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Poèmes et Paysages/Vocation

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Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 13-23).


VOCATION


Ma fleur contient un fruit et mon vers une idée.


 

LA MÈRE

Pourquoi jeter ta voix si paisible et si douce
A travers ces rumeurs d’un siècle aux fortes voix ?
Ami, crois-moi, résiste au démon qui te pousse ;
Laisse tes faibles chants, comme l’eau sur la mousse
Laisse tes chants couler à l’ombre de nos bois.

LE FILS

Mère, vous m’avez dit aux jours de mon enfance :
« A de nobles instincts livre-toi sans défense.
Ta raison ni ton cœur ne sauraient t’égarer :
S’ils parlent, obéis sans jamais murmurer.

Pour le cœur, la raison est une sœur aînée :
C’est de leur saint amour que la sagesse est née.
Sans elle on est aveugle, et stérile sans lui.
Demande-leur toujours un mutuel appui ;
Et, pareil à l’oiseau qui se fie à son aile,
Laisse guider ton vol à leur voix maternelle. »
Fidèle à vos leçons, quand leur voix a parlé,
Mère, sur mon chemin je n’ai point reculé.

LA MÈRE

Est-ce bien la raison qui parle et nous conseille ?
Ou quelque espoir chanteur qui séduit notre oreille,
D’un cœur bien jeune encor flattant les passions,
Ne nous berce-t-il pas, ami, d’illusions ?
La Muse t’éblouit ! oh ! la Muse est si belle !
Mais son ardent regard brûlerait ta prunelle ;
Du soleil l’aigle seul affronte les splendeurs.
Pour un rêve insensé ne fuis point ma chaumière !
O papillon d’un jour épris de la lumière,
Ne vaut-il pas mieux vivre et mourir dans les fleurs ?

LE FILS

Si la gloire est pour vous un rêve, une chimère,
Ce rêve est beau, vous-même en convenez, ma mère.

LA MÈRE

Sa voix un jour ou deux chante sur un tombeau,
Mais un écho d’un jour n’importe point au sage :
C’est le vol sur les mers d’un oiseau de passage ;

C’est dans la nuit des temps un rapide flambeau ;
C’est l’arbre de nos bois à l’abondant feuillage,
Qu’étouffe dans ses nœuds la liane sauvage…
Ah ! l’oubli croît au pied du laurier le plus beau !

LE FILS

S’il est des noms éteints, des noms plongés dans l’ombre,
Sur qui pèse des temps la nuit antique et sombre,
Il en est dont l’éclat ne s’est point affaibli :
Pics superbes planant au-dessus de l’oubli,
Dressant sur l’avenir leur cime fraternelle,
Ils survivent, baignés d’une gloire éternelle !

LA MÈRE

Mais aussi quelle angoisse ! et combien d’hommes-rois
Pour arriver au trône ont passé par la croix !

LE FILS

À leur sainte infortune ils ont dû se résoudre :
Les sommets seuls ont droit au sacre de la foudre !

LA MÈRE

Égarés sur leur trace, hélas ! que d’insensés
Ont tenté l’ouragan et les flots courroucés !
Combien dans cet espoir d’une vaste conquête
Au lieu d’un nouveau monde ont trouvé la tempête !
Que d’espoirs échoués ! que d’efforts superflus !
Beaucoup sont appelés, combien peu sont élus !
Dans l’océan des jours un nom ou deux surnage.

L’onde est pleine d’écueils qu’on ignore à ton age :
Le chant de la sirène attire ; sous le flot
Crains de trouver la tombe, imprudent matelot !

LE FILS

Que sous l’onde en fureur le faible sombre et meure,
Qu’importe ! l’homme fort lutte, dompte et demeure !
Vers l’inconnu prenant un vol audacieux,
Sondant les profondeurs de l’abîme ou des cieux,
Il reviendra vainqueur ! et, debout sur les cimes,
Nouveau prophète au front plein de lueurs sublimes,
Aux peuples prosternés il dira ses travaux,
En leur léguant des lois ou des mondes nouveaux !

