Voyage chez M. Blaise

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Calman Lévy (p. 35-58).



VOYAGE CHEZ M. BLAISE


À J.-N.


Je ne veux pas te priver du récit de cette mémorable journée d’hier ; tu nous avais prédit que nous déjeunerions chez M. Blaise avec des coquilles d’œuf, pas même avec des coquilles de noix, vu que ça se brûle et que l’avare modèle ne laisse rien perdre. Eh bien, nous avons pantagruéliquement banqueté. Il est vrai que la chose n’a rien coûté à notre hôte. — Hydrogène, en nous invitant à déjeuner sur l’herbe en pleine vallée Noire, dans les prairies de son joli papa, avait tout prévu et tout envoyé chez lui. D’autre part, les convives appartenant à la famille avaient tous porté quelque chose, café, dessert, sucre, etc.

Nous sommes arrivés, mon frère et moi, comme le dernier des quatre-z-officiers de Malbrouck, c’est-à-dire ne portant rien, qu’un terrible appétit, excité par une longue course équestre dans des chemins endiablés et l’air piquant de la saison.

Comme nous entrions au galop dans la cour, — il faut toujours se payer une belle entrée, — le premier objet agréable qui frappa nos regards, entre un tas de fumier et une paire de bœufs crottés jusqu’à l’échine, fut celle que nous avons baptisée « Rose-du-Bengale ». Elle avait les manches retroussées jusqu’au coude et fouettait une crème dans une écuelle de terre. Après elle, nous apparut Caroline au long nez, à l’œil noir, au teint vermeil. Rondelette et mieux que jolie, charmante : elle remuait, au seuil de la maison, une casserole d’où s’exhalait un doux parfum d’oignon et de graisse chaude.

Alors apparut Hydrogène, qui ne tenait rien que ses mains au bout de ses bras, mais en les laissant pendre d’une si étrange façon, que je crus, à les voir si molles et si flottantes, qu’il secouait une paire de gants.

— Dieu vous bénisse ! s’écrièrent-ils d’une commune voix. Nous avons cru que vous aviez oublié le rendez-vous.

— J’avais trop faim pour l’oublier, répondis-je en sautant sur le pavé, qui n’était pas très-propre et d’où je fis jaillir je ne sais quel liquide noir à la figure de mes hôtes.

— Bah ! dit Hydrogène en s’essuyant, à la campagne !

J’embrassai ces dames, qui sentaient fort le ragoût, s’étant mises bravement à l’œuvre et dévouées au salut de tous :

— Vous êtes des anges, leur dis-je, et j’ai honte de ne savoir rien faire d’utile. Ne puis-je vous servir de marmiton ?

— Et moi de sommelier ? dit mon frère.

— Non, non, vous êtes les invités, lui répondit Rose-du-Bengale. Pourtant vous avez quelque chose à faire : vous surveillerez le râtelier pour que M. Blaise n’aille pas enlever le foin et l’avoine qu’on donnera à vos chevaux et aux nôtres. Votre sœur va fouetter la crème pendant que j’irai mettre la broche.

Elle me confia l’écuelle et disparut. Mais je n’eus pas essayé de ce passe-temps plus de deux minutes qu’il me sembla singulièrement monotone et que je posai l’écuelle sur la margelle d’un vieux puits qui se trouvait là fort à propos. Tout aussitôt un bataillon de guêpes vint brutalement goûter la crème et s’y plonger comme des sauvages qu’elles étaient. Je les chassai, et j’allais reprendre mon travail, quand arriva un groupe d’abeilles discrètes, proprettes, dorées par le pollen des ficaires fraîchement écloses. Avec quelle grâce délicate elles trempèrent leurs petites pattes dans la mousse sucrée qui marbrait les bords du vase !

— Ô sages et honnêtes ouvrières, m’écriai-je, que je ne mange jamais de crème en neige, si je vous dérange avec ce balai impie, formé de branches de groseillier !

