Voyage en Espagne (Théophile Gautier)/IX

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Charpentier (p. 124-136).


IX

L’Escurial. ― Les voleurs.


Pour aller à l’Escurial, nous louâmes une de ces fantastiques voitures chamarrées d’amours à la grisaille et autres ornements pompadour dont nous avons déjà eu l’occasion de parler ; le tout attelé de quatre mules et enjolivé d’un zagal assez bien travesti. L’Escurial est situé à sept ou huit lieues de Madrid, non loin de Guadarrama, au pied d’une chaîne de montagnes ; on ne peut rien imaginer de plus aride et de plus désolé que la campagne qu’il faut traverser pour s’y rendre : pas un arbre, pas une maison ; de grandes pentes qui s’enveloppent les unes dans les autres, des ravins desséchés, que la présence de plusieurs ponts désigne comme des lits de torrents, et çà et là, une échappée de montagnes bleues coiffées de neiges ou de nuages. Ce paysage, tel qu’il est, ne manque cependant pas de grandeur : l’absence de toute végétation donne aux lignes de terrain une sévérité et une franchise extraordinaires ; à mesure que l’on s’éloigne de Madrid, les pierres dont la campagne est constellée deviennent plus grosses et montrent l’ambition d’être des rochers ; ces pierres, d’un gris bleuâtre, papelonnant le sol écaillé, font l’effet de verrues sur le dos rugueux d’un crocodile centenaire ; elles découpent mille déchiquetures bizarres sur la silhouette des collines, qui ressemblent à des décombres d’édifices gigantesques.

À moitié route, au bout d’une montée assez rude, l’on trouve une pauvre maison isolée, la seule que l’on rencontre dans un espace de huit lieues, en face d’une fontaine qui filtre goutte à goutte une eau pure et glaciale ; l’on boit autant de verres d’eau qu’il s’en trouve dans la source, on laisse souffler les mules, puis l’on se remet en route ; et vous ne tardez pas à apercevoir, détaché sur le fond vaporeux de la montagne, par un vif rayon du soleil, l’Escurial, ce Léviathan d’architecture. L’effet, de loin, est très-beau : on dirait un immense palais oriental : la coupole de pierre et les boules qui terminent toutes les pointes, contribuent beaucoup à cette illusion. Avant d’y arriver, l’on traverse un grand bois d’oliviers orné de croix bizarrement juchées sur des quartiers de grosses roches de l’effet le plus pittoresque ; le bois traversé, vous débouchez dans le village, et vous vous trouvez face à face avec le colosse, qui perd beaucoup à être vu de près, comme tous les colosses de ce monde. La première chose qui me frappa, ce fut l’immense quantité d’hirondelles et de martinets qui tournoyaient dans l’air par essaims innombrables, en poussant des cris aigus et stridents. Ces pauvres petits oiseaux semblaient effrayés du silence de mort qui régnait dans cette Thébaïde, et s’efforçaient d’y jeter un peu de bruit et d’animation.

Tout le monde sait que l’Escurial fut bâti à la suite d’un vœu fait par Philippe II au siège de Saint-Quentin, où il fut obligé de canonner une église de Saint-Laurent ; il promit au saint de le dédommager de l’église qu’il lui enlevait par une autre plus vaste et plus belle, et il a tenu sa parole mieux que ne la tiennent ordinairement les rois de la terre. L’Escurial, commencé par Juan Bautista, terminé par Herrera, est assurément, après les pyramides d’Égypte, le plus grand tas de granit qui existe sur la terre ; on le nomme en Espagne la huitième merveille du monde ; chaque pays a sa huitième merveille, ce qui fait au moins trente huitièmes merveilles du monde.