LA MÈRE

Mais il faut un Moïse à toute œuvre divine !
Malheur à l’insensé dont l’orgueil se devine,
Qui, rêvant pour ses jours un périlleux labeur,
Ose envier leur rôle aux hommes du Seigneur !
A leurs vastes travaux Dieu mesura leurs forces.
C’est lui qui fait au chêne aux robustes écorces
Sa racine profonde et ses rameaux puissants
Pour porter sans fléchir la colère des vents.
Mais, prodigue envers tous, toujours bon, toujours juste,
Il donna la faiblesse et la grâce à l’arbuste.
Tout est grand à sa place ; ici-bas et là-haut
Chaque chose concourt à l’œuvre du Très-Haut.
Il dit à l’arbre altier : « Lutte avec la tempête ; »
Au roseau : « Sous les vents plie humblement la tête. »

LE FILS

Celui qui de son sang racheta nos malheurs,
Pour conquérir le monde a choisi des pêcheurs.

LA MÈRE

Si le but est divin et si l’aile est divine,
Qu’importe l’horizon ! qu’importe l’origine !
Qu’il s’élance des mers ou qu’il parte d’un nid,
L’astre et l’aigle des cieux atteindront le zénith !
Mais l’aigle et le soleil ont des ailes de flamme !
Mais le Christ à l’apôtre avait prêté son âme !
Mais l’astre et le disciple, instruments radieux,
Faits pour guider la terre et l’homme vers les cieux,
S’éclairant au foyer des volontés suprêmes,
Rayonnent par le maître et non point par eux-mêmes !
Eh ! quels sont parmi nous les hommes de son choix ?
Dieu nous a-t-il prêté sa lumière ou sa voix ?
Ce siècle est encombré d’ambitions hautaines !
Les cœurs sont aveuglés, les routes incertaines.
Combien, hélas ! combien sont arrivés trop tard
Pour briller à leur place au firmament de l’Art !
Ami, quand le soleil plane au dôme céleste,
L’étoile doit voiler son front pâle et modeste,
Jusqu’à l’heure où, s’ouvrant, fleurs des nocturnes cieux,
Les étoiles, ses sœurs, éclosent à nos yeux.
L’humble oiseau, pour chanter, attend que sur la terre
La nuit ait répandu son ombre et son mystère.
Chante et brille comme eux, loin du jour et du bruit ;

Sois l’oiseau de nos bois, l’étoile de ma nuit,
Et ne donne, ô mon fils ! qu’à ta douce vallée
Les paisibles accords de ton hymne voilée.

LE FILS

Quoi ! ne livrer jamais ma voile et mes accords
Qu’au calme de ces eaux, qu’au souffle de ces bords !
N’aventurer jamais ma nef et mon courage
Dans les luttes du bien contre l’homme et l’orage !
De peur de me blesser à leurs troncs épineux,
Laisser croître et monter nos préjugés haineux !
De tant d’aveugle orgueil tolérer l’insolence !
Voir triompher le mal et garder le silence !
Voir du joug au tombeau passer l’humanité
Sans permettre à ma langue un cri de liberté,
Sans blâmer des hauteurs d’une voix mâle et grave
Le pouvoir usurpé du maître sur l’esclave !…
Ah ! contre un tel oubli de l’homme et de ses droits
Tout être, infime ou grand, peut élever la voix.
Le faible doit marcher lorsque le fort s’arrête.
Du glaive trois fois lourd, trempé pour la conquête,
Je n’ai jamais rêvé le fardeau dans mes mains.
Que l’homme au bras d’acier, aux efforts surhumains,
De son siècle hâtant la lenteur inféconde,
Pour le faire avancer brutalise le monde,
Gloire à lui ! — Le poète adoucira son chant
Pour parler au superbe et fléchir le méchant.
Pour attendrir celui que la colère enflamme,
Mouillant son vers ardent des larmes de son âme,