Et je m’absorbai si bien dans la contemplation de ces charmantes créatures descendues de l’Hymette pour m’inviter au repos, que la crème ne prit aucune consistance et que Rose, en venant me demander compte du dépôt sacré, s’étonna du peu de succès de mes efforts.

— Il faut, lui dis-je, honteuse de mon oubli, que ce soit le voisinage du puits et la fraîcheur qui s’en exhale qui aient contrarié l’opération.

La bonne ménagère se paya de cette raison et se rapprocha de la cuisine. Elle n’eut pas plutôt fouetté pendant un quart d’heure et sué d’autant, que le mets prit une consistance et une blancheur admirables. Hydrogène, qui étudie la chimie, trouva une explication pour ce phénomène et je ne fus pas grondée.

Je m’en allai promener mes remords dans le verger. C’est un endroit délicieux, où volaient déjà les coliades et où les grimpereaux tournaient gaiement autour des branches chargées de mousses humides. Je ne sais pas si tu es venu herboriser dans cet enclos, qui ne porte, en ce moment du renouveau, aucune trace de pas humains. Un gazon, court et encore jauni par les dernières gelées, descend en pente rapide vers le fond de la vallée où coule la Vauvre. Plantés en quinconce irrégulier, de vieux arbres à fruits, jadis taillés, aujourd’hui abandonnés à leur libre croissance, étendent et entrelacent leurs rameaux anguleux au point de départ, de manière à empêcher la circulation. Puis, tout à coup, ils se redressent et s’épanouissent en bouquets vigoureux qui bientôt formeront une voûte de fleurs.

Je m’assis sur un de ces troncs noueux ; une pluie fine mouillait mes cheveux, qui se mirent à pendre en saules pleureurs, comme s’ils voulaient se mêler au travail printanier de la végétation. Le chant d’un coq rompait seul par moments le silence de la campagne encore engourdie à la surface. À travers le fouillis des branches, je découvrais un des sites les plus mélancoliques et les plus doux de notre vallée, les eaux frissonnantes de la Vauvre avec ses buissons de presle, ses prés coupés d’arbres et ses petits moulins d’où s’échappent de minces filets de fumée bleue. Pas un seul village, pas de clocher, pas de maison bourgeoise, pas de ruines, pas de routes, rien que des sentiers encaissés et bordés d’épine, des troupeaux blancs sur des prés verts, des ponts de bois sur la rivière, des oies devisant gravement sur le sable des rives, des horizons fermés d’arbres, rien pour le peintre, rien pour le chroniqueur ; et, sur tout ce paysage positivement simple et sans intérêt, planait pourtant je ne sais quelle poésie qui se sent et ne peut guère se traduire. Est-ce le sentiment de l’isolement intellectuel ? Peut-être. On peut marcher ici du matin à la nuit sans rencontrer une trace de civilisation. Le pays est pourtant cultivé partout et plus habité qu’il ne le paraît, les nombreuses chaumières cachant leurs toits bas et incolores sous les arbres ou dans les plis du terrain. Mais la pensée d’aucun des êtres qui sont là ne franchit les limites de son petit domaine. Le paysan est tellement identifié à la nature, qu’il n’en dérange pas la tranquille solennité et qu’il ne semble point peupler la solitude. Le sentiment qui s’empare de nous autres liseurs, quand nous pénétrons dans ces retraites bocagères, est celui-ci : le repos dans l’oubli. Et, ne t’en déplaise, si c’est une pensée égoïste, elle est diablement douce et salubre.

J’en étais là de ma rêverie lorsque Hydrogène arriva, avec ses mains. Il se fit un siège d’un arbre voisin et me narra l’histoire de ce verger.

