Voyage du Condottière/XVI

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Édouard Cornély & Cie (p. 99-102).


xvi

TERRE DE VIRGILE


Printemps, en Lombardie.



La plaine.

De toutes parts, la plaine et les eaux molles au cours flexible. La plaine, aussi loin que l’on voit ; et l’on s’étonne de ne pas voir jusqu’à la mer. Au bord du ciel qui se courbe, vers le nord, les grandes montagnes se font de plus en plus humbles et lointaines. Ce n’est plus enfin qu’un trait bleu de vapeurs, une écharpe indécise, une fumée d’argent vert ; plus qu’une ligne d’eau, comme sur l’océan la crête écumeuse d’une vague. Puis, le flot même s’efface ; et rien ne reste plus des roides géants, qui montent la garde à la barrière de deux mondes : les Alpes ont disparu.

On dirait, par endroits, qu’une haleine s’élève de la plaine humide, et qu’elle a une respiration. Bien qu’elle prenne tout l’espace, elle est sans grandeur. Ni un désert de sables, ni une mer verte d’herbes : entre des bouquets d’arbres, la Lombardie est une suite interminable de vergers. Les mûriers ronds bordent les champs ; ils divisent l’étendue en longues bandes, et la vue ne va pas au delà de ces lignes monotones. Ils sont courts de taille, ou on leur a coupé la tête ; et chaque mûrier sert d’appui à un pied de vigne. Ils s’enlacent sans nombre ; ils font couple ; et la vigne porte son sarment soulevé sur trois ou quatre racines tortueuses, comme un candélabre à trois griffes, ou comme une patte d’oiseau pelée. Le pays est chaud et gras. Bien vert, le blé de mars est déjà haut. Et déjà, au soleil, les feuilles des mûriers font une ombre. La prairie et les arbres à fruits, en files innombrables, croisent un treillis de verdure sur le ciel. Çà et là, une silhouette au dessin fort et grave annonce un chêne. L’herbe pousse, fraîche et juvénile, sur les talus semés de jaunes violiers et de blanches marguerites, en tapis au petit point, étendu entre les arbres pour la danse des vignes. On s’engraisse bientôt, de ce pays, où l’on ne pense qu’à la richesse de la terre. Il faut que la céréale, en épis d’or, rende au soleil la lumière qu’elle lui a prise.

Soudain, le rideau des arbres s’écarte. Une allée de hauts peupliers court le long d’une rivière : les bourgeons voluptueux tremblent sur les fins rameaux. Une vaste prairie se déroule à fleur d’eau ; partout, le charme de l’eau, le charme fluide ; et les sourires changeants du jour sur les canaux. Comme au mirage des lacs, les rayons traînent sur les rigoles au reflet bleu. Toutes ces bandes d’eau qui brille semblent les longs éclats, les minces lamelles d’un miroir brisé sous le gazon. Puis, l’infinité verte se peuple de fantômes légers : comme des nuages passant sous l’herbe, l’eau réfléchit le vif azur du ciel.

Un bourg s’annonce, un son de cloche. Quelques vieilles masures, gaies et sordides, peintes en jaune cru. Des fenêtres largement ouvertes où, au bout d’un bâton, des haillons rouges sèchent au soleil, comme de grands coquelicots qui perdent leurs pétales. Un buisson d’épines rouges fleurit jusque sur le toit d’un hangar qui croule. Partout des fleurs qui clignent puérilement, tout contre terre, leurs petits yeux d’or. Superbe et droit sur une poutre comme sur un clocher, le coq regarde de haut les poules picorant dans les cendres. Derrière la volaille, au fond de la basse-cour, un terme barbouillé de poussière et de pluie, branlant dans sa gaine, rit toujours enivré, ou Priape ou Silène. Et voici enfin, au coin d’une place, à l’angle d’une ruelle en pente, une maison rouge que précèdent deux belles colonnes de marbre roux.

La treille est suspendue en portique, devant l’entrée. La vigne étend ses cent bras aux veines brunes, tel un monstre tutélaire, la pieuvre pacifique de la terre au printemps. Elle pétille de bourgeons ; le soleil joue aux billes avec ces têtes jaunes. Dans le mur d’angle, une petite niche en pleine lumière, où la Madone sourit, l’Enfant sur la main : un bouquet de fleurs courtes est placé contre ses pieds, avec une petite lampe à huile, dans un vase de cuivre. Le bambin bleu touche du doigt le sein de sa mère ; et la Vierge en robe rose porte une couronne d’or sur l’oreille.

Les feuilles poussent à vue d’œil entre les heureuses colonnes, cannelées de soleil. Une odeur de myrte et de citron passe dans l’air, en dépit du purin et des choux aigres. N’est-ce pas les bourgeons que l’on entend s’ouvrir, et qui crépitent ? Certes, ces tendres feuilles ne faisaient pas l’étoile, tout à l’heure, sur la colonne, quand je passai pour la première fois. La ruine, si c’en est une, donne à ces pauvres maisons une dignité de temple et une sorte d’apprêt. La nature au soleil parle de bonheur, et les paisibles colonnes y répondent par une affirmation. Sans beauté, sans ordre même, pareil à tous les autres, cet humble village dans la plaine s’enveloppe de sérénité.

Un accordéon nasillard scande les temps d’une mélodie immuable. On entend un chant rythmé et fort, aux lentes voyelles qui planent, deux voix de femme, et une voix d’homme aiguë. Dans le loin, par la campagne, vont et viennent des hommes blancs, un large chapeau sur la nuque, des femmes jaunes et rouges, comme des giroflées. Ils se meuvent sans hâte ; et lentement, à l’horizon, sur le canal une barque glisse, comme si elle suivait le chant. Des laboureurs grattent la terre. Passent quelques paysans de bronze, aux cheveux bouclés, les yeux luisants dans la face brune. Ils rient en parlant. Ils n’ont pas les traits morts, et leur visage n’est pas farouche. Un d’eux cueille une rose au buisson. Un enfant presque nu court à la rencontre de son père : il a la joue chaude, comme une mûre à midi sur la haie ; et ses petites jambes ont l’élégance d’un fuseau de buis. Le parfum des roses au soleil se mêle à l’odeur de l’ail et de l’huile. Les sereines colonnes se profilent sur le ciel, et les entablements ont la rigueur de l’évidence. On chante. Et si je me demande avec une sorte d’envie amoureuse : Est-ce bien elle ? tout répond une fois encore : Oui, c’est elle ; c’est la terre de Virgile. Tantus amor terrae !

Et sur la plaine et le canal, sur les lignes de saules et les rives herbeuses, pareil à la paix immuable d’un œil de cristal, c’est le ciel de l’églogue à l’infini, une lumière si égale, si adamantine et si pure que, pour l’œil atlantique, elle est sans nuances et qu’on se persuade, aux lieux où elle règne, qu’il n’y a pas de nuit.