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Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Properzia de’ Rossi

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Properzia de’ Rossi,

bolonaise.

Il serait facile de prouver par une foule d’exemples que les femmes ont brillé dans toutes les sciences et tous les arts qu’elles ont voulu cultiver. Que de noms célèbres n’ont-elles pas fournis à l’histoire, même dans l’art de la guerre ! L’univers a retenti du bruit des hauts faits de Camille, d’Arpalice, de Valasca, de Thomiris, de Panthasilée, de Molpadia, d’Orizia, d’Antiope, d’Hippolyte, de Sémiramis, de Zénobie, et de cette Fulvie qui prit si souvent les armes pour sa propre défense et celle de son mari, comme le raconte Dion l’historien. Que de femmes encore ne se sont-elles pas distinguées dans la poésie ! Corinne a été vantée par Pausanias. Eusèbe place avec raison Sapho au-dessus de tous les écrivains de son temps. Varron donne les plus grands et les plus justes éloges à Erinna qui avec trois cents vers lutta contre le premier poëte de la Grèce, et avec son petit volume d’Élécate parvint au même rang que le grand Homère avec son Iliade. Aristophane célébra Carissena, Theano, Myro, Polla, Elpe, Cornificia, et Telisilla à laquelle on éleva une

Properzia de’Rossi.
statue dans le temple de Vénus. Ne savons-nous pas qu’Arétée fut dans les difficultés de la philosophie la maîtresse du savant Aristippe ? Oublierons-nous Lastinia et Assiotea, les disciples du divin Platon, et Hortensia et Sempronia, ces éloquentes Romaines ? Thémis, Gassandre et Manto furent renommées pour leur science dans l’astrologie et la magie. Isis et Cérés ont donné naissance à l’agriculture. Du reste, à quoi bon remonter si haut ? De nos jours n’avons-nous pas la signora Vittoria del Vasto, la signora Veronica Gambara, la signora Caterina Anguisciola, la Schioppa, la Nugarola, Madonna Laura Battifera, et cent autres qui se sont illustrées par leur profonde connaissance des langues italienne, grecque et latine ? Combien d’entre elles, pour nous enlever la palme du génie, n’ont pas craint de blesser leurs douces et blanches mains en attaquant le marbre avec le ciseau et le marteau, comme notre contemporaine Properzia de’ Rossi, cette jeune et belle Bolonaise, dont les nombreux talents furent un objet d’envie non seulement pour les femmes, mais encore pour les hommes ! Aucune de ses concitoyennes n’aurait été capable de lui disputer le prix du chant et de la musique ; douée d’une adresse et d’une patience merveilleuse, elle s’amusait à tailler des figures d’une délicatesse et d’une élégance extrême sur des noyaux de pêche. Elle cisela de la sorte sur un seul noyau la Passion du Christ, avec les apôtres, les bourreaux et une infinité de personnages. Mais ces choses n’étaient que le prélude d’importantes entreprises. Bientôt Properzia se sentit assez forte pour oser solliciter, par l’entremise de son mari, l’exécution d’une partie des sculptures qui devaient orner les trois portes de la façade de San-Petronio. Les directeurs de la fabrique ayant accueilli sa demande, sous la condition toutefois qu’elle leur montrerait quelque sculpture en marbre de sa main, elle fit de suite, pour le comte Alessandro de’ Peppoli, le buste du comte Guido qui excita l’admiration de toute la ville. Elle obtint donc les travaux qu’elle désirait et mena à bonne fin un bas-relief représentant la Femme de Putiphar arrachant dans son désespoir amoureux le manteau de Joseph. Ce sujet fut inspiré à la pauvre Properzia par la douleur que lui causait l’indifférence d’un beau jeune homme qu’elle aimait éperdument. Après avoir tâché d’étourdir ainsi sa passion, Properzia refusa de continuer de travailler pour l’église, malgré les supplications des admirateurs de son génie. Elle eut, en outre, à souffrir de l’envie que lui portait Maestro Amico (1) qui ne cessa de l’attaquer par ses méchants propos et intrigua si bien qu’elle n’obtint qu’une faible partie du prix que méritait son bas-relief. Properzia exécuta encore des anges de marbre qui allèrent orner, contre son gré cependant, la façade de San-Petronio. Elle se mit ensuite à graver sur cuivre et obtint un succès immense et sans conteste. Enfin, à partir de ce moment, la pauvre jeune femme vit tout lui réussir, excepté son malheureux amour.

