Voisinage (Maurière)

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Le Figaro (Le Supplément littéraire) du 14 mars 1925 (p. 3-14).


VOISINAGE


nouvelle


Landry et Bécart étaient mal ensemble, très mal — au point qu’ils ne s’injuriaient plus et qu’ils affectaient de ne pas se connaître. La figure de Landry ne rencontrait jamais que le dos rond de Bécart, tandis que Bécart passait ses yeux sur Landry, comme s’il regardait au travers. Une telle ignorance l’un de l’autre chez deux voisins est plus grave qu’une dispute.

Cela datait de trois ou quatre ans avant la guerre. Landry était le richard du pays, celui dont les hautes granges encerclent une basse-cour mouvante, des écuries à la chaude haleine, de larges fumiers, signe de prospérité. Confiant dans la force du sol qui alimentait sa vie comme une source généreuse, il dépensait aisément et il aimait à soulever un peu de poussière autour de lui.

Bécart était entré dans le monde par la porte de hasard. Journalier, pêcheur, braconnier, gars de batterie, il avait un jour, au milieu d’autres sottises, commis celle de se marier. Sa femme répandit au long des années des séquelles d’enfants. Dans une méchante cabane, tous ces mal lavés insultaient maintenant, par leurs cris et leurs guenilles, la demeure soignée et les nobles grilles de la ferme…

Il n’y avait plus de sécurité pour les prunes, et si les haies permettaient parfois aux poules de s’égarer chez Bécart, elles les empêchaient toujours d’en revenir. C’était une maison de désordre et de pillage, avec des filles en cheveux, criardes, sur le seuil — et des nichées d’enfants sales. À certains moments, il en sortait de toutes les ouvertures, à moitié nus, qui se tordaient comme des vers. On ne distinguait pas ceux qu’avaient ramenés les filles de ceux qui appartenaient au père.

— C’est-t-honteux, monsieur, disait Landry.

Jusqu’à la guerre, Bécart miséreux, déguenillé, resta soumis et humble comme un chien galeux. Il travaillait assez souvent à la ferme, et pour cette raison, Landry tolérait cette tache à côté de sa prospérité.

Mais Landry perdit son garçon ; il ne lui resta qu’une fille ; ses domestiques partirent un à un ; la main-d’œuvre devint rare et fut bientôt introuvable. Peu à peu, la ferme déclina ; bien des champs restèrent incultes ; la maison prit une livrée de maladie, avec des plaques d’herbe dans la cour, des ulcères aux murs, des toits qui desquamaient. Landry, qui n’avait songé qu’à agrandir sa terre et qui avait toujours dépensé largement, se trouvait embarrassé, comme dans des habits trop vastes qu’on ne peut remplir.

Par contre, la nichée de Bécart — cinq filles, deux garçons — s’en va tous les jours à la ville, aux usines de bonneterie, qui, par les tentacules ferroviaires, sucent la vitalité du pays ; on y gagne gros. Une brusque prospérité gonfle comme une tirelire la cabane misérable : cent francs par jour y tombent… Bécart vit maintenant en roi fainéant ; il traîne les cafés. Tout le monde niche pêle-mêle comme autrefois ; des robes de jersey de soie sont accrochées dans des appentis sordides. On n’en est pas encore au besoin de confort, mais seulement à la satisfaction de l’appétit. On mange de fins poulets, de larges rôtis, rapportés de la ville. Toute la journée, le café chauffe et le feu flambe ; la femme de Bécart passe son temps à élargir la culotte de son homme.

À côté, en revanche, la vie s’est rétrécie. Seul avec sa fille et un seul domestique, Simon (un quadragénaire, depuis l’enfance à la ferme et pour ainsi dire immeuble par destination), Landry cultive son bien. Mais il se fait vieux. Il n’a plus l’ardeur d’autrefois ; il n’achète pas de machines, il abandonne les foires du chef-lieu, il tourne dans sa vieille routine, comme, un cheval usé.

Alors, d’un côté le trio d’esclaves du sol, cette fille de vingt-neuf ans qui menace de sécher sur pied comme un vieux pavot ; en face des gars en chemise de cellular, cigarette au bec, des filles parées et chignonnées qui vont au bal, Bécart qui bat sa femme, politiquaille et réclame le partage des biens (c’est tout ce qu’il comprend au communisme). Comment voulez-vous qu’on ne se haïsse pas ? Deux castes se heurtent : le terrien âpre et taciturne, l’ouvrier gouailleur et insouciant. L’un décline, l’autre monte : c’est donc la guerre.