Sa voix fera chanter, à la face du ciel,
Le pardon de Caïn par les lèvres d’Abel !
Sa lyre enseignera, sans haine et sans démence,
L’espérance à l’esclave, au maître la clémence ;
Elle dira qu’un Dieu sur la Croix est monté
Pour que dans l’homme un Dieu soit toujours respecté !
Qu’il nous faut, nous venus en des temps plus prospères,
Combattre et racheter les fautes de nos pères ;
Qu’il nous faut, nous leurs fils, expier le passé,
Venger le droit humain dans l’esclave blessé,
Rendre à l’être déchu - don plus cher que la vie ! -
Avec la liberté, sa dignité ravie,
L’arracher à sa nuit, l’abreuver à son tour
Des eaux de la sagesse et des eaux de l’amour,
Et le régénérer à ces sources premières,
Le cœur par les vertus, âme par les lumières !
On peut d’un joug inique avoir subi la loi,
Mais l’étude affranchit, et le génie est roi ;
Et l’esprit, combattant avec persévérance,
Tuera la servitude en tuant l’ignorance !…
Voilà ce que mon luth, de clémence animé,
Dira pour consoler tout un peuple opprimé.
Le poète est surtout l’ami de la souffrance :
Son cœur est fait d’amour et sa voix d’espérance ;
Sur toutes les douleurs, aux bons comme aux pervers,
Toujours il doit verser le baume de ses vers ;
Et toujours, de sa lyre à l’ineffable corde,
Il doit monter des chants d’espoir et de concorde.


LA MÈRE

Ô jeunesse ! ô candeur ! saintes illusions !
Et tu veux attendrir l’homme et ses passions !
Sur le sol des bienfaits germe l’ingratitude.
De ton propre bonheur fais plutôt ton étude.
Régénérer les jours ? mais c’est l’œuvre du temps !
Lui seul fait aux hivers succéder les printemps.
L’envieux, sous ton ombre abritant sa couleuvre,
De ses impurs venins viendra salir ton œuvre.
O misère ! il dira qu’on peut voir à la fois
Des flammes dans tes yeux et du sang dans ta voix,
Et qu’il sait lire, au jour de sa pensée intègre,
Ta haine pour le blanc sous ta pitié du nègre !…
L’homme est vain et crédule et méchant tour à tour :
D’avoir aimé sa cause il nous punit un jour.

LE FILS

Eh ! que me fait à moi son amour ou sa haine ?
Insensé qui se fie à la justice humaine !
Bien plus loin, bien plus haut, j’ai placé mon espoir.
Par la vertu dicté le chant est un devoir.
Du poète ici-bas la mission est sainte :
Sa tête, de laurier moins que d’épine est ceinte ;
Il se doit, il se donne ; à Dieu seul de juger !
Il songe à l’avenir et non point au danger.
Eh ! qu’importe d’ailleurs ! l’orage a son ivresse.
Je sens battre à mon front le sang de la jeunesse
Et j’ai soif d’action ! Las d’un rongeant repos,

