Voyages en Suisse et en Italie/Sicile

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 271-360).
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SICILE.

En mer, jeudi 29 mars 1787.

Nous n’avons pas eu, comme au dernier départ du paquebot, un bon vent frais du nord-est, mais au contraire un vent tiède de sud-est le plus défavorable qu’il soit possible d’avoir, et nous avons appris comme le navigateur dépend des caprices du temps et du vent. Nous avons passé avec impatience toute la matinée soit sur le rivage soit au café ; enfin nous nous sommes embarqués à midi, et le beau temps nous a permis de jouir du plus admirable coup d’œil. La corvette était à l’ancre non loin du Môle, avec un soleil clair, une atmosphère vaporeuse. Les rochers ombrés de Sorrente, du plus beau bleu, Naples vivant et resplendissant, brillant de toutes les couleurs. C’est seulement au coucher du soleil que le bâtiment s’est mis en marche, et il n’avançait que lentement. Le vent contraire nous a poussés vers le Pausilippe et au delà du cap. Le vaisseau a cheminé doucement toute la nuit. Il est pourvu de jolies chambrettes et de lits séparés. La société est décente et gaie. Ce sont des chanteurs et des danseurs engagés pour Palerme.

En mer, vendredi 30 mars.

Au point du jour, nous nous sommes trouvés entre Ischia et Capri, à un mille environ de celle-ci. Le soleil se levait avec magnificence derrière les montagnes de Capri et le cap Minerve. Kniep a dessiné diligemment les contours des côtes et des îles, et leurs différents aspects. La lenteur de notre marche favorisait son travail. Nous avons continué notre route par un vent faible. Nous avons perdu de vue le Vésuve vers quatre heures ; on voyait encore Ischia et le cap Minerve. À leur tour, ils ont disparu vers le soir. Le soleil s’est couché dans la mer, enveloppé de nuages et d’une longue couche vaporeuse, qui avait plusieurs milles d’étendue. On ne voyait que lumières pourprées. Kniep a aussi esquissé ce phénomène. Toute terre avait disparu ; l’horizon était un cercle d’eau ; une nuit brillante, un clair de lune admirable.

Mais je n’ai pu jouir de ces magnificences que quelques instants : le mal de mer m’a bientôt pris. Je me suis retiré dans ma chambre ; j’ai pris la position horizontale ; je me suis réduit, pour toute nourriture, au pain blanc et au vin rouge, et je me suis trouvé tout à fait à mon aise. Séparé du monde extérieur, j’ai laissé agir l’intérieur, et, comme je devais m’attendre à une lente traversée, je me suis donné un fort pensum pour me distraire. Je n’avais emporté sur mer, de tous mes papiers, que les deux premiers actes du Tasse écrits en prose poétique, Ces deux actes, à peu près semblables pour le plan et la marche à la forme actuelle, mais écrits il y a dix ans, avaient quelque chose de mou et de nébuleux, qui a bientôt disparu, lorsque, suivant des idées nouvelles, j’ai introduit le rhythme et donné à la forme la prééminence.

En mer, dimanche 31 mars 1787.

Le soleil est sorti brillant de la mer. À sept heures nous avons atteint un vaisseau français qui était parti deux jours avant nous. Le nôtre était donc bien meilleur voilier, et pourtant nous n’apercevions pas encore le terme de notre course. Nous avons été un peu réjouis de voir l’île d’Ustique, mais à gauche malheureusement, tandis que nous aurions dû la laisser à droite comme Capri. Vers midi le vent nous est devenu tout à fait contraire, et nous ne bougions pas de la place. La mer commençait à devenir plus grosse, et, sur le vaisseau, presque tout le monde était malade. J’ai gardé ma position accoutumée. J’ai remanié ma pièce tout entière. Les heures se seraient écoulées sans me faire observer leur passage, si mon fripon de Kniep, sur l’appétit duquel les flots n’avaient aucune influence, et qui m’apportait de temps en temps du pain et du vin, ne m’avait vanté avec une maligne joie l’excellent dîner, la gaieté et la grâce du jeune et habile capitaine, et son regret que je ne fusse pas en état de prendre ma part du dîner. Le passage de la gaieté et du badinage au malaise et au mal de mer, et la manière dont la transition s’opérait chez les divers membres de la société, lui fournissaient une riche matière à de malicieuses peintures.

À quatre heures après midi, le capitaine a donné au navire une autre direction. On a déployé les grandes voiles et nous avons mis le cap sur l’île d’Ustique, derrière laquelle, à notre grande joie, nous apercevions les montagnes de Sicile. Le vent est devenu plus favorable ; nous avons vogué plus vite vers notre but. Nous avons aperçu encore quelques îles. Le coucher du soleil a été nébuleux, et la lumière du ciel enveloppée de brouillards. Pendant toute la soirée, un vent assez favorable. Vers minuit la mer était très-agitée.

En mer, dimanche 1 avril 1787.

Vers trois heures du matin, violente tempête. J’ai poursuivi dans le sommeil et la rêverie mes plans dramatiques, tandis qu’il se faisait un grand mouvement sur le pont. Il a fallu serrer les voiles ; le roulis était très-fort. Au point du jour, la tempête s’est calmée et l’atmosphère s’est éclaircie. Nous avions alors Ustique tout à fait à notre gauche. On nous a montré une grande tortue qui nageait dans l’éloignement, et qu’à l’aide de nos lunettes d’approche nous avons bien distinguée comme un point vivant. Vers midi nous avons pu reconnaître distinctement les côtes de Sicile avec leurs promontoires ; mais nous étions jetés fort au-dessous du vent ; nous avons couru des bordées ; vers midi nous étions plus près du rivage. La côte occidentale, depuis le cap Lilibée jusqu’au cap Gallo, était parfaitement en vue par un temps serein et un soleil éclatant. Une troupe de dauphins escortait le vaisseau des deux côtés de la proue et s’élançait toujours en avant. C’était amusant de les voir tantôt nager, couverts par les flots lumineux et transparents, tantôt bondir au-dessus de l’eau avec leurs piquants, leurs nageoires et leurs flancs qui jouaient le vert et l’or.

Comme nous étions de beaucoup au-dessous du vent, le capitaine a mis le cap sur une anse, derrière le promontoire Gallo. Kniep n’a pas négligé cette belle occasion de dessiner avec assez de détail les aspects les plus divers. Au coucher du soleil, le capitaine a gouverné de nouveau vers la haute mer, dans la direction du nord-est, pour atteindre la hauteur de Palerme. Je me suis hasardé quelquefois sur le pont, mais toujours occupé de mon travail poétique, et je me suis rendu assez bien maître de toute la pièce. Brillant clair de lune avec un ciel nébuleux, reflet sur la mer d’une extrême beauté.

Les peintres, pour produire de l’effet, nous font souvent croire que le reflet des flambeaux célestes dans l’eau a sa largeur la plus grande près du spectateur, où il a sa plus grande énergie. Mais ici on le voyait plus large à l’horizon, et il se terminait vers le vaisseau dans les vagues étincelantes comme une pyramide effilée. Le capitaine a changé quelquefois encore la manœuvre pendant la nuit.

En mer, lundi 2 avril.

Ce matin à huit heures nous étions vis-à-vis de Palerme. Voici pour moi un heureux jour. Le plan de mon drame a fait assez de progrès ces derniers jours dans le ventre de la baleine. Je me trouvais bien, et j’ai pu observer attentivement de dessus le pont les côtes de la Sicile. Kniep dessinait assidûment, et, grâce à son habile exactitude, quelques bandes de papier sont devenues un précieux souvenir de ce tardif abord.

Palerme.

Enfin, avec peine et travail, nous sommes entrés à trois heures après midi dans le port, où un admirable spectacle s’est offert à nos yeux. Complètement rétabli comme je l’étais, j’ai goûté le plus grand plaisir. La ville, tournée au nord, est située au pied de hautes montagnes. Par-dessus la ville, à l’heure où nous étions, le soleil dardait ses rayons de notre côté, et nous avions devant nous les faces des maisons dans une ombre légère, éclairées par le reflet. Le mont Pellegrino à droite, ses formes élégantes en pleine lumière, à gauche une longue étendue de côtes avec des anses, des langues de terre et des promontoires. Ce qui produisait de loin le plus charmant effet, c’était la jeune verdure d’arbres élégants, dont les sommets, éclairés par derrière, se balançaient devant les édifices sombres, comme de grandes masses de vers luisants du règne végétal. Une vapeur claire azurait toutes les ombres.

Au lieu de courir impatiemment au rivage, nous sommes restés sur le pont jusqu’à ce qu’on nous ait chassés. Où pouvions-nous retrouver un pareil point de vue, un aussi heureux moment ? On nous a conduits dans la ville par une porte admirable, composée de deux énormes piliers, et qui ne doit pas être fermée par-dessus, afin que, dans la célèbre fête de Sainte-Rosalie, son char, haut comme une tour, puisse la franchir ; et d’abord, prenant à gauche, on nous a menés dans une grande auberge. L’hôte, joyeux vieillard, dès longtemps accoutumé à voir des étrangers de toutes les nations, nous a fait entrer dans une grande chambre munie d’un balcon, d’où nous voyions la mer et la rade, la montagne de Sainte-Rosalie et le rivage ; nous avons aussi aperçu notre vaisseau et pu juger notre premier point de vue. Très-satisfaits de la position de notre chambre, nous avions à peine remarqué que, dans le fond, était cachée par des rideaux une alcôve exhaussée, où se déployait un lit d’une largeur imposante, surmonté d’un baldaquin de soie magnifique, et parfaitement assorti avec le reste du vieux et imposant mobilier. Un appartement si somptueux nous mit un peu dans l’embarras : selon notre habitude, nous demandâmes de régler les conditions. Le vieillard nous répondit que cela n’était point nécessaire ; il souhaitait que nous fussions bien chez lui. Nous dûmes nous servir aussi du vestibule, qui, frais et aéré, égayé par plusieurs balcons, était contigu à notre chambre. Nous avons admiré la vue, d’une variété infinie, et nous avons cherché à la reproduire en détail avec le crayon et le pinceau, car il se présentait ici aux regards de l’artiste une immense moisson. Le soir, le clair de lune nous a de nouveau attirés sur la rade et, après que nous fûmes rentrés, il nous a retenus longtemps encore sur le balcon. L’illumination était merveilleuse ; le repos et le charme étaient grands.

Palerme, mardi 3 avril.

Nous avons commencé par observer avec soin la ville, qu’il est facile de voir en gros et difficile de connaître : facile, parce qu’une rue immense la coupe depuis la porte d’en bas jusqu’à celle d’en haut, depuis la mer jusqu’à la montagne, et que cette rue est coupée à son tour par une autre, à peu près vers son milieu. Ce qui est sur ces lignes est facile à trouver ; l’intérieur de la ville, au contraire, égare l’étranger, et il ne peut, sans guide, sortir de ce labyrinthe. Vers le soir, notre attention s’est portée sur la file des voitures de la noblesse, qui allait faire, suivant l’usage, sa promenade hors de la ville, au bord de la rade, pour respirer la fraîcheur, se livrer à la conversation et courtiser les dames.

La lune s’élait levée deux heures avant la nuit, et donnait à la soirée une splendeur inexprimable. La situation de Palerme, qui est tournée au nord, fait que la ville et la côte se trouvent dans une relation singulière avec les grands flambeaux célestes, dont le reflet ne se voit jamais dans les flots. Aussi avons-nous trouvé aujourd’hui, par le temps le plus serein, la mer d’un sombre azur, sévère et envahissante, tandis qu’à Naples, depuis midi, elle brille toujours plus gaie, plus vaporeuse et plus lointaine. Kniep m’a laissé faire dès aujourd’hui maintes promenades et maintes observations solitaires, pour prendre une esquisse exacte du mont Pellegrino, le plus beau promontoire du monde.

Je vais ajouter ici quelques réflexions supplémentaires et familières. Nous partîmes de Naples le jeudi 29 mars au coucher du soleil, et nous n’avons abordé dans le port de Palerme qu’au bout de quatre jours, à trois heures. Un petit journal, qui accompagne cette lettre, retrace en gros nos aventures. Je n’ai jamais fait de voyage aussi tranquille, jamais goûté plus de loisir, que dans cette traversée très-prolongée par la continuité du vent contraire, même sur mon lit, dans mon étroite chambrette, où j’ai dû me tenir les premiers jours, parce que j’ai été pris violemment du mal de mer. Maintenant ma pensée traverse les flots pour aller à vous paisiblement, et je suis tranquille, car, s’il y avait pour moi quelque chose de décisif, c’était ce voyage.

Qui ne s’est pas vu environné de la mer n’a pas l’idée du monde et de ses rapports avec le monde : cette grande et simple ligne m’a donné, comme dessinateur de paysages, des idées toutes nouvelles.

Comme on le voit par le journal, nous avons éprouvé dans cette traversée bien des vicissitudes, et, en petit, on pourrait dire, les aventures des marins. Au reste, on ne peut donner assez d’éloges à la sûrelé et au confort du paquebot. Le capitaine est un admirable et galant homme. La société, qui formait toute une troupe dramatique, était de bonnes mœurs, acceptable et agréable. Mon artiste est gai, fidèle et bon ; il dessine avec le plus grand soin ; il a esquissé toutes les îles et les côtes, comme elles se présentaient. Si j’emporte tout cela, vous y trouverez un grand plaisir. Au reste, pour abréger les longues heures de la traversée, il m’a mis par écrit la pratique de l’aquarelle, qu’on a portée très-loin en Italie : je veux parler de l’emploi de certaines couleurs pour produire certains tons, qu’on ne parviendrait jamais à produire, si l’on ne savait pas le secret. J’en avais appris quelque chose à Rome, mais sans aucun enchaînement. Dans un pays tel que l’Italie, les artistes ont étudié à fond la chose comme elle est. Il n’y a point de termes pour exprimer la lumière vaporeuse qui flottait autour des côtes, lorsque, par une après-midi magnifique, nous sommes arrivés devant Palerme. La pureté des contours, la douceur de l’ensemble, la dégradation des tons, l’harmonie du ciel, de la mer et de la terre… Qui a vu ces choses les a toute sa vie devant les yeux. Cette fois, je comprends Claude Lorrain, et quelque jour, dans le Nord, j’espère trouver aussi au fond de mon âme et produire des images de cet heureux séjour. Que ne puis-je seulement me délivrer de toutes les petitesses aussi complètement que la petitesse des toits de chaume est bannie de mes idées sur le dessin ! Nous verrons ce que cette reine des îles pourra faire.

La réception qu’elle nous a faite ne saurait se décrire ; c’étaient les mûriers à la fraîche verdure, les lauriers-roses au feuillage toujours vert, les haies de citronniers… Dans un jardin public, on voit de larges planches de renoncules et d’anémones. L’air est doux, chaud et parfumé ; le vent est tiède. La lune se levait derrière un promontoire et se reflétait dans la mer. Et cette jouissance, après avoir été quatre jours et quatre nuits ballotté par les flots ! Excusez-moi de vous griffonner ces lignes avec une plume émoussée, trempée dans de l’encre de Chine, dont mon compagnon se sert pour ses esquisses. C’est du moins comme un chuchotement qui va jusqu’à vous, tandis que je prépare à tous ceux qui m’aiment un autre monument de mes heures fortunées. Que sera-ce ? Je ne le dis pas : je ne puis dire non plus quand vous le recevrez.

Cette feuille, mes bien-aimés, devait vous associer, autant que possible, à la plus belle jouissance ; elle devait vous offrir la description de ce vaste et incomparable golfe : de l’est, où un promontoire plus bas s’avance bien loin dans la mer, jusqu’aux rochers nombreux, abrupts, bien dessinés, boisés, aux demeures de pêcheurs des faubourgs, puis à la ville même, dont les maisons extérieures, comme la nôtre, regardent toutes sur le port ; jusqu’à la porte enfin par où nous sommes entrés. De là on avance vers l’ouest, au mouillage ordinaire des petits bâtiments, jusqu’au port proprement dit, près du Môle, station des grands vaisseaux. Là s’élève, à l’ouest, pour protéger tous les navires, le mont Pellegrino, avec ses belles formes, après qu’il a laissé entre lui et la véritable terre ferme une gracieuse et fertile vallée, qui s’étend jusqu’à la mer de l’autre côté. Kniep dessinait, j’esquissais, nous travaillions tous deux avec une grande jouissance, et, quand nous rentrons joyeux à la maison, nous n’avons plus ni la force ni le courage de recopier et d’exécuter. Ainsi donc nos croquis resteront en réserve pour les temps futurs, et cette feuille ne pourra vous offrir que le témoignage de notre impuissance à bien saisir ces objets, ou plutôt de notre prétention à vouloir nous en rendre maîtres en si peu de temps.

Palerme, mercredi 4 avril 1787.

Nous avons visité cette après-midi l’agréable et fertile vallée qui, des montagnes du Sud, s’abaisse auprès de Palerme, et dans laquelle serpente la rivière d’Oreto. Ici encore il faut l’œil d’un peintre et une main exercée pour trouver un tableau, et pourtant Kniep a saisi un point de vue ; l’eau, arrêtée, tombe d’une digue à demi ruinée, ombragée par un joli groupe d’arbres : derrière, en remontant la vallée, une libre perspective et quelques maisons champêtres.

Une magnifique journée de printemps et une exubérante fertilité répandaient sur toute la vallée le sentiment d’une paix vivifiante, que mon guide maladroit me troubla par sa science, en me racontant avec détail comme quoi Annibal avait livré jadis en ce lieu une bataille, et quels prodigieux exploits s’y étaient accomplis. Je lui reprochai durement cette fatale évocation de fantômes trépassés. « Il est assez triste, lui dis-je, que les moissons soient de temps en temps écrasées, si ce n’est toujours par les éléphants, du moins par les chevaux et les hommes, et l’on ne devrait pas troubler l’imagination et l’arracher à ses rêves paisibles en rappelant de pareilles horreurs. » Il s’étonna beaucoup que je dédaignasse ce souvenir classique, et je ne pus sans doute lui faire comprendre l’effet que produisait sur moi un pareil mélange du présent et du passé.

Je lui parus plus bizarre encore quand il me vit chercher de petits cailloux dans tous les bas-fonds que la rivière laissait à sec en grand nombre, et en recueillir les différentes espèces ; et je ne réussis pas non plus à lui faire comprendre qu’on ne peut se faire plus promptement l’idée d’une contrée montagneuse qu’en recueillant les pierres roulées dans les ruisseaux, et qu’il s’agissait là encore de se faire par des ruines une idée de ces hauteurs éternellement classiques de l’antiquité terrestre.

Le butin que j’emportai de la rivière était assez riche ; j’avais recueilli une quarantaine d’échantillons, mais qui se réduisaient à un petit nombre d’espèces. La plupart pouvaient se rapporter au jaspe, à l’agate et au schiste argileux.

On nourrit les chevaux avec de l’orge, de la paille hachée et du son. Au printemps, on leur donne de l’orge en vert, pour les rafraîchir, per rinfrescar, comme ils disent. N’ayant point de prairies, ils n’ont pas de foin. Il y a quelques pâturages sur les montagnes et dans les champs, dont on laisse un tiers en jachère. Les moutons sont en petit nombre. C’est une race venue de Barbarie. On se sert de mulets plus que de chevaux, parce que les mulets s’accommodent mieux de la nourriture sèche.

La plaine sur laquelle Palerme s’élève, et, hors de la ville, l’espace nommé ai Colli, ainsi qu’une partie de la Baggaria, a pour base le calcaire coquillier, dont la ville est bâtie, et l’on en voit de grandes carrières ouvertes dans ces endroits. Dans le voisinage du mont Pellegrino, elles ont jusqu’à cinquante pieds de profondeur. Les couches inférieures sont plus blanches. On y trouve pétrifiés des coraux, des crustacés et surtout des pétoncles. La couche supérieure est mêlée d’argile rouge et renferme peu ou point de coquillages. À la surface est l’argile rouge, mais la couche en est peu épaisse.

Palerme, jeudi 5 avril 1787.

Nous avons parcouru la ville en détail. L’architecture ressemble en général à celle de Naples ; mais les monuments publics, par exemple les fontaines, sont encore plus éloignés du bon goût. À Rome, c’est le génie de l’art qui préside au travail ; ici, l’existence et la forme de la construction dépendent de circonstances accidentelles. Il est probable qu’une fontaine, admirée de l’île entière, n’existerait pas, s’il n’y avait pas en Sicile de beau marbre bigarré, et si un artiste habile à sculpter les animaux n’avait pas été alors en faveur. Il est difficile de décrire cette fontaine. Dans une place de moyenne étendue se voit un monument de forme ronde, qui n’a pas la hauteur d’un étage ; le socle, le mur et la corniche sont en marbre de couleur ; dans le mur sont ouvertes à la file de nombreuses niches, d’où s’avancent, le cou tendu, des têtes d’animaux de toute sorte en marbre blanc : chevaux, lions, chameaux, éléphants, et l’on attendrait à peine derrière cette ménagerie circulaire une fontaine, où l’on monte de quatre côtés, dans les intervalles vides, par des degrés de marbre, pour puiser une eau largement répandue.

Il en est à peu près de même des églises, où l’on voit encore dépassé le luxe des jésuites, mais ce n’est pas avec dessein et par principe, c’est accidentellement, et selon que l’ouvrier, sculpteur, ciseleur, doreur, vernisseur et marbrier, a voulu mettre en œuvre, sans goût et sans direction, dans certaines parties, ce qu’il savait faire. Au reste on observe chez eux un certain talent pour imiter la nature, comme, par exemple, dans les têtes d’animaux, qui sont assez bien exécutées. Cela excite l’admiration de la foule, dont toute la jouissance dans les arts consiste à trouver l’imitation comparable au modèle.

Vers le soir, j’ai fait une joyeuse connaissance. J’étais entré chez un petit marchand de la Grande-Rue pour acheter différentes bagatelles. Comme j’étais devant la boutique, pour examiner les marchandises, il se leva un léger coup de vent, qui, tourbillonnant le long de la rue, distribua soudain dans toutes les boutiques et les fenêtres une poussière infinie. « Par tous les saints, m’écriai-je, dites-moi d’où vient la malpropreté de votre ville ? N’y a-t-il donc pas de remède ? Cette rue le dispute en longueur et en beauté au Corso de Rome. De part et d’autre des trottoirs dallés, que chaque marchand, chaque artisan, tiennent propres en les balayant sans cesse et poussant tout à bas dans le milieu, qui en devient toujours plus sale, et vous renvoie, à chaque bouffée de vent, les immondices que vous avez jetées dans la rue principale. À Naples, des ânes sont occupés chaque jour à porter les balayures dans les jardins et les champs. Ne pourrait-on faire chez vous quelque chose de pareil ? — Les choses sont chez nous comme elles sont, répliqua l’homme. Ce que nous jetons hors de la maison pourrit l’un sur l’autre devant la porte. Vous voyez là des lits de paille et de roseaux, d’épluchures et de toutes sortes d’immondices : cela sèche tout ensemble et nous revient en poussière, contre laquelle nous nous défendons tout le jour. Mais, voyez, nos jolis balais, proprets, agiles, finissent par s’user et ne font plus qu’augmenter l’ordure devant nos maisons. » Et il me disait vrai en badinant. On a ici de petits balais mignons de palmier nain, dont on ferait, avec peu de changements, des éventails. Ils s’usent aisément et les vieux jonchent la rue par milliers.

À ma question répétée, si l’on ne pourrait prendre aucune mesure, il répondit qu’on disait dans le peuple que ceux qui devraient veiller à la propreté ne pourraient, à cause de leur grande influence, être forcés à faire des deniers publics l’emploi légitime, et qu’il s’y joignait la singulière circonstance qu’on craignait, en enlevant cette couche de fumier, de laisser voir dessous combien le pavé est mauvais, ce qui mettrait au jour la déloyale administration d’une autre caisse. « Mais tout cela, ajouta-t-il avec une expression bouffonne, ne sont que des suppositions malveillantes. » Pour lui, il était de l’avis de ceux qui affirment que la noblesse garde pour ses carrosses cette couche molle, afin de pouvoir faire commodément sa promenade du soir sur un sol élastique. Ce bon homme, une fois en train, tourna en raillerie d’autres abus de la police, et me donna la preuve consolante que l’homme a toujours assez de gaieté pour se divertir des maux inévitables.

Palerme, vendredi 6 avril 1787.

Sainte Rosalie, patronne de Palerme, est généralement connue par la description que Brydone a donnée de sa fête, et mes amis trouveront agréable de lire quelques détails sur le lieu où elle est particulièrement honorée. Le mont Pellegrino, grande masse de rochers, plus large que haute, se trouve à l’extrémité nord-ouest du golfe de Palerme. Sa belle forme est au-dessus de toute description. On en trouve une image imparfaite dans le Voyage pittoresque de la Sicile[1]. C’est un calcaire gris de la première époque. Les rochers sont entièrement nus ; ils ne portent aucun arbre, aucun buisson ; les endroits plats sont à peine couverts d’un peu de mousse et de gazon. Au commencement du siècle passé, on découvrit les os de la sainte dans une caverne de cette montagne, et on les apporta à Palerme. Sa présence délivra la ville de la peste, et dès ce moment Rosalie fut la patronne du peuple ; on lui bâtit des chapelles, et on ordonna des fêtes splendides en son honneur. Les dévots montaient avec ardeur en pèlerinage à la montagne, et l’on construisit à grands frais un chemin, qui repose comme un aqueduc sur des arches et des piliers, et s’élève en zigzag entre deux rochers.