La Maria, la fille de Landry, est tout fiel. Elle sent sa trentaine tourner au vinaigre. Elle la déteste cette nichée, qui produit et reproduit, cette promiscuité, cette vie débridée, cet accent faubourien, ces mots inconnus, ces faces claires à côté de sa peau qui se basane… Est-ce qu’on ne pourrait pas se débarrasser de cette vermine ?

Landry a cru jouer un bon tour à son voisin : il a échangé un champ, un magnifique champ pour la misérable bicoque — et, devenu le propriétaire de Bécart, il lui a signifié congé. Malheur ! toute la chicane s’est hérissée contre lui : moratoires, délais, prorogations, que sais-je ! Et il reste là, impuissant devant son locataire qui ricane !

Bécart pourrait sans peine trouver un autre logis ; Landry lui en a fait proposer un, à l’autre bout du pays, meilleur et pas plus cher : il a refusé en riant.

— Non, non ; je tiens à rester dans le quartier bourgeois !

Et il nargue Landry, qui hausse le dos et qui, poursuivi par les rires et les farces des jeunes galvaudeux, se mine le tempérament, de colère rentrée.

Cela aurait peut-être fini par un éclat — mais les choses se sont arrangées…

L’aîné des Bécart qui est faraud, avec son linge blanc — c’est d’ailleurs le mieux de la bande — eh bien ! la Maria le regardait. Il faut dire qu’elle a manqué deux mariages par son refus de quitter la ferme, et au pays, il n’y a plus de « marieux ». Ils sont trop jeunes ; les autres ne sont pas revenus de la guerre. Comment a-t-elle, dans ses sentiments intimes, séparé du reste de la famille ce bonnetier robuste et avantageux, à l’œil vif sous sa casquette, au petit bedon d’ouvrier aisé ; c’est là le secret des filles et celui des amours. Mais pour rien au monde elle n’avouerait que si elle a des envies de le gifler, de l’écraser comme un grillon, c’est qu’elle l’aime, c’est qu’elle voudrait… Mais ne voilà-t-il pas qu’elle apprend que cette « becquenelle » de Joséphine, la fille du facteur, une camarade d’école, va épouser Bécart ?

Du chagrin, du dépit, de la colère ? Maria ne sait pas distinguer tout cela dans la marmite haineuse qui bout dans sa tête. Sa rancune s’exaspère comme une brûlure d’huile.

Ah ! rira bien qui rira le dernier !

Ils n’ont pas voulu quitter la cabane ! Ils ont cherché de mauvaises raisons ! Ils ont fait agir le député ! Eh bien, ils partiront quand même ! Cette verrue sur la face de la ferme disparaîtra. Ainsi en a décidé le front rigide de Maria. Depuis ce moment-là, elle se sent calmée, dominatrice.

Aussi, un soir de nuée, a-t-elle, par les derrières, gagné la barbe du toit de chaume des Bécart. Il est nuit. Tout à coup un formidable coup de tonnerre retentit… Crac ! dans la paille elle introduit une allumette-tison enflammée, attend une seconde, puis s’enfuit…

— Après tout c’est à moi ! J’ai bien le droit, pense-t-elle en sautant la haie.

Le toit prend ; l’orage pousse la flamme, et voici que de la fenêtre de sa chambre Maria, le cœur bondissant, voit le repaire tout rouge et craquant comme une javelle dans l’âtre, tandis que la vermine s’enfuit, emportant les meubles, les robes de soie ! Ah ! ah ! les robes de soie et les souliers Louis XV ! Elle rit tout haut en y pensant… Puis elle descend, un seau plein à la main, pour le cas où des étincelles tomberaient dans la cour. En un quart d’heure, tout est fini…

Le lendemain, elle fit le tour des décombres noircis.

— Il va falloir déblayer ça tout de suite, dit-elle.

Elle rentra, triomphante, dans sa ferme qui s’élevait maintenant fière, nue et seule dans la plaine. Elle en examina les bâtiments d’un œil sévère.

— Il faut une poigne d’homme dans la maison. Le père laisse tout aller.

Dans la cuisine, elle regarda le domestique attablé, de quinze ans plus vieux qu’elle, silencieux. C’était un bon ouvrier solide et qui prenait l’intérêt de la maison. Une décision durcit le front de Maria.

— Mieux vaut lui que rien, dit-elle à mi-voix. Ça fera un maître pour le bien.

Pesant, le valet mangeait, ignorant sa haute destinée.


Gabriel Maurière.