Je veux vivre enivré de la rumeur des flots !
Je hais l’obscurité ! L’oisiveté me pèse !
Dans un cercle étouffant ma vie est mal à l’aise ;
J’ai soif d’espace et d’air, d’air et de liberté,
Pour y rouler mon aile à pleine volonté !
Je suis fils de ces monts dont les crêtes sauvages
Ne se couronnent point d’azur, mais de nuages.
J’aime la mer ! — la mer, de son bruit orageux,
A bercé, jeune encor, mon sommeil et mes jeux !
C’est ma nourrice à moi ! Comme un coursier qui fume,
Que de fois, m’emportant sur sa croupe d’écume,
Elle a bondi sous moi ! Que de fois, triomphant,
J’ai mêlé sa crinière à mes boucles d’enfant !
Aussi, j’aime la mer et ceux qui, forts comme elle,
S’en vont au vent du large essayer leur grande aile ;
Le fier oiseau du Cap, hardi navigateur,
Qui fend l’immensité du pôle à l’Équateur,
Et double en se jouant son rocher de tempête,
L’ouragan sous ses pieds, l’ouragan sur sa tête !
Je ne sens point en moi l’inaltérable humeur
Du cygne ami des lacs, qui chante, heureux rameur,
Sur des flots où se meut l’ombre molle des palmes,
Ses amours purs comme eux, comme eux sereins et calmes.
Ma jeunesse répugne à d’inutiles jours ;
Je porte dans mon sein de plus hautes amours.
La Muse est mon amante, et mon Dieu, la Nature !
Je veux, sous leurs regards, vibrante créature,
Laisser sur tous les tons, dans tout mode vainqueur,
Chanter à pleine voix la lyre de mon cœur !

J’ai besoin d’épancher ma veine adolescente.
Je suis d’un sol ardent où la sève est puissante,
Et mes pensers croîtront ! et, s’ouvrant dans les cieux,
Arbres de poésie aux rameaux spacieux,
Ils épandront au loin leur ombre sur la terre :
Ombre où viendra songer le vieillard solitaire,
Ombre où viendra rêver la femme au cœur souffrant,
Ombre où viendra s’asseoir le voyageur errant,
Ombre d’où couleront de calmantes pensées
Sur les cœurs irrités et les âmes blessées !
Être utile ! grandir une auréole au front !
Aux plus divins sommets s’élancer d’un seul bond !
Et dans un but suprême - ô suprême victoire ! -
Doubler de l’avenir l’orageux promontoire !
O rêve des grands cœurs, lutte qu’il faut tenter !
Oh ! laissez-moi partir ! oh ! laissez-moi chanter,
Ma mère ! oh ! laissez-moi, même au prix du naufrage,
A d’aussi hauts espoirs mesurer mon courage !

LA MÈRE

Puisque ma voix, ami, n’a pu vous retenir,
Partez ! Dans nos printemps, les yeux sur l’avenir,
Nous ne croyons qu’en nous. Hélas ! l’expérience
Est un fruit de l’automne, une amère science
Qu’au présent dédaigneux offre en vain le passé.
Nous voulons passer tous où d’autres ont passé.
L’ambition pour nef et pour nocher l’audace,
Nous voulons affronter l’écueil qui nous menace ;
Et plus tard, quand la vague a trahi tous nos vœux,

Quand les neiges de l’âge ont blanchi nos cheveux,
De labeurs harassé, battus des flots contraires,
Nous sombrons sous l’espoir qui vit sombrer nos frères ;
Et nous sentons alors, dans l’angoisse du cœur,
Qu’on a tout délaissé pour un songe menteur,
Songe qu’à son réveil la raison nous enlève.
Hors l’amour des enfants, tout est mensonge et rêve !
Tu le sauras un jour… Mais va cueillir ailleurs
Ton lot d’illusions, d’épines et de fleurs.
Je ne dois point flétrir tes espoirs éphémères,
Car le bonheur, ami, n’est fait que de chimères.
Pour moi, je veux rester à l’ombre de ces bois
Où joua ton enfance, où s’inspira ta voix.
Triste de tes revers, de ton bonheur heureuse,
Je suivrai du regard ta course aventureuse,
Et je prierai le ciel de mesurer les vents
A l’esquif que conduit ta voile aux plis mouvants.
Mais, quel que soit le sort qui t’attend dans la lutte,
La palme ou le cyprès, le triomphe ou la chute,
Souviens-toi qu’en ce monde il est du moins un cœur
Qui t’aimera vaincu tout autant que vainqueur,
Et, contre tous les coups d’une fortune amère,
Que toujours, mon enfant ! il te reste ta mère !