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Volupté (Sainte-Beuve)/XI

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Nous atteignîmes le printemps. M. D... nous tint parole, et le marquis put être transféré à une maison de santé près de Passy. Madame de Couaën décida de se loger immédiatement à Auteuil, pour être à portée de faire sa visite chaque jour. Ce qui la fixa vers ce lieu, outre l'agrément du bois et le bon air qu'y respireraient les enfants, ce fut que la jeune femme obligeante dont j'ai parlé, épouse du secrétaire intime, madame R., y passait les étés d'ordinaire, qu'elle devait y aller avant peu de semaines, et que son instant désir d'avoir madame de Couaën pour voisine prévenait chez celle-ci toute hésitation. Je continuai d'habiter mon logis près du petit couvent ; mais j'allais chaque après-midi à Auteuil ; quand il était un peu tard, je me rendais directement à la maison de santé, où je trouvais madame de Couaën déjà arrivée et établie ; nous y dînions en famille, je la reconduisais à la brune et m'en revenais ensuite coucher à mon faubourg : je servais ainsi de lien, de messager continuel entre madame de Cursy et sa nièce.

Mes heures du matin, vous ai-je dit, étaient très employées à la lecture, à l'étude, à me mettre au fait des sources nombreuses de science qu'offrait alors Paris : cet âge actif de la jeunesse embrasse tout, suffit à tout. Je fréquentais plusieurs fois par décade, au Jardin des Plantes, le cours d'histoire naturelle de M. de Lamarck  ; cet enseignement, dont je ne me dissimulais d'ailleurs ni les paradoxes hypothétiques, ni la contradiction avec d'autres systèmes plus positifs et plus avancés, avait pour moi un attrait puissant par les graves questions primordiales qu'il soulevait toujours, par le ton passionné et presque douloureux qui s'y mêlait à la science. M. de Lamarck était dès lors comme le dernier représentant de cette grande école de physiciens et observateurs généraux, qui avait régné depuis Thalès et Démocrite jusqu'à Buffon ; il se montrait mortellement opposé aux chimistes, aux expérimentateurs et analystes en petit, ainsi qu'il les désignait. Sa haine, son hostilité philosophique contre le Déluge, la Création génésiaque et tout ce qui rappelait la théorie chrétienne, n'était pas moindre. Sa conception des choses avait beaucoup de simplicité, de nudité, et beaucoup de tristesse. Il construisait le monde avec le moins d'éléments, le moins de crises et le plus de durée possible. Selon lui,les choses se faisaient d'elles-même, toutes seules par continuité, moyennant des laps de temps suffisants et sans passage ni transformation instantanée à travers des crises, des cataclysmes ou commotions générales des centres, nœuds ou organes disposés à dessein pour les aider et les redoubler. Une longue patience aveugle, C'était son Génie de l'Univers. La forme actuelle de la terre, à l'entendre, dépendait uniquement de la dégradation lente des eaux pluviales, des oscillations quotidiennes et du déplacement successif des mers ; il n'admettait aucun grand remuement d'entrailles dans cette Cybèle, ni le renouvellement de sa face par quelque astre passager. De même dans l'ordre organique, une fois admis ce pouvoir mystérieux de la vie aussi petit et aussi élémentaire que possible, il le supposait se développant lui-même, se composant, se confectionnant peu à peu avec le temps ; le besoin sourd, la seule habitude dans les milieux divers faisait naître à la longue les organes, contrairement au pouvoir constant de la nature qui les détruisait : car M. de Lamarck séparait la vie d'avec la nature. La nature, à ses yeux, C'était la pierre et la cendre, le granit de la tombe, la mort ! La vie n'y intervenait que comme un accident étrange et singulièrement industrieux, une lutte prolongée, avec plus ou moins de succès et d'équilibre çà et là, mais toujours finalement vaincue ; l'immobilité froide était régnante après comme devant.

J'aimais ces questions d'origine et de fin, ce cadre d'une nature morne, ces ébauches de la vitalité obscure. Ma raison suspendue et comme penchée à ces limites, jouissait de sa propre confusion. J'étais loin assurément d'accueillir ces hypothèses par trop simplifiantes, cette série uniforme de continuité, que réfutait, à défaut de ma science, mon sentiment abondant de création et de brusque jeunesse ; mais les hardiesses de l'homme de génie me faisaient penser. Et puis dans sa résistance opiniâtre aux systèmes de toutes parts surgissants aux théories nouvelles de la terre, à cette chimie de Lavoisier, qui était une destruction, une révolution aussi, il me rappelait involontairement cette semblable obstination imposante de M. de Couaën dans une autre voie ; quand il dénonçait avec amertume la prétendue conspiration générale des savants en vogue contre lui et contre ses travaux, je le voyais vaincu, étouffé, malheureux comme notre ami : il avait eu, du moins, le temps de se faire illustre.