Le lieu consacré est mieux assorti avec l’humilité de la sainte qui y chercha un refuge, que les fêtes somptueuses célébrées en l’honneur de son complet renoncement au monde. Et peut-être la chrétienté tout entière, qui, depuis dix-huit siècles, fonde son empire, sa pompe, ses divertissements solennels, sur la misère de ses premiers fondateurs et de ses plus ardents confesseurs, ne saurait-elle montrer aucun lieu saint qui soit décoré et honoré d’une manière plus ingénue et plus touchante. Quand on a gravi la montagne, on trouve un angle de rocher, et l’on se voit en face d’une paroi escarpée, contre laquelle l’église et le couvent sont comme incrustés.

L’extérieur de l’église n’a rien qui invite et qui promette. On ouvre la porte sans s’attendre à rien, et l’on est merveilleusement surpris dès l’entrée. On se trouve dans un vestibule qui s’étend dans le sens de la largeur de l’église, et qui est ouvert du côté de la nef. On y voit les vases ordinaires avec l’eau bénite et quelques confessionnaux. La nef est une cour ouverte, formée à droite par des rochers sauvages, à gauche par une continuation du vestibule. Elle est pavée de dalles un peu inclinées pour faciliter l’écoulement de la pluie. Une petite fontaine coule à peu près au milieu. La grotte elle-même a été transformée en chœur sans qu’on ait rien ôté du caractère sauvage de sa forme naturelle. Quelques degrés y conduisent : en face est le grand lutrin avec l’antiphonaire ; des deux côtés, les stalles du chœur. Tout est éclairé par la lumière du jour, qui vient de la cour, c’est-à-dire de la nef. Au milieu du fond, dans l’obscurité de la grotte, s’élève le maître autel. Ainsi que je l’ai dit, on n’a rien changé à la grotte ; mais, comme les rochers laissent toujours suinter l’eau, il était nécessaire de tenir le lieu sec ; on y est parvenu au moyen de rigoles de plomb, qu’on a établies sur les côtés des rochers, et reliées entre elles de diverses manières. Comme elles sont larges par en haut et finissent en pointe, et qu’elles sont enduites d’une couleur verdâtre, il semble que la grotte soit tapissée intérieurement de cactus d’une grande espèce. L’eau est conduite en partie sur les côtés, en partie derrière, dans un réservoir limpide, où puisent les croyants, pour en user contre toute sorte de maux.

Comme j’observais ces choses attentivement, un religieux s’approcha de moi, et me demanda si j’étais peut-être un Génois, et si je voulais faire dire quelques messes. Je lui répondis que j’étais venu à Palerme avec un Génois, qui monterait demain pour la fête ; qu’un de nous devant toujours rester à la maison, j’étais monté aujourd’hui pour satisfaire ma curiosité. Il me dit que je devais en user avec une entière liberté, bien observer tout et faire mes dévotions. Il me signala un autel, qui se trouvait à gauche dans la grotte, comme un sanctuaire tout particulier, et il me quitta.

Je vis, par les ouvertures d’un grand feuillage de laiton travaillé en bosse, des lampes briller sous l’autel ; je m’agenouillai tout près, et je regardai par les ouvertures. Il y avait encore dans l’intérieur un grillage de menu fil de laiton, en sorte qu’on ne pouvait distinguer que comme à travers un crêpe l’objet qui se trouvait derrière. Je vis, à la clarté de quelques lampes tranquilles, une belle femme, couchée comme en extase, les yeux demi-clos, la tête négligemment appuyée sur sa main droite, qui était ornée de nombreux anneaux. Je ne pouvais assez contempler cette figure ; elle me semblait avoir un charme tout particulier. Le vêtement de tôle dorée imite fort bien une étoffe richement tissée d’or. La tête et les mains sont de marbre blanc, je ne dirai pas d’un grand style, mais d’un travail si naturel et si charmant, qu’on croit qu’elle va respirer et se mouvoir. Un petit ange est debout près d’elle et semble l’éventer avec une tige de lis.

Cependant les religieux étaient entrés dans la grotte ; ils s’étaient placés sur leurs sièges et ils chantaient vêpres. Je m’assis sur un banc vis-à-vis de l’autel et les écoutai quelque temps. Ensuite je retournai à l’autel, je me mis à genoux et je cherchai à voir plus distinctement la belle image de la sainte. Je m’abandonnai entièrement à l’illusion ravissante de la figure et du lieu. Le chant des prêtres cessa de retentir dans la grotte ; l’eau ruisselait dans le réservoir juste à côté de l’autel ; les rochers surplombants de l’avant-cour, de la véritable nef de l’église, fermaient encore plus la scène. Il régnait un grand silence dans ce lieu désert, rendu, semblait-il, à la mort ; une grande propreté, dans une caverne sauvage ; le clinquant du culte catholique, particulièrement du culte sicilien, dans toute sa simplicité naturelle ; l’illusion que produisait la belle dormeuse, ravissante encore, même pour un œil exercé : tout me retenait, et j’eus beaucoup de peine à m’arracher de ce lieu ; la nuit était avancée quand je rentrai à Palerme.

Palerme, samedi 7 avril 1787.

J’ai passé en silence les heures les plus agréables dans le jardin public, tout auprès de la rade. C’est l’endroit le plus merveilleux du monde. Le jardin est sur un plan régulier et semble pourtant l’ouvrage des fées. Planté depuis peu de temps, il nous transporte dans l’antiquité. Des bordures vertes encadrent des plantes étrangères ; des citronniers en espaliers se courbent en gracieux berceaux ; de hautes parois de lauriers-roses, parés de mille fleurs rouges en œillets, séduisent le regard ; des arbres tout à fait étrangers, nouveaux pour moi, encore sans feuillage, et apparemment de pays plus chauds, déploient des rameaux étranges. Un banc élevé, derrière l’espace plan, permet d’embrasser d’un coup d’œil une végétation si étrangement entrelacée, et conduit enfin le regard sur de grands bassins, dans lesquels des poissons dorés et argentés se meuvent avec grâce, se cachent sous des roseaux moussus, ou se rassemblent en troupes, attirés par un morceau de pain. Les plantes ont une verdure à laquelle nous ne sommes pas accoutumés, tantôt plus jaunâtre, tantôt plus bleuâtre que chez nous. Mais, ce qui donnait à l’ensemble une grâce singulière, c’était une forte vapeur, qui se répandait sur tout uniformément, avec un effet si remarquable, que les objets, à la distance de quelques pas seulement en arrière les uns des autres, se distinguaient par un ton bleu clair plus prononcé, en sorte que leur couleur propre finissait par se perdre, ou que du moins ils s’offraient à l’œil fortement azurés. Le singulier aspect que cette vapeur donne aux objets plus éloignés, aux vaisseaux, aux promontoires, est pour l’œil de l’artiste un effet assez remarquable, en ce qu’il peut distinguer nettement et même mesurer les distances. Aussi une promenade sur les hauteurs en devient-elle ravissante. On ne voit plus la nature, on ne voit que des objets peints, comme l’artiste le plus habile les aurait détachés les uns des autres par des tons azurés.

Mais l’impression de ce merveilleux jardin s’était gravée en moi trop profondément ; les flots noirâtres à l’horizon boréal, leur lutte contre les courbures des anses, l’odeur particulière de la mer vaporeuse, tout rappelait à mes sens et à ma mémoire l’île des heureux Phéaciens. Je courus acheter un Homère, pour lire ce chant avec une grande jouissance, et en improviser une traduction à Kniep, qui, après un travail opiniâtre, méritait bien de se reposer en buvant quelques rasades de bon vin.

Palerme, 8 avril 1787, dimanche de Pâques.

L’heureuse résurrection du Seigneur a provoqué dès le point du jour l’explosion d’une joie bruyante ; les pétards, les serpenteaux et les feux d’artifice de toute sorte détonaient devant les églises, tandis que les fidèles se pressaient vers les portes ouvertes à deux battants. Le son des cloches et des orgues, les chants des processions et les chœurs des prêtres qui venaient au-devant d’elles pouvaient réellement étourdir les oreilles de gens qui ne sont pas accoutumés à une manière si bruyante d’adorer Dieu. La première messe était à peine terminée, que deux élégants coureurs du vice-roi se sont présentés à l’auberge, d’abord pour faire à tous les étrangers leurs compliments de fête et recevoir en échange un pourboire, puis pour m’inviter à dîner, ce qui devait augmenter un peu ma largesse.

Après avoir passé la matinée à visiter les différentes églises, à observer les figures et les tournures, je me suis rendu au palais du vice-roi, à l’extrémité supérieure de la ville. Comme j’étais arrivé un peu trop tôt, j’ai trouvé les grandes salles encore vides. Je vis seulement venir à moi un joyeux petit homme, que je reconnus aussitôt pour un Maltais. Quand il sut que j’étais Allemand, il me demanda si je pouvais lui donner des nouvelles d’Erfourt. Il y avait fait un séjour très-agréable. À ses questions sur la famille Dacheroede, sur le coadjuteur de Dalberg, je pus répondre de manière à le satisfaire. Il en fut très-joyeux et me demanda des informations sur le reste de la Thuringe. Puis, avec une respectueuse sympathie, il me questionna sur Weimar. « Comment se porte, me dit-il, l’homme alors jeune et vif, qui y faisait la pluie et le beau temps ? J’ai oublié son nom : mais bref ! c’est l’auteur de Werther que je veux dire. » Après avoir fait une petite pause, comme pour rappeler mes souvenirs, je lui répondis : « La personne de qui vous demandez des nouvelles, c’est moi-même. » Il recula, en donnant les marques les plus visibles d’étonnement, et s’écria : « Alors il doit avoir bien changé ! — Oh ! oui, lui répondis-je, de Weimar à Palerme il s’est fait en moi bien du changement. »

À ce moment, le vice-roi entra avec sa suite, et se comporta avec une décente familiarité, comme il convient à un homme de ce rang. Cependant il ne put s’empêcher de sourire, quand le Maltais exprima de nouveau son étonnement de me voir là. Pendant le dîner, le vice-roi, qui me fit asseoir à côté de lui, m’entretint sur le but de mon voyage, et m’assura qu’il donnerait des ordres pour qu’on me fît tout voir à Palerme, et pour faciliter mon voyage à travers la Sicile.

Palerme, lundi 9 avril 1787.

Les folies du prince Pallagonia nous ont occupés tout le jour. Et ces folies se sont trouvées tout autres que les récits et la lecture ne nous les avaient représentées. Car, avec le plus grand amour de la vérité, celui qui doit rendre compte de l’absurde est toujours embarrassé. Il veut en donner une idée, et par là il lui donne quelque valeur, tandis qu’à vrai dire, c’est un rien qui veut être compté pour quelque chose. Je dois ajouter d’abord une autre réflexion générale, c’est que ni l’œuvre du plus mauvais goût, ni la plus excellente, ne proviennent immédiatement d’un seul homme, d’une seule époque, et qu’avec quelque attention on peut assigner à l’une et à l’autre une généalogie. La fameuse fontaine de Palerme doit être rangée parmi les ancêtres de la démence pallagonienne. Seulement la fontaine est ici sur son propre terrain, et se produit dans la plus grande liberté. Je veux chercher à développer cette filiation.

Si, dans ces contrées, un château de plaisance est situé plus ou moins au milieu du domaine et que, pour arriver à la demeure seigneuriale, il faille passer à travers des terres labourées, des jardins potagers et d’autres établissements utiles d’exploitation rurale, en cela, les méridionaux se montrent meilleurs ménagers que les gens du Nord, qui sacrifient souvent à l’établissement d’un parc une grande étendue de sol fertile, pour flatter la vue avec de stériles buissons. Dans le Midi, au contraire, on élève deux murs, entre lesquels on arrive au château sans apercevoir ce qui se trouve à droite et à gauche. Cette avenue commence d’ordinaire par un grand portail ou même par un passage voûté, et finit dans la cour du château. Or, afin que l’œil trouve entre les murs de quoi se satisfaire, ils sont courbés en dehors, ornés de volutes et de piédestaux, sur lesquels çà et là peut se dresser un vase ; les faces sont ravalées, divisées en compartiments et peinturées. La cour du château forme un rond de maisons d’un étage, où demeurent les valets et les ouvriers ; le château élève sur le tout son imposante masse carrée. Telle est la disposition traditionnelle, comme elle a existé probablement jusqu’au temps où le père du prince bâtit le château dans un goût qui, s’il n’était pas des meilleurs, était du moins supportable. Mais le possesseur actuel, sans renoncer à ces traits généraux, permet la plus libre carrière à son goût et à sa passion pour les formes laides, monstrueuses, et on lui fait beaucoup trop d’honneur en lui accordant seulement une étincelle d’imagination.

Nous entrons donc dans la grande salle, qui commence à la limite du domaine, et nous trouvons un octogone très-haut pour sa largeur. Quatre géants énormes, en guêtres modernes, boutonnées, soutiennent la corniche, sur laquelle, vis-à-vis de l’entrée, plane la sainte Trinité. L’avenue qui mène au château est plus large que d’ordinaire, le mur est changé en un socle élevé et continu sur lequel des bases remarquables supportent des groupes étranges, et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, s’élèvent des vases nombreux. Ces monstruosités, fabriquées à la hâte par les plus vulgaires tailleurs de pierre, sont d’autant plus choquantes qu’elles sont faites du tuf coquillier le plus tendre. Toutefois une meilleure matière ne rendrait que plus frappante l’indignité de la forme. J’ai parlé de groupes : c’était me servir d’une expression fausse et impropre, car ces juxtapositions ne sont nées ni d’aucune sorte de réflexion ni même du caprice, elles sont plutôt entassées au hasard. Trois groupes forment chaque fois la décoration d’un de ces piédestaux carrés, leurs bases étant disposées de telle sorte que toutes ensemble, dans des positions diverses, remplissent l’espace quadrangulaire. Le groupe principal consiste ordinairement en deux figures, et sa base occupe la plus grande partie de la face antérieure du piédestal. Ce sont le plus souvent des monstres à figure d’hommes ou d’animaux. Pour remplir l’espace postérieur du piédestal, il faut encore deux groupes : celui de grandeur moyenne représente ordinairement un berger ou une bergère, un cavalier ou une dame, un singe ou un chien dansant. Mais il reste encore un vide sur le piédestal : il est rempli le plus souvent par un nain, car cette race joue partout un grand rôle dans les plaisanteries insipides.

Mais, pour donner au complet les éléments de l’extravagance du prince Pallagonia, nous en dresserons le catalogue. Créatures humaines : mendiants, mendiantes, Espagnols, Espagnoles, Maures, Turcs, bossus, gens contrefaits de toute sorte, nains, musiciens, polichinelles, soldats costumés à l’antique, dieux, déesses, gens habillés à l’ancienne mode française, soldats en guêtres, portant gibernes, mythologie avec des additions burlesques, Achille et Chiron avec Polichinelle. Animaux : figures incomplètes, cheval avec des mains, tête de cheval sur un corps humain, singes défigurés, dragons et serpents en nombre ; toute espèce de pattes à des figures de tout genre, doublements, permutations de têtes. Vases : toute sorte de monstres et d’ornements qui se terminent par en bas en ventres de vases et en socles.

Qu’on se représente ces figures exécutées par centaines, dépourvues de sens et d’esprit, rassemblées sans choix et sans dessein ; qu’on se figure ces socles, ces piédestaux et ces monstres alignés à perte de vue, on partagera l’impression pénible dont chacun doit être saisi, lorsqu’il est poussé à travers ces verges de la folie.

Nous approchons du château, et une avant-cour demi-circulaire nous ouvre ses bras : le mur principal, en face, dans lequel est pratiquée la porte d’entrée, est construit comme une forteresse. Nous y voyons une figure égyptienne enchâssée dans le mur, un jet d’eau sans eau, un monument, des vases dispersés alentour, des statues qu’on a couchées sur le nez. Nous entrons dans la cour du château, et nous trouvons le rond traditionnel, entouré de petits bâtiments, et formant dans son contour des demi-cercles plus petits, afin que la diversité ne manque pas. Le sol est en grande partie gazonné. Il s’y trouve, comme dans un cimetière dégradé, des vases de marbre bizarrement contournés, qui proviennent du père ; des nains et d’autres monstruosités d’une époque plus récente, jetés pèle mêle sans avoir pu jusqu’à ce jour trouver une place. On passe même devant un berceau tout rempli d’anciens vases et d’autres pierres contournées. Mais l’absurdité de ce mauvais goût se montre au plus haut degré en ce que les corniches des petits bâtiments sont inclinées d’un côté ou de l’autre, en sorte que le sentiment du niveau et de la ligne verticale, qui est une loi de l’intelligence humaine et la base de toute eurhythmie, est blessé et froissé en nous. Et toutes ces toitures sont bordées à la file d’hydres et de petits bustes de singes musiciens et de folies pareilles. Les dragons alternent avec les dieux ; un Atlas, au lieu de la voûte du ciel, porte sur le dos une futaille.

Si l’on croit échapper à tout cela dans le château, bâti par le père, et qui offre un aspect relativement raisonnable, on trouve, un peu en avant de la porte, une tête d’empereur romain, couronnée de lauriers, posée sur un corps de nain, qui est assis sur un dauphin. Dans le château même, dont l’extérieur fait attendre un intérieur passable, la fièvre du prince recommence à extravaguer. Les pieds des chaises sont sciés inégalement, en sorte que personne ne peut s’asseoir, et le concierge invite les visiteurs à se défier des sièges solides, parce que sous leurs coussins de velours ils cachent des épines. Dans les angles sont des candélabres en porcelaine de Chine, qui, observés de plus près, sont composés de tasses, de coupes, de soucoupes et autres pièces cimentées ensemble. Pas un coin où ne se montre quelque caprice. Et même la vue admirable de la mer, par-dessus les promontoires, est gâtée par des vitraux coloriés qui, par un ton faux, refroidissent ou embrasent la contrée. Je dois citer encore un cabinet lambrissé de vieux cadres dorés, taillés pour être ajustés ensemble. Là toutes les mille formes de ciselure, toutes les différentes dégradations de dorures vieilles ou nouvelles, plus ou moins poudreuses et endommagées, se pressent les unes contre les autres, couvrent toutes les murailles, et donnent l’idée d’une boutique de bric-à-brac.

Il faudrait un volume pour décrire la chapelle seulement. On y trouve la clef de toute cette extravagance, qui ne pouvait pulluler à ce point que dans un esprit bigot. Je laisse à penser toutes les grossières images d’une dévotion déréglée qui peuvent se trouver là, mais je ne passerai pas le meilleur sous silence. On voit fixé au plafond un crucifix sculpté assez grand, ayant les couleurs de la nature, verni, avec de la dorure entremêlée. Dans le nombril du crucifix est vissé un crochet ; à ce crochet est suspendue une chaîne fixée à la tête d’un adorateur agenouillé, qui flotte dans l’air, et qui, peinturé et verni, comme toutes les autres images de l’église, doit présenter un emblème de l’incessante dévotion du seigneur châtelain. Au reste le palais n’est pas terminé : une grande salle, établie par le père, et dont la décoration riche, variée, n’est pas d’un effet désagréable, est inachevée ; car la vaste folie du maître ne peut venir à bout de ses extravagances.

Kniep, dont le sens artiste était révolté dans cette maison d’aliénés, s’est montré impatient pour la première fois : il m’a entraîné comme je cherchais à me représenter et à noter en détail les éléments de cette absurde création. Toutefois il a bien voulu à la fin dessiner un des groupes, le seul qui offrît du moins une sorte de tableau. Il représente une femme à tête de cheval, assise sur une chaise et jouant aux cartes avec un cavalier dont le corps est vêtu à la vieille mode, et dont la tête de griffon est parée d’une grande perruque surmontée d’une couronne. Cela rappelle les armes de la maison Pallagonia, qui sont encore bien étranges après toutes ces folies : un satyre présente le miroir à une femme à tête de cheval.

Palerme, mardi 10 avril 1787.

Nous sommes montés aujourd’hui à Montréal. Une route magnifique, que l’abbé de ce couvent a établie dans un temps de grande opulence, large, à pente douce, plantée d’arbres çà et là, et surtout pourvue en abondance de fontaines et de jets d’eau, ornés et contournés d’une manière peu s’en faut pallagonienne, mais qui néanmoins rafraîchissent les animaux et les hommes. Le couvent de Saint-Martin, situé sur la hauteur, est un respectable établissement. Un célibataire tout seul, comme, par exemple, le prince Pallagonia, a rarement produit quelque chose de raisonnable, et, au contraire, plusieurs ensemble ont exécuté les plus grands ouvrages, comme l’attestent les couvents et les églises. Mais, si l’on doit tant de créations aux communautés ecclésiastiques, c’est qu’elles étaient encore plus assurées que tous les pères de famille d’une innombrable postérité. Les moines nous ont fait voir leurs collections. Ils ont de belles choses en fait d’antiquités et d’histoire naturelle. Nous avons surtout remarqué une médaille offrant une jeune déesse d’une beauté ravissante. Ces bons religieux nous en auraient donné volontiers une empreinte, mais nous n’avions pas sous la main la matière nécessaire. Après nous avoir montré toutes ces choses, non sans faire une triste comparaison du temps présent et du temps passé, ils nous ont conduits dans un agréable petit salon qui offrait du balcon une vue charmante : le couvert y était mis pour nous deux, et nous avons fait un fort bon dîner. Quand le dessert fut servi, l’abbé entra, accompagné de ses moines les plus âgés ; il prit place auprès de nous et resta bien une demi-heure, pendant laquelle nous eûmes à répondre à maintes questions. Nous nous quittâmes de la manière la plus amicale. Les jeunes frères nous accompagnèrent encore dans les salles de la collection et enfin à notre voiture. Nous sommes retournés chez nous avec de tout autres sentiments que la veille. Aujourd’hui nous avions à déplorer le sort d’une grande institution, qui tombe en décadence, dans le temps même où une absurde entreprise reçoit un rapide accroissement.

La montée de Saint-Martin est tracée dans le vieux calcaire. On brise les rochers et on en fabrique une chaux qui devient très-blanche. Pour la cuire, on se sert d’une herbe longue et forte, séchée en bottes. Le couvent est au milieu de la montagne calcaire, où les eaux sont très-abondantes et les terres bien cultivées.

Palerme, mercredi 11 avril 1787.

Après avoir visité les deux points principaux hors de la ville, nous nous sommes rendus au palais, où le diligent coureur nous a montré les appartements et tout ce qu’ils renferment. À notre grand effroi, la salle des antiques se trouvait dans le plus grand désordre, parce qu’on était occupé à lui donner une nouvelle décoration architecturale. Les statues étaient hors de leurs places, couvertes de voiles, masquées par les échafaudages, et, malgré toute la bonne volonté de notre guide et quelques secours des ouvriers, nous n’avons pu nous en faire qu’une idée très-incomplète. Je désirais surtout voir les béliers de bronze qui, même dans ces circonstances défavorables, ont vivement excité notre admiration. Ils sont couchés, une patte en avant, et, comme placés en regard, ils tournent la tête de côtés opposés. Ce sont de puissantes figures de la famille mythologique et dignes de porter Phryxus et Hellé. La laine n’est pas courte et frisée, mais elle tombe longue et flottante ; l’ouvrage est plein de vérité et d’élégance, du meilleur temps de l’art grec. Ils ornaient, dit-on, le port de Syracuse.

Le coureur nous a menés ensuite hors de la ville aux catacombes, qui, disposées avec un goût architectural, ne sont nullement exploitées comme carrières. Dans une paroi verticale, d’un tuf assez dur, sont creusées des ouvertures en voûtes, et, dans l’intérieur, se trouvent des cercueils, étagés les uns sur les autres, taillés dans la masse sans le secours d’aucune maçonnerie. Les cercueils supérieurs sont plus petits, et, dans les espaces au-dessus des piliers, sont des sépultures pour les enfants.

Palerme, jeudi 12 avril 1787.

On nous a fait voir le cabinet des médailles du prince Torremuzza. J’y suis allé en quelque sorte ù regret. Je connais trop peu ces choses, et un voyageur, simple curieux, est odieux aux vrais connaisseurs et aux amateurs. Mais, comme il faut commencer une fois, je me suis résigné, et j’en ai retiré beaucoup de plaisir et de profit. Quel avantage de reconnaître, seulement par un premier coup d’œil, combien le monde antique était parsemé de villes dont la plus petite nous a laissé, dans de précieuses monnaies, sinon toute une suite de l’histoire de l’art, du moins quelques époques ! De ces tiroirs nous sourient, comme une immense moisson, les fleurs et les fruits de l’art, d’une industrie au noble caractère, enfin, que sais-je encore ? La splendeur des villes de Sicile, maintenant obscurcie, brille d’un nouvel éclat dans ces métaux façonnés.

Malheureusement, nous n’avons possédé nous autres dans notre enfance que-les monnaies de famille, qui ne disent rien, et les monnaies impériales, qui répètent à satiété le mêmepro-fil, l’image de souverains qui ne peuvent pas être précisément considérés comme les modèles de l’humanité. Qu’on a tristement borné nos jeunes années à la Palestine, dénuée de formes, et à Rome, où les formes sont confondues ! Aujourd’hui la Sicile et la Grande-Grèce me font espérer une vie nouvelle. Je me livre sur ce sujet à des réflexions générales, et c’est une preuve quej’y suis encore peu avancé ; mais cela viendra peu ù peu avec le reste.

