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Voyages en France en 1787, 1788 et 1789

La bibliothèque libre.
Traduction par H. J. Lesage.
Guillaumin et Cie (p. xliii-Errata).


PRÉFACE DE L’AUTEUR

Il est permis de douter que l’histoire moderne ait offert à l’attention de l’homme politique quelque chose de plus intéressant que le progrès et la rivalité des deux empires de France et d’Angleterre, depuis le ministère de Colbert jusqu’à la révolution française. Dans le cours de ces cent trente années tous deux ont jeté une splendeur qui a causé l’admiration de l’humanité.

L’intérêt que le monde entier prend à l’examen des maximes d’économie politique qui ont dirigé leurs gouvernements est proportionné à la puissance, à la richesse et aux ressources de ces nations. Ce n’est certainement pas une recherche de peu d’importance que celle de déterminer jusqu’à quel point l’influence de ces systèmes économiques s’est fait sentir dans l’agriculture, l’industrie, le commerce, la prospérité publique. On a publié tant de livres sur ces sujets, considérés au point de vue de la théorie, que peut-être ne regardera-t-on point comme perdu le temps consacré à les reprendre sous leur aspect pratique. Les observations que j’ai faites il y a quelques années en Angleterre et en Irlande, et dont j’ai publié le résultat sous le titre de Tours, étaient un pas, dans cette voie qui mène à la connaissance exacte de l’état de notre agriculture. Ce n’est pas à moi de les juger ; je dirai seulement qu’on en a donné des traductions dans les principales langues de l’Europe, et que, malgré leurs fautes et leurs lacunes, on a souvent regretté de n’avoir pas une semblable description de la France, à laquelle le cultivateur et l’homme politique puissent avoir recours. On aurait, en effet, raison de se plaindre que ce vaste empire, qui a joué un si grand rôle dans l’histoire, dût encore rester un siècle inconnu à l’égard de ce qui fait l’objet de mes recherches.


Cent trente ans se sont passés ; avec eux, l’un des règnes les plus glorieux les plus fertiles en grandes choses dont l’on ait gardé la mémoire ; et la puissance, les ressources de la France, bien que mises à une dure épreuve, se sont montrées formidables à l’Europe. Jusqu’à quel point cette puissance, ces ressources s’appuyaient-elles sur la base inébranlable d’une agriculture éclairée, sur le terrain plus trompeur du commerce et de l’industrie ? Jusqu’à quel point la richesse, le pouvoir, l’éclat extérieur, quelle qu’en fût la source, ont-ils répandu sur la nation le bien-être qu’ils semblaient indiquer ? Questions fort intéressantes, mais résolues, bien imparfaitement par ceux qui ourdissent au coin du feu leurs systèmes politiques ou qui les attrapent au vol en traversant l’Europe en poste.

L’homme dont les connaissances en agriculture ne sont que superficielles ignore la conduite à suivre dans de telles investigations : à peine peut-il faire une différence entre les causes qui précipitent un peuple dans la misère et celles qui le conduisent au bonheur. Quiconque se sera occupé de ces études ne traitera pas mon assertion de paradoxe. Le cultivateur qui n’est que cultivateur ne saisit pas, au milieu de ses voyages, les relations qui unissent les pratiques agricoles à la prospérité nationale, des faits en apparence insignifiants à l’intérêt de l’État ; relations suffisantes pour changer, en quelques cas, des champs fertiles en déserts, une culture intelligente en source de faiblesse pour le Royaume. Ni l’un ni l’autre de ces hommes spéciaux ne s’entendra en pareille matière ; il faut, pour y arriver, réunir leurs deux aptitudes à un esprit libre de tous préjugés, surtout des préjugés nationaux, de tous systèmes, de toutes ces vaines théories qui ne se trouvent que dans le cabinet de travail des rêveurs.

Dieu me garde de me croire si heureusement doué ! Je ne sais que trop le contraire. Pour entreprendre une œuvre aussi difficile je ne me fonde que sur l’accueil favorable obtenu par mon rapport sur l’agriculture anglaise. Une expérience de vingt ans, acquise depuis que ces essais ont paru, me fait croire que je ne suis pas moins préparé à les tenter de nouveau que je ne l’étais alors.

Il y a plus d’intérêt à connaître ce qu’était la France, maintenant que des nuages qui, il y a quatre ou cinq ans, obscurcissaient son ciel politique a éclaté un orage si terrible. C’eût été un juste sujet d’étonnement si, entre la naissance de la monarchie en France et sa chute, ce pays n’avait pas été examiné spécialement au point de vue de l’agriculture.