En suivant ce cours de M. de Lamarck, j'eus occasion d'y connaître un jeune homme d'esprit et de mérite qui y venait assidûment. Nous causions volontiers ensemble des idées de la leçon, des matières philosophiques en litige. Il était plus âgé que moi ; sorti des écoles de l'Oratoire, vers les premières années de la Révolution, et très versé dans les écrits et les personnages récents. Il parlait à merveille des opinions de MM. Cabanis et Destutt-Tracy, et de la société d'Auteuil, qu'il me révéla, et dans laquelle il avait été introduit, du vivant même de madame Helvétius. Je l'écoutais avec charme, je l'interrogeais beaucoup, et il alla au-devant d'un désir que je n'eusse osé exprimer, en m'offrant de me présenter à l'un des dîners philosophiques qui avaient lieu encore tous les tridis, mais que leur nuance idéologique et républicaine pouvait d'un moment à l'autre faire cesser. Quelques pages sur l'analyse de l'Imagination, que je lui avais confiées, et qui avaient plu extrêmement à deux des philosophes, servirent de passeport à sa demande en ma faveur. Il se hâta, heureusement pour moi, et j'eus l'honneur d'assister au dernier, je crois, de ces dîners des tridis : c'était chez un restaurateur au coin de la rue du Bac du côté du pont. Je me sentis saisi de respect et frappé de silence au milieu de ces hommes graves et tous plus ou moins célèbres, moi venu d'un bord si différent. Je ne perdis pas une seule de leurs paroles ; elles étaient simples, d'une logique suivie, nettes et ingénieuses, pleines de précision et de bien dire. Garat seul poussait un peu au brillant. La politique, qui laissait percer des ombres sous l'enjouement des convives, n'éclata qu'à la fin comme un orage. Un mot de quelqu'un contre l'affectation à l'Empire rompit la discussion philosophique qui s'était assez maintenue jusque-là : Cabanis et Chénier eurent de l'éloquence.

Des accents tout nouveaux m'apportaient les mots de république, de liberté et de patrie. C'est l'unique fois que je vis ces hommes dont les traditions ne vous ont pas été étrangères, mon ami, et que plusieurs des survivants vous ont peints beaucoup mieux que je ne les ai pu connaître.

Dans mon souci des divines portions de notre nature qu'ils ont négligées, vous ne m'avez jamais entendu porter contre eux d'anathème.

Quand j'arrivais à Auteuil ou à la maison de santé, au sortir de ces études et de ces cours, j'en étais plein, j'en parlais souvent même à madame de Couaën seule ; je lui désignais sur la place la maison de madame Helvétius devant laquelle nous passions. Elle souriait de ce qu'elle appelait mes engouements, et me grondait de mes nouveautés de systèmes. Si j'essayais de lui expliquer la formation de la surface terrestre par les eaux pluviales et par le déplacement des mers, elle écoutait avec ingénuité, s'appliquait d'abord à comprendre, et secouait bientôt la tête d'un air sensé qui voulait dire : “ Comment pouvez-vous croire à de tels récits ? " Quelque indifférente que je me la figurasse d'ordinaire, il y avait des moments où elle portait une attention presque inquiète sur ma façon d'être et de penser, et ces légères craintes de sa part, rencontrant mon mécontentement secret et la conscience de mes misères, troublaient l'espèce de résignation habituelle à mon amour, et agitaient notre incomplète harmonie. C'était à Auteuil, un soir d'avril ; dans un petit chemin prolongé dont la terre était rouge et tendre, nous nous promenions solitaires : la saison peu avancée n'avait jeté au fond du taillis que ces milliers de feuilles qui pointent et qui ne sont pas poussées encore.

Nous avions, dans toute la longueur de l'allée, un fond de ciel clair, sans un seul nuage, sans rougeur vive et sans étoiles ; nous n'allions ni du côté du soleil couché ni du côté de la lune levante. Quelque chose de vague, de fuyant, d'indécis, de clair-obscur et de clairsemé, composait cette vue et ce moment ; une douce vapeur rousse végétale était répandue sur tout cela. Au lieu d'être heureux et de jouir de ces beautés, comme il était simple, en y abandonnant nos cœurs, une petite altercation s'engagea ; madame de Couaën me pressait plus qu'elle n'avait jamais fait sur ces symptômes de mobilité et de goûts divers que le nouveau séjour de Paris développait en moi ; elle m'entrevoyait depuis peu sous un aspect tout autre, disait-elle ; elle ne lisait à travers mes ardeurs d'esprit et mes acquisitions multipliées, qu'une triste possibilité de changement futur.