Le pape Clément VII, étant venu à Bologne pour couronner l’empereur Charles-Quint, désira voir notre artiste dont la renommée s’était répandue dans toute l’Italie ; mais il eut le chagrin d’apprendre que peu de jours avant elle était morte et avait été enterrée à l’hôpital della Morte, suivant ses dernières volontés. Les Bolonais furent très-affligés de la perte de Properzia qui avait contribué à la gloire de leur ville.

Nous avons dans notre recueil plusieurs dessins remarquables qu’elle fit à la plume d’après les tableaux de Raphaël. Son portrait nous a été fourni par des peintres de ses amis.

Nous parlerons encore ici de quelques autres femmes qui sont arrivées aussi haut dans la peinture que Properzia dans la sculpture. Nous citerons d’abord sœur Plautilla, religieuse et aujourd’hui prieure du couvent de Santa-Caterina-da-Siena, sur la place de San-Marco, à Florence. Elle débuta par copier des tableaux de grands maîtres et finit par faire elle-même de véritables chefs-d’œuvre qui émerveillèrent les artistes. L’église du couvent de Santa-Caterina possède deux tableaux de sa main, dont l’un représente l’Adoration des Mages. Elle fit, pour le chœur de Santa-Lucia de Pistoia, un grand tableau ou l’on voit la Vierge avec l’Enfant Jésus, saint Thomas, saint Augustin, sainte Marie-Madeleine, sainte Catherine de Sienne, sainte Agnès, sainte Catherine martyre, et sainte Lucie. Elle laissa également une Cène dans le réfectoire du même couvent de Santa-Caterina, et une autre peinture dans la salle de travail. Ses ouvrages sont du reste si nombreux, que nous nous laisserions entraîner trop loin si nous voulions mentionner tous ceux que conservent diverses familles de Florence. Nous nous contenterons de citer les deux Annonciations qui appartiennent à la femme du señor Mondragone, Espagnol, et à Madonna Marietta de’ Fedini, ainsi qu’un petit tableau de la Vierge que l’on trouve à San-Giovanni de Florence, et plusieurs sujets tirés de la vie de saint Zanobi qui ornent le gradin de l’autel de Santa-Maria-del-Fiore. Avant d’entreprendre des pages aussi importantes, cette vénérable femme avait produit un nombre infini de miniatures que nous passerons sous silence malgré leur mérite. Sœur Plautilla se distingua surtout par ses copies (2). Une Nativité du Christ, qu’elle fit d’après le Bronzino, montre à quelle hauteur elle se serait élevée, si, comme tous les peintres, elle eût eu la faculté d’étudier d’après nature. On peut s’en convaincre facilement, du reste, par ses propres ouvrages où les têtes de femmes, qu’il lui était permis d’étudier à loisir, sont bien supérieures aux têtes d’hommes qu’elle était obligée d’imaginer. Elle a souvent reproduit dans ses tableaux les traits de Madonna Costanza de’ Boni, et avec une telle perfection que l’on ne saurait désirer rien de mieux.

Madonna Lucrezia, fille de Messer Alfonso Quistelli della Mirandola, et femme du comte Clemente Pietra, est devenue sous la direction d’Alessandro Allori, élève du Bronzino, si habile dans le dessin et la peinture, que tous les artistes admirent ses tableaux et ses portraits.

Nous ne devons pas oublier non plus Sofonisba de Crémone, fille de Messer Amilcaro Anguisciola, laquelle de nos jours s’est acquis tant de réputation par ses dessins, ses copies, ses portraits et ses peintures, que Philippe, roi d’Espagne, sur l’éloge que lui en fit le seigneur duc d’Albe, l’appela à sa cour où il la plaça auprès de la reine, en lui accordant une riche pension. Il y a peu de temps, Messer Tommaso Cavalieri, gentilhomme romain, envoya au duc Cosme une Cléopâtre du divin Michel-Ange, et un dessin de Sofonisba, qui représente une jeune fille se moquant d’un petit garçon qui pleure parce qu’une écrevisse lui a pincé le doigt. Rien n’est plus gracieux ni plus vrai que ce charmant morceau. Nous gardons précieusement ce dessin en mémoire de Sofonisba, qui, par son séjour en Espagne, a rendu ses ouvrages très-rares en Italie. Arrêtons-nous ici en disant avec Arioste :

Le donne son venute in eccellenza
Di ciascun’arte ov’ hanno posto cura
 (3).