Ce soir un de mes désirs a encore été rempli, et d’une façon toute particulière. J’étais sur le trottoir de la grand’rue, en conversation badine avec mon marchand de l’autre jour. Tout à coup je vois s’approcher un coureur, grand et bien vêtu, qui me présente vivement un plat d’argent, sur lequel étaient beaucoup de pièces de cuivre et quelques pièces d’argent. Ne sachant ce que cela voulait dire, je haussai les épaules, en baissant la tête, signe ordinaire pour se débarrasser des offres ou des questions que l’on ne comprend pas, ou qu’on ne veut pas comprendre. Le coureur s’éloigna aussi vite qu’il était venu, et je remarquai en même temps son camarade, qui faisait, de l’autre côté de la rue, la même choje que lui.

« Que signifie cela ? » demandai-je au marchand, et il me signala du geste, avec précaution, un long et maigre seigneur, en habit de cour, qui s’avançait d’un pas majestueux et tranquille sur le fumier par le milieu de la rue, frisé et poudré, le chapeau sous le bras, en habit de soie, l’épée au côté, élégamment chaussé de souliers à boucles ornées de pierreries.

Ainsi passa le vieillard d’un air grave et posé. Tous les yeux étaient dirigés sur lui. « C’est le prince Pallagonia, me dit le marchand, qui de temps en temps parcourt la ville, et quête pour la rançon des captifs, esclaves en Barbarie. La collecte ne produit jamais beaucoup, mais l’objet en reste dans la mémoire, et souvent ceux qui se sont abstenus pendant leur vie lèguent de belles sommes pour cet objet. Le prince est depuis bien des années président de cette institution et il a fait infiniment de bien. — II aurait dû, me suis-je écrié, consacrer à cette œuvre les grandes sommes qu’il a dépensées pour les folies de son château ! Il n’y a pas un prince au monde qui eût pu faire autant de bien que lui. » Le marchand m’a répondu : « Nous sommes tous ainsi, nous payons de grand cœur nos folies, mais nous voulons que les autres payent pour nos vertus. »

Palerme, vendredi 15 avril 1787.

On ne peut se faire aucune idée de l’Italie sans la Sicile. C’est ici que se trouve la clef de tout.

On ne peut donner assez d’éloges au climat. Nous sommes dans la saison des pluies, mais elles sont toujours interrompues. Aujourd’hui il fait des éclairs et des tonnerres, et tout se couvre d’une vigoureuse verdure. Le lin est en partie noué, en partie fleuri. On croit voir dans les fonds de petits étangs : ce sont les champs de lin, qui déploient leur belle verdure bleuâtre. Les objets enchanteurs sont sans nombre. Et mon compagnon de voyage est un excellent homme, un véritable ho/Ti’gut (qui a bon espoir), comme je continue à jouer le Treufrcund’ (l’ami fidèle). 11 a fait déjà de très-belles esquisses, et il continuera de recueillir le plus intéressant. Quelle perspective, d’arriver un jour chez nous heureusement avec mes trésors !


1. Personnages d’une petite pièce que Goethe avait composée pour l’amusement de Weimar.

Je n’ai encore rien dit de la nourriture, et pourtant ce n’est pas un article de petite importance. Les plantes potagères sont excellentes, particulièrement la laitue, qui a vraiment la délicatesse et la saveur du lait. On comprend pourquoi les anciens ont pu la nommer lactuca. L’huile, le vin, sont très-bons, et ils pourraient être meilleurs encore, si on les préparait avec plus de soin. Poissons délicats, exquis. Nous avons eu, ces temps-ci, de très-bon bœuf, quoique en général on ne le vante guère.

Nous quittons le diner pour courir à la fenêtre, à la rue ! Un criminel a été gracié : ce qui arrive toujours pour faire honneur à la salutaire semaine de Pâques. Une confrérie mène l’homme jusque sous un gibet, élevé pour la forme. Là il doit faire ses dévotions devant l’échelle, la baiser, et puis on le ramène. C’était un joli garçon, de moyenne taille, frisé, en habit blanc, en chapeau blanc, tout blanc. Il tenait son chapeau à la main. Il aurait suffi de lui coudre ça et là quelques rubans bariolés, pour qu’il pût se présenter comme un berger dans une redoute.

Palerme, dimanche 15 avril 1787.

Hier au soir je retournai à mon marchand, et je lui demandai comment se passerait la fête du lendemain, où une grande procession devait parcourir la ville, et le vice-roi lui-même accompagner à pied le saint sacrement. Le moindre coup de vent envelopperait Dieu et les hommes d’un épais nuage de poussière. Mon joyeux marchand repartit qu’à Palerme on se reposait volontiers sur un miracle. Déjà plusieurs fois, en cas pareil, il était tombé une violente averse, qui avait lavé, du moins en partie, la rue, généralement inclinée, et avait ouvert à la procession un libre passage. Cette fois encore, on nourrissait la même espérance, et ce n’était pas sans fondement, car le ciel se couvrait et promettait de la pluie pour la nuit. C’est ce qui est arrivé. Nous avons eu cette nuit un véritable déluge. Dès le matin, je me suis hâté de descendre à la rue pour être témoin du miracle. Le spectacle était en effet assez étrange. Le torrent de pluio, resserré entre les deux trottoirs, avait entraîné les parties les plus légères des immondices soit à la mer soit dans les égouts, pour autant qu’ils n’étaient pas bouchés. Quant aux parties plus grossières, il les avait du moins poussées d’une place à l’autre, et avait ainsi dessiné sur le pavé des méandres propres et nels. Maintenant, des centaines de personnes, armées de pelles, de balais et de fourches, étaient occupées à élargir ces places nettes, à les relier ensemble, en amoncelant à droite et à gauche les ordures qui restaient encore. Il en résulta que la procession, quand elle commença, trouva réellement un chemin propre, qui serpentait à travers le bourbier, et que le clergé, avec ses longs vêtements, la noblesse, élégamment chaussée, ayant le vice-roi à sa tête, purent passer sans obstacle et sans souillure. Il me semblait voir les enfants d’Israël, à qui la main de l’ange ouvrait un passage à pied sec à travers les marécages ; et j’ennoblis pour moi par cette comparaison l’aspect insupportable de tout ce monde élégant et dévot, qui récitait ses prières et se pavanait en parcourant une avenue de fange amoncelée. On pouvait, comme auparavant, cheminer sur les trottoirs sans se salir ; mais, dans l’intérieur de la ville, où nous attirait justement aujourd’hui le projet de voir des choses négligées jusqu’à présent, il était presque impossible de se frayer un passage, quoiqu’on n’eût pas non plus négligé dans ces rues de balayer et d’amonceler.

Cette solennité a été pour nous une occasion de visiter la cathédrale et d’en observer les curiosités ; et, comme nous étions sur pied, nous avons vu encore d’autres édifices. Une maison mauresque, bien conservée jusqu’à ce jour, nous a vivement intéressés. Elle n’est pas grande, mais les salles en sont belles, spacieuses, bien proportionnées, et forment un heureux ensemble. Cette maison ne serait guère habitable dans nos climats du Nord ; mais, dans le Midi, c’est une demeure très-agréable. Les architectes pourront nous en donner le plan et l’élévation. Nous avons vu aussi, dans un triste local, différents débris de statues antiques. Nous n’avons pas eu la patience de les déchiffrer.

Palerme, lundi 16 avril 1787.

Comme nous devons nous dire qu’il faut absolument partir bientôt de ce paradis, j’espérais trouver encore aujourd’hui dans le jardin public une vive jouissance à lire mon pensum dans l’Odyssée, à méditer encore le plan de Nausicaa, en me promenant dans la vallée au pied du mont de Rosalie, enfin à chercher dans ce sujet un côté dramatique. Je suis venu à bout de tout cela, sinon avec un grand succès, du moins avec beau coup de satisfaction. J’ai tracé le plan et je n’ai pu résister à la tentation d’esquisser et d’écrire quelques scènes, qui avaient pour moi un attrait particulier.

Palerme, jeudi 17 avril 1787.

C’est un vrai malheur d’être pourchassé et tenté par des esprits de toute sorte ! J’allais ce matin au jardin public avec la résolution ferme et tranquille de poursuivre mes rêves poétiques, mais j’ai été saisi à l’improviste par un autre fantôme, qui s’attachait à moi depuis quelques jours. Les nombreuses plantes que j’étais accoutumé à voir en caisses et en pots, et même sous des châssis de verre pendant la plus grande partie de l’année, je les trouve ici en plein air, vigoureuses et belles, et, en accomplissant leur destination tout entière, elles nous deviennent plus intelligibles. En présence de tant de figures nouvelles et renouvelées, mon ancienne chimère s’est réveillée. Ne pourraije, dans cette multitude, découvrir la plante primitive ? Cette plante doit exister : autrement à quoi reconnaîtrais-je que telle ou telle figure est une plante, si elles n’étaient pas toutes formées sur un modèle ? Je me suis appliqué à chercher en quoi ces mille et mille figures diverses sont distinctes les unes des autres, et je les trouvais toujours plus semblables que différentes, et, si je voulais mettre en usage ma terminologie botanique, je le pouvais bien, mais c’était sans avantage : cela m’inquiétait sans m’être d’aucun secours. Mon beau projet poétique était troublé ; le jardin d’Alcinoùs avait disparu ; le jardin du monde s’était ouvert devant moi. Pourquoi sommesnous si distraits, nous autres modernes ? Pourquoi nous engager dans des enlreprises qui dépassent notre portée et notre pouvoir ?

Avant mon départ, la fortune me réservait une étrange aventure, dont je vais vous faire un récit détaillé. Pendant tout le temps de mon séjour à Palerme, on avait tenu, à notre table d’hôte, bien des discours sur Cagliostro, sur son origine et ses destinées. Les Palermitains s’accordaient à dire qu’un certain Joseph Balsamo, né dans leur ville, avait encouru pour ses méfaits le décri et le bannissement. Mais ce personnage était-il le même que le comte Gagliostro ? Là-dessus les opinions étaient partagées. Quelques-uns, qui l’avaient vu autrefois, prétendaient retrouver ses traits dans cette gravure, assez connue chez nous, et qui était aussi parvenue à Palerme.

Parmi ces discours un des convives parla de la peine qu’un jurisconsulte de Palerme s’était donnée pour éclaircir la chose. Il avait été chargé par le ministère français de rechercher la trace d’un homme qui avait eu, à la face de France et, l’on pouvait dire, du monde, l’audace de débiter les contes les plus ridicules dans un procès important et dangereux. Ce jurisconsulte avait, dit-on, établi la généalogie de Joseph Balsamo, et envoyé en France, accompagné de pièces authentiques, un mémoire explicatrf, dont on ferait probablement dans ce pays un usage public. J’exprimai le désir de connaître ce jurisconsulte, dont on disait d’ailleurs beaucoup de bien, et le narrateur offrit de lui annoncer ma visite et de me conduire chez lui.

Nous y allâmes quelques jours après et nous le trouvâmes en affaires avec ses clients. Lorsqu’il les eut expédiés, nous déjeunâmes, après quoi il nous montra un manuscrit qui contenait l’arbre généalogique de Gagliostro, la copie des documents nécessaires pour l’établir et la minute d’un mémoire qu’il avait envoyé en France. Il me présenta l’arbre généalogique et me donna les explications nécessaires. Je me bornerai à rapporter ce qui est indispensable pour éclaircir mon récit.

Le bisaïeul maternel de Joseph Balsamo était Mathieu Martello. Le nom de famille de sa bisaïeule est inconnu. De ce mariage naquirent deux lilles ; l’une, nommée Marie, épousa Joseph Bracconeri et fut la grand’mère de Joseph Balsamo. L’autre, nommée Vincenza, épousa Joseph Cagliostro, originaire de la Noara, petite ville à huit milles de Messine. Je fais observer ici qu’il existe encore à Messine deux fondeurs de cloches de ce nom. La grand’tante fut dans la suite la marraine de Joseph Balsamo. Il reçut le nom de baptême de son mari et flnit par prendre aussi de son grand-oncle le surnom de Cagliostro. Les époux Bracconeri eurent trois enfants : Félicité, Mathieu et Antonia. Félicité fut mariée à Pierre Balsamo, fils d’un rubanier de Palerme, Antonio Balsamo, qui était probablement de race juive. Pierre Baleamo, père du fameux Joseph, fit e}} {{tiret2|banque|rout et mourut à l’âge de quarante-cinq ans. Sa veuve, qui est encore vivante, lui avait donné, outre Joseph, une fille, JeanneJoséphine-Marie, qui épousa Jean-Baptiste Capitummino, dont elle resta veuve, après lui avoir donné trois enfants.

Le mémoire, que l’auteur voulut bien nous lire et me confier pendant quelques jours, s’appuyait sur des extraits baptistaires, des contrats de mariage et des documents, rassemblés avec soin. Il renfermait à peu près, comme je le vois par un extrait que j’en fis alors, les circonstances qui nous sont aujourd’hui connues par les actes du procès romain ; savoir, que Joseph Balsamo, né à Palerme au commencement de juin 1743, avait eu pour marraine Vincenza Martello, femme Cagliostro, qu’il avait pris dans son jeune âge l’habit des frères de la Charité, ordre qui s’occupe surtout de soigner les malades ; qu’il avait bientôt montré beaucoup d’intelligence et de dispositions pour la médecine, mais qu’il avait été renvoyé pour sa mauvaise conduite ; qu’ensuite il avait fait à Palerme le métier de magicien et de chercheur de trésors. H ne laissa pas sans emploi, ajoute le mémoire, le rare talent qu’il avait d’imiter toutes les écritures. Il faussa, ou plutôt il fabriqua un vieux document, qui rendit litigieuse la propriété de quelques biens. Mis en jugement et emprisonné, il s’enfuit et fut cité par ordonnance. Il traversa la Galabre et gagna Rome, où il épousa la fille d’un teinturier. De Rome, il retourna à Naples sous le nom de marquis Pellegrini. Il hasarda de revenir à Palerme, fut reconnu, arrêté, et enfin délivré d’une manière qui mérite d’être rapportée en détail. — Un des premiers et des plus riches princes siciliens, qui remplissait de hautes fonctions à la cour de Naples, avait un fils qui unissait à une grande force corporelle et à un caractère indomptable tout l’orgueil auquel se croient autorisés les riches et les grands sans éducation. Donna Lorenza sut le gagner, et le faux marquis Pellegrini fonda sur lui sa sûreté. Le prince fit voir publiquement qu’il protégeait ce couple étranger. Mais quelle ne fut pas sa fureur, quand Joseph Balsamo fut jeté de nouveau en prison à la requôte de l’adversaire que sa fraude avait lésé ! Il fit diverses tentatives pour le délivrer, et, comme elles furent inutiles, il osa, dans l’antichambre du président, menacer des plus mauvais traitements l’avocat de la partie adverse, s’il ne faisait pas relûcher Balsamo sur-le-champ. L’avocat s’y refusant, il le saisit, le frappa, le jeta par terre, le foula aux pieds, et l’on avait beaucoup de peine à l’empêcher de pousser plus loin ses violences, quand le président accourut lui-même au bruit et ordonna la paix. Ce magistrat, homme faible et dépendant, n’osa pas punir l’offenseur ; la partie adverse et son avocat perdirent courage, et Balsamo fut mis en liberté, sans qu’il se trouve dans les actes aucune mention de son élargissement, ni de la personne qui l’a ordonné, ni de la manière dont il s’est accompli. Bientôt après il s’éloigna de Palerme, et fit différents voyages, sur lesquels l’auteur du mémoire n’a pu donner que des renseignements incomplets. Le mémoire se termine par une démonstration ingénieuse que Cagliostro et Balsamo sont une seule et même personne, thèse alors plus difficile à soutenir qu’elle ne l’est aujourd’hui, que nous connaissons parfaitement toute la suite de l’histoire.

Si je n’avais pas dû présumer qu’on ferait en France un usage public de ce mémoire, que je le trouverais peut-être déjà imprimé à mon retour, j’aurais proflté de la permission que j’avais d’en prendre copie, et j’aurais instruit plus tôt mes amis et le public de plusieurs circonstances intéressantes. Cependant nous avons appris presque tout, et plus de choses que ce mémoire n’en pouvait contenir, par une source d’où il ne se répandait d’ordinaire que des erreurs. Qui aurait cru que Rome conlribuerait tant une fois à éclairer le monde, à démasquer un imposteur, au point que nous avons vu par la publication d’un extrait des actes du procès 1 Cet écrit pourrait et devrait être beaucoup plus intéressant ; néanmoins il sera toujours un beau document dans les mains de tout homme sage, qui devait voir avec chagrin des personnes ou tout à fait ou à demi trompées et des trompeurs honorer pendant des années cet homme et ses jongleries, se sentir, par leur liaison avec lui, élevés au-dessus des autres, et, du haut de leur vanité crédule, plaindre ou même mépriser la saine raison. Qui ne gardait alors volontiers le silence ? C’est aujourd’hui seulement que, l’affaire étant complètement terminée et mise hors de contestation, je puis me résoudre à communiquer ce qui m’est connu pour compléter les documents.

Quand je vis dans l’arbre généalogique tant de personnes, et particulièrement la mère et la sœur, données comme encore vivantes, je montrai à l’auteur du mémoire mon désir de les voir et de connaître les parents d’un homme si singulier. Il répondit que la chose serait difficile, parce que ces personnes, pauvres mais honorables, vivaient très-retirées, n’étaient accoutumées à voir aucun étranger, et que le caractère soupçonneux de la nation leur ferait tirer de cette apparition mille conjectures. Cependant il m’enverrait son secrétaire, qui avait accès dans la famille, et par l’entremise duquel il avait eu les renseignements et les pièces qui lui avaient servi’à établir l’arbre généalogique. Le secrétaire parut le lendemain et témoigna quelques scrupules. « J’ai évité jusqu’à présent, me dit-il, de reparaître aux yeux de ces gens, parce que, pour avoir en mes mains leurs contrats de mariage, leurs extraits baptistaires et d’autres papiers et pouvoir en faire des cophs légalisées, j’ai dû me servir d’une ruse particulière. J’ai parlé d’une bourse de famille, qui était vacanle quelque part, et je leur ai présenté comme vraisemblable que le jeune Capitummino était qualifié pour l’obtenir ; qu’il fallait avant tout dresser un arbre généalogique, pour voir à quel point le jeune homme y pouvait prétendre. Il faudrait ensuite en venir à des négociations, et j’offris de m’en charger, si l’on me promettait pour ma peine une part équitable de la somme à recevoir. Ces bonnes gens consentirent à tout avec joie, je reçus les papiers nécessaires, des copies en furent prises, l’arbre fut établi, et depuis lors j’évite de paraître devant eux. Il y a quelques semaines, je fus encore arrêté par la vieille Capitummino, et je ne sus que m’excuser sur la lenteur avec laquelle ces sortes d’affaires avancent chez nous. » Ainsi parla le secrétaire ; mais, comme je ne renonçais pas à mon projet, nous convînmes, après quelques réflexions, que je me donnerais pour un Anglais, chargé d’apporter à la famille des nouvelles de Cagliostro, qui venait de passer à Londres après être sorti de la Bastille.

A l’heure fixée, vers trois heures après midi, nous nous sommes mis en chemin. La maison était à l’angle d’une petite rue nommée il Cassaro et peu éloignée de la grande. Nous montâmes un misérable escalier et nous entrâmes d’abord dans la cuisine. Une femme de taille moyenne, forte sans être grasse, était occupée à laver la vaisselle. Elle était proprement vêtue, et, quand elle nous vit paraître, elle releva un bout de son tablier pour nous cacher le côté sale. Elle regarda d’un air joyeux mon guide et lui dit : « Eh bien, monsieur Giovanni, nous apportez-vous de bonnes nouvelles ? Avez-vous fait quelque chose ? » II répondit : « Je n’ai pas encore réussi dans notre affaire, mais voici un étranger qui vous apporte les salutations de votre frère et qui peut vous conter comment il se trouve à présent. » Les salutations que je devais apporter n’étaient pas tout à fait dans notre convention, mais c’était chose faite, j’étais introduit. « Vous connaissez mon frère ? me dit-elle. — Toute l’Europe le connaît, répliquai-je, et je crois qu’il vous sera agréable d’apprendre qu’il est en sûreté et se trouve bien, car jusqu’à présent vous avez été sans doute inquiète de son sort ? — Entrez, me dit-elle, je vous suis à l’instant. » J’entrai dans la chambre avec le secrétaire. Elle était haute et grande et aurait passé chez nous pour une salle. Mais elle semblait être tout l’appartement de la famille. Une seule fenêtre éclairait les grandes murailles, qui avaient été peintes autrefois ; de noires images de saints y étaient suspendues dans des cadres d’or. Deux grands lits sans rideaux étaient appuyés contre un des murs ; une petite armoire brune,qui avait la forme d’un secrétaire, était contre l’autre. De vieilles chaises en jonc tressé, dont les dossiers furent dorés autrefois, étaient rangées auprès ; et les briques du carrelage étaient fort usées en beaucoup d’endroits. Au reste, la propreté régnait partout. Nous nous approchâmes de la famille, qui était à l’autre bout de la chambre, auprès de l’unique fenêtre.

Pendant que mon guide expliquait à la vieille Balsamo, qui était assise dans le coin, le motif de notre visite, et répétait plusieurs fois ses paroles à haute voix, à cause de la surdité de la bonne femme, j’eus le temps d’observer la chambre et les autres personnes. Une jeune fille d’environ seize ans, bien faite, mais dont les traits avaient été altérés par la petite vérole, était auprès de la fenêtre ; à côté d’elle, un jeune homme, dont la figure désagréable, aussi gâtée par la petite vérole, me fit également une impression pénible. Dans un fauteuil, vis-à-vis de la fenêtre, était assise, ou plutôt couchée, une personne malade, très-défigurée, qui paraissait prise d’une sorte de somnolence.

Quand mon introducteur se fut fait comprendre, on nous obligea de nous asseoir. La vieille m’adressa quelques questions ; mais je dus me les faire traduire avant de pouvoir y répondre, car le dialecte sicilien ne m’était pas familier. J’observais cependant cette bonne mère avec plaisir. Elle était de moyenne taille, mais bien faite ; sur sa figure régulière, que l’âge n’avait point altérée, était répandue cette paix dont jouissent d’ordinaire les personnes privées de l’ouïe ; le ton de sa voix était agréable et doux. Je répondis à ses questions et il fallut aussi lui interpréter mes réponses. La lenteur de notre conversation me permit de mesurer mes paroles. Je lui racontai que son fils avait été acquitté en France, et qu’il se trouvait actuellement en Angleterre, où on l’avait bien reçu. La joie qu’elle témoigna de ces nouvelles était accompagnée des expressions d’une piété sincère, et, comme elle se mit à parler plus haut et plus lentement, je pus la comprendre avec moins de peine.

Cependant sa fille était entrée et s’était placée auprès de mon introducteur, qui lui répéta fidèlement ce que j’avais raconté. Elle avait mis un tablier propre et avait arrangé ses cheveux sous le filet. Plus je la regardais et la comparais avec sa mère, plus j’étais frappé delà différence. Une vive et saine sensualité brillait dans toute la personne de la fille ; elle pouvait avoir quarante ans. Ses yeux bleus, éveillés, promenaient autour d’elle un regard intelligent, sans qu’il me fût possible d’y découvrir une trace de soupçon. Assise, elle promettait une stature plus haute qu’elle ne l’avait en effet ; sa pose avait quelque chose de déterminé ; étant assise, elle penchait le corps en avant et posait ses mains sur ses genoux. Au reste, ses traits, plutôt émoussés que saillants, me rappelaient la gravure connue qui représente son frère. Elle me fit diverses questions sur mon voyage, sur mon projet de voir la Sicile ; elle était persuadée que je reviendrais, et que je célébrerais avec eux la fête de sainte Rosalie.

La grand’mère m’ayant adressé quelques nouvelles questions, tandis que j’étais occupé à lui répondre, sa fille s’entretint à demi-voix avec mon compagnon, mais de telle sorte que je pus en prendre occasion de demander de quoi il s’agissait. Mme Capitummino lui contait, me dit-il, que son frère lui devait encore quatorze onces d’or ; à son prompt départ de Palerme, elle avait retiré des effets engagés pour lui ; mais depuis lors elle n’avait eu de lui aucune nouvelle, n’en avait reçu ni argent ni aucun secours, quoiqu’il possédât, disait-on, de grandes richesses, et qu’il fit une dépense de prince. Ne voudrais-je point prendre sur moi, après mon retour, de lui rappeler doucement sa dette, et faire obtenir à la sœur quelque secours ; ne voudrais-je point me charger d’une lettre ou du moins la lui faire parvenir ? Elle me demanda où je logeais, où elle devcait m’envoyer la lettre. J’évitai de dire ma demeure, et j’offris de revenir chercher moi-même la lettre le lendemain vers le soir. Là-dessus, elle m’exposa sa position diflicile : elle était restée veuve, avec trois enfants ; de ses deux filles, l’une était élevée au couvent, l’autre vivait avec elle, ainsi que son fils, qui était dans ce moment à l’école. Outre ces trois enfants, elle avait auprès d’elle sa mère, à l’entretien de laquelle elle devait subvenir. De plus, elle avait retiré chez elle, par charité chrétienne, cette pauvre malade, qui augmentait encore ses charges. Toute son activité suffisait à peine à procurer à elle-même et aux siens les choses les plus nécessaires. Elle savait que Dieu ne laisse pas ces bonnes œuvres sans récompense, cependant elle soupirait sous le fardeau qu’elle portait depuis longtemps.