— La maison, dit-il, n’a jamais été qu’une maison de paysan riche, et mon grand-père n’était rien de plus qu’un paysan. Mais il avait amassé du bien et fit planter ces arbres et bien d’autres, car le verger s’étendait autrefois jusqu’au lit de la rivière. Il l’entoura d’un large fossé dont vous voyez les vestiges et son enclos passait pour le plus riche du pays. Mais le grand-père eut quatorze enfants qui ont partagé les terres, démeublé la maison et démembré la réserve. Les uns arrachèrent les plants, les autres les laissèrent grandir incultes. Le tout fut morcelé, coupé par des buissons ; et, de l’ouvrage qui avait coûté tant de soins, il ne reste que ces vieux arbres qu’on oublie plus qu’on ne les respecte, mais qui, tout vieux qu’ils sont, dureront encore plus que nous.

Duteil nous appela pour le dîner. Il n’était plus question, à mon grand regret, de manger sur l’herbe. Il pleuvait tout de bon, et le couvert avait été mis dans une grande chambre à plafond bas, aux solives noircies, avec une seule petite fenêtre. L’obscurité me rend toujours triste et la pluie avait traversé facilement mon petit vêtement de drap léger. Je vis alors une scène curieuse en me réchauffant sous la haute cheminée. Hydrogène la remplissait à la hâte de bûches et de fagots. À peine avait-il le dos tourné et le feu commençait-il à flamber, que le joli papa de notre ami, M. Blaise, approchait doucement et emportait furtivement les bûches. Le fils revenait, et, croyant le combustible épuisé, remplissait de nouveau la cheminée ; tout aussitôt le papa recommençait à la vider. Heureusement on l’emmena à l’autre bout de la table et je pus présenter mon dos à une belle flambée qui égaya enfin le local.

— Heureux les avares ! pensais-je. Ils n’ont jamais froid ni faim. Ils arrivent à surmonter toutes les exigences de la nature et à se pétrifier au physique comme au moral.

Celui-ci est un type qui serait odieux s’il n’était burlesque. Croirais-tu que je ne l’avais jamais vu ? Il s’était mis sur son dimanche pour nous recevoir, c’est-à-dire qu’il avait son habit de noces du Directoire, un drap jaunâtre usé jusqu’à la corde ; un grand gilet jaune d’une époque antérieure, je crois, lui tombait jusqu’aux genoux. Sa queue, ficelée d’un ruban immonde, remontée par son grand collet d’habit dans une position horizontale, allait caresser l’oreille de son voisin chaque fois qu’il tournait la tête, et il la tournait souvent, inquiet du zèle que ses servantes, plus hospitalières que lui, mettaient à nous servir. Il ne songea pas à profiter des douceurs culinaires qui ne lui coûtaient rien que le bois et le charbon. Il refusa les mets choisis qu’on lui offrait, disant qu’il n’avait pas coutume de manger le bien des autres et que les autres feraient sagement de penser comme lui.

Le repas fut copieux. Duteil s’était chargé des vins, et réussit à en faire boire à M. Blaise. Il le poussa même si vivement, que l’avare finit par consentir à nous raconter ses campagnes, qui ne sont pas moins curieuses que sa personne.

— On prétend, lui dit mon frère, que vous avez déserté deux fois.

— C’est des mensonges ! répondit M. Blaise, j’ai déserté cinq fois. À dix-huit ans, je suis parti dans la réquisition des trois cent mille hommes. À Angers, j’ai été incorporé dans la légion nantaise, où je me suis vite ennuyé et où j’ai pris mon congé sous la semelle de mes souliers. J’étais royaliste et philosophe. Je ne voulais pas me battre. Les gendarmes m’ont rattrapé à Loches ; ils ont voulu me persuader, à coups de plat de sabre, que j’étais bon républicain et m’ont conduit de brigade en brigade jusqu’à Rennes, où un représentant du peuple nous fit un discours pour nous prouver que le jour de gloire était arrivé. Je ne voulais point de gloire, moi, et je m’en revins chez nous sans rien dire. On m’a fait repartir quatre autres fois. La dernière fut la pire. J’étais couché, quand les gendarmes vinrent pour me prendre, je me cachai sous le lit. Ces gredins-là burent deux pichets de mon vin, tuèrent mes deux coqs et les mangèrent sous mon nez, en me jetant les os, car ils me savaient là et s’amusaient à mes dépens. Quand ils eurent bien déjeuné, ils firent semblant de s’en aller et je crus pouvoir aller dans ma cour m’assurer du dégât qu’ils m’avaient fait. Mais ils s’étaient cachés derrière la grange, et, tombant sur moi, ils m’attachèrent à la queue de leurs chevaux qui avaient mangé du vert. — Je vous laisse à penser ! Enfin, je reçus mon congé et je me croyais sauvé, quand on m’envoya deux médecins pour constater que j’étais trop malade pour servir. Je n’étais point malade du tout, et je me plaignais sans pouvoir dire où j’avais mal. Alors, ils m’ont signé un certificat bien drôle qui disait :

