Vingt années de Paris/Le Tableau de Marcel

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C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 137-145).


LE TABLEAU DE MARCEL



Cest fait ! la cage est vide, l’oiseau envolé, l’enfant hors du logis. Du taudis ou de l’hôtel, de tout atelier d’artiste peintre ou statuaire, est sorti le tableau nouveau-né, le marbre neuf. Des lointains paisibles du Luxembourg aux mercantiles hauteurs de Montmartre, on a vu, pendant dix jours, camions, voitures de déménagement, fiacres, haquets, commissionnaires, emporter, vers le palais à coiffe de verre des Champs-Élysées, la moisson d’art annuelle.

Il y a eu, comme toujours, grande presse au dernier moment, sur le passage des envois, à la porte nº 9. Rapins et maîtres mêlés, confondus sur les degrés du grand escalier de pierre, ont fraternellement imité le chant du coq, entonné les scies de rigueur pendant le défilé. Les camarades se sont retrouvés ; les forts ont été salués, les chétifs, blagués. Des feutres d’un autre âge ont été signalés çà et là, campés sur des yeux enfantins et des barbes fluviales, ainsi qu’aux jours d’émeute reparaissent les types de barricadiers. La dernière peintresse est revenue, toujours pareille, émue et empanachée, filant les yeux baissés, dissimulant, dans un foulard, sa « nature morte » encore fraîche.

On a hurlé des « bans » pour Carolus, espéré vainement Sarah Bernardt. Enfin les gardiens du Palais ont repoussé la foule au dehors. À cinq heures, les portes se sont fermées. Silence. Il faut attendre maintenant les décisions du jury. Que faire jusqu’au premier mai, jusqu’à l’ouverture de l’Exposition ?

L’œuvre accomplie, l’effort épuisé, la tartine ou le navet disparu, l’artiste, aux premiers instants, semble hébété, prostré, comme amputé d’un morceau de son être. Il erre, traînant son désœuvrement, son inquiétude, par les rues, les brasseries, le regard vague, les bras ballants, rebelle au séjour de l’atelier vide, veuf de sa chimère.

En effet, si médiocre que soit l’œuvre, on y a laissé de soi-même ; utilement ou non, ce marbre, on l’a ému de son souffle, on a laissé de sa vie en cette toile ; à l’heure de la séparation, non seulement c’est un vide à l’atelier, c’est véritablement un trou dans le cœur. Chez les isolés surtout, les célibataires. Pour eux, c’est absolument l’ami qui s’en va, le consolateur, le confident des causeries muettes pendant les longs crépuscules d’hiver, aux reflets mourants du poêle, alors que, dans la magie du soir, il semblait qu’on vît, par moments, s’animer, palpiter l’ébauche.

Il en est ainsi pour le peintre Marcel.

Son tableau de cette année représente un intérieur ouvrier ; trois personnages : l’homme, la femme, l’enfant. La mère effarée serre entre ses bras son petit emmailloté. Scène violente.

Quand l’idée a jailli, soudaine, armée de pied en cap ainsi que la Minerve au sortir du crâne olympien, Marcel en a brossé tout aussitôt l’esquisse, au courant du premier jet. Puis est venue la réflexion ; l’étude a déterminé les proportions, la gamme.

Il a fallu songer aux modèles.

Trouver l’ouvrier, la femme du peuple, rien de plus facile. Depuis l’abandon des académies, le délaissement du nu, les « poseurs » sont en grève ; il en pleut dans la misère de Paris.

Quant aux femmes, il n’est point rare de voir se musser, dans l’entrebâillement des portes d’atelier, la frimousse ébouriffée et curieuse d’une fille qu’ennuie la couture ou le fer à repasser, et qui, sur le conseil d’une rouleuse, a entrepris le « tour des artistes », vient offrir sa beauté paresseuse.

Un enfant au maillot, c’est autre chose à obtenir. À moins d’être voisin d’un bureau de nourrices, et encore ?…

Le mieux serait de l’avoir fait ; mais est-ce que Marcel a eu le temps d’être père ?

Orphelin de bonne heure, jeté au vent du hasard, en dédaignant les aubaines, retenu en même temps que poussé hors des étroites conventions de la société moyenne, par ces deux fatalités natives : — pauvreté, imagination, — il a grandi dans l’indépendance d’allure et d’esprit qui le désigne à la réprobation bourgeoise. Aucun guide, aucune aide. Ses amitiés ? des partages de peines ; ses amours ? quelques sourires, par échappées, longuement suivis de pleurs. Cependant, il poursuit son but. Les ans passent.

Il vient tard, le nid, à ces oiseaux-là !

Non, Marcel n’a pas d’enfant.

C’est pourquoi notre homme est allé voir un camarade, ancien disciple de Préault, qui, pour le salut de son estomac, substitua naguère le moule au ciseau, et fait aujourd’hui, au lieu de statues, des accessoires de théâtre.

Là, dans la fumée des pipes, le chant des ouvriers, la joyeuse odeur du vernis, sous le regard troué des têtes de cotillon, la trompe en baudruche des éléphants de féerie ; dans le vaste pandémonium, encombré de bibelots en toc et de simili-meubles à trucs, qui est son usine, le cartonnier, sur l’heure, a modelé, moulé, enluminé, mis au monde factice un enfant parfaitement conformé, articulé, propre à l’illusion, et l’a jeté au bras de Marcel qui s’en est allé ravi.

Il ne s’agissait plus que d’habiller le bébé.

La Providence, encore une fois, s’est manifestée sous les traits de Mme Henriette.

C’est la vieille femme de ménage de Marcel ; une autre misère : 30 francs par mois. Elle a été mariée. Son homme, un cordonnier, alors qu’elle fut près d’accoucher, la délaissa pour une autre « qui avait plus de manières », dit-elle humblement.

L’enfant est venu, un garçon ; elle l’a élevé tant bien que mal. Maintenant il est soldat.

Quand elle a eu connaissance de l’embarras de Marcel :

— Passez-moi cela, lui a-t-elle dit, c’est mon affaire.

— Mais les vêtements ?

— J’ai ceux du petit.

— Votre garçon ? mais c’est un homme !

— Oh ! j’ai gardé ses petites affaires de « dans le temps ».

— Oui. Eh bien, mère Henriette, allez ! vous me ferez plaisir.

Cela n’a pas été long. La mère Henriette a couru vers son taudis, elle est revenue avec un paquet de vieux langes, une brassière, un petit bonnet. Elle était rajeunie de vingt-cinq ans. C’était plaisir de voir virer, s’assouplir, vivre le poupon dans ces vieilles mains maternelles.

Une épingle ici, une épingle là ; en un clin d’œil ce fut fini ; puis, soulevant le poupon dans ses bras, et le contemplant d’un œil enchanté :

— C’est tout à fait lui, fit-elle.

Et tandis que se mouillaient ses yeux, elle appuya, d’un geste emporté, ses lèvres sur le carton colorié…

Ô grandeur de la chair ! puissance de l’enfant ! culte jamais lassé ; œuvre jamais finie et toujours présente ; amour dont l’éternel éclair suffit à entretenir la flamme au cœur des vieillards.

C’est à cela, c’est à ce geste éloquent, naïf, irréfléchi d’une pauvre servante, que songe à présent Marcel, en son atelier vide et muet, le regard errant aux solives du plafond, où les araignées, silencieusement, tissent leurs fils pareils à des cheveux gris.