Les jeunes gens se mêlèrent aussi à la conversation, qui devint plus vive. Tandis que je m’entretenais avec les autres, j’entendis que la grand’mère demandait à sa fille si j’étais donc aussi de leur sainte religion, et je pus remarquer que la fille cherchait prudemment à esquiver la réponse, faisant entendre à sa mère, autant que je pus le deviner, que l’étranger paraissait bien disposé pour elles, et qu’il ne convenait pas de questionner d’abord quelqu’un sur ce point. Lorsqu’elles apprirent que je me proposais de quitter bientôt Palerme, elles devinrent plus pressantes et me prièrent de revenir ; elles me vantèrent surtout les jours divins de la fête de Rosalie, qui devaient, à leur avis, être sans pareils dans le monde entier. Mon compagnon, qui depuis longtemps désirait s’éloigner, interrompit enfin la conversation par ses gestes, et je promis de revenir le lendemain vers le soir chercher la lettre. Mon introducteur était charmé que tout eût si bien réussi, et nous nous séparâmes satisfaits les uns des autres.

On peut juger quelle impression avait faite sur moi cette famille pauvre, honnête et pieuse. Ma curiosité était satisfaite, mais la bonne et naturelle conduite de ces femmes avait excité en moi une sympathie qui s’augmente encore par la réflexion. Toutefois j’entrai aussitôt en souci pour le lendemain. Il était naturel que cette apparition, qui les avait surprises au premier moment, éveillât chez elles après mon départ plus d’une réflexion. L’arbre généalogique m’avait appris que plusieurs membres de la famille vivaient encore ; il était naturel que ces femmes assemblassent leurs amis, pour se faire répéter en leur présence ce qu’elles avaient entendu de moi la veille avec étonnement. J’avais atteint mon but, et il ne me restait plus qu’à terminer convenablement cette aventure. Je retournai donc seul chez elles le lendemain tout de suite après dîner1. Elles furent surprises de me voir arriver. La lettre n’était pas prête encore, me dirent-elles, et quelques-uns de leurs parents désiraient aussi faire ma connaissance ; ils se trouveraient ce soir chez elles. Je répondis que je devais partir le lendemain de bonne heure ; que j’avais encore des visites à rendre, mes paquets à faire, et que j’avais préféré venir avant l’heure plutôt que de ne pas venir du tout.

A ce moment, parut le fils, que je n’avais pas vu la veille. Il ressemblait à sa sœur pour la taille et la figure. Il apportait la lettre dont on voulait me charger, et qu’il avait fait écrire, selon l’usage du pays, hors de la maison par un écrivain public. Le jeune homme avait l’air triste, silencieux et modeste. Il me questionna sur son oncle, sur sa richesse et sa dépense, et il ajouta tristement : « Pourquoi a-t-il donc oublié totalement sa famille ? Ce serait notre plus grand bonheur de le voir revenir


1. Le dîner, au milieu du jour. et s’intéressera nous. Mais, poursuivit-il, comment vous a-t-il découvert qu’il a encore des parents à l’alerme ? On dit qu’il nous renie partout, et qu’il se donne pour un homme de grande naissance. » Je répondis, de manière à sauver la vraisemblance, à cette question, provoquée par l’imprévoyance de mon introducteur dans notre première visite, que, si son oncle avait des raisons pour cacher au public son origine, il n’en faisait pas un secret à ses connaissances et à ses amis.

La sœur, qui était survenue pendant cet entretien, encouragée par la présence de son frère et probablement aussi par l’absence de l’ami de la veille, se mit à causer avec beaucoup de gentillesse et de vivacité. Ils me prièrent beaucoup de les recommander à leur oncle, si je lui écrivais, et ils me pressèrent aussi vivement, quand j’aurais parcouru le royaume, de revenir pour célébrer avec eux la fête de sainte Rosalie. La mère se joignit à ces instances. « Monsieur, dit-elle, il ne convient guère, puisque j’ai une fille déjà grande, qu’on voie des étrangers dans ma maison, et l’on a sujet de se tenir en garde contre le danger et la médisance ; néanmoins vous serez toujours chez nous le bienvenu, quand vous reviendrez dans cette ville. — Oh ! oui, ajoutèrent les enfants, nous promènerons monsieur le jour de la fête, nous lui ferons tout voir, nous prendrons place sur les échafaudages aux endroits où nous pourrons le mieux voir la solennité. Combien le grand char et surtout l’illumination magnifique lui feront plaisir 1 »

La grand’mère avait lu et relu la lettre. Quand elle sut que je venais prendre congé, elle se leva et me remit le papier plié. « Dites à mon fils, dit-elle avec une noble vivacité, avec une sorte d’inspiration, dites à mon fils’combien je suis heureuse des nouvelles que vous m’avez apportées de lui. Dites-lui que je le presse comme cela sur mon cœur (elle ouvrit les bras et puis les serra contre sa poitrine) ; que tous les jours je prie pour lui Dieu et notre sainte Vierge ; que jç donne à lui et à sa femme ma bénédiction ; et que tout mon désir est de le revoir avant ma mort, de le revoir encore une fois de ces yeux qui ont versé tant de larmes sur lui. » La grâce particulière de la langue italienne favorisait le choix et le noble agencement de ces paroles, qui étaient d’ailleurs accompagnées de gestes animés, avec lesquels cette nation a coutume de répandre sur ses discours un charme étonnant.

Je ne quittai pas cette famille sans émotion. Ils me tendirent tous la main. Les enfants m’accompagnèrent dehors, et, tandis que je descendais l’escalier, ils s’élancèrent au balcon de la fenêtre, qui donnait de la cuisine sur la rue, me rappelèrent, me saluèrent du geste et me répétèrent qu’il ne fallait pas oublier de revenir. Je les vis encore au balcon quand je tournai l’angle de la rue.

L’intérêt que m’inspira cette famille éveilla chez moi, je n’ai pas besoin de le dire, le vif désir de lui être utile et de subvenir à ses besoins. Par moi, elle se trouvait de nouveau trompée, et ses espérances d’un secours attendu allaient être déçues une seconde fois, grâce à la curiosité de passage d’un voyageur du Nord. Mon premier dessein avait été de lui remettre avant mon départ les quatorze onces d’or que leur devait le fugitif, et de déguiser mon cadeau en leur faisant supposer que j’espérais être remboursé par lui de cette somme ; mais, quand je fis mon compte à la jnaison, que j’eus visité ma caisse et mes papiers, je vis bien que, dans un pays où le manque de communications augmente en quelque sorte les distances à l’infini, je me mettrais moi-même dans l’embarras, si je prétendais réparer l’injustice d’un méchant homme par une généreuse bienveillance.

Rapportons ici sans tarder la fin de cette aventure. Je partis de Palerme sans retourner chez ces bonnes gens, et, malgré les grandes distractions de mon voyage en Sicile et en Italie, cette simple impression ne s’effaça pas de mon cœur.

Je revins dans ma patrie, et, quand je retrouvai enfin celte lettre parmi d’autres papiers, expédiés de Naples par mer, j’eus l’occasion d’en parler comme d’autres aventures. Voici la traduction de la lettre, où je laisse avec intention transparaître le caractère particulier de l’original :

Très-cher fils !

Le 16 avril 1787, j’ai eu des nouvelles de toi par M. Wilton, et je no puis t’exprimer combien j’en ai reçu de consolation, car, depuis que tu étais sorti de France, je n’avais rien pu savoir de toi. Cher fils, je te prie de ne pas m’oublier, car je suis très-pauvre et abandonnée de tous mes parents, excepté de ma Glle Marianne, ta sœur, chez qui je vis. Elle ne peut sufûre à mon entretien, mais elle fait ce qu’elle peut ; elle est veuve avec trois enfants ; une de ses filles est au couvent de Sainte-Catherine, les deux autres sont chez elle. Je te répète ma prière, cher fils, envoie seulement de quoi m’aider quelque peu, car je n’ai pas même les habits nécessaires pour remplir les devoirs d’une chrétienne catholique ; mon manteau et mon pardessus sont tout déchirés. Si tu m’envoies quelque chose ou seulement si tu m’écris une lettre, ne l’expédie pas par la poste, mais par mer, parce que Don Matthieu (Bracconeri), mon frère, est commissaire des postes. Cher fils, je te prie de m’assigner par jour un tari ’, pour diminuer un peu le fardeau qui pèse sur (a sœur et pour que je ne meure pas d’indigence. Souviens-toi du commandement divin ; aide une pauvre mère qui est réduite à l’extrémité 1 Je te donne ma bénédiction, et je t’embrasse de cœur ainsi que donna Lorenza, ta femme. Ta sœur t’embrasse de cœur, et ses enfants te baisent les mains. Ta mère, qui l’aime tendrement et qui te presse sur son cœur. FÉuciE Balsamo.

Palerme, 17 avil 1787.

Des personnes honorables, auxquelles j’ai fait lire cette lettre et raconté mon aventure, ont partagé mes sentiments et m’ont mis en état de payer ma dette à cette malheureuse.famillê et de lui faire passer une somme qu’elle a reçue vers la fin de l’année 1788.

La lettre suivante est un témoignage de l’effet qu’elle a produit :

Palerme, le 25 septembre 1788 Très-cher fils ! Cher, fidèle frère ! .

Nous ne pouvons exprimer avec la plume la joie que nous avons éprouvée d’apprendre que vous vivez et que vous vous portez bien. Vous avez comblé de joie par le secours que vous leur avez envoyé une mère et une sœur qui sont abandonnées de tous les hommes et qui ont deux filles et un fils à élever. Car, après que M. Jacques Joff, négociant anglais, se fut donné beaucoup de peine pour découvrir la femme Joseph-Marie Capitummino,née Balsamo, parce qu’on m’appelle ordinairement Marianne Capilummino, il nous a enfin trouvées dans une petite maison, où nous vivons avec la bienséance convenable. Il n’ous a annoncé que vous nous envoyiez une somme d’argent, et avec elle une quittance que je devais signer, moi, votre sœur, et c’est ce que j’ai fait. Car il a déjà remis l’argent dans nos mains, et le cours favorable du change nous a même fait gagner quelque chose. Jugez avec quel plaisir nous avons reçu une


1. Ou tarino, monnaie de Palerme : environ 43 centimes. pareille somme dans un moment où nous étions sur le point de passer la fête de Noël sans espérance d’aucun secours. Notre bon Jésus a déterminé voire cœur à nous envoyer cet argent, qui a servi non-seulement à apaiser notre faim, mais aussi à nous couvrir, parce que, en vérité, tout nous manquait. Nous éprouverions la plus grande joie, si vous contentiez notre désir, et si nous pouvions vous voir encore, moi surtout, votre mère, qui ne cesse pas de pleurer le malheur que j’ai d’être toujours éloignée d’un fils unique,.que je voudrais bien voir encore une fois avant de mourir. Si votre position rend la chose impossible, ne négligez pas toutefois de secourir mon indigence, surtout puisque vous avez trouvé un canal excellent et un négociant si exact et si honnête, qui, sans que nous fussions informées de la chose et tenant tout dans sa main, nous a cherchées loyalement et nous a livré fidèlement la somme expédiée. Ce n’est rien pour vous que cela, mais, à nous, toute assistance nous semble un trésor. Votre sœur a deux grandes filles, et son fils a aussi besoin de secours. Vous savez qu’ils ne possèdent rien, et quelle bonne œuvre vous feriez, si vous lui envoyiez ce qui est nécessaire pour établir convenablement ses enfants !

Dieu veuille vous conserver en bonne santé I Nous l’invoquons avec reconnaissance, et nous le prions de vous conserver le bonheur dont vous jouissez et de porter votre cœur à se souvenir de nous. Je vous bénis en son nom, vous et votre femme, comme une tendre mère ; je vous embrasse, moi, volve sœur ; ainsi fait aussi le cousin Joseph (Dracconeri) qui a écrit celte lettre. Nous vous demandons votre bénédiction, comme le font aussi les deux sœurs Ântonia et Thérèse. Nous vous embrassons et nous nous disons

Votre sœur, Votre mère, qui vous

qui vous aime, aime et vous bénit,

Joseph-Marie qui bénit toutes vos heures,

Cappittmmino FÉlicie Balsamo

Et Balsamo. Et Bracconeiu.

Les signatures de cette lettre sont autographes.

J’avais fait parvenir la somme sans lettre et sans avertir d’où elle provenait ; l’erreur de ces femmes n’en était donc que plus naturelle, et leurs espérances plus fondées pour l’avenir. Maintenant qu’elles sont informées de la condamnation et de l’emprisonnement de leur flls et frère, il me reste à faire quelque chose pour les mettre au fait et pour les consoler. J’ai encore pour elles dans les mains une somme que je veux leur envoyer, en même temps que je leur ferai connaître la vérité. Si quelques-uns de mes amis, quelques-uns de mes nobles et riches compatriotes, voulaient me faire le plaisir d’augmenter par leurs contributions cette petite somme, dont je suis encore dépositaire, je les prie de me les envoyer avant la Saint-Michel, et de prendre leur part de la reconnaissance et de la joie d’une bonne famille, du sein de laquelle est sorti un des plus étranges prodiges qui aient paru dans notre siècle. Je ne manquerai pas de publier la suite de cette histoire et l’état dans lequel mon prochain envoi aura trouvé cette famille. Peut-être ajouterai-je alors quelques observations que cette occasion m’a suggérées, mais que je m’abstiens de présenter actuellement, pour ne pas devancer le jugement de mes lecteurs.

Alcamo, mercredi 17 avril 1787.

Nous sommes partis de Palerme à cheval de bon matin. Kniep et le voiturin avaient fait nos paquets avec une merveilleuse diligence. Nous montions lentement la route magnifique qui nous était déjà connue par notre visite à Saint-Martin, et nous admirions sur nouveaux frais une des fontaines ornementales qui bordent le chemin, quand nous eûmes un avant-goût des habitudes tempérantes de ce pays. Notre palefrenier portait, suspendu à une courroie, comme font nos vivandières, un petit tonnelet, qui semblait contenir assez de vin pour quelques jours. Nous fûmes donc fort surpris de le voir courir à une des nombreuses fontaines, ôter le bouchon, et faire entrer l’eau. Nous lui demandâmes, avec une surprise tout allemande, ce qu’il prétendait faire, et si le tonnelet n’était pas plein de vin. Il répondit fort tranquillement qu’il avait laissé un tiers de vide ; et, comme personne ne buvait de vin qui ne fût trempé, le mieux était de tremper d’abord le tout : comme cela les liquides s’unissaient mieux, d’ailleurs on n’était pas sûr de trouver partout de l’eau. En attendant, le tonnelet était plein, et il fallut nous accommoder de cet usage nuptial du vieil Orient.

Arrivés sur les hauteurs derrière Montréal, nous vîmes des contrées merveilleusement belles, mais dans le style de l’histoire plutôt que de l’économie rurale. A main droite, la vue s’étendait jusqu’à la mer, qui traçait sa ligne droite horizontale entre des caps admirables, par-dessus des côtes boisées ou nues, et formait, par son calme profond un contraste magnifique avec les sauvages rochers calcaires. Kniep a cédé au plaisir d’en dessiner plusieurs en petit format. Nous voici maintenant à Alcamo, petite ville propre et tranquille, dont l’auberge bien tenue doit être recommandée comme un bel établissement, d’où l’on peut commodément visiter le temple de Ségeste, dont la situation est écartée et solitaire.

Alcamo, jeudi 19 avril 1787.

Cette paisible petite ville de montagne nous charme et nous attire, et nous avons résolu d’y passer tout le jour. C’est le cas de parler avant tout des événements de la veille. J’avais déjà contesté au prince Pallagonia l’originalité. Il a eu des devanciers, et il a trouvé des modèles. Sur la route de Montréal on voit deux monstres auprès d’une fontaine, et, sur la balustrade, quelques vases, tels absolument que si le prince les avait érigés lui-même.

Derrière Montréal, quand on quitte la belle chaussée et qu’on arrive aux montagnes pierreuses, on trouve sur la croupe, le long du chemin, des pierres, qu’à leur pesanteur et leur efflorescence, j’ai prises pour de la mine de fer. Toutes les plaines sont cultivées et produisent plus ou moins. Le calcaire se montrait rouge, la terre effleurie l’est aussi dans ces endroits. Cette terre rouge, calcaire argileux, est répandue au loin ; le sol est fort, point sablonneux ; il produit d’excellent blé. Nous avons trouvé de vieux oliviers très-forts, mais mutilés.

Sous l’avant-toit d’une salle aérée, bâtie sur le devant d’une méchante auberge, nous faisions une légère collation. Des chiens mangeaient avidement les débris de nos saucissons ; un jeune mendiant les a chassés et mangeait de bon appétit les pelures de nos pommes ; celui-ci à son tour a été chassé par un vieux. On trouve partout la jalousie de métier. Sous sa toge déguenillée, le vieux mendiant allait et venait, faisant les fonctions de valet et de sommelier. J’avais déjà remarqué auparavant que, si l’on demande à un hôte quelque chose qui ne se trouve pas au logis, il l’envoie quérir dans une boutique par un mendiant. Mais nous sommes ordinairement préservés d’un service si désagréable, car notre voiturier-est, par excellence, palefrenier, cicérone, garde, pourvoyeur, cuisinier, enfin tout.

Sur les plus hautes montagnes, se trouve toujours l’olivier, le caroubier, le frêne. La culture est aussi trisannuelle : légumes, blé et jachère ; sur quoi ils disent : « Le fumier fait plus de miracles que les saints. » On tient la vigne très-basse.

La position d’Alcarno est admirable, sur la hauteur, à quelque distance du golfe. La grandeur du paysage nous attirait : de hauts rochers, de profondes vallées, mais de l’espace et de la diversité. Derrière Montréal, on pénètre dans une belle et double vallée, au milieu de laquelle s’avance encore une arête rocheuse. Les champs fertiles déploient leur calme verdure, tandis qu’au bord du large chemin, les touffes d’arbustes et de buissons sauvages brillent de fleurs luxuriantes ; le baguenaudier est tout jaune de fleurs papillonnées ; pas une feuille verte ne se montre ; les buissons d’aubépine se touchent l’un l’autre ; les aloès lèvent la tête et annoncent la floraison ; de riches tapis de trèfle amarante, l’ophrys-mouche, la rose des Alpes, la jacinthe aux cloches fermées, la bourrache, l’ail, l’asphodèle. L’eau qui descend de Ségeste apporte avec les cailloux calcaires beaucoup de pierre cornée en galets. Ils sont très-compactes, bleu foncé, rouges, jaunes, bruns, des nuances les plus diverses.

Ségeste, vendredi 20 avril 1787.

Le temple de Ségeste n’a jamais été achevé, et l’on n’a jamais égalisé la place qui l’entoure ; on s’est borné à aplanir le contour où les colonnes devaient être érigées, car, aujourd’hui encore, les degrés sont en quelques endroits enfoncés de neuf ou dix pieds en terre, et il n’y a point de colline aux environs, d’où les pierres et la terre auraient pu descendre. D’ailleurs les pierres sont couchées dans leur position la plus naturelle, et l’on ne trouve aucunes ruines.

Les colonnes sont toutes debout. Deux, qui étaient tombées, ont été relevées récemment. Les colonnes devaient-elles avoir des socles ? C’est là une chose difficile à décider et qui ne peut être rendue claire sans dessin. Tantôt il semble que la colonne repose sur la quatrième marche, mais il faut alors redescendre d’une marche pour entrer dans le temple ; tantôt la marche supérieure est coupée, et il semble alors que les colonnes aient une base ; tantôt ces intervalles sont remplis, et nous rentrons dans le premier cas. C’est aux architectes à déterminer la chose plus exactement.

Les faces latérales ont douze colonnes sans celles des angles ; les faces antérieure et postérieure, six avec les colonnes angulaires. Les saillies au moyen desquelles on transporte les pierres ne sont pas coupées aux marches du temple : preuve que le temple n’a pas été achevé. Mais le sol en présente la plus forte preuve : sur les côtés il est couvert de dalles en quelques endroits, tandis que, dans le milieu, la roche calcaire brute est plus haute que le niveau de la partie dallée ; il ne peut donc jamais avoir été revêtu de dalles. On ne voit non plus aucune trace de salle intérieure. Il est plus manifeste encore que le temple n’a jamais été enduit de stuc, et l’on peut supposer que c’était l’intention de l’architecte. Les trapèzes des chapiteaux offrent des saillies auxquelles le stuc devait peut-être s’appliquer. Le tout est bâti d’une pierre calcaire analogue au travertin, et maintenant très-rongé. La restauration de 1781 a fait beaucoup de bien à l’édifice. La coupe qui unit les parties est simple, mais belle. Je n’ai pu trouver les grandes pierres dont parle Riedesel : on les a peut-être employées pour la restauration des colonnes.

La position du temple est remarquable : à l’extrémité supérieure d’une longue et large vallée, sur une colline isolée et pourtant entourée de rochers, il domine au loin de vastes campagnes, mais il n’a qu’une échappée sur la mer. La contrée offre l’image immobile d’une triste fertilité ; tout est cultivé, et l’on ne voit d’habitation presque nulle part. D’innombrables papillons voltigeaient sur des chardons fleuris. Du fenouil sauvage, haut de huit ou neuf pieds, et desséché, restait encore de l’année précédente en grande abondance et dans un ordre apparent, en sorte qu’on aurait pu le prendre pour les alignements d’une pépinière. Le vent murmurait dans les colonnes comme dans un bois, et les oiseaux de proie planaient sur l’entablement en poussant des cris.

La fatigue que nous avons essuyée à parcourir les ruines non apparentes d’un théâtre nous a ôté l’envie de visiter celles de la ville. Au pied du temple se trouvent de grands fragments de pierre cornée, et le chemin d’Alcamo est mêlé d’une infinité de ces galets. Une partie se réduit en terre siliceuse, qui rend ce sol plus léger. J’ai observé sur le fenouil vert la différence des feuilles inférieures et supérieures, et pourtant c’est toujours le même organe, qui passe de la simplicité à la diversité. On se livre ici au sarclage avec assiduité ; les cultivateurs parcourent toute la campagne comme dans une battue. On voit aussi des insectes. A Palerme, je n’avais observé que des vers luisants. Les sangsues, les limaces, les lézards, n’ont pas de plus belles couleurs que les nôtres ; ils ne sont même que grisâtres.

Castel-Vetrano, samedi 21 avril 1787.

D’Albano à Castel-Vetrano on côtoie des montagnes calcaires, en suivant des collines siliceuses. Entre les montagnes calcaires, escarpées, stériles, sont de grandes vallées onduleuses, toutes cultivées, mais presque sans arbres. Les collines siliceuses sont pleines de grands cailloux, qui annoncent d’anciens courants de mer. Le sol est heureusement mélangé, plus léger qu’auparavant, à cause de la présence du sable. Nous avons laissé Salemi à une lieue sur la droite. Nous traversions des roches de gypse qui recouvrent la chaux. Le terrain est toujours plus heureusement mélangé. On voit dans le lointain la mer à l’occident. Au premier plan, le sol est partout montueux. Nous avons trouvé les figuiers reverdis. Mais ce qui excitait notre admiration, c’étaient les masses infinies de fleurs qui s’étaient établies sur la route, d’une largeur excessive, et qui se distinguaient et se succédaient en grandes surfaces émaillées, contiguës les unes aux autres : les plus beaux liserons, les hibiscus et les mauves, toute sorte de trèfles, régnaient tour à tour, et, dans les intervalles, l’ail et les touffes de galéga. On chevauchait à travers ce brillant tapis en suivant les étroits sentiers qui se croisaient en nombre infini. Dans ces prairies paissent de belles vaches rouge brun : elles ne sont pas de grande taille, mais très-bien faites ; elles ont surtout de très-jolies petites cornes.

Les montagnes au nord-est forment une chaîne ; un seul sommet, le Gouniglione, se dégage du milieu. Leà collines siliceuses sont pauvres en eau ; les pluies y doivent d’ailleurs être rares ; on ne trouve point de ravines ni d’alluvions.

Il m’est arrivé cette nuit une singulière aventure. Très-fatigués, nous nous étions jetés sur nos lits dans un gîte, il faut le dire, assez peu élégant. Je m’éveille à minuit, et je vois sur ma tête la plus agréable apparition : une étoile si belle, que je croyais ne l’avoir jamais vue. Je me délectais à contempler cet objet aimable et de bon augure : mais bientôt ma douce lumière disparaît et me laisse seul dans les ténèbres. Enfin, au point du jour, j’ai découvert la cause de ce prodige. Le toit était percé, et une des plus belles étoiles du ciel avait passé à ce moment par mon méridien. Cependant les voyageurs expliquèrent avec confiance cet événement en leur faveur.

Sciacca, dimanche 22 avril 1787.

La route, jusqu’ici sans intérêt pour le minéralogiste, se poursuit toujours sur des collines de silex. On arrive au bord de la mer. Là se dressent de distance en distance des rochers calcaires. Toute la plaine est d’une immense fertilité ; l’orge et l’avoine sont de la plus belle venue ; on cultive la soude kali ; les aloès ont déjà poussé leurs pédoncules plus haut qu’hier et avant-hier. Les trèfles de toute espèce ne nous ont pas quittés. Nous avons fini par arriver à un petit bois touffu. Les plus grands arbres étaient pourtant isolés. Enfin voili aussi des lièges I

Agrigente, lupdi 23 avril 1787.