   « Nous avons trouvé M. Blaise
   De la légion nantaise,
   Assis sur sa chaise
   Fort mal à son aise,

» Parlant peu, maladroitement et sans raison. — En foi
de quoi, etc… »

— Ne nous raconterez-vous pas, lui dit Duteil, pourquoi, à la Châtre et dans tout le pays, on vous a surnommé Queue-de-veau ?

— C’est bien simple, répondit M. Blaise. Une fois libéré du service, je songeai à me marier, Je m’habillai de mon mieux et je me poudrai tout à blanc avec de la belle manivolle[1]. Je m’en allai trouver M. Mauduit à la Châtre.

» — Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Blaise ?

» — Pas grand’chose, monsieur Mauduit. Je vous demande votre fille.

» — Ah ! oui-da ! monsieur Blaise ! Pas grand’chose ? Et laquelle de mes filles demandez-vous ?

» — Celle que vous voudrez, monsieur Mauduit ; ça m’est égal.

» Là-dessus, il me prend par les épaules, m’arrête un petit moment sur le pas de sa porte, et me pousse dehors. Voilà tous les galopins de la ville à me suivre en me criant :

» — Blaise, queue de veau ! »

» Je ne savais à qui ils en avaient. Enfin, rentré chez moi, je m’aperçois que M. Mauduit m’avait pendu au dos une grande queue de veau. Je l’ai vitement fait cuire et j’en ai dîné pendant trois jours ; elle était diablement bonne et le plus bête n’était pas moi.

M. Blaise devenait expansif, mais, au dessert, apparurent certains pruneaux et certains fromages qu’il crut reconnaître comme siens, et, subitement dégrisé, il quitta la table pour aller arrêter le pillage.

Nous ne le revîmes plus. La pluie avait cessé. On alla causer et s’ébattre au gué de la Vauvre ; puis au moulin d’Angibault, qui est une délicieuse oasis de verdure et de belles eaux courantes. Enfin, comme la nuit arrivait, on rentra pour monter à cheval et partir. Ma jument Collette était fort impatiente de rentrer chez elle. J’eus toutes les peines du monde à lui faire attendre que Rose et Caroline fussent hissées en croupe, l’une derrière son mari, l’autre derrière Hydrogène. Dans son empressement à nous aider, Hydrogène s’était laissé choir dans le fumeriou, et, comme mon frère l’en avait retiré vite, il voulait se jeter dans ses bras pour l’en remercier.

— Ne va pas m’embrasser au moins ! lui cria mon frère.

— Si fait, répondit Hydrogène en le serrant sur sa poitrine, c’est de bon cœur, va !

Caroline ne voulait plus chevaucher derrière lui dans l’état où il était. Duteil et mon frère l’essuyèrent avec des bouchons de paille et enfin on se mit en route.

Nous étions venus sans nous tromper par le chemin de la mare verte, laquelle mare n’a rien de dangereux pour peu qu’on serre le buisson du bon côté. Hydrogène prétendit qu’à la nuit, il y avait du danger, et qu’il valait mieux gagner Montipouret par un chemin plus long. Comme il ne faisait pas nuit du tout, je pense bien que c’était un prétexte pour se montrer dans le bourg en belle compagnie, et nous le suivîmes pour ne pas le contrarier. Nous n’avions pas fait cent pas qu’un lièvre traversa le chemin devant nous, sans se presser, comme s’il se moquait de notre cavalcade.