Je suis excessivement embarrassé pour dire mon avis sur l’Escurial. Tant de gens graves et bien situés, qui, j’aime à le croire, ne l’avaient jamais vu, en ont parlé comme d’un chef-d’œuvre et d’un suprême effort du génie humain, que j’aurais l’air, moi pauvre diable de feuilletoniste errant, de vouloir faire de l’originalité de parti pris et de prendre plaisir à contre-carrer l’opinion générale ; mais pourtant, en mon âme et conscience, je ne puis m’empêcher de trouver l’Escurial le plus ennuyeux et le plus maussade monument que puissent rêver, pour la mortification de leurs semblables, un moine morose et un tyran soupçonneux. Je sais bien que l’Escurial avait une destination austère et religieuse ; mais la gravité n’est pas la sécheresse, la mélancolie n’est pas le marasme, le recueillement n’est pas l’ennui, et la beauté des formes peut toujours se marier heureusement à l’élévation de l’idée.

L’Escurial est disposé en forme de gril, en l’honneur de saint Laurent. Quatre tours ou pavillons carrés représentent les pieds de l’instrument de supplice ; des corps de logis relient entre eux ces pavillons, et forment l’encadrement d’autres bâtiments transversaux simulent les barres du gril ; le palais et l’église sont bâtis dans le manche. Cette invention bizarre, qui a dû gêner beaucoup l’architecte, ne se saisit pas aisément à l’œil, quoiqu’elle soit très-visible sur le plan, et, si l’on n’en était pas prévenu, on ne s’en apercevrait assurément pas. Je ne blâme pas cette puérilité symbolique dans le goût du temps, car je suis convaincu qu’une mesure donnée, loin de nuire à un artiste de génie, l’aide, le soutient et lui fait trouver des ressources à quoi il n’aurait pas songé ; mais il me semble qu’on aurait pu en tirer un tout autre parti. Les gens qui aiment le bon goût et la sobriété en architecture, doivent trouver l’Escurial quelque chose de parfait, car la seule ligne employée est la ligne droite, le seul ordre, l’ordre dorique, le plus triste et le plus pauvre de tous.

Une chose qui vous frappe d’abord désagréablement, c’est la couleur jaune-terre des murailles, que l’on pourrait croire bâties en pisé, si les joints des pierres, marqués par des lignes d’un blanc criard, ne vous démontraient le contraire. Rien n’est plus monotone à voir que ces corps de logis à six ou sept étages, sans moulures, sans pilastres, sans colonnes, avec leurs petites fenêtres écrasées qui ont l’air de trous de ruches. C’est l’idéal de la caserne et de l’hôpital ; le seul mérite de tout cela est d’être en granit. Mérite perdu, puisque à cent pas de là, on peut le prendre pour de la terre à poêle. Là-dessus est accroupie lourdement une coupole bossue, que je ne saurais mieux comparer qu’au dôme du Val-de-Grâce, et qui n’a d’autre ornement qu’une multitude de boules de granit. Tout autour, pour que rien ne manque à la symétrie, l’on a bâti des monuments dans le même style, c’est-à-dire avec beaucoup de petites fenêtres et pas le moindre ornement ; ces corps de logis communiquent entre eux par des galeries en forme de pont, jetées sur les rues qui conduisent au village, qui n’est aujourd’hui qu’un monceau de ruines. Tous les alentours du monument sont dallés en granit, et les limites sont marquées par de petits murs de trois pieds de haut, enjolivés des inévitables boules à chaque angle et à chaque coupure. La façade, ne faisant aucune espèce de saillie sur le corps du monument, ne rompt en rien l’aridité de la ligne et s’aperçoit à peine, quoiqu’elle soit gigantesque.