De Sciacca jusqu’ici, une forte journée de route. D’abord avant Sciacca, nous avons visité les bains. Une source chaude jaillit du rocher, avec une très-forte odeur de soufre. L’eau a une saveur très-saline, mais non putride. L’exhalaison sulfureuse ne se développerait-elle pas au moment de la sortie ? Un peu plus haut est une source froide sans odeur. Au sommet se trouve le couvent, où sont les étuves : une épaisse vapeur s’en élève dans l’air pur.

Agrigente, 24 avril.

Le printemps ne s’est pas offert à nos yeux, de toute notre vie, aussi admirable qu’aujourd’hui au lever du soleil. Le moderne Girgenti est blti sur la hauteur où s’élevait l’antique forteresse, dans une enceinte assez grande pour contenir une population. Nous voyons de nos fenêtres la vaste pente, doucement inclinée, de l’ancienne cité, toute couverte de jardins et de vignes, sous la verdure desquelles on soupçonnerait à peine une trace d’anciens quartiers d’une ville jadis grande et populeuse. On voit seulement s’élever, vers l’extrémité méridionale de cette plaine verte et fleurie, le temple de la Concorde ; à l’est, quelques ruines du temple de Junon ; les ruines d’autres édifices sacrés, qui sont en ligne droite avec les précédentes, ne sont pas remarquées d’en haut, et l’œil se hâte de chercher au delà, vers le sud, la plage unie, qui occupe encore une demilieue, jusqu’à la mer. Il nous a été interdit de descendre aujourd’hui sous les ombrages, dans ces espaces où brillent tant de verdure et de fleurs et qui promettent tant de fruits, car notre guide, bon petit ecclésiastique, nous a demandé ayant tout de consacrer ce jour à la ville.

Il nous a fait d’abord admirer les rues très-bien bâties, puis il nous a menés sur des points élevés, où la vue, plus étendue encore, en devient plus magnifique ; après cela, dans la calhédrale, où nous attendait une grande jouissance d’artiste. Cette église renferme un sarcophage d’une bonne conservation, qu’on a sauvé en le transformant en autel. Hippolyte, avec ses compagnons de chasse et ses chevaux, est arrêté par la nourrice de Phèdre, qui veut lui remettre des tablettes. L’objet principal était de représenter de beaux jeunes hommes : aussi la vieille, tout à fait petite et naine, est-elle placée parmi les autres figures comme un accessoire qui ne doit rien troubler. Je n’ai rien vu, ce me semble, de plus beau en demi-relief. Et l’ouvrage est parfaitement conservé. Je le regarde provisoirement comme un modèle de la plus gracieuse époque de l’art grec. Nous avons été ramenés à des temps plus anciens en observant un vase précieux de grande dimension et parfaitement conservé. Bien des restes de l’architecture antique se sont en outre glissés ça et là dans l’église moderne.

Comme il n’y a point d’auberge ici, une obligeante famille nous a ouvert sa demeure et nous a cédé une haute alcôve, attenante à une grande chambre. Un rideau vert sépare nos personnes et nos bagages des membres de la famille, qui fabriquent dans la chambre des vermicelles de l’espèce la plus blanche, la plus délicate, et qui se vendent le plus cher, lorsqu’après avoir reçu la forme de tuyaux allongés, ils. sont roulés sur euï-mêmes sous les doigts eftilés des jeunes filles et reçoivent la forme de limaçons. Nous avons pris place auprès de ces aimables enfants, et nous nous sommes fait expliquer le procédé. Nous avons appris que ces pâtes sont fabriquées avec le froment le meilleur et le plus pesant, qu’on nomme grano forte. Il y faut plus de travail de la main que de machines et de formes. On nous apprêta aussi d’excellents macaronis, en témoignant le regret de n’avoir pas dans ce moment à la maison, même pour un plat, de la qualité la plus parfaite, qui ne peut être fabriquée hors d’Agrigente, ou même hors de leur maison. Ceux qu’on nous servit semblaient sans pareils pour la blancheur et la délicatesse.

Pendant toute la soirée, notre guide a su calmer encore l’impatience qui nous poussait du côté d’en bas, en nous ramenant sur la hauteur pour nous faire jouir des plus magnifiques points de vue, et nous développer la situation de toutes les choses remarquables que nous verrons demain.

Agrigente, mercredi 25 avril 1787.

Au lever du soleil, nous sommes descendus des hauteurs, et, à chaque pas, nous nous sommes vus entourés de scènes plus pittoresques. Avec le sentiment qu’il nous rendait le meilleur service, le petit homme nous a fait passer, sans nous arrêter, à travers la plus riche végétation, devant mille détails, dont chacun offrait la scène d’une idylle. Ces effets résultent en grande partie de l’inégalité du sol, qui se déroule à plis onduleux sur des ruines cachées.

Ces ruines pouvaient se couvrir assez promptement de terres fertiles, les anciens édifices étant construits d’un léger tuf coquillier. Nous sommes arrivés de la sorte à l’extrémité orientale de la ville, où les ruines du temple de Junon se dégradent chaque année davantage, parce que l’air et le mauvais temps rongent la pierre poreuse. Nous ne voulions aujourd’hui que voir les choses à la course, mais Kniep a déjà choisi ses-points de vue pour demain.

Le temple s’élève sur un rocher qui tombe en efflorescence. De là, les murs de la ville s’étendaient à l’orient sur un lit calcaire, taillé à pic au-dessus de la plage unie, qu’à une époque plus ou moins reculée, la mer avait abandonnée, après avoir formé des roches dont elle baignait le pied. Les murs étaient en partie taillés dans le roc, en partie construits de matériaux qu’on en avait tirés ; derrière les murs s’élevaient les temples rangés à la file. Il ne faut donc pas s’étonner que, vues de la mer, la ville basse, la partie qui s’élevait par degrés et celle qui était la plus haute, présentassent un aspect imposant.

Le temple de la Concorde a résisté à l’effet des siècles. Son architecture svelte le rapproche déjà de notre mesure de l’agréable et du beau. Il est aux temples de Pœstum ce qu’est la figure des dieux à celle de géants. Je ne veux pas me plaindre de ce qu’on a exécuté san* goût le projet louable de restaurer ces édifices, en remplissant les brèches avec du plâtre d’une blancheur éblouissante. Par ià on peut dire que le monument se présente encore à l’œil comme une ruine. Qu’il eût été facile de donner au plâtre la couleur de la pierre effleurie I Quand on voit avec quelle facilité se détache le calcaire coquillier des colonnes et des murs, on s’étonne qu’il ait duré si longtemps.

Mais les constructeurs, espérant une postérité pareille à euxmêmes, avaient trouvé un préservatif : on voit encore sur les colonnes les restes d’une fine crépissure, qui flattait l’œil et qui devait garantir la durée.

Nous avons fait notre, deuxième station devant les ruines du temple de Jupiter. Elles s’étendent au loin, comme les ossements d’un colossal squelette, au dedans et au dehors de plusieurs petites possessions, coupées de haies, couvertes de plantes hautes et basses. Toute forme a disparu de ces décombres, excepté un triglyphe énorme et un fragment d’une colonne de même proportion. J’ai mesuré le triglyphe avec mes bras étendus et je n’ai pu l’embrasser. Pour la cannelure de la colonne, voici ce qui peut en donner une idée : en m’y tenant debout, je la remplissais comme une petite niche, touchant les deux côtés avec mes épaules. Vingt-deux hommes placés en rond les uns à côté des autres formeraient à peu près la circonférence d’une pareille colonne. Nous nous sommes éloignés avec le sentiment désagréable qu’il n’y avait là rien à faire pour le dessinateur.

Le temple d’Hercule, au contraire, laisse apercevoir encore des traces de son ancienne symétrie. Les deux rangées de colonnes qui accompagnaient le temple de part et d’autre, étaient gisantes dans le même alignement, comme couchées ensemble tout d’un coup, du nord au sud, inclinées les unes vers le haut, les autres vers le bas d’une éminence. Celle-ci a pu se former par la chute du temple. Vraisemblablement, les colonnes, tenues ensemble par l’entablement, s’écrou4èrent tout d’un coup, renversées peut-être par un ouragan ; elles sont encore couchées régulièrement, et montrent dans leurs brisures les fragments dont elles étaient composées. Pour dessiner exactement cet objet remarquable, Kniep taillait déjà en idée ses crayons. Le temple d’Esculape, ombragé du plus beau caroubier et presque enmuré dans une petite maison champêtre, offre un gracieux tableau.

De là, nous sommes descendus au tombeau de Théron, et ce monument, que nous avions vu si souvent reproduit par le dessin, nous a offert un spectacle d’autant plus agréable, qu’il servait de premier plan à une merveilleuse perspective, car la vue portait de l’occident à l’orient, jusqu’au lit de rochers sur lequel paraissaient les ruines des murs de la ville, et à travers et par-dessus les restes des temples. Celte vue est devenue sous la main savante de Hackert un charmant tableau. Kniep ne manquera pas non plus d’en prendre une esquisse.

Agrigente, jeudi 26 avril 1787.

A mon réveil, Kniep était déjà prêt à faire son voyage de dessinateur avec un jeune garçon qui devait lui montrer le chemin et porter son album. J’ai joui, à la fenêtre, d’une magnifique matinée, ayant à côté de moi mon ami secret, silencieux, mais non pas muet. Une crainte pieuse m’a empêché jusqu’à présent de nommer le mentor que j’observe de temps en temps de l’œil et de l’oreille : c’est l’excellent de Riedesel, dont je porte le petit livre sur mon cœur comme un bréviaire ou un talisman. Je me suis toujours miré très-volontiers dans les natures qui possèdent ce qui me manque, et c’est ici le cas : résolution tranquille, sûreté du but, moyens, connaissances et préparatifs nettement conçus et convenables ; relations intimes avec un maître excellent, avec Winckelmann : tout cela me manque, avec tout ce qui en découle. Et pourtant je ne puis me faire un crime de chercher à m’emparer par surprise, par force et par adresse, de ce qui m’a été refusé pendant ma vie par la voie ordinaire. Puisse cet homme excellent apprendre en ce moment, dans le tumulte du monde, comment un successeur reconnaissant célèbre ses mérites, seul dans le lieu solitaire qui avait aussi pour lui tant d’attraits, qu’il désirait même y passer ses jours, oublié des siens et les oubliant.

J’ai parcouru ensuite nos chemins d’hier avec mon petit ecclésiastique, observant les objets de divers côtés, et visitant ça et là mon laborieux ami. Mon guide m’a rendu attentif à une belle institution de l’ancienne cité. Dans les rochers et les murailles massives qui lui servaient de boulevards, se trouvent des sépultures, vraisemblablement destinées aux bons et aux braves. Où pouvaient-ils être mieux placés pour leur propre gloire et pour entretenir une émulation éternelle ?

Dans le grand espace qui sépare les murs de la mer, se trouvent les restes d’un petit temple, conservé comme chapelle chrétienne, ta encore, les demi-colonnes sont admirablement liées avec les pierres de taille des murs et agencées avec elles. L’œil est charmé. On croit sentir exactement le point où l’ordre dorique est arrivé à sa parfaite mesure. Nous avons observé d’ailleurs nombre de monuments antiques sans apparence ; puis, avec plus d’attention, la manière actuelle de conserver le blé sous terre dans de grandes voûtes murées. Le bon vieillard m’a conté bien des choses sur l’état civil et ecclésiastique : à l’entendre, rien ne faisait des progrès sensibles. Cette conversation s’accordait fort bien avec ces ruines, qui tombent sans cesse en poussière.

Les couches de calcaire coquillier inclinent toutes vers la mer : bancs de rochers singulièrement rongés par derrière et par en bas, et dont les parties antérieures et supérieures sont à demi conservées, ce qui leur donne l’apparence de franges pendantes.

Haine des Français, parce qu’ils sont en paix avec les Barbaresques, et qu’on les accuse de trahir les chrétiens pour les infidèles.

Il y avait de la mer à la ville une porte antique, taillée dans le roc. Les murs, encore subsistants, sont fondés par degrés sur les rochers.

Notre cicérone se nomme Don Michel Vella, antiquaire, demeurant chez maître Gerio, près de Sainte-Marie.

Voici comment on s’y prend pour planter les fèves de marais. On fait des trous en terre à une distance convenable les uns des autres ; on y jette une poignée de fumier, on attend la pluie, et puis on sème les fèves. On brûle les tiges, et, avec la cendre qui en provient, on lave le linge. On n’y emploie point de savon. On brûle aussi le brou des amandes, et l’on s’en sert au lieu de soude. On lave d’abord le linge dans l’eau et ensuite avec cette lessive.

Voici la succession de leurs cultures : fèves, froment, tumenia. La quatrième année on laisse la terre en jachère. Quand je parle de fèves, ce sont les fèves de marais que j’entends. Leur blé est d’une extrême beauté. La tumenia, dont le nom paraît dériver de bimenia ou trimcnia, est un don précieux de Gérés. C’est une espèce de blé d’été, qui est mûr en trois mois. On le sème du premier janvier jusqu’au mois de juin, et il est toujours mûr au bout de ce terme. Il n’a pas besoin de beaucoup de pluie, mais d’une forte chaleur. Sa feuille est d’abord très-délicate, mais elle atteint le froment et finit par devenir très-forte. On sème le blé en octobre et novembre ; il est mûr en juin.L’orge semée au mois de novembre est mûre au commencement de juin, plus tôt vers la côte, plus tard dans la montagne. Le lin est déjà mûr. L’acanthe a déployé ses feuilles superbes. La snlsola frulicosa a une végétation luxuriante. Sur les collines incultes croît une riche esparcette. Elle est affermée par lots, et portée en bottes à la ville. C’est aussi en bottes qu’on vend l’avoine ; on la sépare du blé par le sarclage. Si l’on veut planter des choux, on fait dans le terrain de jolis sillons avec de petits bords pour la facilité de l’arrosaçe. Les figuiers étaient tous feuilles et les fruits avaient noué : ils sont mûrs à la Saint-Jean. L’arbre fructifie alors une seconde fois. Les amandiers étaient chargés de fruits. Un caroubier émondé portait une infinité de cosses. Les raisins qu’on mange sont cultivés en treilles soutenues par de hauts piliers. On plante en mars les melons, qui sont mûrs en juin. Ils croissent gaiement dans les ruines du temple de Jupiter sans aucune trace d’humidité. Le voiturin mangeait de grand appétit des artichauts et des choux-raves crus, mais il faut convenir qu’ils sont beaucoup plus délicats et plus savoureux que les nôtres. Quand on traverse les champs, les paysans permettent de manger autant qu’on veut des jeunes fèves de marais.

Gomme je remarquais des pierres noires et compactes, qui ressemblaient à une lave, l’antiquaire me dit qu’elles venaient de l’Etna, qu’il s’en trouvait de pareilles au port ou plutôt au mouillage.

Il n’y a pas beaucoup d’oiseaux dans ce pays. On voit des cailles. Les oiseaux de passage sont les rossignols, les alouettes et les hirondelles. Les rinnine, petits oiseaux noirs qui viennent du Levant, s’apparient en Sicile et vont plus loin ou s’en retournent ; les ridennes viennent d’Afrique en décembre et janvier, s’abattent sur l’Acragas et, de là, se retirent dans les montagnes.

Encore un mot sur le vase de la cathédrale. On y voit un héros équipé complètement ; on dirait un étranger devajit un vieillard assis, qui est caractérisé comme roi par le sceptre et la couronne. Derrière lui est une femme, la tête baissée, la main gauche sous le menton, dans l’attitude de la réflexion attentive. Vis-à-vis, derrière le héros, un vieillard, aussi couronné. Il parle à un homme qui porte une lance, et qui peut être de la garde du corps. Le vieillard semble avoir introduit le héros, et dire au garde : « Laissez-le parler au roi. C’est un brave homme. » Le rouge semble être le fond de ce vase, et le noir un enduit. Ce n’est qu’au vêtement de la femme que le rouge semble mis sur le noir.

Agrifçente, vendredi 27 avril 1787.

Si Kniep veut exécuter tous ses projets, il faut qu’il dessine sans relâche, tandis que je me promène avec mon vieux petit guide.

Nous sommes allés du côté de la mer, d’où Agrigente, comme les anciens nous l’assurent, se présentait fort bien. Mon regard fut attiré sur l’étendue des flots, et mon guide me fit observer une longue traînée de nuages, qui, s^T^lables à une chaîne de montagnes, paraissaient reposer au midi sur la ligne de l’horizon : ils indiquaient, me dit-il, la rive d’Afrique. J’observai cependant avec surprise un autre phénomène. C’était un arc étroit, formé d’un léger nuage, qui, appuyant une de ses extrémités sur la Sicile, se courbait dans le ciel bleu, d’ailleurs tout à fait pur, et semblait poser son autre bout sur la mer au midi. Brillamment coloré par le soleil, et paraissant d’ailleurs peu mobile, il offrait à l’œil un spectacle aussi singulier que charmant. On m’a assuré que cet arc était exactement dans la direction de Malte, et qu’il appuyait probablement sur cette île son autre pied ; que ce phénomène se reproduisait quelquefois. Il serait assez étrange que la force d’attraction mutuelle des deux îles se manifestât de la sorte dans l’atmosphère.

Cette conversation a été pour moi une occasion de me demander encore si je devais renoncer à mon projet de visiter l’île de Malte. Mais j’y vois toujours les mêmes difficultés et les mômes dangers, et nous avons résolu de garder notre voiturin jusqu’à Messine. Au reste, c’est encore un caprice qui a réglé notre conduite : jusqu’à ce jour j’avais peu vu en Sicile de contrées fertiles en blé ; ensuite l’horizon était partout borné par des montagnes lointaines ou rapprochées, en sorte que l’île paraissait manquer tout à fait de plaines, et nous ne comprenions pas comment Gérés avait pu favoriser si particulièrement ce pays. Aux informations que je pris là-dessus, on répondit que pour m’expliquer la chose, au lieu de gagner Syracuse, je devais prendre à travers le pays, où je rencontrerais des champs de blé en abondance. Nous avons obéi à cette invitation de laisser Syracuse, n’ignorant pas qu’il ne restait guère de cette grande cité que son illustre nom. D’ailleurs nous pouvions aisément la visiter de Catane.

Caltanisetta, samedi 28 avril 1787.

Aujourd’hui nous pouvons dire enfin que nous avons vu de nos yeux comment la Sicile a pu mériter l’honorable surnom de grenier de l’Italie. A quelque distance d’Agrigente, ont commencé les terres fertiles. Ce ne sont pas de grandes plaines, mais des croupes de montagnes et de collines doucement inclinées les unes vers les autres, et entièrement couvertes de froment et d’orge, qui présentent à l’œil un immense tableau de fertilité. Le sol consacré à ces cultures est tellement utilisé et ménagé,qu’on ne voitnulle part un arbre, et même tous les petits villages, toutes les habitations, sont situés sur le haut des collines, où une suite de rochers calcaires rend d’ailleurs le sol infertile. C’est là que les femmes demeurent toute l’année, occupées à filer et lisser, tandis que les hommes, à l’époque des travaux champêtres, ne passent chez eux que le samedi et le dimanche. Les autres jours, ils demeurent en bas, et se retirent la nuit dans des huttes de roseaux. Notre désir était donc comblé jusqu’à satiété ; nous aurions voulu avoir le char ailé de Triptolème pour échapper à cette uniformité.

Nous avons chevauché par un ardent soleil à travers ces déserts fertiles, et nous nous sommes félicités d’arriver enfin à Caltanisetta, ville bien située et bien bâtie, mais où nous avons de nouveau cherché inutilement une auberge tolérable. Nos mulets sont logés dans des écuries superbement voûtées ; les valets dorment sur le trèfle qui est destiné aux bêtes : quant à l’étranger, il doit se pourvoir de tout lui-même.

Une chambre se trouve à notre disposition : il faut d’abord la faire nettoyer. Il n’y a point de chaises, point de bancs ; on s’assied sur des chevalets de bois dur. Point de table non plus. Si l’on veut faire de ces chevalets la base d’un lit, on va chez le menuisier et on loue autant de planches qu’il est nécessaire. Le grand sac de cuir que nous a prêté Hackert nous vient très à propos cette fois, et nous commençons par le remplir de paille hachée. Avant tout, il a fallu pourvoir à notre nourriture, nous avions acheté une poule en chemin. Le voiturin était allé acheter du riz, du sel et des épices : mais, comme cet endroit était tout nouveau pour lui, on fut longtemps sans savoir où la poule serait cuite : à l’auberge même, on ne trouvait pas les facilités nécessaires. Enfin un bon vieux bourgeois se prêta à fournir pour un prix raisonnable le foyer et le bois, les ustensiles de cuisine et de table, et, en attendant que le dîner fût prêt, il nous promena dans la ville, puis enfin sur la place, autour de laquelle les plus notables habitants étaient assis à la manière antique, et s’entretenaient et voulurent s’entretenir avec nous. Nous avons dû leur parler de Frédéric II, et l’intérêt qu’ils prenaient à ce grand roi était si vif que nous luur avons caché sa mort, pour ne pas encourir par cette mauvaise nouvelle la haine de nos hôtes.

A gauche, dans le lointain, on remarquait la haute montagne voisine de Camerata, et un autre sommet semblable à une quille écourtée. Pas un arbre à voir pendant la grande moitié du chemin. Les blés étaient superbes, quoique moins hauts qu’à Agrigente et au bord de la mer, mais aussi nets qu’il est possible. Dans des champs immenses, aucune mauvaise herbe. D’abord nous n’avons vu que des champs verdoyants, puis des champs labourés, et, dans les lieux humides, quelques prairies. On rencontre aussi des peupliers. En sortant d’Agrigente, nous avons vu des pommes et des poires, puis quelques figues sur ’es hauteurs et aux alentours des rares villages.

Ces trente milles, avec tout ce que j’ai pu reconnaître à droite et à gauche, se composent de calcaire ancien et nouveau, entremêlé de gypse. C’est à l’efflorescence et à l’action réciproque de ces trois éléments que le sol doit sa fertilité. Il contient, je crois, peu de sable, et crie à peine sous les dents. Une supposition relative à la rivière d’Acliates se vérifiera demain. Les vallées ont une belle forme, et, quoiqu’elles soient assez inclinées, les averses n’y laissent aucunes traces visibles : seulement de petits ruisseaux courent, à peine aperçus, car tout s’écoule directement à la mer. On voit peu de trèfle rouge. Le petit palmier disparaît aussi, tout comme les fleurs et les buissons du sud-est. On ne permet aux chardons d’envahir que les chemins ; tout le reste appartient à Gérés. D’ailleurs le pays a beaucoup de rapport avec les contrées montueuses et fertiles de l’Allemagne, par exemple avec celles qui s’étendent entre Erfourt et Gotha, surtout si l’on regarde du côté des Gleichen1. Il fallait bien des circonstances réunies pour faire de la Sicile un des pays les plus fertiles du monde.

On voit peu de chevaux dans tout le trajet. On laboure avec les bœufs. 11 y a une défense de tuer les vaches et les veaux. Nous avons rencontré beaucoup de chèvres, d’unes et de mulets. Les chevaux sont la plupart gris pommelé avec la crinière et les pieds noirs. On trouve des écuries superbes, avec des compartiments en maçonnerie. Les terres sont fumées par les fèves et les lentilles. Les autres productions des champs croissent


1. Châteaux de Thuiinge. après cette récolte. On offre à vendre aux cavaliers qui passent des bottes d’orge encore verte et montée en épi, ainsi que du trèfle rouge.

Sur la monlagne, au delà de Caltanisetta, j’ai trouvé le calcaire compacte avec des pétrifications ; les grands coquillages étaient dessous, les petits dessus. Dans le pavé de la petite ville, nous avons vu le calcaire avec des pectinites Après Galtanisetta les collines s’abaissent brusquement en diverses vallées, qui versent leurs eaux dans le Salso. Le sol est rougeâtre, trèsargileux ; une grande partie était sans culture. Dans les parties cultivées, les blés étaient assez beaux, mais encore inférieurs à ceux des cantons que nous venions de parcourir.

Castro Giovanni, dimanche 29 avril.

Nous avons traversé aujourd’hui des contrées encore plus ferliles et plus désertes. La pluie qui était tombée nous a fort incommodés, parce que nous avons dû franchir plusieurs ruisseaux très-enflés. Au bord du Salso, où l’on cherche inutilement un pont, nous avons trouvé les choses singulièrement disposées. Des hommes vigoureux étaient prêts, qui ont pris deux à deux par les flancs le mulet, chargé de son cavalier et du bagage, et l’ont mené ainsi à travers un bras profond de la rivière jusqu’à un grand banc de sable. Quand toute la société y fut parvenue, on passa de même le second bras, où les hommes, appuyant et poussant, ont soutenu l’animal dans le courant et dans le droit chemin. Le fleuve est bordé de quelques buissons, mais ils disparaissent bientôt dans l’intérieur des terres. Le Salso charrie du granit, transition du gneis, et du marbre brèche d’une seule couleur.