— Diable ! dit Duteil, mauvaise affaire ! Un lièvre qui vous regarde, c’est un sorcier qui vous nargue. — Ma femme, dit-il à Rose, tu devrais faire un beau signe de croix pour conjurer le charme, autrement il nous arrivera ce soir quelque fâcheuse aventure.

Puis il fit un grand cri : sa femme l’avait pincé pour l’empêcher de se moquer de la religion.

Pour se venger, Duteil se mit à prêcher d’une voix tonnante, et il traversa Montipouret en déclamant :

— Mes très-chers frères, écoutez la parole du Seigneur !

Les habitants qui étaient en train de souper accoururent sur leurs portes, et le curé, qui rentrait chez lui, s’arrêta stupéfait, émerveillé peut-être de l’éloquence et des poumons du cavalier.

— Soyez béni, monsieur l’abbé Rochou ! lui beugla le sermonneur. Allez souper, mon fils, vous êtes un bel homme ; que la paix du Seigneur soit avec vous !

La nuit était venue, l’abbé Rochou ne reconnut personne et demeura perplexe. Nous prîmes le galop pour arrêter la prédication de notre ami ; mais ce fut en vain. Il prêcha au galop avec encore plus d’onction et d’énergie. En vain Rose lui tira son habit et lui déchira sa cravate pour mettre fin au scandale. La jument effrayée de l’altercation conjugale fit un écart et laissa les deux époux, Rose, assise dans une ornière, Duteil debout et prêchant toujours.

Mon frère mit pied à terre pour relever Rose, qui n’avait aucun mal ; mais Duteil avait perdu une de ses bottes, qu’il chercha longtemps dans l’obscurité en nous faisant remarquer qu’il l’avait bien prédit : le lièvre nous avait jeté un sort et nous n’étions pas au bout de nos aventures.

Il ne croyait pas si bien dire. Tout en rattrapant la jument effrayée et réparant les sangles qu’elle avait brisées, nous avions perdu le sens de la direction à suivre, et, quand nous nous remîmes en route, nous tournions le dos ; notre but sans nous en douter.

Il est facile de se perdre dans cet entre-croisement de chemins creux de notre bocage, et nous marchâmes au petit trot pendant une demi-heure, croyant arriver à la grande route et n’arrivant point.

Enfin l’air plus vif nous fit connaître que nous n’étions plus dans la vallée, mais sur un plateau. Lequel ? Une nuit grise, opaque, uniforme, enveloppait tous les objets. Le chemin était plus large que de raison. Étions-nous sur un chemin ou sur une lande ?

— Nous sommes bel et bien perdus, dit Duteil. Cela devait arriver. Le lièvre avait son idée.

— Allons donc ! répondit mon frère, se perdre aux environs de Montipouret, à une lieue de chez nous ! est-ce que c’est possible ? Marchons toujours, nous allons nous reconnaître.

Nous marchâmes deux grandes heures sans nous faire aucune idée du pays que nous parcourions.

Il est vrai que nous ne songions plus à nous orienter. Nous causions, et Duteil nous captivait par son esprit original et brillant. Il s’était mis à soutenir une drôle de thèse :

