenus sur la défensive. Cette garnison comptait, en effet, quinze cents hommes ; et beaucoup des habitants de la ville couraient se joindre à elle. Mais ils furent effrayés par les cris, le grand nombre des lumières, la foule qui courait de tous côtés ; ils demeurèrent immobiles, et se contentèrent de garder la Cadmée.

Au point du jour, arrivèrent de l’Attique les autres exilés bien armés ; le peuple se rendit en foule à l’assemblée, et Épaminondas et Gorgidas y amenèrent Pélopidas et sa troupe, environnés de prêtres qui portaient dans leurs mains les bandelettes sacrées, et qui appelaient les citoyens à la défense des dieux et de la patrie. À leur vue, le peuple rempli d’enthousiasme se leva en masse, et les accueillit avec des applaudissements et de grands cris, comme ses bienfaiteurs et ses libérateurs.

Élu béotarque à l’heure même, avec Mélon et Charon, Pélopidas met sur-le-champ le siège devant la citadelle, et lui donne l’assaut sur tous les points, pressé qu’il était d’en chasser les Lacédémoniens, et de délivrer la Cadmée avant qu’il pût arriver une armée de Sparte. Il prévint en effet l’arrivée des secours, mais de si peu de temps, que la garnison sortie par capitulation rencontra, dès Mégare, Cléombrotus qui marchait sur Thèbes avec des forces considérables. Des trois harmostes[11] qu’il y avait eu à Thèbes, les Spartiates en condamnèrent deux à mort, Hermippidas et Arcissus ; le troisième, Dysaoridas, condamné à une forte amende, s’exila du Péloponnèse. Cette révolution accomplie avec le même courage, les mêmes périls, les mêmes combats que celle qu’opéra Thrasybule, et qui avait eu les mêmes vicissitudes et le même succès, les Grecs l’appelèrent la sœur de la révolution de Thrasybule. Il ne serait pas facile, en effet, de citer d’autres hommes que Pélopidas et Thrasybule, qui, moins nombreux et plus isolés, aient vaincu par leur seule audace et leur intrépidité, des ennemis plus nombreux et plus puissants, qui aient rendu à leur patrie de plus grands services. Ce qui a donné à cette dernière révolution plus d’éclat, c’est le changement qu’elle amena dans les affaires de la Grèce. Car la guerre qui détruisit la grandeur de Sparte et qui mit fin à son empire sur terre et sur mer commença dans cette nuit même où Pélopidas, non pas en forçant une garnison, des remparts, une citadelle, mais en entrant, lui douzième, dans une maison, délia, s’il est permis d’exprimer la vérité par une métaphore, et coupa les liens de la domination lacédémonienne, qui paraissaient indissolubles et capables de résister à tous les efforts.

Lorsque les Athéniens virent les Lacédémoniens entrer en Béotie avec des forces aussi imposantes, ils en furent effrayés, et renoncèrent à l’alliance des Thébains ; ils mirent en jugement les partisans des Béotiens, et les condamnèrent à la mort, à l’exil ou à l’amende. Les affaires de Thèbes, ainsi privées de tout secours, paraissaient donc dans une situation bien fâcheuse. Il est vrai que Thèbes se trouvait avoir pour béotarques Pélopidas et Gorgidas : ces deux hommes cherchèrent à faire renaître la mauvaise intelligence entre Athènes et Lacédémone ; et voici le moyen qu’ils imaginèrent. Il y avait un Spartiate nommé Sphodrias, homme distingué par ses talents militaires, et qui avait quelque renom, mais d’un esprit léger et toujours plein de folles espérances et d’une ambition déraisonnable ; on l’avait laissé dans Thespies avec un fort détachement, pour y recueillir et secourir les Thébains qui se révolteraient contre le parti alors vainqueur. Pélopidas lui envoya, de son autorité privée, un marchand de ses amis, chargé de lui porter de l’argent, et des propositions qui firent sur lui encore plus d’effet que l’argent : c’était de tenter quelque chose de plus grand ; de fondre à l’improviste sur le Pirée, tandis que les Athéniens n’étaient pas sur leurs gardes, et de s’en emparer : rien ne pouvait, disait-il, être plus agréable aux Lacédémoniens que de se voir maîtres d’Athènes ; et les Thébains, qui en voulaient aux Athéniens, parce qu’ils se croyaient alors trahis par eux, ne leur donneraient aucun appui. En un mot, Sphodrias se laissa persuader, et pendant la nuit il se jeta dans l’Attique à la tête de ses troupes, et s’avança jusqu’à Eleusis. Mais, arrivés là, ses gens eurent peur ; il fut découvert, et retourna à Thespies, après avoir attiré aux Spartiates des embarras difficiles à démêler et une rude guerre à soutenir.

Dès lors, les Athéniens s’empressèrent de renouveler leur alliance avec les Thébains ; ils reprirent la mer, et s’en allèrent çà et là excitant et attirant à eux tous ceux des Grecs qui voulaient se détacher du parti de Sparte. Les Thébains, de leur côté, en venaient chaque jour aux mains avec les Lacédémoniens ; ils ne livraient point de grandes batailles rangées : mais c’étaient des actions dans lesquelles ils s’exerçaient et faisaient leur apprentissage ; ils affermissaient leur courage, endurcissaient leurs corps, acquéraient de l’expérience par la fréquence de ces escarmouches, et de la confiance en eux-mêmes. Aussi l’on rapporte que le Spartiate Antalcidas, voyant Agésilas revenir blessé de la Béotie, lui dit : « Certes tu reçois un beau salaire des leçons que tu as données aux Thébains en leur apprenant, malgré eux, à faire la guerre et à combattre. » Il n’est cependant pas vrai de dire que ce soit Agésilas qui leur ait donné ces leçons ; ce sont ceux de leurs chefs qui choisissaient prudemment pour les lancer contre l’ennemi, comme on fait les chiens de chasse, des occasions favorables, et qui, après leur avoir fait goûter le plaisir de la victoire, les ramenaient en sûreté dans leurs maisons, pleins d’audace et de confiance ; et cette gloire appartient surtout à Pélopidas. Après qu’on lui eut donné pour la première fois le commandement des troupes, il ne se passa plus une année sans qu’il fût élu chef militaire : il guerroya jusqu’à sa mort soit comme capitaine du bataillon sacré, soit, plus souvent encore, comme béotarque. Les Lacédémoniens furent battus et mis en fuite à Platée, puis à Thespies, où périt Phœbidas, celui qui s’était emparé de la Cadmée par surprise. Pélopidas défit de même un corps considérable près de Tanagre, où il tua de sa main l’harmoste Panthoïdès. Toutefois, si ces rencontres inspiraient aux vainqueurs de la confiance et une bonne opinion d’eux-mêmes, elles n’abattaient nullement le courage des vaincus. Ce n’étaient point des batailles rangées, des affaires où ils déployassent leurs forces, des combats réguliers, mais des courses faites à propos, dans lesquelles, tantôt fuyant, tantôt poursuivant, les Thébains tâtaient l’ennemi, des engagements où ils avaient toujours quelque avantage.