L’on entre d’abord dans une vaste cour au fond de laquelle s’élève le portail d’une église, qui n’a rien de remarquable que des statues colossales de prophètes, avec des ornements dorés et des figures teintes en rose. Cette cour est dallée, humide et froide ; l’herbe verdit les angles ; rien qu’en y mettant le pied, l’ennui vous tombe sur les épaules comme une chape de plomb ; votre cœur se resserre ; il vous semble que tout est fini et que toute joie est morte pour vous. À vingt pas de la porte, vous sentez je ne sais quelle odeur glaciale et fade d’eau bénite et de caveau sépulcral que vous apporte un courant d’air chargé de pleurésies et de catarrhes. Quoiqu’il fasse au dehors trente degrés de chaleur, votre moelle se fige dans vos os ; il vous semble que jamais la chaleur de la vie ne pourra réchauffer dans vos veines votre sang, devenu plus froid que du sang de vipère. Ces murs, impénétrables comme la tombe, ne peuvent laisser filtrer l’air des vivants à travers leurs épaisses parois. Eh bien ! malgré ce froid claustral et moscovite, la première chose que je vis en entrant dans l’église fut une Espagnole à genoux sur le pavé, qui d’une main se donnait des coups de poing dans la poitrine, et de l’autre s’éventait avec une ferveur au moins égale ; l’éventail était, je m’en souviens parfaitement, d’un vert d’eau ou de feuille d’iris qui me fait courir un frisson dans le dos lorsque j’y pense.

Le cicérone qui nous guida dans l’intérieur de l’édifice était aveugle, et c’était vraiment une chose merveilleuse de voir avec quelle précision il s’arrêtait devant les tableaux, dont il nous désignait le sujet et le peintre sans hésiter et sans se tromper jamais. Il nous fit monter sur le dôme, et nous promena dans une infinité de corridors ascendants et descendants qui égalent en complications Le Confessionnal des Pénitents noirs ou Le Château des Pyrénées d’Anne Radcliffe. Ce bonhomme s’appelle Cornelio ; il est de la plus belle humeur du monde, et paraît tout joyeux de son infirmité.

L’intérieur de l’église est triste et nu. D’énormes pilastres gris de souris, d’un granit à gros grains micacés comme du sel de cuisine, montent jusqu’aux voûtes peintes à fresque, dont les tons azurés et vaporeux se lient mal avec la couleur froide et pauvre de l’architecture ; le retablo, doré et sculpté à l’espagnole avec de fort belles peintures, corrige un peu cette aridité de décoration, où tout est sacrifié à je ne sais quelle symétrie insipide ; les statues de bronze doré qui sont agenouillées des deux côtés du retablo, et qui représentent, je crois, don Carlos et des princesses de la famille royale, sont d’un grand style et d’un bel effet ; le chapitre, qui fait face au grand autel, est à lui seul une église immense ; les stalles qui l’entourent, au lieu d’être épanouies et fleuries en fantasques arabesques comme celles de Burgos, participent de la rigidité générale, et n’ont pour toute décoration que de simples moulures. On nous fit voir la place où, pendant quatorze ans, vint s’asseoir le sombre Philippe II, ce roi né pour être grand inquisiteur ; c’est la stalle qui occupe l’angle ; une porte pratiquée dans l’épaisseur de la boiserie la fait communiquer avec l’intérieur du palais. Sans me piquer d’une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale gothique sans éprouver un sentiment mystérieux et profond, une émotion extraordinaire, et sans la crainte vague de rencontrer au détour d’un faisceau de piliers le Père éternel lui-même avec sa longue barbe d’argent, son manteau de pourpre et sa robe d’azur, recueillant dans le pan de sa tunique les prières des fidèles. Dans l’église de l’Escurial, on est tellement abattu, écrasé, on se sent si bien sous la domination d’un pouvoir inflexible et morne, que l’inutilité de la prière vous est démontrée. Le Dieu d’un temple ainsi fait ne se laissera jamais fléchir.

Après avoir visité l’église, nous descendîmes dans le Panthéon. On appelle ainsi le caveau où sont déposés les corps des rois ; c’est une pièce octogone de trente-six pieds de diamètre sur trente-huit de haut, située précisément sous le maître-autel, de manière que le prêtre, en disant la messe, a les pieds sur la pierre qui forme la clef de voûte ; on y descend par un escalier de granit et de marbre de couleur, fermé par une belle grille de bronze. Le Panthéon est revêtu entièrement de jaspe, de porphyre et autres marbres non moins précieux. Dans les murailles sont pratiquées des niches avec des cippes de forme antique destinées à contenir le corps des rois et des reines qui ont laissé succession. Il fait dans ce caveau un froid pénétrant et mortel, les marbres polis miroitent et se glacent de reflets aux rayons tremblotants de la torche ; on dirait qu’ils ruissellent d’eau, et l’on pourrait se croire dans une grotte sous-marine. Le monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids ; il vous entoure, il vous enlace et vous étouffe ; vous vous sentez pris comme dans les tentacules d’un gigantesque polype de granit. Les morts que renferment les urnes sépulcrales paraissent plus morts que tous les autres, et l’on a peine à croire qu’ils puissent jamais venir à bout de ressusciter. Là, comme dans l’église, l’impression est sinistre, désespérée ; il n’y a pas à toutes ces voûtes mornes un seul trou par où l’on puisse voir le ciel.

