Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 2/Dello

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DELLO,
peintre florentin.

Dello n’a jamais passé que pour peintre ; cependant il cultiva aussi la sculpture. Longtemps avant d’avoir commencé à peindre, il fit en terre cuite, dans l’église de Santa-Maria-Nuova, les douze Apôtres et au-dessus de la porte d’entrée le Couronnement de la Vierge (1). Il exécuta en outre un Christ mort sur les genoux de Marie, dans l’église des Servites, et beaucoup d’autres ouvrages du même genre dans toute la ville. Mais comme il vit qu’il ne gagnait pas assez à ce métier pour être à l’abri du besoin, il résolut de s’adonner à la peinture. Les nombreux tableaux qu’il laissa dans sa patrie montrent qu’il devint bientôt habile. Il réussit surtout dans les figures en petite proportion qui, heureusement pour lui, étaient fort en vogue.

À cette époque, toutes les habitations étaient meublées de grands coffres en bois sculpté, dont l’intérieur était garni en toile ou en soie, pour conserver des vêtements et d’autres objets précieux. Sur les panneaux on peignait des armoiries, des sujets historiques, fabuleux ou galants, selon les divers caprices de chacun. On couvrait encore de semblables peintures les lits, les siéges, les corniches et, en un mot, tout ce qui meublait ou décorait les appartements. Cette mode fut tellement en faveur pendant nombre d’années, que les meilleurs peintres ne rougissaient pas d’accepter ces travaux que les artistes d’aujourd’hui repousseraient certainement avec dédain. On a vu des joutes, des tournois, des chasses, des fêtes peintes sur les coffres, les siéges et les corniches des appartements du magnifique Laurent de Médicis, par les premiers artistes de son temps. On trouve de ces peintures non-seulement dans le palais et l’ancienne habitation des Médicis, mais encore dans toutes les plus nobles maisons de Florence. Quelques personnes attachent un tel prix à ces vieux meubles, qu’elles les préfèrent aux modernes.

Dello, étant donc très-habile dans ce genre, ne fut occupé, pendant plusieurs années, qu’à peindre des coffres, des siéges, des lits et d’autres meubles. On peut dire que c’était là sa véritable spécialité. Comme ici-bas une chose, si belle et si louable qu’elle soit, ne peut durer toujours, la mode a adopté depuis des ornements plus riches, des sculptures dorées et des peintures à l’huile qui offrent aux citoyens l’occasion de déployer leur magnificence, et aux peintres de montrer leur talent. Mais, pour revenir à Dello, il fut le premier qui se fit un nom par ces travaux. Il peignit, entre autres choses, pour Jean de Médicis, un ameublement complet que l’on admire beaucoup. On dit qu’il fut aidé par le jeune Donatello qui moula en stuc, en plâtre et en brique pilée, divers sujets et ornements en bas-relief que l’on dora ensuite, et qui accompagnèrent admirablement les peintures. Drea Cennini parle longuement dans son livre de ces ouvrages.

Comme il est toujours bon de conserver quelque souvenir de ces anciennes choses, j’ai fait en sorte que, dans le palais de Cosme, on en épargnât plusieurs de la propre main de Dello, qui sont remarquables au moins par la variété des costumes de cette époque.

Dello peignit à fresque, en terre verte, dans le cloître de Santa-Maria-Novella, Isaac donnant sa bénédiction à Esaü (2).

Peu de temps après, il se rendit à la cour du roi d’Espagne où il obtint un crédit qui surpassa toutes ses espérances. Nous ne connaissons pas les ouvrages qu’il laissa dans ce pays ; mais ils durent être bons et beaux, car il fut comblé d’honneurs et de richesses.

Au bout de quelques années, il lui prit fantaisie de retourner à Florence pour montrer à ses amis comment d’une extrême pauvreté il avait su arriver à une grande opulence. Lorsqu’il alla demander son congé au roi d’Espagne, ce généreux monarque ne se contenta pas de le lui accorder gracieusement, mais encore, pour lui témoigner plus vivement sa gratitude, il le créa chevalier.

De retour à Florence, Dello se vit refuser la confirmation de ses privilèges par l’influence de Filippo Spano degli Scolari, grand sénéchal du roi de Hongrie. Mais il écrivit de suite en Espagne, et se plaignit de cette injure au roi qui le recommanda si chaudement à la seigneurie de Florence, qu’on lui octroya sans retard les honneurs qui lui étaient dus.

Dello, passant un jour à cheval et vêtu de brocard par Vecchereccia où se trouvaient de nombreuses boutiques d’orfévres, fut assailli de grossières plaisanteries par des gens qui l’avaient connu dans sa jeunesse. Il se tourna vers eux, leur adressa un geste de mépris, et poursuivit son chemin sans mot dire.