La journée de Tégyre, qui fut en quelque sorte le prélude de celle de Leuctres, mit Pélopidas en grande réputation, parce qu’aucun de ses collègues ne partagea avec lui l’honneur du succès, et qu’il ne laissa aux ennemis nulle excuse pour couvrir leur défaite. La ville d’Orchomène[12] avait embrassé le parti des Lacédémoniens, et avait reçu d’eux, pour sa défense, deux compagnies d’infanterie. Pélopidas avait toujours des desseins sur cette ville, et il épiait l’occasion de les exécuter. Un jour on vient lui dire que la garnison était allée faire une expédition en Locride ; aussitôt, espérant trouver Orchomène sans défenseurs, il prit avec lui le bataillon sacré et quelques chevaux, et se mit en campagne. Mais, comme il approchait de la ville, il se trouva qu’un nouveau corps de Spartiates arrivait pour remplacer la garnison ; alors il battit en retraite par le territoire de Tégyre, seule route qu’il pût suivre, en faisant un circuit au pied des montagnes. La plaine est, sur ce point, impraticable aux gens de pied : le fleuve Mélas y forme çà et là, dès sa source, des étangs et des marais navigables. Un peu au-dessus des marais est un temple d’Apollon Tégyréen, et un oracle, abandonné alors depuis peu, mais qui avait été florissant jusqu’aux guerres médiques, époque à laquelle le grand prêtre était Échécratès. C’est là, disent les mythologues, que le dieu naquit. On appelle même Délos la montagne voisine, au pied de laquelle s’arrêtent les épanchements du Mélas ; derrière le temple jaillissent deux fontaines merveilleuses par la douceur, l’abondance et la fraîcheur de leurs eaux, et que l’on nomme, encore aujourd’hui, l’une le Palmier, et l’autre l’Olivier ; ce serait donc entre deux cours d’eau, et non entre deux arbres, que la déesse aurait accouché. Près de là se trouve même le mont Ptoon, d’où sortit, dit-on, tout à coup, le sanglier qui l’épouvanta. L’histoire de Python, celle de Tityus, et la nature de ces lieux, s’accordent également bien avec l’opinion qui y place la naissance du dieu. Il y a bien d’autres circonstances qui pourraient venir à l’appui, et que je passe sous silence, la tradition de nos pères n’ayant pas laissé ce dieu parmi les êtres de nature supérieure qui, nés mortels, ont été changés en immortels, comme Hercule et Bacchus, dont la vertu a fait disparaître ce qui en eux était susceptible de souffrir et de mourir : Apollon est une des divinités éternelles, et qui n’ont point été engendrées, si nous devons ajouter foi, sur de si grandes choses, aux récits des hommes les plus sages et les plus anciens.

Donc, en même temps que les Thébains s’éloignaient d’Orchomène, les Lacédémoniens revenaient de la Locride ; les deux partis se rencontrèrent près de Tégyre. Dès qu’on les vit déboucher des défilés, quelqu’un accourut vers Pélopidas et lui dit : « Nous sommes tombés au milieu des ennemis. — Pourquoi, repartit Pélopidas, ne serait-ce pas eux plutôt qui sont tombés au milieu de nous ? » Et aussitôt il fit passer sa cavalerie de la queue à la tête, pour qu’elle engageât l’action ; il forma lui-même en colonne serrée ses trois cents hoplites, avec la confiance que partout où ce corps donnerait il renverserait les ennemis, fussent-ils même très-supérieurs en nombre. La troupe lacédémonienne était formée de deux compagnies : chaque compagnie est de cinq cents hommes, suivant Éphore ; de sept cents, suivant Callisthène ; quelques autres, parmi lesquels Polybe, la font monter à neuf cents.

Les polémarques des Spartiates, Gorgoléon et Théopompe, s’élancèrent avec confiance sur les Thébains. On se chargea avec une vigueur extrême sur les points où étaient les chefs des deux partis. Les polémarques lacédémoniens se portent tous les deux sur Pélopidas, et tombent au premier choc ; ceux qui les entouraient périrent ensuite, criblés de blessures ; et l’épouvante se répandit dans toute l’armée, qui s’ouvrit pour donner passage aux Thébains, s’ils voulaient continuer leur retraite, Pélopidas pousse, par cette trouée, à ceux qui tenaient encore, et traverse les légions ennemies, massacrant tout sur son passage. La déroute des Lacédémoniens fut complète. Cependant il ne les poursuivit pas longtemps, car les Thébains avaient à craindre les Orchoméniens, qui n’étaient pas loin d’eux, et la nouvelle garnison lacédémonienne. Ils bornèrent leurs efforts à vaincre de vive force, et à s’ouvrir un passage à travers toute l’armée battue ; ensuite ils élevèrent un trophée, dépouillèrent les morts, et regagnèrent leurs foyers tout fiers et tout joyeux.

Dans tant de combats que les Lacédémoniens avaient livrés soit aux Grecs, soit aux Barbares, on ne se rappelait point que jamais ils eussent été vaincus par des ennemis inférieurs en nombre, ou même à nombre égal. Aussi marchaient-ils au combat avec une confiance irrésistible, jetant l’effroi par leur seule réputation dans le cœur de leurs adversaires qui, même avec des forces égales, ne se seraient point crus en état de lutter contre des Spartiates. Ce combat est le premier qui ait appris à tous les peuples de la Grèce que ce n’était pas seulement sur les bords de l’Eurotas, entre le Babyce et le Cnacion[13], qu’il pouvait naître des hommes vaillants et belliqueux, mais que, chez tous les peuples où la jeunesse rougit de ce qui est honteux, montre son audace dans les actions honorables, et craint plus le blâme que le péril, là aussi sont les hommes les plus redoutables à leurs ennemis.

Le bataillon sacré fut organisé, dit-on, par Gorgidas, et composé de trois cents hommes d’élite. L’État fournissait aux frais de leurs exercices et de leur entretien ; ils campaient dans la Cadmée, et c’est pourquoi on les appelait le bataillon de la ville ; car, à cette époque, c’étaient les citadelles qu’on appelait proprement villes. Quelques-uns prétendent que ce corps se composait d’amants et d’aimés ; et l’on cite à ce sujet un mot plaisant de Pamménès : « Le Nestor d’Homère, disait-il, n’entendait rien à la tactique, quand il conseillait de ranger les Grecs par nations et par lignées :

« Que la lignée soutienne les lignées, et la nation les nations[14]. »


« Il faut ranger l’amant auprès de l’aimé ; car, dans les périls, on ne se soucie guère des hommes de la même nation ou de la même lignée ; tandis qu’un bataillon formé d’hommes amoureux les uns des autres, il serait impossible de le dissiper et de le rompre, parce qu’ils affronteraient tous les dangers, les uns par attachement pour les objets de leur amour, les autres par crainte de se déshonorer aux yeux de leurs amants. » Et il n’y a là rien d’étonnant, s’il est vrai que les hommes craignent plus ceux qui les aiment, même absents, qu’ils ne craignent tous les autres, présents ; ainsi ce guerrier, qui terrassé par son ennemi et se voyant près d’être égorgé par lui, le pria, le conjura de lui plonger son épée dans la poitrine : « Que du moins mon amant, disait-il, en retrouvant mon cadavre, n’ait pas la honte de le voir percé par derrière. » On raconte aussi qu’Iolaüs, qu’aimait Hercule, partageait ses travaux et combattait à ses côtés. Aristote écrit que, de son temps encore, les amants et ceux qu’ils aimaient allaient se faire des serments sur le tombeau d’Iolaüs. Il est donc vraisemblable que l’on donne à cette troupe le nom de bataillon sacré, suivant la pensée qui fait dire à Platon qu’un amant est un ami dans lequel on sent quelque chose de divin.