Le lecteur de bonne foi ne s’attendra pas à trouver dans les tablettes d’un voyageur le détail des pratiques que celui-là seul peut donner, qui s’est arrêté quelques mois, quelques années, dans un même endroit : vingt personnes qui y consacreraient vingt ans n’en viendraient pas à bout ; supposons même qu’elles le puissent, c’est à peine si la millième partie de leurs travaux vaudrait qu’on la lût. Quelques districts très avancés méritent qu’on y donne autant d’attention ; mais le nombre en est fort restreint en tout pays, et celui des pratiques qui leur vaudraient d’être étudiés plus restreint encore. Quant aux mauvaises habitudes, il suffit de savoir qu’il y en a, et qu’il faut y pourvoir, et cette connaissance touche bien plutôt l’homme politique que le cultivateur. Quiconque sait au moins un peu, quelle est ma situation, ne cherchera pas dans cet ouvrage ce que les privilèges du rang et de la fortune sont seuls capables de fournir ; je n’en possède aucun et n’ai en d’autres armes, pour vaincre les difficultés qu’une attention constante et un labeur persévérant. Si mes vues avaient été encouragées par cette réussite dans le monde qui rend les efforts plus vigoureux, les recherches plus ardentes, mon ouvrage eût été plus digne du public ; mais une telle réussite se trouve ici dans toute carrière autre que celle du cultivateur. Le non ullus aratro dignus honos ne s’appliquait pas plus justement à Rome au temps des troubles civils et des massacres, qu’ils ne s’applique à l’Angleterre en un temps de paix et de prospérité.

Qu’il me soit permis de mentionner un fait pour montrer que, quelles que soient les fautes contenues dans les pages qui vont suivre, elles ne viennent pas d’une assurance présomptueuse du succès, sentiment propre seulement à des écrivains bien autrement populaires que je ne le suis. Quand l’éditeur se chargea de hasarder l’impression de ces notes et que celle du journal fut un peu avancée, on remit au compositeur le manuscrit entier afin de voir s’il aurait de quoi remplir soixante feuilles. Il s’en trouva cent quarante, et, le lecteur peut m’en croire, le travail auquel il fallut se livrer pour retrancher plus de la moitié de ce que j’avais écrit, ne me causa aucun regret, bien que je dusse sacrifier plusieurs chapitres qui m’avaient coûté de pénibles recherches.

L’éditeur eût imprimé le tout ; mais l’auteur, quels que soient ses autres défauts, doit être au moins exempt de se voir taxé d’une trop grande confiance dans la faveur publique puisqu’il s’est prêté aux retranchements, aussi volontiers qu’il l’avait fait à la composition de son œuvre.

Le succès de la seconde partie dépendait tellement de l’exactitude des chiffres que je ne m’en fiai pas à moi-même pour l’examen des calculs, mais à un instituteur qui passe pour s’y connaître, et j’espère qu’aucune erreur considérable ne lui sera échappée.

La révolution française était un sujet difficile, périlleux à traiter ; mais on ne pouvait la passer sous silence. J’espère que les détails que je donne et les réflexions que je hasarde seront reçus avec bienveillance, en pensant à tant d’auteurs d’une habileté et d’une réputation non communes qui ont échoué en pareille matière. Je me suis tenu si éloigné des extrêmes que c’est à peine si je puis espérer quelques approbations ; mais je m’appliquerai, à cette occasion, les paroles de Swift : « J’ai, ainsi que les autres discoureurs, l’ambition de prétendre à ce que tous les partis me donnent raison ; mais, si j’y dois renoncer, je demanderai alors que tous me donnent tort ; je me croirais par là pleinement justifié, et ce me serait une assurance de penser que je me suis au moins montré impartial et que peut-être j’ai atteint la vérité. »

introduction


Il y a deux manières d’écrire les voyages : on peut ou enregistrer les faits qui les ont signalés, ou donner les résultats auxquels ils ont conduit. Dans le premier cas, on a un simple journal, et sous ce titre doivent être classés tous les livres de voyages écrits en forme de lettres. Les autres se présentent ordinairement comme essais sur différents sujets. On a un exemple de la première méthode dans presque tous les livres des voyageurs modernes. Les admirables essais de mon honorable ami, M. le professeur Symonds, sur l’agriculture italienne, sont un des plus parfaits modèles de la seconde.