Au temps du Vasari, dans les arts, toute supériorité était franchement acceptée. Tout mérite avait les honneurs de cet accueil affable, de cette admiration passionnée, de cette révérence naïve, dont les formules emphatiques peuvent paraître plus ou moins pitoyables à notre rêche humeur, à notre querelleuse judiciaire, mais n’en respirent pas moins la vive affection de l’art. Ce peuple, profondément artiste, profondément connaisseur, jouissait de son bien avec chaleur, avec verve, avec appétit. Nationaux, étrangers, enfants, hommes, vieillards, sages et fous, filles et femmes, gens de toute étoffe et de toute couleur, étaient bien reçus, bien appréciés, si leur esprit ingénieux ou leurs mains habiles avaient quelque chose à montrer. On ne sacrifiait point un ordre d’idées à un autre. Les plus humbles productions, les plus grotesques imaginations, les plus monstrueuses conceptions, étaient applaudies, si le mérite y perçait, par les mêmes gens qui sortaient d’admirer les plus sublimes créations, les drames les plus austères, les œuvres les plus régulières. L’Italien du bon temps se pâmait d’aise devant les fantastiques lubies de Piero di Cosimo, et d’orgueil devant les imposantes réalisations de Michel-Ange. Il trouvait également admirable, aussi beau, aussi étonnant, que tout ce qui peut se faire de main d’homme, la tête de la Joconde, ou le pêle-mêle des serpents, des scorpions et des crapauds de Léonard de Vinci. Le tout était couvert d’or quand on était riche, d’envie quand on était pauvre, et de chauds remercîments dans l’un et l’autre cas. Pauvre homme bien à plaindre, en vérité, que l’amateur italien dans ses jouissances grossières et ses niaises extases, que n’était point venu encore discipliner et brider l’esthétique moderne, mère de ces merveilles pures et continues, qu’on nous fait voir aujourd’hui ! Toujours est-il que, dans le bon temps, l’aptitude des femmes à plaire et à intéresser avec l’outil de l’ouvrier à la main était chose entendue. Et le bonhomme Vasari, qui pour sa part a tant remué de toiles et de pierres, et qui a recensé tant d’ouvrages, regarde avec intérêt, mentionne avec bonheur, les noyaux de pèche ciselés avec une élégance extrême (ce sont ses termes) par l’habile Bolonaise. Bien d’autres femmes aussi ont illustré nos villes, continue le narrateur ; d’ailleurs le poète ne dit-il pas que les dames excellent à tous les arts auxquels elles veulent s’appliquer ?

Quant à nous, bon Vasari, nous en sommes convaincus, et votre estimable galanterie ne nous semble pas troubler votre sens exquis, ni préjudicier à la gravité de vos paroles.

