Voyage du Condottière/VII

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Édouard Cornély & Cie (p. 47-50).


vii

LA GALERIE


À Milan.



La Galerie de Milan est la plus célèbre de l’Italie, et elle a servi de modèle, je pense, à toutes les autres. Car chaque ville veut avoir la sienne, comme elle a sa statue équestre de Victor Emmanuel ou son monument à Garibaldi.

Elle ouvre une bouche énorme sur la place du Dôme, où elle paraît vouloir avaler un vaste chanteau de cathédrale. Elle n’y arrive pas ; et certes, si l’on ne goûte pas l’immense gâteau de marbre qu’est le Dôme, il suffit de le comparer à la Galerie pour s’en donner un peu le goût.

Jour et nuit, la gueule de la Galerie crache et aspire le flot des passants. Que ne se ferme-t-elle sur l’enfer des voitures rouges, qui tournent en grinçant autour du Dôme, suivant les divers cercles des rails, dans le vacarme de la damnation ? Elle dévorerait, peut-être, le tonnerre de cette place, où le métal, l’appel des timbres et des cornes, le cri du fer et le grondement des roues font une clameur vraiment infernale.

Masse d’une laideur insigne, c’est un dé trop haut pour la largeur, percé d’un trou en diapason ou en U renversé. On ne sait, d’abord, ce que veut dire ce portail qui monte jusqu’aux combles. Ce n’est pas une maison, en dépit des fenêtres qui l’encadrent ; ni un arc de triomphe : le ciel ni la lumière ne l’habitent. Ce n’est qu’une porte, une arche maigre qui prend toute la hauteur de la façade. Et de quelles pauvres colonnes elle est flanquée, lourdes et étiques, plates et vulgaires, en deux ordres, l’un sur l’autre juché.

Rien qui dissimule la laideur de l’ouvrage. La disgrâce s’étend jusqu’à la matière qui, à tout édifice sagement conçu, donne du prix et un poids de respect. Le treillis de fer et de verre blesse les yeux dans toutes les perspectives ; la matière même a l’air de mentir : est-ce de la pierre ? Est-ce du marbre, ou du carton peint ? Toute la lourdeur de ce cube évidé ne fait pas que le monument paraisse bien assis, ni durable. Sous la voûte de verre, l’énorme baie, en gueule de requin, porte la place du Dôme à la place voisine : la Galerie est le tube où Jonas se promène, une gare sans rails, ni voies, ni trains. Voici une bâtisse démesurée qui se borne à servir de passage. Or, la foule y piétine.

Elle grouille de peuple, à toute heure. Il y règne un luxe épais. La Galerie est pleine de magasins, de boutiques, de cafés. Les pas des promeneurs, le talon de ceux qui se hâtent, la voix de ceux qui demeurent, les appels, le cliquetis des verres et des cuillères dans les tasses, tous ces rayons sonores engendrent une sphère de bruit, où l’on reste assourdi. Un peu partout, des échos retentissent. Le luxe vulgaire de la Galerie répond au faste de la façade : la pierre de taille est sale ; les membres de l’édifice semblent de vieux papier. Sous le berceau des vitres, il fait une chaleur de serre. La lumière est aussi laide, aussi crue, que dans un atelier de chimiste. Par les temps de pluie, rien de faux et de pesant comme ce jour lugubre, qui traîne en linge gris. Mais l’odeur, surtout, est à donner le frisson : l’air humide sent le chien crevé, les socques, le caoutchouc, le poil, le cadavre et la chique. Dans la saison chaude, la poussière pétille : les atomes dansent dans le soleil ; chaque grain a son poivre qui se mêle à la puanteur profonde des chambres correctionnelles, au remugle de la fiente humaine, à la note écœurante des mauvais savons et aux nuages du tabac noir percé d’une paille.

On ne verrait pas de tels hangars, élevés à tant de frais, partout où l’on peut, en Italie, s’ils ne répondaient à quelque besoin de la nation. Ils tiennent du marché et de la vieille basilique. La Galerie est le forum des bourgeois. Et ils y sont à l’abri de la pluie, que l’Italien fuit comme la peste. Telle est la coûteuse halle aux propos, aux pots de vin, aux intrigues, une bourse aux vanités. Autrefois, le Cours était le lieu de réunion, ou la loge au théâtre. Mais les rues ne sont plus assez sûres. La plèbe est trop nombreuse, et menace d’être puissante. J’ai vu Milan sortir d’une émeute, où le peuple tint tête à une armée : mise à feu et à sang, la plèbe a fait connaître sa force. Elle est désormais une ville dans la ville. La haine entoure la richesse, comme un fleuve baigne une citadelle.

Ici, dans la Galerie, la classe qui tient la fortune et le pouvoir peut se croire à couvert. Le peuple y entre et y passe, peu importe : il n’est pas chez lui. Le peuple n’est pas à l’aise dans les espaces clos. Il ne se sent le maître que sous le toit de Jupiter, en plein air. Pris entre les murailles, il ne sait où mettre ses coudes. La voûte de verre, où crépite la pluie, où la lumière se brise, les vitres qui tiennent chaud, rassurent les plants bourgeois. La Galerie est le monument d’une société qui campe, et qui veut faire croire à un solide établissement. La mesure et le goût y font également défaut. Et le grand bruit qu’on y mène, au milieu d’un luxe grossier, retentit sur le vide intérieur.