Dans la sacristie, il reste encore quelques bons tableaux (les meilleurs ont été transférés au musée royal de Madrid), entre autres, deux ou trois tableaux sur bois de l’école allemande d’une rare perfection ; le plafond du grand escalier est peint à fresque par Luca Jordano, et représente d’une manière allégorique le vœu de Philippe II et la fondation du couvent. Ce que ce Luca Jordano a peint d’arpents de murailles en Espagne est vraiment prodigieux, et nous avons peine à concevoir la possibilité de pareils travaux, nous autres modernes, déjà essoufflés au milieu de la tâche la plus courte. Pellegrini, Luca Gangiaso, Carducho, Romulo Cincinnato et plusieurs autres ont peint à l’Escurial des cloîtres, des voûtes et des plafonds. Celui de la bibliothèque, qui est de Carducho et de Pellegrini, est d’un bon ton de fresque clair et lumineux ; la composition en est riche, et les arabesques qui s’y entrelacent sont du meilleur goût. La bibliothèque de l’Escurial présente cette particularité que les livres sont rangés sur le rayon le dos contre le mur et la tranche du côté du spectateur ; j’ignore la raison de cette bizarrerie. Elle est riche surtout en manuscrits arabes et doit renfermer des trésors inestimables et complètement inconnus. Aujourd’hui que la conquête d’Afrique a fait de l’arabe une langue à la mode et courante, il faut espérer que cette riche mine sera fouillée dans tous les sens par nos jeunes orientalistes ; les autres livres m’ont paru être en général des livres de théologie et de philosophie scolastique. On nous fit voir quelques manuscrits sur vélin avec marges historiées et miniaturées ; mais comme c’était le dimanche et que le bibliothécaire était absent, nous ne pûmes en obtenir davantage, et il fallut nous en aller sans avoir vu une seule édition incunable, désagrément beaucoup plus sensible pour mon compagnon que pour moi, qui malheureusement n’ai ni la passion de la bibliographie ni aucune autre.

Dans un des corridors est placé un Christ de marbre blanc de grandeur naturelle, attribué à Benvenuto Cellini, et quelques peintures fantastiques très-singulières, dans le goût des tentations de Callot et de Teniers, mais beaucoup plus anciennes. Du reste, on ne peut rien imaginer de plus monotone que ces interminables corridors de granit gris, étroits et bas, qui circulent dans l’édifice, comme des veines dans le corps humain ; il faut vraiment être aveugle pour s’y retrouver ; on monte, on descend, on fait mille détours, et il ne faudrait pas s’y promener plus de trois ou quatre heures pour user entièrement la semelle de ses souliers, car ce granit est âpre comme une lime et revêche comme du papier de verre. Lorsque l’on est sur le dôme, on voit que les boules, qui d’en bas paraissent grosses comme des grelots, sont d’une dimension énorme, et pourraient faire de monstrueuses mappemondes. Un immense horizon se déroule à vos pieds, et vous embrassez d’un seul coup d’œil la campagne montueuse qui vous sépare de Madrid ; de l’autre côté, se dressent les montagnes de Guadarrama : vous voyez ainsi toute la disposition du monument ; vous plongez dans les cours et dans les cloîtres, avec leurs rangs d’arcades superposées, leur fontaine ou leur pavillon central ; les toits se présentent en dos d’âne, comme dans un plan à vol d’oiseau.