Il importe peu pour un homme de génie d’adopter l’une ou l’autre de ces méthodes, il rendra toute forme utile et tout enseignement intéressant. Mais pour des écrivains d’un moindre talent, il est d’une importance de peser les circonstances pour et contre chacun de ces modes.

Le journal a cet avantage qu’il porte en soi un plus haut degré de vraisemblance, et acquiert, par conséquent, plus de valeur. Un voyageur qui enregistre ainsi ses observations, se trahit dès qu’il parle de choses qu’il n’a pas vues. Il lui est interdit de donner ses propres spéculations sur des fondements insuffisants : s’il voit peu de choses, il n’en peut rapporter que peu ; s’il a de bonnes occasions de s’instruire, le lecteur est à même de s’en apercevoir, et ne donnera pas plus de créance à ses informations que les sources d’où elles sortent ne paraîtront devoir en mériter. S’il passe si rapidement à travers le pays qu’aucun jugement ne lui soit possible, le lecteur le sait ; s’il reste longtemps dans des endroits de peu ou de point d’importance, on le voit, et on a la satisfaction d’avoir contre les erreurs soit volontaires, soit involontaires, autant de garanties que la nature des choses le permet, tous avantages inconnus à l’autre méthode.

Mais, d’un autre côté, de grands inconvénients leur font contre-poids, parmi lesquels vient au premier rang la prolixité, que l’adoption du journal rend presque inévitable. On est obligé de revenir sur les mêmes sujets et les mêmes idées, et ce n’est certainement pas une faute légère d’employer une multitude de paroles à ce que peu de mots suffiraient à exprimer bien mieux. Une autre objection sérieuse, c’est que des sujets importants, au lieu d’être groupés de manière à ce qu’on puisse en tirer des exemples ou des comparaisons, se trouvent donnés comme ils ont été observés, par échappées, sans ordre de temps ni de lieux, ce qui amoindrit l’effet de l’ouvrage et lui enlève beaucoup de son utilité.

Les essais fondés sur les principaux faits observés, et donnant les résultats des voyages et non plus les voyages eux-mêmes, ont évidemment en leur faveur ce très grand avantage, que les sujets traités de la sorte sont réunis et mis en lumière autant que l’habileté de l’auteur le lui a permis ; la matière se présente avec toute sa force et tout son effet. La brièveté est une autre qualité inappréciable, car tous détails inutiles étant mis de côté, le lecteur n’a plus devant lui que ce qui tend à l’éclaircissement du sujet : quant aux inconvénients, je n’ai nul besoin d’en parler, je les ai suffisamment indiqués en montrant les avantages du journal ; il est clair que les avantages de l’une de ces formes seront en raison directe des inconvénients de l’autre.

Après avoir pesé le pour et le contre, je pense qu’il ne m’est pas impossible, dans ma position particulière, de joindre le bénéfice de l’une et de l’autre.

J’ai cru qu’ayant pour objet principal et prédominant l’agriculture, je pourrais répartir chacun des objets qu’elle embrasse en différents chapitres, conservant ainsi l’avantage de donner uniquement les résultats de mes voyages.

En même temps je me propose, afin de procurer au lecteur la satisfaction que l’on peut trouver dans un journal, de donner sous cette forme les observations que j’ai faites sur l’aspect des pays parcourus et sur les mœurs, les coutumes, les amusements, les villes, les routes, les maisons de plaisance, etc., etc., qui peuvent, sans inconvénient, y trouver place. J’espère le contenter ainsi sur tous les points dont nous devons, en toute sincérité, lui donner connaissance pour les raisons que j’ai indiquées plus haut.

C’est, d’après cette idée que j’ai revu mes notes et composé le travail que j’offre maintenant au public.