Si, demain, il nous était donné de repartir, redeviendrais-je aisément l'habitant de Couaën, le pèlerin modeste de Saint-Pierre-de-Mer et de la Colline ? - J'avais peine à lui faire entendre que l'avidité de savoir est distincte en nous de la fidélité d'aimer ; qu'il y a dans l'homme une grande inquiétude d'apprendre qui a besoin d'errer, de se jeter au-dehors, pour ne pas dévorer le dedans ; que, dans ce manque de foi fixe où j'étais, et avec un large sens ouvert, toutes les idées m'arrivant d'abord par le côté intelligible et plausible, je devais avoir l'air de les croire, de les épouser éperdument pêle-mêle, tandis que je ne faisais réellement que les connaître jusqu'au bout et les déduire avec activité, sauf à les juger, à les secouer au loin, une fois comprises.

Les noms de Lamarck et des précédents philosophes me revenaient assez souvent à la bouche dans cet entretien, et elle se lassait de les entendre. Il faut dire autre chose encore. La veille, j'étais arrivé plus tard que de coutume à la maison de santé, ayant fait visite, en venant, à la jeune dame R., que quelque indisposition retenait à Paris. Cette visite, que, dans la circonstance, madame de Couaën avait trouvée inutile, était au fond de ce reproche général qu'elle m'adressait : son insistance tenait plutôt à ce point qu'à tout le reste. Etait-elle précisément soupçonneuse ? Etais-je en faute ? Qu'y avait-il déjà ? Il n'y avait rien qui se pût appeler du moindre nom, et pourtant, lorsqu'après avoir insisté et combattu longtemps dans les hauteurs, elle se rabattit tout d'un coup sur ce grief, honteuse et troublée du mot qui lui échappait, le ton dont je m'expliquai là-dessus la blessa par quelque aigreur. Elle me cria chut avec souffrance, comme pour arrêter à temps ma parole :

« Quel ton inouï vous avez ! ” dit-elle. Je ne pus m'empêcher de répondre : “ C'est aux choses que vous dites chut, bien plus qu'au ton ! ” Nous brisâmes par un silence. Un moment après, je trouvai encore moyen d'être dur à propos des enfants dont elle me parla : en fait de préceptes d'éducation, j'étais dur volontiers, sévère comme quelqu'un qui connaît déjà la corruption du cœur ; elle était indulgente et confiante au bon naturel, comme l'innocence.

Nous nous quittâmes mal, ou du moins je la quittai mal ce soir-là.

Demain elle n'y songera plus, me disais-je au retour pour m'étourdir ; et j'allais, tantôt peiné de la peine que je lui avais dû faire, tantôt m'irritant à l'idée de sa facilité d'oubli. Le lendemain de bon matin contre mon ordinaire, j'étais à Auteuil ; en me voyant entrer, les larmes lui vinrent : “ J'ai eu tort, dit-elle, de vous faire ces reproches ; mais vous avez été un peu rude pour la forme. J'ai eu bien tort pourtant. ” Et elle s'accusait elle-même dans son caractère en louant mon amitié ; elle s'imputait de troubler les meilleurs moments par ses tristes humeurs. - “ Oh ! non pas, m'écriai-je alors. C'est moi seul qui ai eu tout le tort ; promettez que vous croirez que c'est moi seul qui l'ai eu. ” Et quand elle eut dit oui, nous sortîmes vers le bois, dans la rosée partout brillante, chacun avec une larme aux paupières. Tout en marchant, je lui pressais la main et murmurais à son oreille : “ Que vous êtes bonne !” “Oh ! C'est pour vous que je suis ainsi, répliquait-elle avec un tendre enjouement : je ne serais si bonne, savez-vous ? pour personne autre. ” Puis elle retirait sa main, toute larme séchait subitement en ses yeux, et elle rentrait dans sa paix d'innocence et son insouciance apparente. Nous passâmes ensemble cette journée entière ; je l'accompagnai à la maison de santé et la ramenai de bonne heure après le dîner. Plus d'une fois dans ce jour, la trouvant pâle et altérée de visage, je la regardai fixement ; mais elle souriait avec tranquillité à mon regard et ne se plaignait pas. Le soir, nous nous retrouvâmes dans la même promenade que la veille, unis enfin et charmés, au milieu de toutes sortes de conversations pareilles à cette vue du ciel et du sentier, douces, nuancées, fuyantes, sans étoile vive, sans trop d'éclat ni trop d'ombre, mais délicates aussi, subobscures parsemées d'une sobre teinte indéfinissable comme cette rousseur printanière des bois sur un fond de sérénité. Oh ! seulement, que ces entretiens perdus, que cette légère allée où je repasse, ne soient pas comptés parmi les autres sentiers qui mènent à l'éternelle ruine ! qu'il me soit permis plutôt d'y voir, à travers mes pleurs, un de ces petits chemins réservés, tels que les peindrait le Poète chrétien , et le long desquels gravissent, au tomber du jour, les âmes qui arriveront !