Le bataillon sacré de Thèbes resta invincible jusqu’à la bataille de Chéronée. Après cette bataille, Philippe, en parcourant le champ du carnage, s’arrêta à l’endroit où gisaient les trois cents : tous avaient la poitrine percée de coups de pique ; et c’était un monceau confus d’armes et de corps réunis et serrés. Il contempla ce spectacle avec surprise ; et, apprenant que c’était le bataillon des amants, il leur donna une larme, et dit ce mot : « Périssent misérablement ceux qui soupçonneraient ces hommes d’avoir été capables de faire ou d’endurer rien de déshonorant ! »

Au reste, cette coutume des Thébains de se lier d’amour les uns aux autres n’a point pris son origine, comme le disent les poëtes, dans la passion de Laïus[15], mais dans ce qu’ont fait leurs législateurs. Ceux-ci voulaient calmer et adoucir, dès l’enfance, le naturel violent et immodéré des Thébains ; pour cela ils mêlèrent à tous les actes d’importance ou de plaisir le jeu de la flûte, et ils accordèrent à ceux qui jouaient de cet instrument des honneurs et des privilèges. Par les exercices du gymnase, ils nourrirent cet amour aux yeux de tous, et le firent servir à tempérer le caractère des jeunes gens. Aussi n’est-ce point sans raison qu’ils ont donné pour protectrice à leur ville la déesse que l’on dit née de Mars et de Vénus[16], persuadés qu’un peuple qui a le goût de la guerre et des combats, et qui sait le tempérer, l’allier et le mettre perpétuellement en accord avec la persuasion et les grâces, réunit, par cette harmonie, tous les principes du plus beau et du plus parfait des gouvernements.

Les hommes dont se composait ce bataillon sacré, Gorgidas les avait distribués dans les premiers rangs, et jetés en tête de l’infanterie tout entière. Mais, dans cet état, ils ne pouvaient faire voir tout ce qu’ils valaient ; et, ainsi dispersés et mêlés avec des troupes bien inférieures en courage, sinon peu nombreuses, ils perdaient l’effet qu’eussent produit leurs forces réunies. Pélopidas, témoin à Tégyre de ce que valait une telle troupe, parce que là ils combattaient tous ensemble et sans mélange d’autres hommes, ne les sépara ni ne les dispersa plus : il en fit un corps à part avec lequel il exécuta les charges les plus périlleuses. Des chevaux accouplés à un char courent plus vite que quand ils sont seuls ; et ce n’est point parce que lancés ensemble ils fendent l’air plus facilement à cause de leur nombre, mais parce qu’il y a comme une rivalité, une émulation qui les enflamme : il en est de même des hommes de cœur, pensait-il ; c’est en luttant de zèle à bien faire qu’ils concourent au même but avec le plus d’ardeur et d’efficacité.

Cependant les Lacédémoniens firent la paix avec tous les Grecs et ne portèrent la guerre que dans le seul pays de Thèbes. Le roi Cléombrotus y fit une invasion avec dix mille hommes d’infanterie et mille chevaux. Ce dont il s’agit maintenant pour les Thébains, ce n’est plus, comme auparavant, de combattre pour leur liberté : c’est leur nationalité qui est menacée ; on veut ouvertement la dispersion de la race thébaine ; jamais la Béotie n’a été dans une pareille épouvante. Pélopidas partait de chez lui, sa femme le conduisait en pleurant, et l’engageait à veiller à sa propre conservation : « Femme, répondit-il, c’est un conseil à donner aux simples soldats ; mais aux chefs il faut conseiller de veiller au salut des autres. » En arrivant au camp, il trouva les béotarques divisés de sentiments, et il se rangea le premier à celui d’Épaminondas, qui était d’ouvrir la campagne par une bataille. Pélopidas n’était point béotarque, mais commandant du bataillon sacré, et il jouissait de la juste considération due à un homme qui avait donné à sa patrie tant de preuves de son amour pour la liberté : on résolut, sur son avis, de livrer bataille.

Tandis que l’armée campait près de Leuctres, en présence des Lacédémoniens, Pélopidas eut un songe qui le mit en un grand trouble. Dans la plaine de Leuctres se trouvent les tombeaux des filles de Scédasus, que l’on appelle, à cause du lieu, les Leuctrides : elles avaient donné l’hospitalité à des Spartiates ; ceux-ci les avaient violées, et enterrées dans cet endroit. Après une action aussi horrible et aussi contraire à toutes les lois, le père, n’ayant pu obtenir justice à Lacédémone, prononça des paroles de malédiction contre les Spartiates, et se tua sur les tombeaux de ses filles. Depuis ce temps, des oracles et des prédictions n’avaient cessé de recommander aux Spartiates de se garantir et de se garder du courroux vengeur de Leuctres. Or, le peuple ne comprenait pas le sens de cet avertissement, et l’on n’était pas bien fixé sur le lieu dont il s’agissait. Il y avait, en effet, une petite ville nommée Leuctres, en Laconie, près de la mer, et un autre endroit du même nom près de Mégalopolis en Arcadie. D’ailleurs ce crime était fort ancien à l’époque de la campagne de Leuctres.

Pélopidas dormait dans sa tente ; il crut voir les filles de Scédasus se lamentant autour de leurs tombeaux et lançant des imprécations contre les Spartiates, et Scédasus qui lui ordonnait d’immoler à ses filles une vierge rousse, s’il voulait remporter la victoire. Cet ordre lui parut horrible, et contraire aux lois humaines ; il se leva donc, et fit part de cette vision aux devins et aux commandants. Les uns furent d’avis qu’on ne devait point négliger cet ordre ni y désobéir ; et ils rappelaient les exemples anciens de Ménécée, fils de Créon[17], et de Macaria, fille d’Hercule[18] ; et l’exemple plus récent de Phérécyde le sage, mis à mort par les Lacédémoniens, et dont la peau était encore confiée à la garde des rois sur la foi d’un oracle ; et celui de Léonidas qui, sur une réponse des dieux, se sacrifia lui-même pour le salut de la Grèce ; et celui des enfants que Thémistocle immola à Bacchus Omestès avant la bataille de Salamine[19]. Et le succès, ajoutaient-ils, avait justifié l’opportunité de ces sacrifices. Agésilas, disaient-ils encore, partant des mêmes lieux qu’Agamemnon pour faire la guerre aux mêmes ennemis, avait eu la même vision que lui pendant son sommeil en Aulide : la déesse lui demandait le sacrifice de sa fille. Il avait eu la faiblesse de refuser le sacrifice ; et son expédition était demeurée sans gloire et sans résultat. Ceux de l’avis contraire soutenaient qu’un sacrifice aussi barbare, aussi contraire à toutes les lois, ne pouvait être agréable à aucun des êtres qui nous gouvernent, et dont la nature est supérieure à la nôtre, puisque ce ne sont point des Typhons et des Géants qui commandent au monde, mais le père de tous les dieux et de tous les hommes ; et que, croire qu’il y ait des génies qui aiment le sang et le meurtre des hommes, c’est sans doute une folie ; que, s’il en existait, on devrait les négliger comme des êtres impuissants : car ce n’est que dans les âmes lâches et méchantes qu’il peut naître et durer des appétits aussi étranges et aussi affreux.

Tandis que les principaux officiers étaient ainsi divisés d’opinion, et que Pélopidas se trouvait dans le plus grand embarras, une jeune cavale échappée du troupeau traversa le camp en courant, et vint s’arrêter court auprès d’eux. On admira l’éclat de sa crinière, d’un rouge vif, la grâce de son allure, la fierté de ses joyeux hennissements ; mais le devin Théocrite, frappé d’une pensée soudaine, s’écria : « Noble Pélopidas, voici la victime ! n’attendons pas une autre vierge ; accepte et immole celle que la déesse te présente. » On prit aussitôt la cavale, on la conduisit aux tombeaux des jeunes filles, on la couronna de guirlandes, on invoqua les dieux, et l’on immola joyeusement la victime. On divulgua ensuite dans le camp la nouvelle du songe de Pélopidas, et du sacrifice qu’on venait d’accomplir.