Nous vîmes alors devant nous la croupe isolée sur laquelle est situé Castro-Giovanni, et qui donne à la contrée un caractère sévère et singulier. On ne voit pas Castro - Giovanni avant d’avoir atteint le sommet de la montagne, car il est situé sur la pente rocheuse qui regarde le nord. L’étrange petite ville, le clocher, le village de Galtascibetta à gauche, à quelque distance, présentent en face l’un de l’autre un aspect tout à fait sérieux. On voyait dans la plaine les fèves en pleine fleur. Mais qui aurait pu jouir de ce spectacle ? Les chemins étaient épouvantables, d’autant plus qu’ils avaient été pavés autrefois, et la pluie ne cessait pas. L’antique Enna nous a bien mal hébergés : une chambre carrelée, avec des contrevents sans fenêtres, en sorte qu’il nous fallait rester dans les ténèbres ou souffrir de nouveau la pluie fine à laquelle nous venions d’échapper. Nous avons mangé de grand appétit quelques restes de nos provisions et passé une triste nuit. Nous avons fait le vœu solennel de ne jamais prendre à l’avenir pour but de nos excursions un nom mythologique.

En chemin, lundi 30 avril 1787.

On descend de Castro-Giovanni par un chemin incommode et raboteux. Nous avons dû mener nos chevaux par la bride. Sous nos pieds, l’atmosphère était couverte de nuages, et un merveilleux phénomène s’est produit devant nous à une très-grande élévation. C’étaient des bandes blanches et grises, et l’on eût dit un corps solide ; mais comment un corps solide s’élèverait-i ! dans le ciel ? Notre guide nous apprit que l’objet de notre admiration était un côté de l’Etna, qui se montrait à travers les nuages déchirés ; la neige et les rochers alternant formaient ces bandes ; ce n’était pas le plus haut sommet.

Laroche escarpée de l’antique Enna était maintenant derrière nous ; nous suivions de longues, longues, et solitaires vallées ; elles s’étendaient incultes, inhabitées, abandonnées au bétail paissant, que nous trouvâmes d’un beau brun, d’une taille peu élevée, avec de petites cornes, joli, svelte, éveillé comme les cerfs. Ces gentilles bêtes avaient sans doute assez de pâturages ; cependant il leur était disputé, et peu à peu retranché par des masses énormes de chardons. Ils se multiplient à plaisir et couvrent un espace incroyable, qui suffirait aux pâturages de deux ou trois grands domaines. Ces plantes n’étant pas vivaces, il serait facile de les détruire dans cette saison, en les moissonnant avant la fleur.

Tandis que nous méditions gravement ces plans de guerre agronomiques contre les chardons, nous avons dû observer, à notre confusion, qu’ils ne sont pas tout à fait inutiles. Dans une auberge solitaire, où nous faisions manger nos chevaux, étaient arrivés deux nobles Siciliens, qui se rendaient à Palerme à travers champs pour un procès. Nous avons vu .avec étonnement ces deux graves personnages debout devant une de ces touffes de chardons, armés de leurs couteaux tranchants, et couper le haut des tiges. Ils prenaient ensuite du bout des doigts leur butin épineux, ils pelaient la tige et mangeaient l’intérieur avec délices. Ils se livrèrent longtemps à cette occupation, tandis que nous nous réconfortions avec de bon pain-et du vin, cette fois sans mélange. Le voiturin nous prépara de ces tiges, et nous assura que c’était une nourriture saine et rafraîchissante ; mais elle fut aussi peu de notre goût que les choux-raves crus de Ségcste.

Arrivés dans la vallée où serpente le fleuve Saint-Paul, nous trouvâmes le sol d’un noir rougeâtre et un calcaire efflorescent, beaucoup de terres en friche, de vastes champs, une belle vallée, que le petit fleuve rend très-agréable. L’excellent sol argileux, mélangé, a parfois jusqu’à vingt pieds de profondeur et presque sans varier. Les aloès avaient poussé de fortes tiges ; le blé était beau, mais quelquefois mêlé de mauvaise herbe, et bien inférieur aux champs du sud de l’île. Ça et là de petites habitations ; point d’arbres, si ce n’est sous les murs de CastroGiovanni. Au bord de la rivière, beaucoup de pâturages resserrés par des masses énormes de chardons. Dans les cailloux de la rivière, du quartz ou simple ou brèche.

Moliménti, petite ville neuve, très-convenablement placée au milieu de belles campagnes, au bord du Saint-Paul. Dans le voisinage, le blé était incomparable ; on le moissonne dès le 20 mai. La contrée ne montre encore aucuns vestiges volcaniques. Le fleuve même ne charrie aucuns galets de ce genre. La terre, heureusement mélangée, plutôt forte que légère, est en général d’un brun violet. Toutes les montagnes à gauche, qui servent au fleuve de barrière, sont grès et calcaire : je n’ai pu observer le passage de l’un à l’autre. Ces montagnes, en s’effleurissant, ont préparé la grande fertilité, partout égale, de la vallée inférieure.

En chemin, mardi 1er mai 1787.

En descendant cette vallée si inégalement cultivée, quoique destinée tout entière par la nature à la fécondité, nous étions dans des dispositions assez mélancoliques, parce que, après tant de fatigue, il ne s’offrait rien qui répondît à nos vues pittoresques. Kniep avait esquissé un très-beau lointain, mais, le premier et le second plan étant affreux, il s’est permis, par un badinage plein de goût, d’y substituer un premier plan à la manière de Poussin, ce qui ne lui a rien coûté, et il a fait de son esquisse un charmant petit tableau. Que dg voyages pittoresques renferment de pareilles demi-vérités !

Notre palefrenier, voulant dissiper notre mauvaise humeur, nous avait promis pour ce soir une bonne auberge, et il nous a conduits en effet dans une hôtellerie bâtie il y a peu d’années, et qui, établie sur cette route, à une distance convenable de Catane, devait être saluée avec joie par le voyageur. Au bout de douze jours, nous avons pris un peu nos aises dans ce gîte •passable. Cependant nous remarquâmes quelques mots d’une belle écriture anglaise, tracés au crayon sur la muraille. Gela voulait dire : « Voyageurs, qui que vous soyez, gardez-vous à Gatane de l’auberge du Lion-d’Or. Il vaudrait mieux pour vous tomber dans les griffes des Cyclopes, des Sirènes et de Scylla. » Tout en supposant que le bienveillant admoniteur avait grossi le danger d’une façon un peu mythologique, nous résolûmes d’éviter le Lion-d’Or, qui nous était annoncé comme un si terrible monstre. Aussi, quand notre muletier nous demanda oa nous voulions loger à Gatane, nous répliquâmes : « Partout, excepté au Lion. » Sur quoi il nous proposa de nous en tenir à l’auberge où il logeait ses bêtes ; seulement, il nous faudrait pourvoir à notre subsistance comme nous avions fait jusqu’alors. Nous acceptâmes tout ; notre unique désir était d’échapper à la gueule du Lion.

Aux environs d’Hybla-major s’annoncent les galets de lave, que l’eau charrie du nord. Au passage de la rivière, on trouve la roche calcaire, unie à des galets de toute sorte, pierre cornée, lave et chaux, puis de la cendre volcanique durcie, recouverte d’un tuf calcaire. Les collines siliceuses, mélangées, durent jusque vers Gatane ; jusque-là et plus loin encore, on trouve des courants de lave de l’Etna. A gauche, j’ai cru reconnaîtTM un cratère. Sous Molimenti, les paysans drégeaient le lin. La nature aime la diversité et le fait voir ici, où elle se joue sur la lave, d’un gris bleu tirant sur le noir : elle la couvre d’une mousse jaune vif ; un sédum d’un beau rouge développe dessus sa végétation luxuriante, avec d’autres belles fleurs violettes. Une soigneuse culture se montre dans les plantations de cactus et dans les vignes. Plus loin s’avancent d’énormes courants de lave. Motta est un rocher imposant et beau. Ici les fèves sont de très-hauts arbustes. Le sol des champs varie, tantôt très-argileux, tantôt mieux mélangé. Le voiturin, qui peut-être n’avait pas vu depuis longtemps cette végétation printanière de la côte sud-est, poussa de grandes exclamations sur la beauté des blés, et il nous demanda avec un orgueil patriotique s’il y en avait de pareils dans notre pays. Ici on sacrifie tout au blé ; on voit peu ou plutôt on ne voit point d’arbres. Nous avons admiré une délicieuse jeune fille, à la taille riche, élancée, une ancienne connaissance de notre voilurin ; elle suivait son mulet à la course, jasait, et cependant tournait son fuseau avec toute la grâce imaginable. Ici les fleurs jaunes commencent à dominer. Vers Misterbianco, les cactus reparaissent dans les haies ; mais les haies entièrement composées de ces plantes aux formes étranges deviennent, dans le voisinage de Gatane, toujours plus régulières et plus belles.

Catane, mercredi 2 mai 1787.

Nous nous trouvions en effet très-mal dans notre auberge. La cuisine que pouvait nous faire le muleljer n’était pas des meilleures. Cependant une poule au riz, qu’on nous avait servie, n’aurait pas été à dédaigner, si une profusion de safran ne l’avait pas rendue aussi immangeable qu’elle était jaune. Nos lits détestables nous auraient presque obligés de recourir sur nouveaux frais au sac de Hackcrt : nous en avons parlé h notre bonhomme d’aubergiste. 11 a témoigné ses regrets de ne pouvoir mieux nous traiter, et nous a signalé vis-à-vis une maison où les étrangers étaient bien reçus et avaient tout sujet d’être contents. Il nous indiquait à l’angle de la rue une grande maison qui, de notre côté, avait la meilleure apparence. Nous y avons couru sur-le-champ et nous avons trouvé un homme alerte, qui s’est donné comme domestique de louage, et, en l’absence de l’hôte, nous a ouvert une belle chambre à côté d’un salon, nous assurant en même temps que nous serions servis aux prix les plus modérés. Aussitôt nous avons demandé, suivant notre habitude, le prix du logement, de la table, du vin, du déjeuner et des autres détails. Tout était raisonnable, et nous avons fait bien vile transporter notre petit bagage, pour le caser dans les vastes commodes dorées. Kniep, qui trouvait pour la première fois l’occasion de déployer ses feuilles, a mis en ordre ses dessins, et moi, mes observations. Après quoi, charmés de notre bel appartement, nous avons passé au balcon du salon pour jouir de la vue. Après l’avoir assez admirée, nous nous retournons pour aller à nos affaires, et nous voyons sur nos têtes un grand lion d’or qui nous menace. Nous nous jetons l’un à l’autre un regard significatif, et de sourire et de rire !… Mais, dès ce moment, nous observons ce qui nous environne, pour voir s’il ne paraîtra point quelqu’un de ces monstres homériques.

Rien de pareil ne se montrait : en revanche, nous trouvons dans la salle une jeune et jolie femme qui se promène deçà delà avec un enfant de deux ans, mais elle est tout à coup vivement apostrophée par ce demi-maître si remuant. Il lui ordonne de sortir. Elle n’a rien à faire là. « C’est bien mal à toi de me chasser ! dit-elle. On ne peut calmer l’enfant au logis, quand tu es loin. Ces messieurs me permettront sans doute de tranquilliser le petit en ta présence. » Le mari n’y voulait pas entendre et cherchait à mettre la femme dehors. L’enfant, mis à la porte, poussa des cris lamentables, et nous dûmes finir par demander sérieusement que la jolie petite dame restât dans la salle. Avertis par l’Anglais, nous avons vu aisément le fond de cette comédie. Nous avons joué les novices, les innocents. Pour lui, il remplissait parfaitement son rôle de tendre père. L’enfant était charmant avec lui. Probablement la mère supposée l’avait pincé derrière la porte. Elle resta donc tout innocemment, quand le mari sortit afin de porter au chapelain du prince Biscari une lettre de recommandation, et la femme continua de babiller jusqu’à ce qu’il revînt nous annoncer que l’abbé paraîtrait bientôt lui-même, pour nous renseigner plus exactement.

Catane, jeudi 3 mai 1787.

L’abbé, qui était déjà venu nous saluer hier au soir, nous a conduits ce matin au palais. Cet édifice se compose d’un seul étage sur un soubassement élevé. Nous avons d’abord visité le musée, où sont rassemblés des statues de marbre et d’airain, des vases et toute sorte d’antiquités pareilles. Nous avons eu une nouvelle occasion d’étendre nos connaissances. Nous nous sommes surtout arrêtés au torse d’un Jupiter dont j’avais déjà vu un plâtre dans les ateliers de Tischbein, et qui a de trop grands mérites pour que nous puissions les juger. Un commensal nous a donné les détails historiques les plus nécessaires, et de là nous avons passé dans une salle haute et spacieuse. Les sièges, rangés en grand nombre contre les murs, annonçaient qu’il s’y tient quelquefois de grandes assemblées. Nous nous sommes assis dans l’attente d’un accueil favorable. Deux dames sont entrées et se sont promenées dans la salle. Elles s’adressaient la parole de temps en temps. Quand elles nous aperçurent, l’abbé se leva et j’en fis autant. Nous saluilmes. Je demandai qui elles étaient, et j’appris que la plus jeune était la princesse, la plus âgée une noble dame de Catane. Nous avions repris nos places. Ces dames se promenaient de long en large, comme on ferait sur une place.

Nous fûmes introduits chez le prince, et, comme on nous l’avait annoncé, il nous montra sa collection de médailles, preuve de confiance particulière, car de pareilles exhibitions avaient causé à son père et à lui-même la perte de plusieurs objets, et son obligeance ordinaire en était un peu diminuée. Cette fois, j’ai pu me montrer un peu plus connaisseur, parce que je m’étais instruit en observant la collection du prince Torremuzza. J’ai fait de nouveaux progrès, et je me suis servi avec assez de succès de ce fil durable de Winckelmann, qui nous mène à travers les différentes époques de l’art. Le prince, parfaitement instruit de ces choses, et voyant devant lui, non des connaisseurs, mais des amateurs attentifs, a bien voulu nous donner tous les éclaircissements que nous lui avons demandés.

Après que nous eûmes consacré à cet examen un temps considérable, mais trop court encore, nous allions prendre congé, quand le prince nous a conduits à sa mère, chez laquelle étaient les autres œuvres d’art de plus petit volume. Nous avons trouvé une femme remarquable, à l’air naturel et distingué, qui nous a accueillis en nous disant : « Regardez autour de vous, messieurs ; vous trouverez tout ici comme feu mon mari l’avait assemblé et mis en ordre. Je le dois à la piété de mon fils, qui a voulu que je fusse logée dans ses meilleurs appartements, et qui n’a pas souffert que rien y fût enlevé ni déplacé, de ce que son père avait recueilli et arrangé. J’y trouve le double avantage de vivre comme j’en ai eu l’habitude pendant de longues années et de voir et d’apprendre à connaître, comme auparavant, les étrangers de mérite, qui viennent de b’ien loin pour observer nos trésors. » Là-dessus, la princesse nous a ouvert elle-même l’armoire vitrée où étaient conservés les ouvrages d’ambre. L’ambre de la Sicile se distingue de celui du Nord en ce qu’il passe de la couleur de cire et de miel, transparente et opaque, par toutes les nuances d’un jaune foncé, jusqu’au plus beau rouge hyacinthe. On en avait taillé des urnes, des coupes et d’autres objets, qui faisaient supposer quelquefois des morceaux d’une grosseur merveilleuse. Ces objets, les coquilles taillées, que l’on travaille à Trapani, enfin d’excellents ouvrages d’ivoire, font surtout le plaisir de la noble dame, et lui ont fourni le sujet d’agréables récits. Le prince nous a rendus attentifs à des objets plus sérieux, et nous avons ainsi passé quelques heures agréables et instructives. La princesse ayant appris que nous étions Allemands, nous a demandé des nouvelles de MM. Riedesel, Bartel et Munter, qu’elle a tous connus, et dont elle a su discerner et apprécier fort bien le caractère et la conduite. Nous l’avons quittée à regret, et elle semblait, de son côté, fâchée de nous voir partir. Dans une île, la vie a toujours quelque chose de solitaire, et n’est vivifiée et soutenue que par un intérêt passager.

L’ecclésiastique nous a menés ensuite au couvent des Bénédictins, dans la cellule d’un frère de moyen âge, dont l’air triste et concentré promettait peu de communications agréables. C’était cependant l’homme ingénieux qui savait seul dompter l’orgue immense de cette église. Après avoir deviné plutôt que compris notre désir, il l’a satisfait en silence. Nous nous sommes rendus dans l’église, qui est très-vaste et qu’il a remplie tour à tour, jusque dans les dernières profondeurs, des suaves gémissements et des éclatants tonnerres de l’admirable instrument qu’il faisait parler. Qui n’aurait pas vu l’homme auparavant aurait dû croire que c’était un géant qui exerçait une pareille puissance ; mais nous, qui avions vu le personnage, nous n’étions surpris que d’une chose, c’est qu’il n’eût pas depuis longtemps succombé dans cette lutte.

Catane, vendredi 4 mai 1787.

Comme nous sortions de table, l’abbé est venu nous chercher en voiture, parce qu’il devait nous montrer la partie la plus reculée de la ville. Quand il s’est agi de monter en voiture, nous avons eu un singulier débat d’étiquette. J’étais monté lo premier et je m’étais assis à gauche ; mais l’abbé, en montant, m’a demandé expressément de le laisser prendre ma place. Je le priai de ne pas s’arrêter à ces cérémonies. « Veuillez souffrir, dit-il, que les choses se passent ainsi ; car, si je prenais place à votre droite, chacun croirait que je vais avec vous ; mais, si je m’assieds à gauche, il est entendu que vous allez avec moi, qui vous montre la ville au nom du prince. » II n’y avait rien à répliquer, et je changeai de place.

Nous avons monté les rues où la lave qui détruisit en 1669 une grande partie de la ville est encore visible maintenant. On a mis en œuvre comme une autre roche le courant de feu solidifié ; on y a même tracé et commencé à bâtir des rues. J’ai cassé un morceau évidemment fondu, me rappelant qu’avant mon départ d’Allemagne la querelle sur la nature volcanique du basalte était déjà allumée. J’en ai fait autant en plusieurs endroits, afin d’obtenir plusieurs variétés. Mais, si les nationaux n’étaient pas eux-mêmes amis de leur pays, et ne s’étaient pas appliqués à rassembler, soit par intérêt soit par amour de la science, ce qu’il y a de remarquable dans leur contrée, le voyageur se donnerait longtemps une peine inutile. A Naples, le marchand de lave m’avait déjà rendu de très-bons services ; ici j’en ai reçu de bien plus considérables du chevalier Gioeni. J’ai vu dans sa collection, riche et très-élégamment disposée, les laves de l’Etna, les basaltes qui se trouvent à son pied, avec leurs transformations plus ou moins faciles à reconnaître ; tout m’a été produit de la manière la plus obligeante. J’ai surtout admiré les zéolithes, tirées des roches escarpées qui sont dans la mer sous Jaci. Quand nous demandâmes au chevalier de quelle manière il fallait s’y prendre pour monter sur l’Etna, il ne voulut pas entendre parler d’une tentative pour monter au sommet, surtout dans cette saison. « En général, dit-il, en nous faisant ses excuses, les étrangers qui viennent ici jugent l’entreprise trop facile. Nous autres voisins de la montagne, nous sommes déjà satisfaits, si, en saisissant la meilleure occasion, nous montons au sommet une ou deux fois dans le cours de notre vie. Brydone, qui a, le premier, inspiré par sa description le désir d’arriver à ce sommet enflammé, n’y est point monté lui-même ; le comte de Borch laisse le lecteur dans le doute, mais il ne s’est élevé non plus qu’à une certaine hauteur. Actuellement, la neige forme alentour une ceinture beaucoup trop large, et présente des obstacles insurmontables. Si vous voulez suivre mon conseil, montez demain de bonne heure à cheval jusqu’au pied du Monte-Rosso ; gravissez cette hauteur : vous jouirez de là d’une vue magnifique, et vous observerez en même temps l’ancienne lave, qui fit éruption à cette place en 1669, et se précipita malheureusement sur la ville. La vue est superbe et distincte. Le reste, il vaut mieux se le faire conter. »

Catane, samedi 5 mai 1787.

Dociles à ce bon conseil, nous nous sommes mis de bonne heure en chemin ; montés sur nos mulets, et regardant sans cesse en arrière, nous avons atteint la région des laves que le temps n’a pas encore domptées. Des blocs dentelés et des tables nous présentaient leurs masses immobiles, à travers lesquelles nos montures trouvaient un passage de hasard. Nous avons fait halte sur la première hauteur considérable. Kniep a dessiné avec une grande précision ce qui s’offrait devant nous du côté de la montagne : les masses de lave au premier plan ; à gauche, le double sommet du Monte-Rosso ; sur nos têtes, les forêts de Nicolosi, au-dessus lesquelles s’élevait le sommet neigeux, quelque peu fumant. Nous nous sommes approchés du Monte-Rosso : je l’ai gravi. Il se compose entièrement de rouges décombres volcaniques, de cendres et de pierres. J’aurais pu faire commodément le tour du cratère, si un vent d’est orageux n’avait rendu à chaque pas la marche incertaine. Si je voulais avancer un peu, j’étais obligé d’ôter mon manteau. A chaque instant mon chapeau courait le risque d’être emporté dans le cratère et moi-même après. Je m’assis pour me reprendre et pour contempler la contrée. Mais je ne me trouvais pas mieux dans cette position : l’orage venait justement de l’est, par-dessus le pays magnifique étendu sous mes pieds, auprès et ail loin, jusqu’à la mer. La vaste plage de Messine à Syracuse, avec ses courbures et ses golfes, se déployait devant mes yeux, ou tout à fait découverte ou seulement un peu cachée par les rochers du rivage. Quand je fus redescendu, tout étourdi, je trouvai que Kniep avait bien employé son temps dans un lieu abrité, et fixé en traits délicats sur le papier ce que l’orage furieux m’avait ù peine permis de voir, bien loin que je l’eusse gravé dans mon souvenir.

Revenus dans la gueule du Lion-d’Or, nous trouvâmes le domestique de louage, que nous avions eu de la peine à détourner de nous accompagner. Il nous approuva d’avoir renoncé à l’ascension de l’Etna, mais il nous proposa vivement pour le lendemain une promenade par mer aux rochers de Jaci. C’était la plus belle partie de plaisir qu’on pût faire de Catane. On emportait des vivres, avec les ustensiles nécessaires pour faire cuire quelque chose. Sa femme offrait de se charger de ce soin. Il se rappelait avec délices une de ces promenades, où des Anglais s’étaient même fait suivre d’une musique dans un bateau particulier. C’était un plaisir inimaginable. Les rochers de Jaci m’attiraient vivement ; j’avais un grand désir d’en détacher des zéolithes aussi belles que celles que j’avais vues chez le chevalier Gioeni. On pouvait arranger l’affaire et décliner la compagnie de la dame ; néanmoins le fantôme de l’Anglais et ses avertissements ont triomphé ; nous avons renoncé aux zéolilhes, et nous nous savons fort bon gré de notre retenue. %

Catane, dimanche G mai 1787.

Notre ecclésiastique ne s’est pas lassé. Il nous a menés voir les restes de constructions antiques : elles exigeraient de l’observateur un rare talent de restauration. On nous a montré les débris des bassins d’une naumachie et d’autres ruines encore ; mais la ville a été si sou vent ravagée par les laves, les tremblements de terre et la guerre, qu’elles sont enfoncées et recouvertes, au point de n’offrir de l’intérêt et de l’instruction qu’aux plus habiles connaisseurs en architecture antique. Le père a refusé de faire une nouvelle visite au prince, et nous nous sommes séparés avec les expressions les plus Vives de la gratitude et de la bienveillance.

Taormine, lundi 7 mai 1787.

Dieu merci, tout ce que nous avons vu aujourd’hui a été décrit suffisamment, mais ce qui vaut mieux encore, Kniep a résolu de passer demain toute la journée à dessiner là-haut. Après avoir gravi les parois de rochers qui se dressent non loin du rivage, on trouve deux sommets unis par un demi-cercle. Quelle que fût sa forme naturelle, l’art a prêté son concours, et en a formé un amphithéâtre demi-circulaire destiné aux spectateurs ; des murailles et d’autres constructions supplémentaires en briques ont ajouté les corridors et les salles nécessaires. Au pied des gradins rangés en demi-cercle, on construisit la scène, qui relia les deux rochers et compléta le plus énorme ouvrage de la nature et de l’art.

Qu’on prenne place sur les gradins supérieurs, et l’on avouera que jamais peut-être un public, au théâtre, n’eut devant lui de pareils objets. A droite, sur de grands rochers, s’élèvent des forêts ; plus loin et plus bas est la ville, et bien que ces constructions soient modernes, il y en avait jadis de pareilles à la même place. Puis la vue s’étend sur toute la longue chaîne des croupes de l’Etna ; à gauche, le rivage jusqu’à Gatane et même jusqu’à Syracuse. L’immense montagne fumante termine ce vaste tableau, mais non d’une manière effrayante, car l’atmosphère vaporeuse fait paraître l’objet plus éloigné et plus doux. Si l’on porte les yeux de ce spectacle sur les passages pratiqués derrière les spectateurs, on a à sa gauche toutes les parois de rochers entre lesquels et la mer serpente le chemin de Messine, des groupes et des masses de rochers dans la mer ellemême, les côtes de Calabre dans un lointain très-reculé, et qu’on ne distingue qu’avec beaucoup d’attention des nuages qui s’élèvent doucement.