Le malheur de ces fugitifs instants, qui semblent participer de la félicité invisible, c'est qu'on ne peut humainement s'y tenir. Il faut que l'amante soit morte ou séparée de nous par un perpétuel éloignement, que le cloître ou l'autel s'élève entre elle et nos désirs ; il faut que la religion soit là, en un mot, pour éterniser cette chaste nuance, et faire qu'elle ne se dénature pas. A moins d'être de ceux qui pleurent, qui se repentent, qui jeûnent et qui prient, qui passent leurs nuits et leurs jours à sacrifier, à atténuer tout suspect mouvement, on a bientôt franchi la limite qui serait peut-être permise, si elle était exactement observable. A peine eus-je quitté l'entretien ce soir-là, je m'en revenais heureux, paisible d'abord sans ivresse, récapitulant en moi-même cette infinité d'impressions tendres, contemplant un pur sable d'or au sein de ma pensée. Mais m'étant repris aux témoignages plus vifs du matin, suivis de sa part d'un si grand calme et de son habituelle égalité d'humeur, je ne tardai pas à me trouver mécontent ; tantôt j'affaiblissais en idée, tantôt j'exagérais ces témoignages d'affectueuse indulgence, je les tourmentais pour y chercher ce qui n'y était pas ; ma conclusion fut qu'elle n'y avait point sans doute attaché la valeur équivoque que j'y aurais voulue maintenant, que je n'avais nullement désirée alors.

D'irritation en irritation, la nuit plus sombre et le tumulte de la ville s'en mêlant, j'en vins à secouer le préservatif d'une journée si pure, à me garder moins du bourbier au bord duquel je passais et à y perdre tout délicat souvenir.

Dans l'épais sommeil apoplectique qui châtia cette rentrée coupable, aucun rêve cristallin et léger ne me reporta vers la rousse allée prête à verdir et ne me rouvrit l'âme aux pudiques mystères.

Deux ou trois jours après étant retourné avec elle à cette promenade favorite du bois nous la retrouvâmes bien changée. Il était tombé dans la nuit une de ces grosses pluies chaudes qui décident le printemps. Les plus larges feuilles en abondance vêtissaient les arbres ; la terre suait de petits nuages pommelés brouillaient les cieux ; une sève turgescente découlait à tous les rameaux. Au logis les feux des cheminées qui, la veille, brillaient encore, s'éteignaient sans avoir la force de surmonter cette atmosphère pesamment attiédie. L'air charriait de grasses odeurs. Nos corps aussi étaient oppressés et nos poitrines gonflées d'ennui. “Oh ! ce n'est plus là notre allée, s'écria-t-elle avec surprise en la voyant si touffue ; êtes-vous comme moi ? et d'où vient que je l'aime moins ainsi ? ” Et se sentant bientôt lasse, elle demanda de s'en revenir. - La nature extérieure, pas plus que le cœur de l'homme, ne s'arrête longtemps à ces nuances angéliques qui appellent un autre soleil. Cette nature champêtre tant vantée se fait en certains cas l'auxiliaire et la complice de la nature intérieure corrompue. Bonne inspiratrice d'ordinaire, et nous entretenant volontiers de Dieu, elle a pourtant des jours de mauvais conseil ; elle redevient païenne, soumise encore au vieux Pan et toute peuplée d'Hamadryades. Une solitude trop fleurie et trop touffue, pour un solitaire trop jeune, doit être souvent une dangereuse compagne :

Jérôme eut besoin d'abord contre lui-même de l'affreux désert de Chalcide ; il recommande en maint endroit l'âpreté dans le choix des déserts. Le grand peintre chrétien, Raphaël, par un instinctif sentiment d'harmonie et comme de pudeur, n'a jamais semé aux arbres lointains de ses paysages, derrière les têtes de ses Vierges, que quelques feuilles si rares qu'on les peut compter.