Dans la bataille, Épaminondas fit obliquer sa phalange et la porta sur la gauche, afin d’éloigner le plus possible des autres Grecs l’aile gauche des Spartiates, et de culbuter Cléombrotus, en se portant sur lui en masse et par une charge vigoureuse et en flanc. Les ennemis, remarquant ce mouvement, se mirent à changer leur ordre de bataille, et ils étendirent leur aile droite en la repliant en avant, de manière à former le cercle et à envelopper Épaminondas, grâce à la supériorité de leur nombre. En ce moment Pélopidas s’élança hors des rangs, et, entraînant avec lui ses trois cents au pas de course, avant que Cléombrotus eût eu le temps d’étendre son aile ou de la ramener et de rétablir les rangs, il fondit sur les Lacédémoniens en désordre et confondus pêle-mêle. Cependant les Spartiates étaient les meilleurs artisans et les plus habiles précepteurs en tout ce qui concerne l’art des combats ; il n’y avait rien qu’ils apprissent et à quoi ils s’exerçassent autant qu’à ne point courir çà et là, à ne point se troubler, lorsque leur ordre de bataille venait à se rompre : en quelque endroit que le danger apparût et les vînt surprendre, ils se servaient tous les uns aux autres de commandants et de chefs de file ; ils se reformaient d’eux-mêmes, et continuaient le combat de la même manière qu’auparavant. Mais, dans cette circonstance, Épaminondas, avec sa phalange tout entière, tomba sur eux seuls, et isola les autres ; et Pélopidas les chargea avec une rapidité et une audace merveilleuses. Une attaque aussi imprévue confondit leur confiance et tout leur savoir, et les mit dans une déroute complète ; jamais les Spartiates n’avaient essuyé défaite pareille. Quoiqu’Épaminondas fût béotarque et eût le commandement en chef de toute l’armée, et que Pélopidas ne fût pas béotarque, mais chef seulement d’un corps peu considérable, celui-ci partagea également avec son général l’honneur du succès et de la victoire.

On les crée tous deux béotarques, et ils envahissent le Péloponnèse[20]. Ils attirèrent à eux la plupart des peuples de cette contrée, et détachèrent des Lacédémoniens Élis, Argos, l’Arcadie tout entière, et la plus grande partie de la Laconie. On touchait au solstice d’hiver ; il ne restait plus que quelques jours du dernier mois de leur commandement, et ils le devaient céder à d’autres dès le premier jour du mois suivant, sous peine de mort en cas de refus. Les autres béotarques, par crainte de la loi, et pour se soustraire aux rigueurs de l’hiver, étaient pressés de ramener les troupes dans leurs foyers. Pélopidas le premier partagea l’avis contraire, ouvert par Épaminondas : il entraîne avec lui ses compatriotes, marche sur Sparte, passe l’Eurotas, enlève aux Spartiates plusieurs villes, et ravage leur territoire jusqu’à la mer. L’armée se composait de soixante et dix mille Grecs, dont les Thébains ne formaient pas la douzième partie. Telle était la réputation de ces guerriers que, sans décret public, sans engagement obligatoire, les alliés marchaient tous sous leurs ordres par un consentement tacite. Car c’est une loi souveraine et la première loi de la nature que celui qui a besoin d’un autre pour assurer son salut se soumette à celui qui peut le sauver. Ceux qui naviguent traitent le pilote avec dédain et insolence, lorsque la mer est calme ou qu’ils arrivent au port ; mais, dans la tempête et dans le danger, ils ont les yeux sur lui, ils mettent en lui leurs espérances ; de même, dans les assemblées, les Argiens, les Éléens, les Arcadiens querellaient les Thébains et leur disputaient le commandement ; mais, quand venaient les combats et le danger, alors de leur propre mouvement ils se mettaient aux ordres des généraux thébains, et marchaient sous leur conduite. Dans cette expédition, ils réunirent en un seul corps toutes les peuplades de l’Arcadie, enlevèrent aux Spartiates la Messénie qu’ils avaient partagée et dont ils jouissaient, rappelèrent les anciens Messéniens, et les y rétablirent, en repeuplant Ithôme ; et, comme ils retournaient dans leurs foyers par le territoire de Cenchrée[21], ils battirent les Athéniens, qui avaient tenté d’escarmoucher dans les défilés, et de leur fermer le passage.

Tout le monde aimait et honorait leur mérite, signalé par tant d’exploits ; on admirait leur bonheur. Mais, à mesure que leur réputation grandissait, la jalousie de leurs concitoyens, la haine des partis grandissait également, et leur préparait un accueil peu honorable et indigne d’eux. Dès leur retour on leur intenta une action capitale. Suivant la loi, ils avaient dû remettre le commandement entre les mains de nouveaux béotarques dans le premier mois de l’année, qu’on appelle en Béotie le mois Bucatius ; or, ils l’avaient gardé quatre mois entiers, pendant lesquels ils avaient accompli leur expédition en Messénie, en Arcadie et en Laconie. Pélopidas, mis en jugement le premier, courut un plus grand danger ; mais ils furent tous les deux absous. Cette tentative envieuse, Épaminondas la souffrit avec douceur, persuadé qu’il est d’un homme ferme et d’une âme grande de savoir supporter patiemment les attaques de la malveillance politique. Pélopidas était naturellement plus irritable : ses amis l’animèrent à se venger de ses ennemis ; il en saisit l’occasion suivante.

L’orateur Ménéclidas était un des conjurés qui s’étaient réunis avec Pélopidas et Mélon dans la demeure de Charon ; mais les Thébains ne lui faisaient pas le même honneur qu’aux autres. Habile à manier la parole, corrompu, et d’un naturel pervers, il fit usage de son talent pour calomnier et mettre en accusation des hommes qui lui étaient supérieurs ; et il ne discontinua point ses accusations, malgré l’issue de la première. Il fit manquer l’élection d’Épaminondas comme béotarque, et le fatigua longtemps de son opposition politique. Quant à Pélopidas, voyant qu’il ne pouvait le faire tomber en défaveur auprès du peuple, il tenta de le brouiller avec Charon. Il y a une misérable consolation que se donnent les envieux : incapables de paraître meilleurs que ceux qu’ils haïssent, ils les montrent inférieurs à d’autres par quelque point. Il ne cessait de grossir, devant le peuple, les actions de Charon, de faire l’éloge de ses commandements et de ses victoires. Avant la bataille de Leuctres, on avait gagné un combat de cavalerie à Platée, sous la conduite de Charon ; il entreprit d’en consacrer, comme il suit, le souvenir. Androcydès de Cyzique avait été chargé, par le gouvernement, de représenter sur un tableau une autre bataille, et s’occupait de ce travail dans Thèbes, lorsqu’arriva la révolution et que la guerre s’alluma. Son tableau était presque achevé, les Thébains le gardèrent. Ménéclidas conseilla de consacrer ce tableau dans un temple, en y inscrivant le nom de Charon, afin d’obscurcir, par ce moyen, la gloire de Pélopidas et d’Épaminondas. Il y avait certes de la folie à vouloir opposer à tant et de si grands combats une seule action, un seul avantage, dans une affaire qui n’avait coûté la vie qu’à Gérandas, un des Spartiates les plus obscurs, et à quarante de ses hommes, sans aucun autre résultat. Pélopidas attaqua cette proposition comme illégale, s’appuyant sur ce que les lois antiques de Thèbes défendent d’attribuer à un seul citoyen une victoire, mais veulent que l’honneur en soit reporté sur la patrie tout entière. Dans tout le cours de cette affaire, il parla toujours de Charon avec les plus grands éloges, tandis qu’il démontrait la malveillance et la méchanceté de Ménéclidas : « Et vous donc, Thébains, s’écriait-il, n’avez-vous rien fait vous-mêmes ! » Ménéclidas fut condamné à une amende si forte qu’il ne put la payer, et essaya, en conséquence, de bouleverser et de changer le gouvernement. Des faits de cette nature peuvent donner une idée du caractère de cet homme.