Et d’abord, pourquoi le culte de l’art, si culte il y a, et si l’art est un Dieu, n’aurait-il pas ses vierges consacrées, ses saintes prêtresses et ses pieuses desservantes, comme on ne lui refuse pas ses chastes oblats, ses prêtres rigides, et ses dévots néophytes ? Pourquoi rejeter brutalement au milieu des laïques les femmes qui se présentent prêtes à se vouer ? Craignez-vous de voir diminuer, par cette facile accession au sacerdoce, le nombre si considérable des tièdes adorateurs de votre idole ? Oubliez-vous combien les désirs frustrés causent de tumulte, et les vocations détournées, d’ennuis ? Prétendez-vous cacher que les imaginations ardentes et les âmes curieuses, en entrant dans les ordres de l’art, sont rafraîchies et satisfaites, et se délectent dans un ravissement immense, où toutes les souffrances et toutes les misères parviennent à s’étourdir ou à se consoler ? Loin de le cacher, vous allez en rebattant les oreilles de qui veut vous écouter. Pourquoi donc fermez-vous vos portes, si l’on est si bien chez vous ? Et n’est-ce pas un grand inconvénient et une basse complaisance que de ne les ouvrir qu’à ceux qui font grand bruit ? Si vous étiez plus hospitaliers, on entrerait chez vous avec plus de décence, et, en définitive, vous seriez en meilleure compagnie. Autrefois, du temps de Properzia de’ Rossi, où l’art régnait, où le catholicisme n’avait point abdiqué, le sanctuaire, comme l’atelier, s’ouvrait à la femme : deux grandes voies, quoi qu’on dise, de bonheur, de tranquillité et de vertu. Il y avait de simples et secourables femmes qu’on bénissait sans les connaître ; il y en avait d’ambitieuses et de brillantes dont on portait le mérite aux nues, sans pour cela les flétrir. Il y en avait sans doute de fort détestables qui, mieux occupées et mieux retenues, étaient moins malfaisantes. Évidemment les réformations et les idées contemporaines ont laissé un vide ici. Ce n’est pas, au demeurant, que nous donnions dans le piége des déclamateurs modernes, touchant la destitution sociale des femmes. Rien ne va si bien pour les hommes non plus. Mais si partout le mauvais état est général et ne constitue pas l’apanage spécial de l’une ou de l’autre portion de notre espèce, permettons à toutes deux de se débrouiller. Et que le temple dont Dieu sur cette terre, pour son ornement et pour la joie et l’orgueil de ses enfants, a fourni lui-même les matériaux, s’édifie par les efforts de tous et aux applaudissements de chacun. Qui veut bannir la femme de ce chantier ouvert, où toute conviction soulève son fardeau et gagne son salaire, contredit sa vieille légende, son universelle histoire. L’art doit utiliser et sanctifier la mauvaise passion des filles d’Ève. Il appelle leur curiosité dans ses labyrinthes sans limites, pleins de secrets et de merveilles. Que de choses la nature des femmes, si on la connaît bien, depuis les premiers temps du monde qu’on en parle, peut ne pas refuser à l’œuvre ! L’amour qui vivifie, la passion qui exalte, et que sais-je ! l’admiration et le dégoût, l’attendrissement et le dépit, la pudeur et l’effronterie, l’humilité et l’exagération, et la vanité pour dominer le tout, voilà certes bien des moyens sûrs de marquer dans les arts en général.

Maintenant revenons vite, comme il convient ici, à la peinture et à la sculpture par rapport aux femmes. Malheureusement nous ne vivons pas dans une époque de géants, et nos productions ne sont guère monumentales. La peinture et la sculpture mobilières sont, à une bien petite exception près, la seule ressource des artistes même du plus grand mérite. Cet ordre de travaux permet plus que jamais aux femmes de concourir avec nous, au moins sous le point de vue des fatigues physiques. Reste la question des études ; mais aujourd’hui encore les conditions offertes aux femmes à cet égard n’ont rien de plus fâcheux que celles que nous avons à subir nous-mêmes. Pour elles comme pour nous l’éducation se fera mal, et des deux parts, la jeunesse misérable qui n’est point secourue passera par les mêmes privations et les mêmes vicissitudes. Laissant donc de côté toute autre considération hors de propos ici, et sans vouloir expliquer pour elles l’avenir, constatons que les conjonctures présentes leur sont propices.

Quant à la proposition chaleureusement soutenue par notre auteur, à savoir que les femmes peuvent exceller dans nos arts, nous ne saurions ne pas y souscrire. Sans nous lancer davantage dans l’analyse des facultés qui leur sont propres, il nous suffit pour épouser à cet égard la persuasion du Vasari, d’avoir eu sous les yeux tant d’exemples frappants de femmes attirées vers nos arts par le goût le plus vif. Il est pour nous de foi que la nature est une aussi bonne logicienne que n’importe quelle doctrine, et nous ne voyons pas pourquoi la nature interdirait l’intelligence d’une chose quand elle en donne l’amour. En définitive, nous ne saurions attacher aucune idée d’excentricité folle ou blâmable chez qui cherche à se développer dans une tendance naturelle, surtout quand cette tendance est des plus nobles et des plus pures. Laissons les femmes aspirer à briller et se complaire dans tout ce qui peut charmer ; cela leur est dû et leur va bien. L’architecture, le plus imposant de nos arts, mais celui dont la pratique offre le moins de séduction et d’entraînement, les a-t-il jamais attirées ! Qui a jamais rencontré une femme qui voulût devenir architecte, même parmi le petit nombre de celles à qui une fortune indépendante et la bizarrerie du caractère permettaient de courir après le titre, si envié de quelques unes et si redouté des autres, de femme exceptionnelle ? On pourrait dire, à l’avantage des femmes, que toutes celles qui ont étudié ont eu généralement du talent, et qu’il n’en est point ainsi toujours pour nous. Ce fait qui est très avéré pourrait cependant, nous le sentons, nous entraîner dans une controverse dans laquelle il serait insignifiant d’entrer. Nous nous bornons à le poser pour insinuer qu’il ne serait pas inutile d’ouvrir la voie des vraies études de l’art aux femmes, certains que nous sommes que ces études pour elles seraient parfois un secourable et jamais un dangereux support. Qu’on nous permette une comparaison pour nous mieux faire comprendre.