Nous sommes descendus vers le théâtre, et nous nous sommes arrêtés parmi ses ruines : un architecte habile à restaurer devrait y essayer son talent, du moins sur le papier. Nous avons ensuite entrepris de nous frayer un chemin jusqu’à la ville à travers les jardins, et nous avons appris quel impénétrable boulevard c’était qu’une haie d’aloès. La vue pénètre à travers les feuilles entre-croisées, et l’on croit pouvoir aussi traverser, mais les fortes épines du bord des feuilles sont de sensibles obstacles. Si nous mettons le pied sur une de ces feuilles colossales, dans l’espérance qu’elle pourra nous porter, elle se casse, et au lieu de nous dégager et de passer, nous tombons dans les bras d’une plante voisine.

Nous sommes enfin parvenus h sortir de ce labyrinthe ; nous avons pris quelque nourriture à la ville, et nous n’avons pu quitter ce lieu avant le coucher du soleil. C’était un spectacle d’une beaulé infinie, de voir cette contrée, remarquable dans tous ses détails, se plonger peu à peu dans la nuit.

Sous Taormine, au bord de la mer, mardi 8 mai 1787.

Je ne puis donner assez d’éloges à ce Kniep, que ma bonne fortune m’a envoyé, car il me soulage d’un fardeau qui me serait insupportable, et il me rend à ma propre nature. Il est monté là-haut pour dessiner en détail ce que nous avons observé à la volée. Il Saillera souvent ses crayons, et je ne vois pas comment il viendra à bout de cet ouvrage. J’aurais pu revoir aussi tout cela, et d’abord j’ai voulu monter avec lui, puis je me suis senti l’envie de rester ici. J’ai cherché un étroit asile, comme l’oiseau qui voudrait bâtir son nid. Dans un mauvais jardin villageois, qu’on laisse à l’abandon, je me suis assis sur les branches d’un oranger, pour me plonger dans mes rêveries. Des branches d’oranger sur lesquelles s’assied le voyageur, cela sonne d’une manière un peu étrange ; mais on le trouve tout naturel, quand on sait que l’oranger,-abandonné à lui-même, se divise peu au-dessus de la racine, en rameaux qui, avec le temps, deviennent de véritables branches. J’étais donc assis de la sorte, continuant à méditer le plan de Nausicaa, résumé dramatique de l’Odyssée. Je ne le crois pas impossible, mais il faudrait ne pas perdre de vue la différence fondamentale du drame et de l’épopée.

Kniep est redescendu, joyeux et satisfait, et a rapporté deux immenses feuilles, dessinées avec la plus grande netteté. Il les achèvera pour moi en souvenir permanent de ce jour magnifique. Il ne faut pas oublier que, sous le ciel le plus pur, nos regards se promenaient sur ce beau rivage du haut d’un petit balcon ; les rosés brillaient, les rossignols chantaient. On nous assure qu’ici ils chantent la moitié de l’année.

De Souvenir.

Comme la présence et l’activité d’un artiste habile et mes travaux particuliers, quoique sans suite et de moindre valeur, m’assuraient, en esquisses ou en tableaux terminés, des images durables et bien choisies des plus intéressantes contrées et de leurs diverses parties, je cédai plus facilement au désir qui s’éveillait toujours plus en moi, d’animer par de nobles figures poétiques la magnifique nature qui m’entourait, la mer, les îles et les ports, et de faire de ces beaux lieux le théâtre et le sujet d’une composition d’un ton et d’un caractère tout différents de mes autres ouvrages. La splendeur du ciel, le souffle de la mer, les vapeurs par lesquelles les montagnes étaient, pour ainsi dire, fondues avec le ciel et la mer en un seul élément, tout cela nourrissait mes projets, et, tandis que je me promenais dans ce beau jardin public de Palerme, entre les haies fleuries de lauriers-rosés, les berceaux de citronniers et d’orangers chargés de fruits, et d’autres arbres et arbrisseaux qui m’étaient inconnus, je sentis de la manière la plus agréable l’influence étrangère.

Persuadé qu’il ne pouvait y avoir pour moi un meilleur commentaire de l’Odyssée que cette vivante nature qui m’environnait, je m’étais procuré un exemplaire du poëme, et je le lisais à ma manière avec un incroyable plaisir. Mais bientôt je fus excité à produire moi-même une œuvre qui, toute singulière qu’elle paraissait au premier moment, me devint toujours plus chère, et finit par m’occuper tout entier. Je conçus en effet l’idée de prendre le récit de Nausicaa pour sujet d’une tragédie.

Je ne puis juger moi-même ce que j’en aurais fait, mais j’eus bientôt arrêté le plan. L’idée principale était de représenter dans Nausicaa une vierge excellente, recherchée par de nombreux poursuivants, et qui, ne se sentant aucune inclination particulière, a repoussé jusqu’à ce jour tous les hommages. Enfin, touchée du mérite d’un admirable étranger, elle sort de son indifférence, et se compromet par une manifestation précipitée de son amour, ce qui rend la situation tragique au plus haut point. Cette simple fable deviendrait intéressante par la richesse des motifs subordonnés, par le caractère maritime et insulaire qui dominerait dans l’exécution et qui donnerait à l’ouvrage un ton particulier. Le premier acte s’ouvrait par la partie de balle ; puis vient la rencontre inattendue ; et le scrupule de Nausicaa, qui n’ose pas conduire elle-même l’étranger dans la ville, est déjà un signe précurseur de l’amour. Le second acte montrait la maison d’Alcinoiis, les caractères des poursuivants, et se terminait par l’entrée d’Ulysse. Le troisième était entièrement consacré à relever l’importance de l’aventurier, et j’espérais traiter avec un art agréable le récit dialogué de ses aventures, que devaient accueillir de manières trèsdiverses les divers auditeurs. Pendant le récit les passions s’exaltent, et le vif intérêt que l’étranger inspire à Nausicaa se manifeste enfin par l’action et la réaction. Dans le quatrième acte, Ulysse fait paraître sa valeur hors de la scène, tandis que les femmes y restent et donnent carrière à l’amour, à l’espérance, à tous les tendres sentiments. En présence des grands succès que remporte l’étranger, Nausicaa se possède encore moins, et se compromet sans retour auprès de ses compatriotes. Ulysse,à moitié coupable, à moitié innocent de tout, doit enfin déclarer son intention de partir, et, dans le cinquième acte, il ne reste plus àla bonne jeune fille d’autre refuge que la mort.

Il n’y avait rien dans cette composition que je n’eusse pu peindre d’après nature, en consultant ma propre expérience. Voyageur moi-même, et courant moi-même le risque d’éveiller de tendres inclinations, qui, sans avoir une fin tragique, peuvent causer assez de douleurs, de dangers et de maux ; me trouvant moi-même dans le cas, à une si grande distance de la patrie, de peindre avec de vives couleurs des objets éloignés, des aventures de voyage, des événements de ma vie, pour l’amusement de la société, d’être lenu pour un demi-dieu par la jeunesse, pour un hâbleur par les personnes posées ; d’obtenir plus d’une faveur imméritée, de rencontrer plus d’un obstacle inattendu : tout cela m’attachait si fort à ce plan, à ce projet, que j’y rêvai pendant tout mon séjour à Palerme et la plus grande partie de mon voyage en Sicile. Et si j’en ai peu ressenti les incommodités, c’est que sur ce sol éminemment classique, je me trouvais dans une disposition poétique, qui me permettait de recueillir tout ce que j’éprouvais, ce que je voyais, ce qui m’arrivait, et de le garder en moi avec un sentiment de joie. Selon ma coutume, bonne ou mauvaise, je n’en écrivis rien, ou presque rien, mais j’en travaillai la plus grande partie jusqu’au dernier détail, dans ma tête, où ce plan a sommeillé sous le flot des distractions qui suivirent, jusqu’à ce moment où je n’en rappelle qu’un fugitif souvenir.

Sur le chemin de Messine, mardi 8 mai 1787.

On côtoie à gauche des rochers calcaires. Ils deviennent plus colorés et forment de beaux golfes. Puis vient une sorte de pierre qu’on pourrait appeler un schiste argileux ou un quartz mêlé de schiste et de mica.

Dans les ruisseaux se trouvent déjà des galets de granit. Les pommes jaunes du solanum et les fleurs des lauriers-rosés égayent le paysage.

Le fleuve Niso, de même que les ruisseaux qu’on trouve ensuite, charrient des schistes micacés.

41 Sur le chemin de Messine, mercredi 9 mai.

Assiégés par le vent d’est, nous avons chevauché tout le jour en lutte avec l’eau, ayant à droite la mer ondoyante et à gauche les parois des rochers que nous avions vus d’en haut avanthier ; nous avons traversé d’innombrables ruisseaux, parmi lesquels un plus grand, le Niso, est honoré du nom de fleuve. Toutefois ces eaux et les pierres qu’elles roulent étaient des obstacles moins difficiles que la mer violemment agitée, qui, en plusieurs endroits, brisait par-dessus le chemin jusqu’aux rochers et rejaillissait sur les voyageurs. Spectacle magnifique, dont la rareté nous a fait supporter ce qu’il avait d’incommode. Je ne pouvais manquer de faire en même temps quelques observations géologiques. Les masses de rochers calcaires s’effleurissent, s’écroulent, et les parties tendres, usées par le mouvement des flots, laissent subsister les parties dures, en sorte que toute la plage est couverte de pyrites bariolées de la nature de la pierre cornée, dont j’ai emporté plusieurs échantillons.

Messine, jeudi 10 mai 1787.

C’est ainsi que nous sommes arrivés à Messine, et, comme nous ne connaissions aucune auberge, nous nous sommes résignés à passer la première nuit dans l’endroit ou descendait le voiturin, afln de nous mettre le lendemain en quête d’un meilleur logis. Cette résolution nous donna dès l’entrée l’idée la plus effroyable d’une ville dévastée, car nous avons chevauché tout un quart d’heure à travers des ruines, et toujours des ruines, avant d’arriver à l’auberge qui, dans tout ce quartier, a été seule rebâtie, et ne présente, des fenêtres de l’étage supérieur, qu’un désert hérissé de ruines. Hors des limites de cette ferme, on n’apercevait ni gens ni bêtes. C’était un affreux silence de nuit. Les portes n’avaient ni verrous ni serrures. On était là aussi peu arrangé pour recevoir des voyageurs que dans les autres abris pour les chevaux. Cependant nous avons dor-mi tranquillement sur un matelas que le serviable voiturin avait tiré, à force de paroles, de dessous le corps de l’aubergiste.

Messine, vendredi 11 mai 1787.

Nous avons congédié aujourd’hui notre honnête guide. Un généreux pourboire a récompensé ses bons service^. Avant de nous quitter, ce brave homme nous a encore procuré un domestique de louage, qui s’est chargé de nous conduire dans la meilleure auberge et de nous montrer toutes les curiosités de Messine. L’hôte, afin de voir bien vite rempli son désir d’être délivré de nous, a aidé à transporter nos malles et nos effets dans une auberge agréable, plus près de la parlie animée de la ville, c’est-à-dire hors de la ville elle-même. Voici l’état des choses. Après l’affreux désastre de Messine et la mort de douze mille personnes, il ne restait aucun asile pour les autres habitants, au nombre de trente mille ; la plupart des maisons étaient renversées ; les autres, toutes lézardées, n’offraient aucune sûreté. On se hâta donc de construire au nord de Messine, dans une grande plaine, une ville de planches, dont on peut se faire d’abord une idée en parcourant, au temps des foires, le Rœmerberg de Francfort et la place de Leipzig, car toutes les boutiques et les ateliers sont ouverts sur la rue, et il se fait beaucoup de travaux en dehors. Aussi n’y a-t-il que peu de grands bâtiments qui soient fermés, et encore avec peu de soin, car les habitants passent beaucoup de temps en plein air.

C’est ainsi qu’ils sont logés depuis trois ans, et cette vie de baraques, de cabanes et même de tentes, a exercé sur le caractère des habitants une influence décisive. L’horreur de l’épouvantable catastrophe, la peur de la voir se renouveler, les portent à goûter les plaisirs du moment avec une joyeuse insouciance. On avait craint, le 21 avril, c’est-à-dire environ vingt jours auparavant, le retour d’une nouvelle calamité ; une secousse remarquable avaH encore ébranlé le sol. On nous a fait voir une petite église, où une foule de personnes rassemblées à ce moment avaient senti la secousse. Quelques-unes, qui s’y étaient trouvées, semblaient n’être pas encore remises de leur frayeur.

Un bienveillant consul, qui s’est donné spontanément beaucoup de peine pour nous, nous a servi de guide dans nos observations et nos recherches, avec un empressement plus digne de notre reconnaissance au milieu de ces ruines qu’en tout autre lieu. Ayant appris que nous désirions partir bientôt, il nous a mis en rapport avec un Français, capitaine d’un vaisseau marchand, qui allait faire voile pour Naples. Rien ne pouvait mieux nous convenir, puisque le drapeau blanc est respecté des corsaires.

Comme nous venions d’exprimer à notre aimable guide le désir de voir intérieurement une des grandes baraques, qui n’ont d’ailleurs qu’un seul étage, leur disposition et leur ménage improvisé, un homme d’humour agréable se joignit à nous, et nous vîmes bientôt que c’était un professeur de langue française. La promenade finie, le consul lui communiqua notre désir de voir un de ces bâtiments, le pria de nous conduire chez lui et de nous présenter à sa famille. Nous entrâmes dans la cabane bâtie et couverte en planches. Elle nous lit une impression toute pareille à celle de ces baraques de foire où l’on montre pour de l’argent des bêtes sauvages et d’autres curiosités. La charpente était visible sur les côtés comme au toit ; un rideau vert séparait la partie antérieure, qui n’était pas planchéiée, mais battue comme une aire. On voyait là, pour tous meubles, des chaises et des tables. Le jour venait d’en haut par les ouvertures accidentelles des planches. Nous causâmes quelque temps et j’observais le rideau vert et la charpente intérieure du toit, visible par-dessus ; quand tout à coup, ici et là, derrière le rideau, deux télés charmantes de jeunes filles, aux yeux noirs, aux cheveux noirs, nous guettèrent curieusement, mais disparurent comme l’éclair, dès qu’elles se virent observées. Toutefois, à la prière du consul, après avoir pris le temps nécessaire pour s’habiller, elles reparurent sur de jolis corps bien parés, et, avec leurs habits bariolés, elles ressortaient à merveille sur le tapis vert. A leurs questions, nous pûmes bien voir qu’elles nous prenaient pour des êtres fabuleux d’un autre monde, et nos réponses durent les confirmer encore dans cette aimable erreur. Le consul leur fit une joyeuse peinture de notre merveilleuse apparition ; l’entretien fut très-agréable ; il nous en coûta de nous séparer. Nous avions déjà passé la porte, quand nous vînmes à songer que nous n’avions point vu la salle intérieure, et que les habitantes nous avaient fait oublier l’habitation.

Messine, samedi 12 mai 1787.

Le consul nous avait dit, entre autres choses, que, s’il n’était pas absolument nécessaire, il était du moins convenable que nous fissions une visite au gouverneur, vieillard bizarre, qui, selon son caprice et son préjugé, pouvait aussi bien nuire que servir. Il savait bon gré au consul de lui présenter les étrangers de marque, et l’étranger ignorait toujours s’il n’aurait pas besoin de cet homme d’une manière ou d’une autre. Pour complaire à notre ami, je l’accompagnai. En entrant dans le vestibule, nous entendîmes au dedans unlvacarme effroyable. Un coureur, avec des gestes de polichinelle, dit à l’oreille du consul : « Mauvaise journée ! heure critique ! » Nous entrâmes toutefois et nous trouvâmes le très-vieux gouverneur assis à une table, tout près de la fenêtre. Il nous tournait le dos. Devant lui était un grand monceau d’enveloppes de lettres jaunies, dont il coupait fort tranquillement les feuilles non écrites, nous donnant ainsi à connaître son humeur économe. Pendant qu’il était livré à cette occupation paisible, il querellait et maudissait horriblement un homme de bonne mine, qu’à son vêtement nous jugeâmes devoir être un Maltais, et qui se défendait avec beaucoup de calme et de précision, pendant les rares intervalles qui lui étaient laissés. Sans perdre contenance, l’homme injurié et maltraité cherchait à écarter un soupçon que le gouverneur avait, semblait-il, conçu contre lui, pour l’avoir vu arriver et partir souvent sans autorisation. L’homme alléguait ses passeports et les relations connues qu’il avait à Naples. Mais tout cela était inutile ; le gouverneur découpait ses vieilles lettres, mettait à part le papier blanc et continuait de faire vacarme.

Outre le consul et moi, une douzaine de personnes debout, formant un grand cercle, étaient témoins de ce combat de bêtes, et nous enviaient sans doute la place que nous occupions près de la porte, comme une bonne position, pour le cas où le furieux s’aviserait de lever son bâton à crochet et de frapper à tort et à travers. Pendant cette scène, la figure du consul s’était visiblement allongée. J’étais tranquillisé par le voisinage du jovial coureur, qui, hors de la salle et devant le seuil de la porte, faisait derrière moi mille grimaces bouffonnes, pour me rassurer, si je regardais quelquefois en arrière, et pour me faire entendre que tout cela ne signifiait pas grand’chose. En effet, cette terrible affaire se termina fort doucement. Le gouverneur conclut en disant que rien ne l’empêchait à la vérité d’incarcérer le survenant, et de le laisser se débattre en prison, mais que la chose passerait pour cette fois. Le voyageur pouvait rester à Messine les deux jours qui lui étaient iixés, puis trousser bagage et ne jamais revenir. Avec une tranquillité parfaite, et sans changer de visage, l’homme tira sa révérence, salua poliment l’assemblée et nous particulièrement, car il lui fallut passer entre nous pour gagner la porte. Le gouverneur s’étant retourné en colère, pour lui jeter encore quelque invective, il nous aperçut, se calma sur-le-champ, fit un signe au consul, et nous approchâmes. Un homme d’un très-grand âge, la tête courbée, des sourcils gris, hérissés, sous lesquels brillaient des yeux noirs et profonds. Du reste, il était métamorphosé ; il m’invita à m’asseoir, me fit, tout en continuant son travail, diverses questions, auxquelles je pus satisfaire, et il finit par me dire que, pour tout le temps que je passerais à Messine, j’étais invité à sa table.

Le consul, aussi content que moi, et plus encore, parce qu’il connaissait mieux le péril auquel nous avions échappé, dégringola l’escalier, et j’avais perdu toute envie de revenir jamais

dans l’antre du lion.

Messine, dimanche 13 mai 17S7.

Nous nous sommes réveillés par un soleil splendide dans un logis plus agréable, mais nous nous trouvions toujours dans l’infortunée Messine. Rien de plus triste que l’aspect de la Pallazzata, rangée demi-circulaire de véritables palais qui entourent et marquent la rade sur une longueur d’un quart de lieue. De tous ces édifices, bâtis en pierre et à quatre étages, plusieurs façades subsistent encore tout entières jusqu’à l’entablement, d’autres sont écroulées jusqu’au troisième, au deuxième, au premier étage, en sorte que cette rangée de palais, auparavant magnifique, se présente aujourd’hui affreusement ébréchée et même transpercée, car le ciel bleu se fait voir à travers presque toutes les fenêtres. Tout l’intérieur, c’est-à-dire ce qui formait les appartements est détruit. La cause de ce singulier phénomène, c’est que, se réglant sur le plan architectural des riches, les voisins, moins opulents, pour rivaliser avec eux en apparence, avaient caché derrière des façades neuves en pierres de taille leurs vieilles maisons, maçonnées en cailloux grands et petits, noyés dans la chaux. Cette construction, en soi mal sûre, désagrégée et rompue par l’horrible tremblement de terre, avait dû s’écrouler en masse. Entre plusieurs préservations merveilleuses, au milieu d’un si grand désastre, on rapporte le fait suivant. Un habitant de ces maisons, dans le moment de la catastrophe, avait couru droit à l’embrasure d’une fenêtre ; la maison s’était écroulée derrière lui, et, resté sain et sauf dans ce lieu élevé, il avait attendu tranquillement qu’on vint le délivrer de cette prison aérienne.

Que cette mauvaise construction (qui tenait à ce qu’on n’avait pas de pierres de taille dans le voisinage) ait été la principale cause de la ruine totale de la ville, c’est ce que montre la persistance des bâtiments solides. Le collège et l’église des jésuites, construits de bonne pierre de taille, sont encore debout dans leur première solidité. Quoi qu’il en soit, l’aspect de Messine est extrêmement triste, et rappelle les temps antiques où les Sicanes et les Sicules abandonnèrent ce sol instable, et s’établirent sur la côte occidentale.

C’est ainsi que nous avions passé notre matinée, puis nous étions allés à l’auberge faire un frugal déjeuner ; nous nous trouvions encore gaiement réunis, quand le domestique du consul accourut hors d’haleine, et m’annonça que le gouverneur me faisait chercher par toute la ville ; il m’avait invité à sa table et je ne paraissais pas. Le consul me faisait prier instamment de m’y rendre sur-le-champ, que je fusse ou ne fusse pas à jeun, que j’eusse laissé passer l’heure à dessein ou par oubli. Alors enfin je sentis l’incroyable légèreté avec laquelle j’avais banni de ma pensée l’invitation du cyclope, satisfait de lui avoir échappé la première fois. Le valet ne me laissa pas balancer ; ses ordres étaient sérieux et pressants ; le despote, furieux, pouvait, dit-il, jouer un mauvais tour au consul et à tous ses compatriotes. Je pris courage, en arrangeant ma coiffure et mes habits, et je suivis mon guide avec sérénité, invoquant Ulysse, mon patron, et implorant son intervention auprès de la sage Minerve.

Arrivé dans l’antre du lion, je fus conduit par le plaisant coureur dans une grande salle à manger, où une quarantaine de personnes étaient assises à une table ovale, sans qu’on entendît le moindre bruit.

La place à la droite du gouverneur était vacante, elle coureur m’y conduisit. Après avoir salué d’une révérence le maître et les convives, je m’assis à côté de lui, et, pour excuser mon retard, j’alléguai l’étendue de la ville et l’erreur où la manière extraordinaire de compter les heures m’avait déjà fait tomber souvent. Il répliqua, le regard enflammé, qu’on doit s’informer en pays étranger des coutumes régnantes et se régler sur elles. Je répondis que c’était le but constant de mes efforts, mais j’avais éprouvé que, avec les meilleures résolutions, pendant les premiers jours, où un endroit est encore nouveau pour nous et les relations inconnues, nous tombons d’ordinaire dans certaines fautes, qui sembleraient impardonnables, si la fatigue du voyage, la distraction causée par les nouveaux objets, le souci de trouver un logement passable et de s’assurer les moyens de continuer sa route, ne pouvaient servir d’excuse. Là-dessus il me demanda combien de temps je me proposais de rester à Messine. Je répondis que je voudrais y rester longtemps, pour lui prouver, par une scrupuleuse obéissance à ses ordres et à ses commandements, ma reconnaissance de la faveur qu’il m’accordait. Après une pause, il me demanda ce que j’avais vu à Messine. Je contai en peu de mots l’emploi de ma matinée, en faisant quelques observalions, et j’ajoutai que j’avais surtout admiré l’ordre et la propreté des rues de cette ville détruite. Et véritablement c’était admirable de voir comme toutes les rues étaient nettoyées de ruines : on avait rejeté les décombres en dedans des murs écroulés ; on avait rangé les pierres le long des maisons et, par là, dégagé le milieu des rues, ainsi rendues libres au commerce et à la circulation. Je pouvais donc, avec vérité, en faire ma cour au brave homme, et lui assurer que tous les habitants de Messine se déclaraient, avec reconnaissance, redevables de ce bienfait à sa sollicitude.

« Est-ce qu’ils le reconnaissent ? dit-il en grommelant. Ils ont cependant assez crié d’abord contre la dureté avec laquelle on les contraignait pour leur avantage. »

Je parlai des vues sages du gouvernement, des desseins élevés, qui ne pouvaient être compris et appréciés que plus tard, et autres réflexions pareilles. Il me demanda si j’avais vu l’église des jésuites, et comme je lui dis que non, il me promit de me la faire voir avec toutes ses dépendances.

Pendant cette conversation, interrompue par quelques pauses, je voyais le reste de la société dans le plus profond silence, et ne faisant que les mouvements nécessaires pour porter les morceaux à la bouche. Quand la table fut levée et qu’on eut servi le café, tous se tinrent, comme des poupées de cire, rangés contre les murs. J’allai droit au chapelain de la maison, qui devait me faire voir l’église, afln de le remercier de sa peine par avance : il esquiva mes remerciements, en assurant avec humilité qu’il n’avait devant les yeux que les ordres de Son Excellence. J’adressai la parole à un jeune étranger qui se trouvait auprès de lui et qui, tout Français qu’il était, ne semblait pas trop à son aise, car il était muet et pétrifié comme toute la compagnie, dans laquelle j’aperçus plusieurs visages qui avaient assisté timidement à la scène de la veille avec le chevalier de Malte.