À cette époque, Alexandre, tyran de Phères, faisait ouvertement la guerre à plusieurs des peuples de la Thessalie, et nourrissait contre tous des desseins secrets. Les villes envoyèrent à Thèbes des ambassadeurs pour demander un général et des troupes. Épaminondas était alors occupé des affaires du Péloponnèse ; Pélopidas s’offrit de lui-même, et s’attacha à celles de la Thessalie ; car il ne pouvait souffrir que son habileté et ses talents demeurassent inactifs, et il pensait que, là où était Épaminondas, on n’avait besoin d’aucun autre général. Il partit donc pour la Thessalie avec une armée ; et la ville de Larisse se remit aussitôt entre ses mains. Alexandre étant venu le trouver, et le priant de rétablir la paix, il y consentit, et essaya de faire de lui pour les Thessaliens, au lieu d’un tyran, un prince doux, et qui ne gouvernerait que selon les lois. Mais, quand il eut reconnu qu’il y fallait renoncer avec cette bête farouche, et qu’il n’y avait qu’un cri contre sa cruauté, son orgueil et son insatiable avidité, alors Pélopidas prit un ton plus dur, et montra son mécontentement ; et Alexandre s’enfuit avec ses gardes. Pélopidas, après avoir assuré les peuples de la Thessalie contre les entreprises du tyran, et avoir mis entre eux tous la bonne intelligence et la concorde, partit pour la Macédoine. Ptolémée faisait la guerre à Alexandre, roi des Macédoniens ; et l’un et l’autre l’avaient appelé pour qu’il fût le médiateur et le juge de leurs différends, puis l’allié et l’appui de celui qui lui paraîtrait avoir raison de se plaindre.

Il y alla donc ; il termina leurs querelles, rétablit les exilés dans leurs biens, et reçut pour otages Philippe[22], frère du roi, et trente autres enfants des plus nobles familles. Il les conduisit tous à Thèbes, faisant voir ainsi aux Grecs combien s’était étendue l’influence politique des Thébains par leur réputation de puissance et par la confiance qu’on avait en leur équité. Ce Philippe est celui contre lequel les Grecs eurent dans la suite une guerre à soutenir pour la défense de leur liberté. Ce n’était alors qu’un enfant. Il vécut dans la maison de Pamménès ; c’est pour cela qu’on a cru qu’il avait pris Épaminondas pour modèle. Sans doute il a compris son activité à la guerre, sa promptitude d’exécution à la tête des troupes : ce qui n’était qu’une faible partie du mérite d’Épaminondas ; mais sa tempérance, sa justice, sa grandeur d’âme et sa bonté, qualités qui l’ont fait réellement grand, Philippe n’en eut jamais rien ni par sa nature, ni par l’imitation.

Dans la suite, les Thessaliens se plaignirent de nouveau d’Alexandre de Phères, l’accusant de semer le trouble parmi les villes ; et Pélopidas fut envoyé chez eux en qualité d’ambassadeur avec Isménias. Il s’y rendit sans emmener de Thèbes aucunes troupes ; mais l’urgence des événements le mit dans la nécessité d’employer les Thessaliens. Sur ces entrefaites, les affaires de la Macédoine s’embrouillèrent de nouveau. Ptolémée avait tué le roi, il s’était emparé du gouvernement, et les amis du roi mort appelaient Pélopidas. Il voulait apparaître à l’improviste au milieu des troubles, mais il n’avait pas de troupes à lui ; il leva dans le pays un corps de mercenaires, et marcha droit sur Ptolémée. Lorsqu’ils furent en présence, Ptolémée corrompit les mercenaires à force d’argent, et les décida à passer dans son camp. Cependant, craignant encore le nom et la réputation de Pélopidas, il vint au-devant de lui comme au-devant d’un supérieur, l’entoura d’égards et de prières, et lui jura de conserver, le pouvoir pour les frères du roi mort, et d’avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Thébains. Pour gages de sa foi et comme otages, il donna Philoxène son fils, et cinquante des compagnons d’âge de Philoxène. Pélopidas les envoya tous à Thèbes.

Ensuite, indigné de la trahison des mercenaires, et informé que la plus grande partie de leurs biens et leurs femmes, leurs enfants étaient déposés à Pharsale, il pensa que, s’en emparer, ce serait une vengeance suffisante de l’injure qu’ils lui avaient faite. Il réunit donc quelques Thessaliens et s’en alla à Larisse. Il venait d’arriver, lorsque le tyran Alexandre apparut à la tête d’une armée. Pélopidas crut qu’il venait pour se justifier, et s’avança de lui-même à sa rencontre, quoiqu’il le connût bien pour un homme perdu de crimes et souillé de sang ; mais il pensait que l’autorité de Thèbes, sa propre dignité et sa gloire le mettaient à l’abri de ses insultes. Lorsqu’Alexandre le vit seul et sans armes, il se saisit aussitôt de sa personne, et s’empara de Pharsale. Cet acte remplit d’épouvante et d’horreur tous ses sujets : après une pareille injustice et une pareille audace, il ne devait plus sans doute épargner personne, mais traiter tout ce qui lui tomberait entre les mains, hommes et choses, en misérable qui n’a plus rien à ménager.

Les Thébains, à cette nouvelle, éprouvèrent une profonde indignation, et envoyèrent sur-le-champ une armée ; mais ce ne fut point Épaminondas qui en reçut le commandement : il existait alors contre lui une certaine irritation. Le tyran avait emmené Pélopidas à Phères, et d’abord il permettait, à tous ceux qui le voulaient, de l’entretenir, pensant que sa mauvaise fortune l’aurait abattu et humilié. Loin de là : les Phéréens gémissaient, et Pélopidas les consolait en leur disant que le tyran touchait à l’heure du châtiment ; il envoya même dire à Alexandre que c’était folie à lui de tourmenter et de tuer chaque jour de malheureux citoyens qui ne pouvaient lui faire aucun mal, et de l’épargner, lui Pélopidas, quand il savait bien que, s’il lui échappait, il se vengerait. Étonné de cette tranquillité et de cette fermeté : « Pourquoi donc, demanda le tyran, Pélopidas est-il si pressé de mourir ? — Afin, répondit celui-ci, que tu deviennes encore plus odieux à la divinité, et que tu périsses plus tôt. » Depuis ce temps, sa prison fut interdite à tous ceux du dehors.

Cependant Thébé, fille de Jason et femme d’Alexandre, ayant appris par ceux qui le gardaient la noble constance de Pélopidas, désira le voir et lui parler. Lorsqu’elle arriva auprès de lui, elle ne démêla pas, au premier moment, car elle était femme, son grand caractère sous l’appareil d’une telle calamité : en voyant sa chevelure et ses vêtements négligés, la manière dont il était servi ; elle jugea sa position bien pénible et indigne de sa gloire, et se prit à pleurer. Pélopidas, ignorant d’abord quelle était cette femme, s’en étonnait ; puis, quand il le sut, il l’appela par le nom de Jason, son père, dont il avait été le compagnon et l’ami. Et, comme elle lui disait : « Je plains ta femme. — Et moi, je te plains, répliqua-t-il, d’être libre et de souffrir Alexandre. » Cette parole la toucha au vif ; elle supportait d’ailleurs impatiemment la cruauté et les violences du tyran, qui, outre ses autres infamies, faisait servir à ses voluptés brutales le plus jeune des frères de Thébé. Aussi depuis lors ne cessa-t-elle d’aller voir Pélopidas, lui contant librement ses peines, et se remplissant peu à peu de hardiesse, de ressentiment et de haine contre Alexandre.