Combien d’hommes, entièrement adonnés au lucre et aux affaires, n’ont-ils pas fait ces fortes études qui mettent à même de choisir ? Combien d’industriels et de marchands n’ont-ils pas été plus favorisés dans leur jeunesse que tels ou tels savants ou artistes, qui n’ont pu que fort tard suppléer au manque d’instruction première ? Voit-on ces hommes moins attentifs à leurs intérêts et moins fidèles à leurs entreprises ? Les enivrantes mélodies de l’étude, les nobles tendances du savoir, troublent-elles si fort leurs calculs et leurs mouvements, et s’y trouvent-ils plus ravalés et moins à l’aise que d’autres, là où leur passion les a fixés ? Pourquoi donc une femme, dont l’intelligence et les facultés auraient été développées, ne conviendrait-elle plus à la vie domestique et aux soins intérieurs, si son désir ou son devoir l’y ramenait ? Non, certes, nous ne croyons pas, et personne ne nous fera croire que la pauvre Properzia ait eu l’âme adultère, par cela seul qu’elle fut une grande artiste. Le temps est décidément passé pour nous où le plat puritanisme des gens médiocres présentait, dans les lieux communs de leur prédication jalouse, la supériorité des talents comme un gage d’infériorité morale. Ces sorties banales contre la grandeur intellectuelle ne nous imposent plus. Elles nous imposent d’autant moins que nous nous sentons éloignés d’engager notre foi dans des prétentions d’un ordre opposé, et qui nous paraissent aussi dangereuses et aussi attentatoires à la dignité humaine. Nous ne voulons d’aristocratie nulle part. Toutes les natures sortant des mains de Dieu, et dotées par lui, nous semblent bonnes et nobles en elles-mêmes ; et les éducateurs qui, jusqu’à présent, n’ont su que gâcher et déprimer, nous paraissent bien osés dans leurs jugements, soit qu’ils veuillent faire suspecter les unes à cause de leur force, ou subalterniser les autres à cause de leur faiblesse. Toujours est-il que c’est bien gratuitement qu’on nous présente les études comme un empêchement aux devoirs, et les progrès comme de mauvais gardiens des principes. Les femmes distinguées par leur savoir, et dont les mœurs sont à blâmer, n’eussent pas été préservées par leur ignorance ; et en ceci je crains bien qu’à notre insu nous n’ayons plutôt la peur du bruit que la haine du vice. D’une personne éminente par le talent tout se remarque, rien ne tombe en oubli ; or, la famille n’aime guère à compter avec le public et à ne pas rester libre de cacher les fautes de ses enfants ; mais au fond, si c’est là un sentiment qui se comprenne, est-ce un intérêt auquel on doive sacrifier les plus belles manifestations ? Ces grandes précautions contre le scandale, dans une société dissolue, nous paraissent trop donner la main à toutes les autres hypocrisies, pour que nous les respections davantage. Avec aucunes les gens de franche et bonne volonté ne doivent s’accommoder. Et voyez d’ailleurs dans la vie la plus ordinaire, et pour conserver la vulgaire honnêteté, de combien de fausses apparences il faut encore savoir faire bon marché. Nous ne pouvons donc en bonne conscience souscrire aux sollicitudes, suivant nous fort étranges, de quelques docteurs qui font l’opinion et qui s’efforcent par leurs craintes irréfléchies et leurs mesquins raisonnements de circonvenir et de détourner les femmes que nos arts appellent. Nous disons les quelques docteurs qui font l’opinion, car la généralité des hommes est malheureusement trop misérable ou trop occupée pour se donner à toutes ces recherches subtiles qui demandent tant de loisir. C’est là quelque chose qu’il ne faut jamais oublier dans les discussions sérieuses, car la plupart du temps on se laisse aller à accorder une trop complète autorité à une poignée de discoureurs, qui seuls sont entendus, parce que seuls ils peuvent prendre commodément la parole. Le bon sens universel est quelque chose de trop large pour se tenir ainsi renfermé sous quelques étroits bonnets.