Le gouverneur s’éloigna, et, au bout de quelque temps, l’ecclésiastique me dit que c’était le moment d’aller. Je le suivis. Le reste de la compagnie s’était écoulé sans bruit. Il me conduisit au porche de l’église des jésuites, qui, selon leur architecture connue, dresse en l’air sa masse magnifique et vraiment imposante. Un concierge vint sans tarder au-devant de nous et nous pria d’entrer. Mais l’ecclésiastique m’arrêta, en me faisant observer que nous devions auparavant attendre le gouverneur. Il arriva bientôt en voiture. Il fit arrêter dans la place non loin de l’église, et, sur un signe qu’il fit, nous nous approchâmes tous trois de la portière de son carrosse. Il ordonna au concierge de me montrer l’église dans toutes ses parties et même de me faire en détail l’histoire des autels et des autres fondations ; il devait aussi ouvrir les sacristies, et attirer mon attention sur tout ce qu’elles offraient de remarquable. J’étais un homme qu’il voulait honorer, auquel il fallait donner tout sujet de parler glorieusement de Messine dans sa patrie, c Ne manquez pas, me dit-il ensuite, en souriant, pour autant que ses traits en étaient capables, ne manquez pas, aussi longtemps que vous serez ici, de venir dîner à l’heure précise. Vous serez toujours bien reçu. » J’avais à peine eu le temps de faire une réponse respectueuse, que la voiture était partie.

Dès ce moment, l’ecclésiastique parut aussi plus serein. Nous entrâmes dans l’église. Le châtelain, comme il faudrait le nommer dans ce palais magique, enlevé au service divin, se disposait à remplir l’office qui lui était sévèrement imposé, quand le consul et Kniep s’élancèrent dans le sanctuaire vide, et m’embrassèrent en témoignant la joie la plus vive de me revoir, moi qu’ils avaient déjà cru sous les verrous. Ils avaient été dans une affreuse angoisse jusqu’au moment où l’adroit coureur, sans doute bien payé par le consul, leur avait rapporté, en se livrant à mille bouffonneries, l’heureuse issue de l’aventure. Rendus à la joie, ils s’étaient mis à ma recherche, dès qu’ils avaient su que le gouverneur voulait bien me faire ouvrir l’église.

Cependant nous étions devant le maître au tel, écoutant l’explication des vieilles curiosités. Des colonnes de lapis-lazuli, qui semblaient cannelées par des baguettes bronzées, dorées, des pilastres et des panneaux incrustés à la manière florentine, les magnifiques agates de Sicile en surabondance, le bronze et la dorure se rencontrant toujours et unissant tout. Mais c’était une drôle de fugue en contre-point, que les discours entrecoupés du consul, de Kniep et du démonstrateur : les premiers contant les embarras de l’aventure, l’autre m’expliquant ces raretés magnifiques encore bien conservées, et chacun pénétré de son sujet. J’avais ainsi le double plaisir de sentir la valeur de mon heureuse délivrance et de voir employés-d’une manière architecturale les produits des montagnes de Sicile, pour lesquels je m’étais déjà donné tant de peine.

Le consul ne cessait pas de m’éclairer sur le sort dont j’avais été menacé. Le gouverneur, mécontent de lui-même, et fâché que j’eusse été dès l’entrée le témoin de sa conduite violente envers le quasi-Maltais, avait résolu de me faire des honneurs particuliers, et il s’élait tracé en conséquence un plan dont l’exécution avait été d’abord contrariée par mon absence. Après une longue attente, le despote s’était enfin mis à table, sans pouvoir dissimuler son impatience et son mécontentement, et la compagnie avait redouté une scène soit à mon arrivée soit au sortir de table. Cependant le sacristain tâchait toujours de reprendre la parole ; il ouvrait les armoires secrètes, construites dans de belles proportions, ornées avec goût et même avec magnificence. Il y restait encore quelques meubles d’église, en rapport avec l’ensemble par la forme et les ornements ; mais je ne voyais aucun objet d’or ou d’argent, aucune véritable œuvre d’art ancienne ou nouvelle.

Au moment où finissait notre fugue italienne-allemande (car le père et le sacristain psalmodiaient dans une langue, Kniep et le consul dans l’autre), un officier, que j’avais vu à table, se joignit à nous. Il apparlenait à la suite du gouverneur. Son arrivée pouvait encore éveiller quelque défiance, surtout quand il s’offrit de me mener au port, où il voulait me conduire en des endroits d’ordinaire inaccessibles aux étrangers. Mes amis se regardaient, mais je ne me laissai pas détourner d’aller seul avec lui. Après quelq’ues discours indifférents, je lui parlai en confidence, et lui avouai que j’avais très-bien remarqué à table des signes bienveillants de plusieurs convives muets qui me donnaient à entendre que je n’étais pas isolé parmi des étrangers, que je me trouvais au contraire au milieu d’amis et même de frères. Je croyais de mon devoir de l’en remercier et je le priais d’expfîmer à ses amis la même reconnaissance. Il me répondit qu’ils avaient voulu en effet me rassurer, d’autant qu’ils connaissaient le caractère de leur chef et n’avaient eu réellement pour moi aucune crainte. Une explosion comme celle qui avait éclaté contre le Maltais était rare, et, quand pareille chose arrivait, le digne vieillard s’en faisait lui-même des reproches ; il s’observait longtemps, vivait quelque temps dans une tranquille insouciance de son office, jusqu’à ce qu’enfin, surpris par un incident inattendu, il se laissait entraîner à de nouvelles violences. L’honnête ofiicier ajouta que tout son désir et celui de ses amis était de se lier avec moi plus intimement ; il faudrait pour cela que j’eusse la complaisance de me faire connaître plus particulièrement, et la nuit prochaine en offrirait la meilleure occasion. J’esquivai poliment cette demande, et je le priai de me pardonner ma fantaisie. Je désirais que pendant mon voyage on ne vit en moi qu’un homme. Si je pouvais, comme tel, inspirer la confiance et obtenir la sympathie, cela m’était agréable el doux, mais divers motifs me défendaient d’entrer dans d’autres relations.

Je ne songeais pas à le convaincre, car je ne pouvais dire mon véritable motif. Cependant je trouvai assez remarquable l’innocente et belle association que les hommes bien pensants avaient formée sous un régime despotique, pour leur défen ?c propre et pour celle des étrangers. Je ne lui cachai pas que je connaissais fort bien leurs rapports avec d’autres voyageurs allemands ; je m’étendis sur le but louable auquel ils voulaient arriver, et je l’étonnai toujours plus par mon obstination secrète. Il fit tout son possible pour me tirer de mon incognito, mais il n’y réussit pas : échappé à un danger, je ne voulais pas, sans dessein, me jeter dans un autre ; d’ailleurs les idées de ces braves insulaires étaient, je le vis bien, si différentes des miennes que mon intimité n’aurait pu leur offrir ni joie ni satisfaction. En revanche, je passai, le soir, quelques heures encore avec le vigilant et officieux consul, qui m’expliqua aussi la scène avec le Maltais. Ce n’était pas proprement un aventurier, c’était un inquiet coureur de pays. Le gouverneur, qui appartenait à une grande famille, honoré pour sa gravité et son mérite, estimé pour ses services importants, avait pourtant la réputation d’une opiniâtreté sans bornes, d’un» fougue sans frein et d’une volonté de fer. Soupçonneux, comme vieillard et despote, craignant sans trop de raison d’avoir des ennemis à la cour, il détestait ces figures qui allaient et venaient et les prenait toutes pour des espions. Cette fois, l’habit rouge s’était trouvé sur son chemin dans un moment où, après une assez longue pause, il avait eu besoin de se remettre une fois en colère pour se soulager le cœur.

Messine, et en mer, lundi 14 mai 1787.

A notre réveil, nous avons tous deux senti du regret de nous être décidés à partir avec le capitaine français, dans notre impatience de fuir le coup d’œil des ruines de Messine. Après l’heureuse issue de mon aventure avec le gouverneur, mes relations avec des hommes de mérite, auxquels je n’avais qu’à me faire mieux connaître, enfin une visite à mon banquier, qui demeurait à la campagne dans une délicieuse contrée, nous faisaient concevoir les plus belles espérances d’une prolongation de séjour à Messine. Kniep, doucement occupé d’une couple de jolies personnes, ne désirait rien plus que la durée du vent contraire, si souvent détesté. Cependant la situation était désagréable : nos malles étaient faites, et il fallait nous tenir prêts à partir à tout moment. Nous y fûmes appelés vers midi ; nous courûmes à bord, et nous trouvâmes dans la foule rassemblée sur le rivage notre bon consul, à qui nous témoignâmes notre reconnaissance en prenant congé de lui. Le coureur jaune y survint aussi afin d’attraper un pourboire. Il reçut de nous une gratification, et nous le chargeâmes d’annoncer à son maître notre départ, et d’excuser mon absence à table. « Qui fait voile est excusé ! » s’écria-t-il, et puis, se retournant, il fit une cabriole et disparut.

Sur le vaisseau, les choses avaient une tout autre apparence que sur la corvette napolitaine ; mais, en nous éloignant par degrés du rivage, nous fûmes occupés à contempler la vue magnifique du cercle de palais, de la citadelle et des montagnes qui s’élèvent derrière la ville, la Calabre, de l’autre côté, puis, au sud et au nord, la libre vue du détroit, qui se déploie, bordé de part et d’autre de magnifiques rivages. Après que nous eûmes admiré successivement toutes ces choses, on nous fit remarquer à gauche, à quelque distance, un peu d’agitation dans l’eau, et à droite, un peu plus près, un rocher qui faisait saillie sur le rivage : l’un était Charybde, l’autre Scylla. A l’occasion de ces deux objets remarquables, si éloignés l’un de l’autre dans la nature, si rapprochés par le poète, on s’est plaint de l’humeur mensongère de ses pareils, sans réfléchir que, chez tous les hommes, l’imagination, quand elle veut se figurer des objets imposants, se les représente toujours plus hauts que larges, et, par là, donne à l’image plus de caractère, de gravité et de dignité. J’ai entendu mille fois des gens se plaindre qu’un objet connu par le récit ne satisfait plus dans la réalité. La cause en est toujours la même : l’imagination est à la réalité ce que la poésie est à la prose. L’une se représentera les objets puissants et ardus, l’autre s’étendra toujours en plaine. Les peintres de paysage du seizième siècle, comparés aux nôtres, en offrent un exemple frappant. Un dessin de Jodocus Mamper, à côté d’une esquisse ’de Kniep, rendrait visible tout ce contraste. Tels étaient les discours auxquels nous nous amusions, Kniep lui-même n’ayant pas trouvé assez attrayants les rivages qu’il s’était déjà disposé à dessiner.

Pour moi, je fus de nouveau en proie à la désagréable sensation du mal de mer, et, cette fois, mon état ne fut pas adouci, comme dans le premier trajet, par une séquestration commode. Toutefois la cabine se trouvait assez grande pour recevoir plusieurs personnes ; on ne manquait pas non plus de bons matelas : je repris la position horizontale, et Kniep eut soin de me fournir de pain et de vin rouge. Dans cette position, tout notre voyage de Sicile m’apparut sous un jour assez triste. Nous n’avions proprement rien vu que les vains efforts des hommes pour se défendre contre les violences de la nature, contre la sournoise malice du temps et contre la fureur de leurs propres hostilités. Les Carthaginois, les Grecs et les Romains, et bien d’autres populations après eux, avaient bâti et ravagé ; Sélinonte avait été méthodiquement saccagée ; deux mille ans n’avaient pas suffi à renverser les temples d’Agrigente, mais quelques heures, ou même quelques moments, à détruire Gatane et Messine. Ces réflexions, qui sentaient vraiment le mal de mer, sont bien dignes d’un homme ballotté sur le flot de la vie : je ne les ai pas laissées s’emparer de moi.

En mer, mardi 15 mai 1787.

C’est en vain que j’espérais arriver cette fois à Naples plus promptement, ou me voir plus tôt délivré du mal de mer. Encouragé par Kniep, j’ai essayé plusieurs fois de me promener sur le pont, mais la jouissance d’un spectacle si divers et si beau m’a été refusée. Quelques incidents m’ont fait seuls oublier mon vertige. Tout le ciel était enveloppé d’une vapeur blanchâtre, à travers laquelle le soleil, sans qu’on pût en distinguer l’image, éclairait la mer, colorée du plus bel azur. Une troupe de dauphins accompagnait le navire. Nageant et sautant, ils demeuraient toujours à la même distance. Je suppose que, de loin et du fond de la mer, ils avaient pris pour une proie l’édifice flottant, qui leur paraissait comme un point noir. Quoi qu’il en soit, les matelots ne les traitaient pas comme une escorle, mais comme des ennemis. Un d’eux a été atteint d’un coup de harpon, sans qu’on ait pu l’amener.

Le vent était toujours défavorable, et notre navire, courant des bordées, ne pouvait que ruser avec lui. L’impatience s’accrut, lorsque certains voyageurs expérimentés assurèrent que ni le capitaine ni le pilote ne savaient leur métier ; l’un n’était qu’un marchand, l’autre qu’un matelot ; ils n’étaient pas en état de répondre pour tant de vies et tant de biens. Je priai ces braves gens de tenir leurs inquiétudes secrètes. Les passagers étaient nombreux ; il y avait des femmes et des enfants de tout âge ; car on s’était entassé sur le navire français, ne considérant qu’une chose, c’est qu’on était à l’abri des pirates sous le pavillon blanc. Je représentai que la défiance et l’inquiétude mettraient tout le monde dans la plus pénible position, tandis que jusqu’à présent tous voyaient leur salut dans le tissu sans armes et sans couleurs. Et véritablement, ce bout de toile blanche, entre le ciel et la mer, est, comme talisman certain, un objet assez remarquable. De même que ceux qui partent et ceux qui restent se saluent encore avec des mouchoirs blancs qu’ils agitent, éveillant ainsi de part et d’autre un sentiment de tendresse et d’amitié qu’ils n’auraient sans cela jamais éprouvé, ainsi l’origine est consacrée dans ce simple étendard : c’est comme si quelqu’un attachait son mouchoir à une perche, pour annoncer au monde entier qu’un ami arrive de l’autre bord.

Réconforté de temps en temps avec du pain et du vin, en dépit du capitaine, qui demandait que je mangeasse ce que j’avais payé, j’ai pu enfin m’asseoir sur le pont et prendre part à maint divertissement. Kniep savait m’égayer, et ne cherchait pas, comme sur la corvette, à exciter mon envie en triomphant de la table excellente, au contraire, il m’estimait heureux cette fois de n’avoir point d’appétit.

Mercredi 16 mai 1787.

Nous avons passé de la sorte l’après-midi, sans avoir pénétré, selon nos désirs, dans le golfe de Naples. Nous avons été poussés toujours plus vers l’ouest ; le vaisseau s’approchait de Capri et s’éloignait sans cesse davantage du cap Minerve. Tous les passagers étaient impatients et fâchés ; mais nous deux, qui observions le monde avec l’œil du peintre, nous pouvions être fort satisfaits. Au soleil couchant, nous avons joui de l’aspect le plus admirable qui se soit offert à nous dans tout le voyage. Devant nos yeux s’allongeait le cap Minerve, brillamment coloré ainsi que les montagnes voisines, tandis que les rochers qui s’étendent au sud avaient déjà pris un ton bleuâtre. Depuis le cap, toute la côte s’illuminait jusqu’à Sorrente. On apercevait le Vésuve, surmonté d’une masse énorme de vapeurs, dont une longue traînée s’avançait vers l’est, et pouvait nous faire présumer une violente éruption. A gauche, Capri se dressait vers le ciel ; nous pouvions distinguer parfaitement à travers la vapeur transparente et bleuâtre les formes de ses rochers. Sous un ciel parfaitement pur et sans nuages, brillait la mer à peine agitée, et qui, dans le silence absolu du vent, finit par se déployer devant nous comme un étang limpide. Nous étions enchantés. Kniep s’affligeait de ce que tout l’art du coloriste ne suffisait pas à reproduire cette harmonie, tout comme le plus fin crayon anglais n’était pas suffisant, dans la main la plus exercée, pour retracer ces lignes. Mais moi, persuadé qu’un souvenir bien moins fidèle que ne pourrait le reproduire cet habile artiste serait infiniment précieux dans l’avenir, je l’ai exhorté à faire un dernier effort de l’œil et de la main ; il s’est laissé persuader, et il a exécuté un de ses dessins les plus exacts, qu’il a ensuite colorié, donnant la preuve que le pinceau du peintre pouvait l’impossible. Nous avons observé d’un œil aussi curieux le passage du jour à la nuit. Capri était maintenant devant nous, tout à fait ténébreuse, et, à notre grande surprise, le nuage du Vésuve, tout comme les nuages traînants, s’enflammait de plus en plus ; nous vîmes enfin dans le fond de notre tableau une étendue considérable de l’atmosphère illuminée et même jetant des éclairs.

En présence d’une si belle scène, nous n’avions pas remarqué qu’un grand mal nous menaçait, mais le mouvement qui se fit parmi les passagers nous en instruisit bientôt. Plus au fait que nous des aventures de mer, ils faisaient au capitaine et à son pilote des reproches amers d’avoir, par leur inhabileté, manqué le détroit et mis en danger de périr les personnes et les biens qui leur étaient confiés. Nous demandâmes la cause de cette inquiétude, car nous ne pouvions comprendre que, par un calme parfait, on eût quelque malheur à craindre. Et c’était ce calme justement qui désespérait tout le monde. « Nous sommes déjà, disaient-ils, dans le courant qui tourne autour de l’île, et qui, par un singulier mouvement des flots, aussi lent qu’irrésistible, nous entraîne vers les rochers escarpés, où ne se trouve pas un pied de saillie, pas une anse pour nous sauver. » Attentifs à ces discours, nous considérâmes notre sort avec horreur. En effet, quoique la nuit ne permit pas de distinguer le péril croissant, nous observions que le navire, se berçant, et balançant, s’approchait des rochers, qui se dressaient toujours plus sombres devant nous, tandis qu’un léger crépuscule s’étendait encore sur la mer. On ne pouvait pas remarquer dans, l’atmosphère le plus faible mouvement. Chacun déployait et levait en l’air des mouchoirs et de légers rubans, mais il ne se manifestait aucun signe d’un souffle désiré. La foule était toujours plus bruyante et plus tumultueuse. Les femmes n’étaient pas à genoux en prières sur le pont avec leurs enfants, l’espace étant trop étroit pour qu’il fût possible de s’y remuer, elles étaient couchées côte à côte. Plus encore que les hommes, qui étaient assez sages pour songer aux moyens de salut, les femmes invectivaient et maudissaient le capitaine. On lui jetait à la face toutes les critiques qu’on avait faites à part soi pendant tout le voyage, le prix fort cher qu’il faisait payer pour un étroit espace et une mauvaise nourriture, enlin sa conduite, non pas malhonnête, mais mystérieuse. Il n’avait rendu compte à personne de ses actions, et, même le dernier soir, il avait gardé un silence obstiné sur ses manœuvres. Ils n’étaient plus, lui et le pilote, que des marchands venus on ne sait d’où, qui, sans connaissance de la navigation, avaient su, par simple cupidité, se procurer un vaisseau, et qui, par leur incapacité et leur ineptie, causaient la perte de toutes les personnes qui s’étaient confiées en eux. Le capitaine se taisait et semblait toujours s’occuper de notre salut. Pour moi qui, dès mon jeune âge, avais trouvé l’anarchie plus odieuse que la mort, il me fut impossible de me taire plus longtemps. Je m’avançai et je parlai à ces gens à peu près avec le même calme qu’aux oiseaux de Malsesine. Je leur représentai que, dans ce moment, leur vacarme et leurs cris troublaient l’oreille et l’esprit de ceux sur qui reposait notre unique espérance de salut, en sorte qu’ils ne pouvaient ni réfléchir ni s’entendre l’un l’autre. « Pour ce qui vous regarde, m’écriai-je, rentrez en vous-mêmes et adressez votre fervente prière à la Mère de Dieu, qui seule peut, s’il lui plaît, intercéder auprès de son Fils, afin qu’il fasse pour vous ce qu’il fit autrefois pour ses apôtres sur le lac de Tibériade, quand les flots s’élançaient déjà dans la barque et que le Seigneur dormait ; et cependant, quand les désespérés l’éveillèrent, il ordonna sur-le-champ au vent de s’apaiser, comme il peut maintenant lui commander de se mettre en mouvement, si d’ailleurs telle est sa sainte volonté. »

Ces paroles produisirent le meilleur effet. Une des femmes, avec laquelle je m’étais entretenu auparavant sur des sujets moraux et religieux, s’écria : Ah ! il Barlamè ! benedctto il Barlamé ! En effet, déjà tombées à genoux, elles commencèrent à réciter leurs litanies avec une ferveur extrordinaire. Elles pouvaient le faire avec d’autant plus de tranquillité, que l’équipage essayait encore un moyen de salut, qui du moins frappait les yeux. On avait mis à la mer la chaloupe, qui ne pouvait contenir que six à huit hommes ; on l’attacha par une longue corde au vaisseau, que les matelots tiraient à eux à force de rames. On crut un moment qu’ils le faisaient mouvoir dans le courant, et l’on espérait l’en voir bientôt dégagé. Mais, soit que ces efforts augmentassent la résistance du courant, soit par toute autre cause, la chaloupe et les hommes qui la montaient furent avec la longue corde rejetés circulairement vers le navire, comme la mèche d’un fouet, quand le cocher en a porté un coup. C’était encore une espérance évanouie !

La prière et les gémissements se succédaient tour à tour, et, pour rendre la situation plus affreuse, sur le haut des rochers, les chevriers, dont on avait vu les feux depuis longtemps, criaient d’une voix sourde qu’un navire échouait là-bas. Ils s’adressaient les uns aux autres bien des paroles intelligibles, et quelques passagers, qui connaissaient leur langage, croyaient comprendre qu’ils se réjouissaient du butin qu’ils espéraient pêcher le lendemain. On voulait douter encore que le vaisseau approchât réellement des rochers et fût dans une situation si menaçante, mais ce doute fut bientôt levé, quand l’équipage s’arma de longues perches pour écarter le navire des rochers, si l’on en venait à cette extrémité, jusqu’à ce que ces perches elles-mêmes fussent aussi brisées, et que tout fût perdu. Le vaisseau balançait toujours plus fort ; le ressac paraissait augmenter ; le mal de mer me reprit et me força de descendre dans la cabine. A moitié étourdi, je me couchai sur mon matelas, avec une sensation qui avait un certain charme, dérivé peut-être du lac de Tibériade : car j’en voyais flotter devant moi l’image, telle que nous la présente la Bible illustrée de Merian. Ainsi la force des impressions morales et sensibles à la fois ne se déploie jamais avec plus d’énergie que quand l’homme est entièrement refoulé sur lui-même. Je ne saurais dire combien de temps je passai dans ce demi-sommeil, mais je fus réveillé par un grand vacarme qui se faisait sur ma tête. Je pus entendre distinctement que c’étaient les cordages qu’on traînait sur le pont, et j’en conclus qu’on faisait usage des voiles. Au bout d’un moment, Kniep accourut fet m’annonça que nous étions sauvés. Il s’était levé un léger souffle de vent ; on était occupé dans ce moment à déployer les voiles ; il n’avait pas manqué de mettre lui-même la main à l’œuvre. Déjà on s’éloignait du rocher sensiblement, et, quoiqu’on ne fût pas encore tout à fait hors du courant, on espérait pourtant de le surmonter. Sur le pont tout était tranquille. Bientôt plusieurs passagers survinrent ; ils annoncèrent l’heureux événement et se couchèrent.

A mon réveil, le quatrième jour de notre traversée, je me trouvai sain et dispos comme je l’avais été après le même intervalle dans notre passage en Sicile, en sorte que, dans une plus longue navigation, j’aurais probablement payé mon tribut par un malaise de trois jours. Je voyais du pont avec plaisir l’ile de Capri, que nous laissions de côté à une assez grande distance, et notre vaisseau dans une direction telle que nous pouvions espérer d’entrer dans le golfe, ce qui eut lieu en effet bientôt après. Alors nous eûmes le plaisir, après une nuit pénible, d’admirer sous un jour opposé les mêmes objets qui nous avaient ravis la veille. Bientôt nous laissâmes derrière nous cette île de rochers si dangereuse.

La veille, nous avions admiré le côté droit du golfe ; maintenant les châteaux et la ville se présentaient en face de nous, puis, à gauche, le Pausilippe et les langues de terre qui s’étendent jusque vers Ischia et Procida. Tout le monde était sur le pont, et, au premier rang, était un prêtre grec, très-épris de son Orient : interrogé par les indigènes, qui saluaient avec ravissement leur admirable patrie, et pressé de dire ce qu’il pensait de Naples en comparaison de Constantinople, il répondit avec enthousiasme : « Anclwquesta è una cilla ! C’est là aussi une ville ! »

Nous avons abordé à la bonne heure, au milieu d’une foule bourdonnante. C’était le moment le plus animé de la journée. Nos malles et nos autres effets étaient à pe"ine débarqués et déposés sur le rivage, que deux portefaix s’en sont emparés, et aussitôt que nous eûmes dit que nous logions chez Moriconi, ils se mirent à courir avec ce fardeau comme avec un butin, si bien que nous ne pouvions les suivre des yeux à travers les rues populeuses et la place fourmillante. Kniep avait le portefeuille sous le bras et nous aurions du moins sauvé les dessins, si ces portefaix, moins honnêtes que les pauvres diables napolitains, ne nous avaient pris ce que les écueils avaient épargné.

  1. Voyage pittoresque ou description des royaumes de Naples et de Sicile par Richard de Saint-Non. Plusieurs savants l’ont aidé. La description de la Sicile est presque entièrement l’ouvrage de Denon.