Les généraux de Thèbes étaient entrés en Thessalie, mais ils n’avaient rien fait, soit par incapacité, soit à cause de leur mauvaise fortune ; et ils s’étaient retirés honteusement : on les condamna chacun à une amende de dix mille drachmes[23], et l’on envoya à leur place Épaminondas avec une armée. Toute la Thessalie se mit soudain en mouvement, confiante qu’elle était dans la réputation du général ; la puissance du tyran s’ébranla rapidement ; il touchait à sa ruine, tant ses officiers et ses amis étaient effrayés, tant ses sujets se portaient avec ardeur à la révolte et se livraient à la joie d’un avenir prochain qui leur montrait le tyran puni de ses crimes ! Mais Épaminondas tenait plus à la conservation de Pélopidas qu’à sa propre gloire. Dans la crainte qu’Alexandre, désespéré du bouleversement total de ses affaires, ne se tournât contre Pélopidas, comme une bête farouche, il tenait la guerre suspendue sur sa tête ; il tournait autour de lui, préparant ses attaques, et affectant des retards, pour disposer et façonner le tyran à sa volonté, sans lui laisser la faculté de se livrer à ses emportements effrénés, et sans irriter son âme âpre et féroce ; car il connaissait sa cruauté et son mépris du juste et de l’honnête. Alexandre enterrait des hommes vivants ; il en revêtait d’autres de peaux d’ours ou de sangliers, et lançait sur eux des chiens de chasse qui les mettaient en pièces, tandis qu’il les perçait lui-même à coups de javelot : c’était pour lui un délassement. Dans les villes de Mélibée et de Scotuse[24], avec lesquelles il était lié par des traités d’alliance et d’amitié, un jour que les citoyens se trouvaient à délibérer en assemblée, il les environna tout à coup de ses satellites, et massacra toute leur jeunesse. La lance dont il avait percé Polyphron, son oncle[25], il l’avait consacrée, couronnée de fleurs ; et il lui sacrifiait comme à une divinité, et il l’appelait Tychon[26]. Un jour qu’il assistait à la représentation des Troyennes d’Euripide, il sortit et s’éloigna du théâtre ; mais il envoya dire à l’acteur de ne pas s’en effrayer et de ne pas jouer moins bien, parce que, s’il s’en était allé, ce n’était point qu’il fût mécontent de son jeu, mais qu’il rougirait, si, lui qui n’avait jamais eu de pitié pour aucun de ceux qu’il avait fait tuer, on le voyait pleurer, en présence de ses sujets, sur les malheurs d’Hécube et d’Andromaque. Et cependant cet homme, effrayé de la gloire et du grand nom d’Épaminondas, et de la manière dont il dirigeait la guerre,

Frémit, comme un coq baissant son aile captive[27],


et lui envoya promptement des députés pour se justifier. Épaminondas ne pouvait se décider à conclure un traité de paix et d’amitié entre un tel homme et les Thébains ; il convint seulement d’une trêve de trente jours, et il ramena son armée après s’être fait remettre Pélopidas et Isménias.

Pendant ce temps, les Athéniens et les Lacédémoniens avaient envoyé des ambassadeurs au grand roi, pour faire avec lui un traité d’alliance ; les Thébains en ayant été informés lui envoyèrent, de leur côté, Pélopidas : c’était, vu sa réputation, le meilleur choix qu’ils eussent pu faire. En effet, son nom était fort répandu et fort célèbre dans les provinces du roi qu’il eut à traverser. Ce n’était point lentement, et peu à peu, que s’était avancé dans l’Asie le bruit de ses combats contre les Lacédémoniens ; mais, depuis qu’on y avait appris la nouvelle de la victoire de Leuctres, il n’avait point cessé d’ajouter à ses succès, et sa renommée, grossissant toujours, était parvenue jusqu’aux provinces les plus éloignées. Lorsque les satrapes de la porte du roi, les chefs, les généraux l’eurent vu, il devint l’objet de leur admiration et de leurs discours : « Voici, disaient-ils, l’homme qui a chassé les Lacédémoniens de l’empire de la terre et de la mer, qui a resserré, en deçà du Taygète[28] et de l’Eurotas, cette Sparte qui, naguère encore, sous la conduite d’Agésilas, apportait la guerre au roi et lui disputait Suse et Ecbatane. » Artaxerxés éprouvait une vive satisfaction à ces discours ; il en témoigna encore plus d’admiration pour Pélopidas, et se plut à accroître sa réputation, et à l’élever par les honneurs qu’il lui fit rendre : il voulait que l’on crût que les plus grands hommes venaient le féliciter de son bonheur et lui faire leur cour. Mais quand il eut vu sa personne, et entendu sa parole, plus solide que celle des Athéniens, plus simple que celle des Lacédémoniens, alors il conçut pour lui une affection marquée, qu’il lui témoigna royalement : il ne dissimula point l’estime qu’il faisait de lui ; et les autres ambassadeurs s’aperçurent bien de la préférence qu’il lui donnait sur tous. Il est vrai que celui de tous les Grecs qu’il paraît avoir honoré le plus particulièrement, c’est le Lacédémonien Antalcidas, puisqu’un jour il trempa dans des parfums la couronne de fleurs qu’il portait à table et la lui envoya ; il ne combla point Pélopidas de ces prévenances délicates, mais il lui offrit les présents les plus magnifiques, les plus grands que les rois fissent jamais, et il lui accorda toutes ses demandes : à savoir que les Grecs seraient indépendants, Messène rebâtie, les Thébains réputés amis héréditaires du roi.

Pélopidas retourna en Grèce après avoir ainsi fait consentir le roi à ses propositions, et sans avoir rien accepté de tant de présents, hormis ce qui pouvait être pour lui un simple gage d’amitié et de bienveillance. C’est ce qui surtout jeta le blâme sur les autres ambassadeurs. Celui d’Athènes, Timagoras, fut mis en accusation, condamné à mort et exécuté : jugement juste et raisonnable, si réellement il n’eut d’autre motif que la quantité des présents qu’il avait reçus. Car, ce n’était pas seulement de l’or et de l’argent qu’il avait accepté, mais même un lit magnifique et des serviteurs habiles à le préparer, parce que les Grecs ne savaient point le faire ; et en outre quatre-vingts vaches et des pâtres, parce qu’il avait une maladie qui l’obligeait à se servir de lait de vache ; enfin il était revenu jusqu’à la mer en se faisant porter dans une litière, aux porteurs de laquelle le roi avait payé quatre talents[29]. Mais il paraît que ce ne sont point toutes ces libéralités reçues par lui qui irritèrent le plus les Athéniens. Car, un jour, Épicrate, le portefaix, avoua qu’il avait reçu du roi des présents, et déclara même qu’il rédigerait la proposition d’élire chaque année, au lieu de neuf archontes, neuf personnes du peuple, et tout à fait pauvres, qui iraient en ambassade auprès du roi, afin qu’il les enrichît par ses présents ; et le peuple n’avait fait qu’en rire. Ce qui mécontentait les Athéniens, c’est que tout avait réussi aux Thébains ; car ils ne considéraient pas combien la réputation de Pélopidas devait l’emporter sur de belles phrases et de beaux discours auprès d’un homme qui recherchait toujours ceux qui l’emportaient par les armes.