— Nous sommes ensorcelés, cela est évident, nous disait-il ; mais qu’est-ce que cela prouve ? c’est que l’homme n’est jamais sûr de lui-même, et que, par conséquent, c’est lui qui crée les choses qui lui apparaissent. Ainsi, en ce moment nous croyons être à cheval, devisant de bonne amitié à travers champs ; nous nous prenons pour des personnes raisonnables ; qui sait si nous ne rêvons pas ? Nous sommes peut-être, à cette heure, bien endormis dans nos lits, et nous nous promenons en songe dans un lieu vague que nous ne connaissons pas. C’est assez fréquent dans les rêves. On a des perceptions confuses d’une nuit terne comme celle-ci et d’un monde voilé où l’on erre à l’aventure sans but déterminé. Je m’imagine que c’est vous autres qui êtes là, que j’ai ma femme en croupe, que je vous parle et que vous me répondez. La conviction, la certitude font partie essentielle du rêve ; je pourrais vous jurer que je ne me trompe pas, que je vous entends, que je vous parle et que vous m’entendez. Je n’en serais pas moins la dupe d’un songe, et vous auriez beau me jurer que nous sommes bien ici et non ailleurs, cela ne prouverait absolument rien, sinon que l’imagination est tout, et que l’on n’est, en réalité, que là où l’on croit être.

Cette fantaisie me plaisait et je ne songeais pas à la contredire. Hydrogène la trouva folle et voulut la réfuter.

— Toi, lui dit Duteil, tu affirmes d’autant plus que tu es plus abusé par la vision de ton rêve. Pourrais-tu me jurer qu’en ce moment tu as ta raison ?

— Je m’en flatte ! répondit Hydrogène ; je n’ai pas bu comme vous une rivière de bordeaux et un fleuve de Champagne.

— Tu me reproches ma nourriture, ô fils de ton père !

— Dieu m’en garde ! je dis seulement qu’en ce moment je suis lucide et que vous ne l’êtes pas.

— Eh bien, voilà ce qui te trompe : en ce moment, tu crois écouter les divagations de ton parent Duteil ; ce n’est qu’un souvenir passé à l’état de rêve. Tu es couché sur une botte de paille dans un hôpital de fous. La personne que tu prends pour moi est le médecin qui te soigne, et l’air de la nuit que tu crois respirer à pleins poumons en pleine campagne ne t’arrive qu’à travers les barreaux d’une lucarne grillée. Malheureux jeune homme ! la bonne dame nature a eu pitié de toi. Elle a jeté sur la lanterne magique de ton cerveau les images de la patrie absente. Tu y vois les champs paternels, les amis de ton enfance, tu es heureux, tu divagues ! tu vois ce qui n’est pas ou ce qui n’est plus, et tu es persuadé que ce sont des choses réelles. Mais il ne suffit pas de dire que ce ne sont pas des fantômes, il faut le prouver. Prouve-le-moi, voyons, essaie !

La discussion continua ainsi, je ne l’écoutais plus. Je m’étais levée matin et le pas régulier de mon cheval me berçait agréablement. La thèse de Duteil se confondit dans mon cerveau avec une ébauche de rêve sur le même sujet.

— Pourquoi ne serais-je pas, me disais-je, sur une barque au milieu d’un lac argenté, ou dans un traîneau sur la neige des steppes ?

Mon cerveau me promena ainsi à travers de douces visions, jusqu’à ce que le fer de ma Colette, frappant sur un caillou, en fît jaillir un éclair qui me réveilla.

D’autres éclairs dus à la même cause se produisirent sous les pieds des autres chevaux.

— Ah çà ! dit mon frère, nous ne nous rapprochons pas du tout de chez nous. Nos chevaux battent le briquet sur des silex et nous devrions être depuis longtemps sur le calcaire.

— Mais on ferre toute la route de Châteauroux avec des cailloux de rivière, répondit Duteil ; nous sommes sur la route postale.

— Allons donc ! nous sommes sur les coteaux de la Chassaigne !

— Non pas, reprit Hydrogène, nous descendons depuis une demi-heure. Je crois que nous retournons à Montipouret.

Mon frère mit pied à terre et dit :

— Aïe ! nous sommes dans les échaussis[2] jusqu’aux genoux.

— Alors, reprit Duteil, nous traversons la chaume de Chavy ?

— Vous êtes fous, leur dis-je ; ce que vous prenez pour des chardons, ce sont des créneaux. Nous sommes sur le haut des ruines de Saint-Chartier.