Dans un état social bien administré, nous ne voyons pas quelle profession pourrait impliquer le vice, mais en tous cas, dans notre société moderne, nous prétendons que l’exercice des arts n’a rien de particulièrement corrupteur. Cependant nous ne sommes pas sans nous apercevoir que toute profession assure l’indépendance, que cette indépendance est peut-être la chose qu’on tient le plus à contester aux femmes, et que la vanité masculine et les préjugés sociaux qui s’appliquent à les comprimer pourraient bien, à vrai dire, répugner plus à leur indépendance qu’à leur immoralité. En effet, il nous semble frappant que la liberté que nos arts peuvent assurer à une femme n’est pas sans nulle garantie. Loin d’être compromettante, elle nous paraît tutélaire, appuyée qu’elle est sur le travail volontaire et sur l’active assiduité, sources des plus sûres vertus. Quoi qu’il en soit, les spéculations délicates auxquelles nous nous livrons ici ne regardent qu’un bien petit nombre de femmes des classes privilégiées. À l’heure qu’il est, personne ne contestera qu’il n’existe malheureusement bien de pauvres créatures abandonnées par la société sur ses âpres chemins, dans l’intérêt desquelles les beaux parleurs et les chastes moralistes ne discutent guère, et qui ont besoin de gagner leur pain. À celles-là, pourvu qu’elles s’y sentent disposées, nous conseillerons formellement de se jeter le plus possible dans les arts. Eh ! mon Dieu ! où en serait le danger ! N’appartiennent-elles pas à cette caste vigoureuse et belle à laquelle la richesse fait si fort la guerre et qui, jusqu’à présent, semble destinée à être sa pâture ! La plupart ne sont-elles pas désignées, honnêtes et sans défense, sons des noms ignominieux, dont le dégoût suffirait à leur donner l’énergie nécessaire pour se créer, par un double apprentissage, une position première ? Habituées à affronter l’opinion qui sans raison les afflige, bien moins de préjugés les entravent. Il serait juste qu’elles en profitassent au moins. Tous les métiers qu’elles choisissent sont forcément appris par elles ; à tous il faut qu’elles apportent d’abord leur temps, leurs privations et leur volonté ! Et pour quoi trouver ? une vie plus ou moins misérable, à cause de l’affreuse concurrence. Les arts, au bout du compte, ne demandent pas davantage et promettent autant. Pourquoi donc ces femmes ne montreraient-elles pas ce qu’elles valent, comme le font quelques-uns de leurs frères ? Pourquoi refouleraient-elles toujours en elles cette sourde envie de parvenir à ces états nobles qui, aujourd’hui, vous mettent de niveau avec les plus fiers ? Objectera-t-on qu’élevées dans l’ignorance et la grossièreté, elles ne peuvent avoir de vocation pour les choses qu’elles ignorent, qu’il leur est impossible de comprendre et, partant, d’étudier ? Mais qu’est-ce donc que la vocation, dont en tant d’autres circonstances on fait tant de bruit, si ce n’est l’instinct, la volonté et la persistance ? Ces virtuelles puissances peuvent-elles être prises pour un produit d’éducation ? Non assurément ; cependant on les rencontre, c’est Dieu qui les donne ; or, les blasphémateurs les plus effrontés n’osent plus dire que l’universelle bonté de Dieu ne sème pas partout ses dons.

On ne comprend rien sans d’abord l’avoir étudié. L’étude de la peinture nous semble en particulier tout à fait à la portée des femmes. La peinture embrasse nombre de branches du goût et de l’ornementation qui permettent un travail modeste et sédentaire, et où de délicates aptitudes et une douce humeur peuvent s’éprendre et se satisfaire. Par là, notre art, dans plusieurs de ses plus intéressantes combinaisons, peut s’allier avec la vie intérieure la plus tranquille et la plus rangée, ce qui ne veut pas dire que, dans ses plus larges extensions, il ne puisse encore conserver aux femmes leur honneur et toutes leurs vertus.