Cette ambassade ajouta à l’affection qu’on portait à Pélopidas, car on lui devait la reconstruction de Messène et l’indépendance de tous les Grecs. Cependant, Alexandre de Phères était revenu à son naturel : il avait démantelé plusieurs villes de la Thessalie, et imposé des garnisons aux peuples de la Phthiotide, de l’Achaïe, de la Magnésie. Informées du retour de Pélopidas, les villes envoyèrent des députés à Thèbes, demandant des troupes et Pélopidas pour général : ce que les Thébains votèrent avec empressement. Tout avait été prêt en peu de temps, et le général allait se mettre en campagne, lorsqu’il survint une éclipse de soleil, et que la ville, en plein jour, fut couverte de ténèbres[30]. Pélopidas alors, voyant que ce phénomène troublait tous les esprits, ne voulut pas faire violence aux sentiments d’hommes épouvantés, et qui avaient perdu toute confiance, et s’en aller jeter ainsi, dans une expérience trop périlleuse, sept mille citoyens. Il se dévoua seul pour les Thessaliens ; il ne prit avec lui que trois cents cavaliers, Thébains volontaires ou étrangers, et partit, malgré les devins et malgré les désirs de ses concitoyens : car ce phénomène céleste paraissait un signe terrible, et qui menaçait quelque grand personnage. Mais il était trop vivement animé contre Alexandre par le ressentiment des outrages qu’il en avait reçus ; il espérait, d’ailleurs, trouver sa maison en désarroi, et troublée de quelque mal intérieur, à cause des entretiens qu’il avait eus avec Thébé. Mais ce qui l’excitait le plus, c’était la beauté de l’action en elle-même. Dans un temps où les Lacédémoniens envoyaient à Denys, tyran de Sicile, des généraux et des harmostes, où les Athéniens se mettaient à la solde d’Alexandre, et lui érigeaient, comme à un bienfaiteur, une statue d’airain, son désir, son ambition était de montrer aux Grecs que les Thébains seuls n’entreprenaient leurs expéditions qu’en faveur des opprimés, et pour mettre fin, entre les races helléniques, aux dominations illégales et violentes.

Arrivé à Pharsale, il rassembla l’armée et marcha droit à Alexandre. Celui-ci, voyant que Pélopidas avait avec lui peu de Thébains, et ayant lui-même une infanterie double de celle des Thessaliens, se porta à sa rencontre vers le temple de Thétis. On disait alors à Pélopidas que le tyran arrivait avec de grandes forces : « Tant mieux ! répondit-il, nous vaincrons d’autant plus de monde. » Les deux armées avaient pris position près des Cynoscéphales[31] : ce sont des collines qui se dressent en face les unes des autres, fort élevées et d’une pente roide de tous les côtés ; les deux chefs lancèrent leur infanterie pour les occuper. En même temps, Pélopidas jeta, sur la cavalerie ennemie, sa cavalerie qui était nombreuse et vaillante. Mais, au moment où il rompait et mettait en fuite les cavaliers, et les poursuivait dans la plaine, on vit Alexandre, maître des hauteurs, fondre sur l’infanterie thessalienne, qui arrivait trop tard. Elle s’efforçait de gravir ces pentes roides et escarpées ; les premiers furent tués, les autres recevaient des blessures sans obtenir aucun succès. Ce que voyant, Pélopidas rappela sa cavalerie et lui donna ordre de charger les ennemis qui tenaient en bataille ; et lui-même, saisissant son bouclier, il courut se jeter soudain au milieu de ceux qui combattaient autour des collines, et poussa de la queue à la tête. Sa présence redoubla tellement la force et l’ardeur des siens qu’il semblait aux ennemis avoir en tête des troupes toutes nouvelles de corps et d’âme. Ils soutinrent pourtant deux ou trois charges ; mais enfin, lorsqu’ils virent que l’infanterie continuait à monter vigoureusement, et que la cavalerie revenait de la poursuite des fuyards, alors ils cédèrent et se retirèrent. Du haut de la colline, Pélopidas vit toute l’armée ennemie, non en pleine déroute encore, mais en désordre et dans la confusion ; il s’arrêta, et regarda autour de lui cherchant Alexandre. Celui-ci était à l’aile droite, qui rassurait et ralliait ses mercenaires : Pélopidas ne l’a pas plutôt aperçu que, n’écoutant que le ressentiment, et tout enflammé à sa vue, il ne raisonne plus, il abandonne à sa colère et sa personne et la conduite de la bataille, et s’élance bien loin en avant des siens, défiant le tyran, l’appelant à grands cris. Mais Alexandre ne se présenta point pour le recevoir, et, loin de l’attendre, il se retira promptement au milieu de ses gardes, et se déroba à son ennemi. Les premiers rangs des mercenaires luttèrent un instant ; Pélopidas les enfonça, et plusieurs tombèrent sous ses coups. Mais la plupart lui lancèrent de loin leurs javelots et l’atteignirent et le blessèrent à travers son armure.

Les Thessaliens, fort inquiets, accoururent de la colline à son secours ; mais il était déjà tombé lorsque la cavalerie arriva. Elle avait mis en fuite toute la phalange, vivement poursuivi les fuyards, et couvert la plaine de cadavres : il y eut plus de trois mille morts. Que les Thébains qui se trouvaient à cette journée aient été fort affligés de la mort de Pélopidas, qu’ils appelaient leur père, leur libérateur, leur maître, l’homme qui leur avait appris à soutenir les luttes les plus grandes et les plus nobles, on n’en sera point étonné. Mais les Thessaliens et les alliés surpassèrent, par leurs décrets, tous les honneurs qu’il est possible d’accorder à la valeur humaine, et prouvèrent encore plus, par leur douleur, la reconnaissance qu’ils avaient pour ce grand homme. On dit que ceux qui avaient assisté à l’action n’eurent pas plutôt appris sa mort que, sans quitter leur cuirasse, sans débrider leurs chevaux, sans même panser leurs blessures, encore tout armés et tout échauffés du combat, ils vinrent auprès de son cadavre, comme s’il eût encore eu du sentiment, amoncelèrent autour de lui les dépouilles des ennemis, coupèrent, et le crin de leurs chevaux, et leur chevelure. Beaucoup s’en allèrent dans leurs tentes, mais ils n’y allumèrent point de feu, n’y préparèrent point de repas. Dans tout le camp régnaient le silence et l’abattement : on eût dit qu’ils venaient, non point de remporter une grande et brillante victoire, mais d’être vaincus eux-mêmes et asservis par le tyran.

De toutes les villes, à mesure que cette nouvelle y vint, arrivèrent les magistrats, et, avec eux, des jeunes gens, des enfants, des prêtres pour recevoir le corps ; et tous apportaient des trophées, des couronnes, des armures d’or. Et au moment d’enlever le corps, les plus anciens des Thessaliens s’avancèrent, et demandèrent aux Thébains à l’ensevelir eux-mêmes. Un d’entre eux parla ainsi : « Thébains, nos alliés, nous vous demandons une grâce qui nous honorera et sera pour nous une consolation dans un si grand malheur. Ce n’est point Pélopidas vivant que les Thessaliens demandent à escorter ; les justes honneurs qu’ils lui rendront, il n’en aura plus le sentiment. Il est mort, qu’il nous soit permis du moins de toucher son cadavre, de le parer des ornements funèbres, de lui donner de nos mains la sépulture ; et vous reconnaîtrez que nous sommes convaincus de ceci : c’est que sa mort est un plus grand malheur pour les Thessaliens que pour les Thébains. Vous n’avez perdu qu’un bon capitaine ; nous avons perdu un bon capitaine et l’espoir de notre liberté ; car comment oserions-nous jamais vous demander un autre général, quand nous ne vous avons pas rendu Pélopidas ! » Les Thébains consentirent à ce qu’ils demandaient.