Il ne tarda pas à s’apercevoir que l’envie ne le laisserait jamais en repos dans sa patrie, et il se réfugia près du roi d’Espagne qui lui continua toujours ses faveurs. Dès lors notre artiste vécut comme un seigneur, et ne peignit plus que couvert de vêtements de brocard.

Il mourut à l’âge de quarante-neuf ans (3). Le roi lui fit élever un tombeau sur lequel on grava l’épitaphe suivante :

Dellus eques Florentinus
Picturæ artis percelebris
Regisque Hispaniarum liberalitate
Et ornamentis amplissimus.

H S. E.
S. T. T. L.

Dello, sans avoir été un excellent dessinateur, fut néanmoins un des premiers qui commencèrent à indiquer les muscles sur le nu avec assez de précision, comme le prouvent quelques-uns de ses dessins que nous conservons dans notre recueil.

Paolo Uccello a introduit le portrait de Dello dans un tableau qui orne l’église de Santa-Maria-Novella, et qui représente Cham enivrant son père Noé.



Tout en sachant gré au Dello d’avoir été un des premiers à initier l’Espagne à la science florentine, nous ne pouvons nous défendre de partager l’indignation qu’il a inspirée à plusieurs écrivains qui ont vu pour l’art un élément de rapide décadence et de profonde démoralisation dans le funeste exemple qu’il donna en se rendant tributaire de la frivolité et de la vanité patriciennes. Avec eux nous stigmatisons l’avilissement de l’artiste qui n’eut point honte de chercher, de propos délibéré, à se subalterniser au point de se plier à toutes les fantaisies de la mode et à tous les caprices d’un grossier Mécène. À leur voix nous joindrons la nôtre contre l’artiste qui tendit de tous ses efforts à convertir son art en chose à argent ; car nous serons toujours disposés à faire bon marché même de l’homme de talent, lorsque, pour plaire au vulgaire, pour être admis aux faveurs de la fortune, il endossera la souquenille du courtisan, et abdiquera une des marques les plus distinctives du génie, la conscience de la dignité personnelle. Si le Vasari avait pu pressentir les ravages que l’amour du lucre devait un jour exercer dans toutes les écoles, il se serait bien gardé de nous donner si benoîtement l’étalage des richesses et des honneurs qui furent le prix des complaisances du manœuvre florentin. Que d’imitateurs Dello a rencontrés de nos jours ! Plutôt que de se résigner à d’honorables privations en se livrant à un travail glorieux de désintéressement et d’indépendance, que d’hommes aujourd’hui font de leur art et de leurs œuvres un métier servile, une banale marchandise ! Aujourd’hui l’argent n’est plus le moyen, l’art n’est plus le but : aujourd’hui l’argent est le but, l’art est le moyen. On le croira sans peine, nous sommes loin, bien loin de nous ranger parmi les heureux de la terre qui, avec un horrible sang-froid, vous disent que la misère sied bien aux travailleurs, que la faim est le plus puissant aiguillon du génie, que sans la misère et la faim les artistes croupiraient dans un ignoble repos. Nous comprenons tout ce que les préoccupations de la vie matérielle ont d’aride et de poignant ; nous sentons vivement tout ce que les soucis de l’existence renferment d’amertume ; nous savons tout ce qu’il y a d’angoisses et de douleurs pour une âme ardente lorsque, au moment d’étendre ses ailes, la main glacée de la pauvreté vient les briser violemment. Mais jeter l’art sur les sales comptoirs des escompteurs, n’est-ce pas imiter le père qui vend sa fille à la débauche des passants ? L’art, il ne faut pas l’oublier, l’art est une arche sainte, une arche inviolable, à côté de laquelle il vaut mieux mourir que de la laisser polluer par des mains sacriléges. Oui, disons-le, que ceux qui ne possèdent pas une volonté assez robuste, une poitrine assez large ; que ceux dont l’énergie, dont les reins pourraient plier sous les étreintes des privations et de la misère, que ceux-là ne descendent pas dans l’arène ! Qu’ils aillent chercher leur substance ailleurs ! Sans pitié on leur crierait : Honte aux faibles ! honte aux vaincus !

NOTES.

(1) Ce Couronnement de la Vierge n’est composé que de deux figures en haut-relief, dont l’une représente le Père éternel et l’autre la Vierge. Ces statues ont été dorées et se sont longtemps parfaitement conservées. Quant au Christ mort et aux douze Apôtres, ils ont été détruits.

(2) Outre la fresque d’Isaac dont vient de parler Vasari, le P. Richa, tom. III, part. 1, pag. 81, croit que Dello laissa d’autres peintures dans le cloître de Santa-Maria-Novella.

(3) On présume que Dello mourut l’an 1421.