À l’époque de notre ascension au dôme, il y avait sur le bout d’une cheminée, dans un grand nid de paille semblable à un turban renversé, une cigogne avec ses trois petits. Cette intéressante famille faisait le profil le plus bizarre du monde, la mère était debout sur une patte au milieu du nid, le cou enfoncé dans les épaules, le bec majestueusement posé sur le jabot, comme un philosophe en méditation ; les petits tendaient leur long bec et leur cou pour demander leur pâture. J’espérais être témoin d’une de ces scènes sentimentales de l’histoire naturelle, où l’on voit le grand pélican blanc qui se saigne le flanc pour donner à téter à ses petits enfants ; mais la cigogne semblait s’émouvoir fort peu de ces démonstrations faméliques et ne bougeait non plus que la cigogne gravée sur bois qui orne le frontispice des livres mis en lumière par Cramoisy. Ce groupe mélancolique ajoutait encore à la solitude profonde du lieu et donnait une teinte égyptienne à cet entassement pharaonien. En redescendant, nous vîmes le jardin, où il y a plus d’architecture que de végétation ; ce sont de grandes terrasses et des parterres de buis taillé qui représentent des dessins pareils à des ramages de vieux damas, avec quelques fontaines et quelques pièces d’eau verdâtre, un jardin ennuyeux et solennel, empesé comme une Golilla et tout à fait digne du bâtiment morose qu’il accompagne.

Il y a, dit-on, mille cent dix fenêtres seulement à l’extérieur, ce qui cause un grand étonnement aux bourgeois ; je ne les ai pas comptées, aimant mieux le croire que de me livrer à un pareil travail ; mais il n’y a là rien d’improbable, car je n’ai jamais vu tant de fenêtres ensemble ; le nombre des portes est également fabuleux.

Je sortis de ce désert de granit, de cette monacale nécropole avec un sentiment de satisfaction et d’allégement extraordinaire ; il me semblait que je renaissais à la vie et que je pourrais encore être jeune et me réjouir dans la création du bon Dieu, ce dont j’avais perdu tout espoir sous ces voûtes funèbres. L’air tiède et lumineux m’enveloppait comme une moelleuse étoffe de laine fine et réchauffait mon corps glacé par cette atmosphère cadavéreuse ; j’étais délivré de ce cauchemar architectural, que je croyais ne devoir jamais finir. Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu’ils s’ennuient d’aller passer trois ou quatre jours à l’Escurial ; ils apprendront là ce que c’est que le véritable ennui, et ils s’amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu’ils pourraient être à l’Escurial et qu’ils n’y sont pas.

Quand nous revînmes à Madrid, ce fut parmi les gens un étonnement heureux de nous voir encore vivants. Peu de personnes reviennent de l’Escurial ; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l’on s’y brûle la cervelle, pour peu qu’on soit Anglais. Heureusement, nous sommes de tempérament robuste, et, comme Napoléon disait du boulet qui devait l’emporter, le monument qui doit nous tuer n’est pas encore bâti. Une chose qui ne causa pas une moindre surprise, ce fut de voir que nous rapportions nos montres ; car, en Espagne, il y a toujours sur les routes des gens très curieux de savoir l’heure, et, comme il n’y a là ni horloge ni cadran solaire, ils sont bien forcés de consulter les montres des voyageurs. ― À propos de voleurs, plaçons ici une histoire dont nous avons bien failli être les héros. La diligence de Madrid à Séville, dans laquelle nous devions partir, et où il n’y avait plus de place, fut arrêtée dans la Manche par une bande de factieux ou de voleurs, ce qui est la même chose ; les voleurs se divisaient le butin et se disposaient à emmener les prisonniers dans la montagne pour se faire payer une rançon par les familles (ne dirait-on pas que cela se passe en Afrique ?), lorsqu’il survint une autre bande plus nombreuse, qui rossa la première, lui vola ses prisonniers et les emmena définitivement dans la montagne.