Jamais funérailles ne furent plus magnifiques, à moins qu’on ne fasse consister la magnificence des funérailles dans l’éclat de l’ivoire, de l’or et de la pourpre, comme le fait Philistus, qui célèbre avec admiration celles de Denys, dénouement théâtral d’une tragédie terrible, sa tyrannie. Alexandre le Grand, à la mort d’Héphestion, ne se contenta pas de faire couper le crin de ses chevaux et de ses mulets ; il fit enlever les créneaux des murailles, afin que les villes parussent prendre le deuil en se dépouillant de leur parure, et en paraissant ainsi rasées et dans un négligé lugubre. Mais tous ces honneurs ordonnés par un maître, rendus par nécessité, n’engendrent qu’envie dans le vulgaire, haine dans ceux qui les rendent par contrainte : ils ne sont point des témoignages de reconnaissance ni de respect sincère ; il n’y a là qu’un orgueil barbare, une arrogance, une vanité qui prodigue son superflu en dépenses frivoles et indignes d’exciter l’ambition. Mais un homme privé, qui meurt en pays étranger, loin de sa femme, de ses enfants, de ses parents, que librement et sans contrainte, tant de peuples et de villes viennent accompagner à l’envi, honorant ses funérailles, déposant sur lui des couronnes, cet homme paraîtra sans doute avoir atteint le comble du bonheur. « La mort des hommes au sein de la prospérité n’est point un mal, disait Ésope, mais un grand bien, puisqu’elle transporte en lieu sûr le cours de leurs prospérités, et qu’elle met leur bonheur hors des atteintes de la Fortune. » J’aime encore mieux le salut adressé par un Laconien à Diagoras qui, vainqueur autrefois lui-même aux jeux olympiques, avait vu couronner à Olympie ses enfants et les enfants de ses fils et de ses filles : « Meurs, Diagoras, lui dit-il ; car tu ne peux monter dans l’Olympe. » Mais quand on mettrait ensemble toutes les victoires remportées dans les jeux olympiques et pythiques on ne les jugerait point comparables, ce me semble, à un seul des combats de Pélopidas ; et il en a livré de nombreux, et toujours il en est sorti vainqueur ; il a passé la plus grande partie de sa vie au sein de la gloire et des honneurs ; enfin il était pour la treizième fois revêtu de la dignité de béotarque ; il allait mettre le comble à ses exploits par un dernier exploit, la mort d’un tyran, lorsqu’il mourut en combattant vaillamment pour la liberté des Thessaliens.

Sa mort fut pour les alliés un grand sujet de deuil ; elle leur fut d’une utilité plus grande encore. Les Thébains, à la nouvelle de la mort de Pélopidas, ne différèrent point la vengeance ; ils se mirent sur-le-champ en campagne, au nombre de sept mille fantassins et sept cents cavaliers, sous la conduite de Malcitas et Diogiton. Alexandre, surpris dans sa retraite, humilié, affaibli par ses pertes, fut forcé de rendre aux Thessaliens les villes qu’il leur avait enlevées, d’évacuer la Magnésie, la Phthiotide, l’Achaïe, d’en retirer ses garnisons ; et même de faire le serment d’obéir, quels que fussent ceux contre lesquels les Thébains le conduiraient ou lui ordonneraient de marcher. Les Thébains se contentèrent de cette vengeance ; mais, peu après, les dieux en tirèrent une autre de la mort de Pélopidas ; je vais la raconter.

Thébé, femme d’Alexandre, avait d’abord appris de Pélopidas, comme on l’a dit, à ne pas se laisser effrayer par l’apparence et l’éclat extérieur de la tyrannie, par ce cortège de satellites et de bannis qui l’environnaient. Puis, par crainte de la perfidie d’Alexandre, et par haine pour sa cruauté, elle forma avec ses trois frères Tisiphon, Pytholaüs et Lycophron, un complot qu’elle exécuta de la manière suivante. Toute la maison du tyran était occupée par des gardes qui veillaient toute la nuit ; la chambre dans laquelle couchaient d’ordinaire le tyran et sa femme était à l’étage supérieur, et la porte en était gardée par un chien enchaîné, la terreur de tous, excepté d’elle et de lui, et d’un des esclaves, qui le nourrissait. Le jour où elle devait exécuter son projet, Thébé cacha ses frères dès le matin dans un appartement voisin, et le soir elle entra seule, comme à l’ordinaire, dans la chambre où Alexandre dormait déjà ; un moment après elle revient à la porte, et ordonne à l’esclave d’emmener le chien dehors, disant qu’Alexandre voulait reposer tranquillement. Ensuite, de crainte que l’échelle ne fît du bruit quand les jeunes gens monteraient, elle la garnit de laine ; elle introduisit de cette façon ses frères armés d’épées, et, les arrêtant devant la porte, elle entra elle-même, saisit l’épée suspendue à la tête du lit, et la leur montra comme signe qu’il était en leur pouvoir, qu’il dormait. À ce moment, les jeunes gens sont saisis d’effroi, ils hésitent ; elle leur en fait de vifs reproches, les menace d’éveiller elle-même Alexandre, et de lui découvrir le complot ; honte et crainte tout à la fois, elle les fait entrer, et les place autour du lit, tenant elle-même la lampe. Alors, l’un saisit et presse les pieds d’Alexandre, l’autre le prend par les cheveux et lui renverse la tête, et le troisième le frappe de son épée et le tue. C’est ainsi qu’il mourut d’une mort trop prompte et par conséquent plus douce peut-être qu’il ne méritait ; mais c’était le seul ou le premier tyran qui eût péri assassiné par sa propre femme ; et après sa mort son cadavre fut couvert d’outrages, jeté dans la rue, foulé aux pieds par le peuple de Phères : circonstances qui furent une juste compensation de ses forfaits[32].



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  1. Général athénien qui se distingua, avec Timothée, au temps de la guerre contre les alliés.
  2. Le général lacédémonien qui succéda à Lysandre.
  3. Suppliantes, vers 861.
  4. Il ne s’agit pas ici de la célèbre bataille de Mantinée, laquelle se donna contre les Lacédémoniens, et après la mort de Pélopidas. L’expédition dont il s’agit est antérieure à son exil de Thèbes.
  5. C’était le nom de la citadelle de Thèbes.
  6. Ce sont les fêtes qu’on célébrait en l’honneur de Cérès, législatrice, comme l’indique le nom même de la solennité.
  7. Environ quatre-vingt-dix mille francs de notre monnaie.
  8. Bourgade près du mont Cithéron.
  9. Peut-être faut-il lire Philippe, au lieu de Philidas, car Plutarque lui-même, dans le traité du démon de Socrate, dit que ceux qui sortirent étaient Archias et Philippe.
  10. Plutarque, dans le traité du démon de Socrate, dit au contraire que Charon revint auprès des conjurés, le visage riant, et leur raconta toute la conversation, et sans déguisement ni réticence.
  11. Ce mot signifie à peu près modérateurs. C’est le nom que les Lacédémoniens donnaient aux capitaines qu’ils envoyaient commander dans les places conquises.
  12. C’était une des villes les plus considérables de la Béotie.
  13. Sur le Babyce et le Cnacion, voyez la Vie de Lycurgue, dans le premier volume.
  14. Iliade, II, 303.
  15. Plutarque veut parler de l’amour infâme de Laïus pour Chrysippe, fils naturel de Pélops.
  16. Harmonie, qui fut, suivant la fable, l’épouse de Cadmus, roi de Thèbes.
  17. Voyez les Phéniciennes d’Euripide.
  18. Voyez les Héraclides du même poëte.
  19. Voyez la Vie de Thémistocle, dans le premier volume.
  20. L’année qui suivit la bataille de Leuctres.
  21. C’était une forteresse sur les frontières de l’Arcadie, au S.-O. d’Argos.
  22. Qui fut depuis roi de Macédoine et père d’Alexandre le Grand.
  23. Environ neuf mille francs de notre monnaie.
  24. C’étaient deux villes de la Magnésie, pays voisin de la Macédoine.
  25. Polyphron était tyran de Phères, avant Alexandre ; son neveu lui avait enlevé à la fois son empire et la vie.
  26. Ce mot signifie fortunée.
  27. On a déjà vu cette citation dans la Vie d’Alcibiade.
  28. C’est la montagne de Laconie si célèbre dans les chants des poëtes.
  29. Environ vingt-quatre mille francs de notre monnaie.
  30. Cette éclipse arriva l’an 365 ou 364 avant J.-C.
  31. Ce mot signifie têtes de chiens.
  32. Tisiphonus, l’aîné des trois frères, succéda au tyran, et régnait encore au temps où Xénophon écrivait l’histoire de ces événements. La mort d’Alexandre de Phères est postérieure de sept ou huit ans à celle de Pélopidas.