Villiers de l’Isle-Adam (Verlaine)

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VILLIERS DE L’ISLE-ADAM


Le comte Philippe-Auguste-Mathias de Villiers de l’Isle-Adam, poète français, né à Saint-Brieuc, le 7 novembre 1840, descend d’une des plus hautes maisons de France et d’Europe.

Il débuta presque enfant dans les lettres par un volume de vers édité chez Perrin, de Lyon, et introuvable. Ce livre contenait un grand nombre de morceaux des plus remarquables dont il me serait agréable de pouvoir citer quelques-uns si l’espace ne m’était trop mesuré. C’est modestement et orgueilleusement intitulé Premières Poésies. Espérons bien que l’auteur reprendra, dans le recueil de ses œuvres complètes, ce merveilleux péché de jeunesse.

La prose — mais une prose aussi belle que les plus beaux vers — appela de bonne heure Villiers de l’Isle-Adam (c’est ainsi que ses amis le nomment le plus communément, et ses intimes le nomment Villiers tout court ; dans sa famille, on lui dit et on dit de lui Mathias). En 1865, très jeune encore, il fit Elën, un drame d’amour exquis et sombre dont il faudrait citer le magnifique rêve d’opium. Le lecteur, après avoir pris connaissance de ce fragment, pourrait comprendre à quel écrivain de race et de taille l’on a affaire quand on visite ce poète absolu. Car poète, bien qu’ayant écrit relativement peu de vers, il l’est plus certainement qu’aucun de cette époque-ci, ou tout au moins autant que les plus vraiment poètes du siècle. Du poète il a la sensibilité, la vibration, l’éclair, il en a aussi la langue au suprême degré, sonore et riche et disant magnifiquement tout ce qu’il a fallu dire et rien d’autre, puisque du poète il possède encore le bon sens, ce don suprême du poète, le bon sens, le vrai ! le tact, la mesure (dans les deux sens qui n’en font qu’un). Mais voici non hélas ! le chef-d’œuvre tout entier, qui ne compte pas moins de trois pages de fin texte, du moins quelques lignes détachables sans trop de vandalisme :

« Je sais, chantait Maria, pendant que la barque glissait ténébreusement, je sais un Esprit fatigué d’élévations stériles et d’espoirs fondés sur les Ténèbres. Longtemps son vol puissant fut l’honneur des cieux ; dans ses regards dormaient les rêves éternels ; les soirs l’adoraient comme leur hôte et leur génie ; les couchants, lorsqu’il s’exaltait au sein de leurs profondeurs hantées par les mânes des dieux : empourpraient le glorieux veilleur de flammes et de merveilles ; — il s’attarda, par une soirée d’orgueil, d’amour et de triomphe, et la nuit foudroya ce mage de l’Ether.

« Maintenant les cieux l’ont oublié ; sa vie ne peut plus en explorer les parages ennemis ; il est tombé à travers ses espérances perdues ; il ira s’ensevelir dans la dureté de son adieu. »

Ce drame d’Elën contient une scène des plus hardies : Un jeune étudiant s’est endormi sur un banc de mousse d’une charmille d’auberge ; Elën survient et le voit, puis le contemple ; il lui est tout à fait inconnu. Un caprice la prend et, dans un monologue étincelant où se trouvent des choses comme celles-ci : « S’il savait que j’étais là ?.., Hélas ! pauvre femme charmante ; il m’a vue sans doute, et me voir c’est me connaître pour ces enfants… Peut-être il ne me connaît pas, je suis folle… », elle résout d’avoir ce jeune homme pendant trois jours, sans lui dire son nom, et de s’en aller après, « pour, dit-elle, rester pure et respectée dans l’âme de quelqu’un sur la terre », et elle l’éveille d’un baiser sur le front.

SAMUEL.
Hein ? qu’est-ce ? (Après un profond silence.)
Oh ! comme vous êtes belle !
ELEN.
Voulez-vous venir avec moi, monsieur ?
SAMUEL (debout, ébloui).
Comme vous êtes belle !
ELEN (l’entraînant par les deux mains).
Venez, venez ! (Ils traversent la charmille ensemble.)
[Le rideau tombe.)