Eh ! pourquoi hésiterions-nous à dire ici un mot sur la difficulté la plus grande, sur celle qui surtout effraie les familles et dispute à l’art les sujets les plus précieux, à celle qui se rattache au cours des études transcendantes du dessin ? Sortirions-nous de la convenance, et dépasserions-nous nos droits et nos engagements ? Nous avons promis de suivre notre auteur dans les discussions graves que sa lecture soulève, et ses regrets sur le talent aussi élevé qu’incomplet de sœur Plautilla marquent suffisamment la nécessité de quelques réflexions, à propos des études d’après le modèle. Elles répugneront toujours probablement à la plupart des femmes. Cependant chaque métier, chaque objet, chaque créature, a son côté de dégoût et son côté de charme, sa répulsion et son attrait ; on pourrait dire son côté indécent et son côté honnête. Cette dualité, qui est le phénomène le plus mystérieux et le moins sondable dans ie monde de l’homme, n’est certes pas particulier à l’étude du dessin. Que quelques susceptibilités l’y trouvent représenté d’une manière plus palpable, ce n’est pas une raison pour lui attribuer des effets plus dégradants. La pudeur peut y souffrir, il est vrai ; mais dans quel enfantement, dans quelle constatation la pudeur n’a-t-elle pas à souffrir ? Et puis, mon Dieu ! qu’est-ce pour bien des gens que la pudeur ? Espère-t-on la pouvoir conserver dans la vie, lorsqu’il faut par soi-même agir, endurer, travailler et apprendre ? La pudeur, en présence de la modestie, de l’honneur, de la chasteté, est une chose vaine. C’est un avantage cependant, nous sommes loin de le nier. La plus grande rudesse éprouve son attrait et connaît son prix. Mais on a beau dire, c’est là une de ces vertus de luxe que la pauvreté ne conserve guère. Combien de pauvres maisons où on ne demanderait pas mieux que de la garder, où on ne s’en sépare qu’avec déchirement, où on la regrette toujours ! Sans parler des plus extrêmes, la misère oblige à prendre de cruels partis, et les âmes qu’elle force à abdiquer les plus douces prérogatives dont la bienfaisance divine les a décorées, ne sont pas d’ordinaire celles qui en sentent le moins l’importance. Au reste, et pour en finir sur ces considérations que nous croyons utiles, et où nous nous trouvons peu à l’aise, nous ferons en outre remarquer qu’en tout et partout la jeunesse, non sans quelque raison, est fort curieuse. Elle devance l’âge et s’insinue tant qu’elle peut dans la vie, et devient souvent vicieuse par cela seul qu’on lui en fait une honte et qu’elle cherche à le cacher. Rien n’est plus propre que nos métiers à émousser ces impressions funestes, et à faire envisager d’une manière graduée et franche la plénitude de la vie à laquelle en dernière analyse hommes et femmes parviennent un jour. Nous signalons la ressource et sympathisons avec le moyen.

C’est à cette plénitude de la vie que se termine assez ordinairement pour les femmes la carrière de l’artiste. Il nous semble que leur expérience et l’élévation de leurs idées doivent leur servir à élever sagement et noblement leurs enfants. D’autres, pour les nourrir et les pourvoir, ont à continuer forcément leurs labeurs, d’autres encore aiment à briller toujours. En somme, nous le répétons, nous trouvons qu’il est bien que les femmes fassent, ainsi que nous dans les arts, comme elles peuvent, sinon comme elles veulent. Elles en sont certes capables. Ce n’est pas un puéril esprit d’innovation qui nous le fait penser. Nous avons pour nous la tradition des beaux siècles, où les plus grands hommes adoptaient sur elles le jugement du poète :

Le donne son venute in eccellenza
Di ciascun’ arte ov’ hanno posto cura.

NOTES.


(1) Vasari parle du peintre bolonais Amico Aspertino, dans la biographie de Bagnacavallo, tome VI.

(2) Vasari parle de cette religieuse, mais sans la nommer, dans la vie de Fra Bartolommeo, tome IV.

(3) Ariosto, Orlando furioso, cant. II, st. 2.