Chemin faisant, l’un des voyageurs tire d’une poche qu’on avait oublié de fouiller sa boîte de cigares, en prend un, bat le briquet et l’allume. « Voulez-vous un cigare ? dit-il au bandit avec toute la politesse castillane, ils sont de la Havane. ― Con mucho gusto, » répond le bandit flatté de cette attention ; et voilà le voyageur et le brigand, cigare contre cigare, aspirant et poussant des bouffées pour s’allumer plus vite. La conversation s’engagea, et, de fil en aiguille, le voleur en vint, comme tous les négociants, à se plaindre de son commerce : les temps étaient durs, les affaires n’allaient pas, beaucoup d’honnêtes gens s’en mêlaient et gâtaient le métier ; on faisait queue pour détrousser ces pauvres diligences, et souvent trois ou quatre bandes étaient obligées de se disputer les dépouilles de la même galère et du même convoi de mules ; ensuite, les voyageurs, certains d’être pillés, n’emportaient que le strict nécessaire et mettaient leurs plus mauvais habits. « Tenez, dit-il avec un geste de mélancolie et de découragement, en montrant son manteau tout usé et tout rapiécé, qui aurait mérité d’envelopper la Probité même, n’est-il pas honteux d’être forcé de voler de pareilles guenilles ? Ma veste n’est-elle pas des plus vertueuses ? le plus honnête homme de la terre serait-il plus mal habillé ? Nous emmenons bien les voyageurs en otage, mais les parents d’aujourd’hui ont le cœur si dur qu’ils ne peuvent se résoudre à délier les cordons de la bourse ; nous en sommes pour nos frais de nourriture, et au bout d’un ou deux mois, il nous en coûte encore une charge de poudre et de plomb pour casser la tête à nos prisonniers, ce qui est toujours désagréable quand on est habitué aux personnes. Pour cela, il faut dormir par terre, manger des glands qui ne sont pas toujours doux, boire de la neige fondue, faire des trajets immenses dans des chemins abominables, et risquer sa peau à chaque instant. » Ainsi parlait ce brave bandit, plus dégoûté de son métier qu’un journaliste parisien quand arrive son tour de feuilleton. « Eh ! pourquoi, dit le voyageur, si votre métier vous déplaît et vous rapporte si peu, n’en faites-vous pas un autre ? ― J’y ai bien songé, et mes camarades pensent comme moi ; mais comment voulez-vous faire ? nous sommes traqués, poursuivis ; on nous fusillerait comme des chiens, si nous approchions de quelque village ; il faut bien continuer le même train de vie. » Le voyageur, qui était un homme d’une certaine influence, resta un moment pensif. « De sorte que vous quitteriez volontiers votre état, si l’on vous recevait à indulto (si l’on vous amnistiait) ? ― Certainement, répondit toute la bande ; croyez-vous que cela soit si amusant d’être voleur ? il faut travailler comme des nègres et avoir un mal de chien. Nous aimons tout autant être honnêtes. ― Eh bien ! reprit le voyageur, je me charge d’obtenir votre grâce, à la condition que vous nous rendrez la liberté. Ainsi soit fait : allez à Madrid ; voilà un cheval et de l’argent pour faire la route et un sauf-conduit pour que les camarades vous laissent passer. Revenez vite ; nous vous attendons à tel endroit avec vos compagnons, que nous traiterons de notre mieux. » L’homme va à Madrid, obtient que les bandits seront reçus à indulto, et retourne pour aller chercher ses camarades d’infortune ; il les trouve tranquillement assis avec les brigands, mangeant un jambon de la Manche cuit au sucre, et donnant de fréquentes accolades à une outre de Val-de-Peñas que l’on avait volée exprès pour eux : attention délicate ! Ils chantaient et se divertissaient fort, et avaient plus envie de se faire voleurs comme les autres que de retourner à Madrid ; mais le chef de la bande leur fit une morale sévère qui les rappela à eux-mêmes, et toute la troupe se mit en marche bras dessus bras dessous pour la ville, où voyageurs et voleurs furent reçus avec enthousiasme, car des brigands pris par la diligence sont quelque chose de vraiment rare et curieux.