N’est-ce pas que c’est un peu le Passant ? avec, disons-le à la louange de Coppée et de Villiers (le signataire de ceci a l’honneur de compter parmi les intimes de notre poète) des différences du tout au tout. Ici le « passant » est un jeune homme fait moitié philosophe et moite rêveur, dont l’amour va mettre la philosophie à l’envers et cuber la rêverie, et cette Elën de malheur est une tout autre gaillarde que la bonne Sylvia. Zanetto paraît bien, dans le drame de Villiers, sous le nom de Matuccio, chanteur et page d’Elën, dix-sept ans, précise le personnœ dramatis ; mais attendez :

Distingué par Elën d’un coup de pistolet d’entre une bande de brigands italiens dont il faisait partie à l’âge heureux de quinze ans, puis soigné chez elle et vu, qu’il était spirituel et joli comme un démon, promu son page, il a bien quelque idée pour sa maîtresse : « Ô trop dédaigneuse Elën ! » se dit-il dans la scène I ; mais il préfère à tout les pays de soleil, de paresse et d’amourettes, et l’or qui lui procurera tout cela. Aussi se fait-il allègrement le complice de la jalouse et très riche Mme de Valburg et empoisonne, non sans grâce et par des fleurs, la belle créature qui meurt au milieu d’une fête, dans son palais resplendissant de lumières, de toilettes, d’yeux joyeux et de sourires. Aux funérailles d’Elën, Samuel, l’étudiant endormi du premier acte, tout d’un coup édifié sur le passé de celle-ci, jette cruellement sur son cercueil, pour la payer des trois dernières nuits, une bourse pleine d’or, de billets et de diamants, toute sa fortune, qui est immense, réalisée de la veille, en vue de fuir et de vivre avec la courtisane, qu’il avait crue pure jusque-là et toute à lui. De cette bourse miraculeuse le rusé page s’empare et s’esquive en criant : Tout est bien qui finit bien !

L’auteur a choyé, gâté ce personnage pourtant épisodique et de pure utilité, et qui ne dit pas un mot qui ne soit terriblement portant et toujours exquisite, comme dit intraduisiblement l’Anglais, brillant comme l’acier, sinistre comme le crime. Sans compter que, ô les ravissants travestis ! dans cette pièce moderne (l’action se passe en 18... probablement après Leipzig ou Waterloo, à en juger par une allusion de Samuel à des « batailles pour la patrie ») il arbore des costumes aussi éclatants que variés, soie cramoisie, satin blanc, perles, poignards à gaine d’or. La splendide petite canaille toutefois n’empiète pas sur les quatre principales figures, Elën, la Valburg, Andréas et Samuel, figures très bien campées et véritablement magistrales de vie intense et de langage essentiellement approprié dans sa superbe grandiloquence. En somme Elën est un magnifique drame écrit et composé par un maître et dont la représentation serait bien à désirer pour l’honneur obscurci de la scène française.

Parallèlement à Elën, Villiers publiait Isis, un roman, ou plutôt la première partie d’un roman philosophique, dont il est douloureusement regrettable que la suite n’ait pas paru. Tel qu’il est, ce fragment considérable suffirait à classer l’auteur parmi les premiers de nos prosateurs, et moi j’ose ajouter qu’il est un de ses nombreux titres à se voir sortir du rang par l’avenir et proclamé le plus grand.

La philosophie qui ressort de cette œuvre et de toutes les œuvres de Villiers, je soutiendrai à qui voudra et je prouverai qu’elle mérite toute attention, tout respect, et je ne tiens pas pour sûr qu’elle ne soit pas un jour la formule du siècle.

Morgane, un drame plus beau peut-être encore qu’Elën, profond et noir, avec des splendeurs, suivit de près la publication d’Isis. La cour de la Naples de Nelson et de Caroline y déploie ses intrigues sanglantes, ses terribles passions, son luxe et son mystère. La charmante et perverse figure d’Emma Lyonna, duchesse de Hamilton, pénètre l’action d’un frisson saphique tout nouveau depuis Shakespeare au théâtre. La Révolte absurdement tombée en 1869, au Vaudeville ; le Nouveau Monde que jouèrent naguère les Nations, aux applaudissements de l’élite, deux essais miraculeux, complètent avec Axel, dont les fragments publiés pronostiquent un immense succès définitif, le théâtre de Villiers, qui a toute une série dramatique en gestation, pour notre bonheur et l’honneur éternel des Lettres.

Claire Lenoir, une longue nouvelle parue en 1869 dans la Revue des Lettres et des Arts dirigée par notre poète, est un génial mélange d’ironie, de métaphysique et de terreur. Les Contes cruels devaient de nos jours répéter cette triple note bien caractéristique du génie de Villiers, avec l’autorité d’un talent plus mûr. Les Contes cruels et la Révolte sont les seuls livres de notre auteur que puisse se procurer facilement un amateur du grand et du beau, du fin et du profond. L’unique Bibliothèque Nationale est à même de pourvoir le curieux de ses premières œuvres. L’avenir évidemment ménage au grand public une réimpression complète.

En attendant, j’ai cru bien faire d’insister surtout sur Elën et quelque peu sur les autres productions de cette période.

Lisez toujours les Contes cruels et la Révolte.


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