— Pourquoi non ? dit Duteil, tout est illusion dans la vie, et l’imagination peut nous promener aussi commodément là qu’ailleurs.

Encore un quart d’heure de marche et de causerie, lorsque je pris les devants, me fiant à l’instinct de ma Colette plus qu’aux notions de mes amis. La bonne créature s’arrêta, et, par un mouvement que je connaissais bien, me demanda la permission de boire.

— Qu’y a-t-il ? cria Duteil.

— Il y a, lui dis-je, que nous sommes dans la rivière. Reste à savoir si c’est l’Indre, la Vauvre ou la Couarde.

— Ça, une rivière ? reprit Duteil, dont la bête clapotait lourdement dans l’eau ; encore une hallucination ! Vous êtes sur les galets de la mer Caspienne.

— Y a-t-il des galets dans la mer Caspienne ?

— Pourquoi pas ? il y en a bien dans l’Indre ! Allons, toujours.

J’avançai, mais Colette refusa d’aller plus avant. Le vent agitait la cime des aulnes, et, devant nous, une ligne blanchâtre annonçait, par un bruit frais et charmant, que nous marchions droit sur une écluse. Caroline riait, mais Rose commençait à avoir peur, à gronder Hydrogène et à craindre qu’il ne nous menât noyer.

— Restez là, nous dit mon frère. Je vais explorer l’autre rive. Il s’enfonça dans des prairies humides et revint sans avoir trouvé d’issue.

— Voulez-vous m’en croire ? leur dis-je. Mettons la bride sur le cou de nos chevaux et nous serons vite chez nous. Il y a longtemps que Colette m’avertit que nous tournons le dos à son gîte.

Colette étant reconnue comme la plus intelligente de nous tous, on me laissa prendre la tête. Elle s’enfonça dans un dédale de petits chemins couverts où je la laissai absolument libre de choisir, et, un quart d’heure après, galopant en liberté sur la route, nous entendions la voix de nos chiens saluant notre retour au bercail.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’après nous être consultés autour d’un bon feu et avoir examiné la carte de Cassini, il n’a été possible à aucun de nous de savoir par où nous avons passé et quel est le gué de rivière où Duteil a cru reconnaître les rives de la mer Caspienne. Hydrogène continue à affirmer que ces messieurs étaient parfaitement gris, ce qui n’explique nullement comment, ne l’étant pas, à ce qu’il assure, il n’a pas su se reconnaître mieux que les autres. Je proteste aussi, mais on me répond que je suis distraite et ne compte pas. Rose et Caroline ne connaissent pas mieux l’une que l’autre les replis et détours de la vallée Noire.

— Vous êtes bien bons de chercher, répond Duteil. Voilà qui prouve bien que tout est apparence dans ce que nous prenons pour la réalité. Nous ne nous sommes probablement pas égarés du tout. Nos chevaux ont suivi raisonnablement le bon chemin, pendant que nous errions en songe dans des ténèbres fantastiques. — Mais alors, lui dis-je, comment avons-nous mis quatre heures pour faire une lieue ?

— Nous dormions, et nos chevaux ont dormi aussi.

— Nous dormions ! et tu n’as pas cessé de parler !

— Vous avez rêvé que je parlais. Je me souviens à présent de n’avoir pas dit un mot.

— Ah ! par exemple ! s’écria Hydrogène, et prêché, et chanté la messe !

— Moi, j’ai chanté ? Prouve-le !

— Je le prouverai par témoins.

— Que les témoins prouvent ! Voyez, prouvez, prouvez tous.

— Notre unanimité, la concordance des témoignages…

— Phénomène bien connu d’hallucination contagieuse. Devant les témoignages d’une bande de fous, un juge sage ne se trouve pas éclairé.

— Alors, lui dis-je, prouve que nous sommes fous !

— Ceci, mes enfants, répondit-il, me serait trop facile. Je vous renvoie au tribunal de votre conscience.




  1. Fleur de farine.
  2. Chardon-Roland, panicaut.