Mais voyager sur le papier a aussi bien ses difficultés que gravir les rochers et traverser les fleuves. Quand j’eus tracé mon plan et commencé à travailler en conséquence, je rejetai sans merci une multitude de petites circonstances personnelles et de conversations jetées sur le papier pour l’amusement de ma famille et de mes amis intimes. Cela m’attira les remontrances d’une personne pour le jugement de laquelle je professe une grande déférence. À son avis, j’aurais absolument gâté mon journal par le retranchement des passages mêmes qui avaient le plus de chance de plaire à la grande masse des lecteurs. En un mot, je devais abandonner entièrement mon journal ou le publier tel qu’il avait été écrit : traiter le public en ami, lui laisser tout voir et m’en fier à sa bienveillance pour excuser ce qui lui semblerait futile. C’est ainsi que raisonnait cet ami : « Croyez-moi, Young, ces notes, écrites au moment de la première impression, ont plus chance de plaire que ce que vous produirez à présent de sang-froid, avec l’idée de la réputation en tête : la chose que vous retrancherez, quelle qu’elle soit, eût été intéressante, car vous serez guidé par l’importance du sujet ; et soyez sûr que ce n’est pas tant cette considération qui charme, qu’une façon aisée et négligée de penser et d’écrire, plus naturelle à l’homme qui ne compose pas pour le public. Vous-même me fournissez une preuve de la rectitude de mon opinion. Votre voyage en Irlande (me disait-il trop obligeamment) est une des meilleures descriptions de pays que j’aie lues : il n’a pas eu cependant grand succès. Pourquoi ? Parce que la majeure partie en est consacrée à un journal de fermier que personne ne voudra lire, quelque bon qu’il puisse être à consulter. Si donc vous publiez quelque chose, que ce soit de façon qu’on le lise, ou bien abandonnez cette méthode, et tenez-vous-en aux dissertations en règle. Souvenez-vous des voyages du docteur *** et de madame ***, dont il serait difficile de tirer une seule idée ; ils ont été cependant reçus avec applaudissements ; il n’est pas jusqu’aux sottes aventures de Baretti, parmi les muletiers espagnols, qui ne se lisent avec avidité. »

La haute opinion que j’ai du jugement de mon ami m’a fait suivre son conseil ; en conséquence, je me hasarde à offrir au public cet itinéraire, absolument tel qu’il a été écrit sur les lieux, priant le lecteur, qui trouvera trop de choses frivoles, de pardonner, en réfléchissant que l’objet principal de mes voyages se trouve dans une autre partie de cette œuvre, à laquelle il peut recourir dès maintenant, s’il ne veut s’occuper que des objets d’une plus grande importance.

Voyages en France
pendant
les années 1787, 1788 et 1789


Journal

15 mai 1787. — Il faut qu’un voyageur traverse bien des fois le détroit qui sépare, si heureusement pour elle, l’Angleterre du reste du monde, pour cesser d’être surpris du changement soudain et complet qui s’est fait autour de lui lorsqu’il débarque à Calais. L’aspect du pays, les gens, le langage, tout lui est nouveau, et dans ce qui paraît avoir le plus de ressemblance, un œil exercé n’a pas de peine à découvrir des traits différents.

Les beaux travaux d’amélioration d’un marais salant, exécutés par M. Mourlon (de cette ville), m’avaient fait faire sa connaissance, il y a quelque temps, et je l’avais trouvé si bien renseigné sur plusieurs objets importants, que c’est avec le plus grand plaisir que je l’ai revu. J’ai passé chez lui une soirée agréable et instructive. — 165 milles.

Le 17. — Neuf heures de roulis à l’ancrage avaient tellement fatigué ma jument, que je crus qu’un jour de repos lui serait nécessaire ; ce matin seulement j’ai quitté Calais. Pendant quelques milles le pays ressemble à certaines parties du Norfolk et du Suffolk ; des collines en pente douce, quelques maisons entourées de haies au fond des vallées, et des bois dans le lointain. Il en est de même en s’approchant de Boulogne. Aux environs de cette ville, je fus charmé de trouver plusieurs châteaux appartenant à des personnes qui y demeurent habituellement. Combien de fausses idées ne recevons-nous pas des lectures et des ouï-dire ? Je croyais que personne en France, hors les fermiers et leurs gens, ne vivait à la campagne et mes premiers pas dans ce royaume me font rencontrer une vingtaine de villas. — Route excellente.

Boulogne n’est pas désagréable ; des remparts de la ville haute, on embrasse un horizon magnifique, quoique les eaux basses de la rivière ne me le fissent pas voir à son avantage. On sait généralement que Boulogne est depuis fort longtemps le refuge d’un grand nombre d’Anglais à qui des malheurs dans le commerce ou une vie pleine d’extravagances ont rendu le séjour de l’étranger plus souhaitable que celui de leur propre patrie. Il est facile de s’imaginer qu’ils y trouvent un niveau de société qui les invite à se rassembler dans un même endroit. Certainement, ce n’est pas le bon marché, car la vie y est plutôt chère. Le mélange de dames françaises et anglaises donne aux rues un aspect singulier ; les dernières suivent leurs modes, les autres ne portent pas de chapeaux ; elles se coiffent d’un bonnet fermé et portent un manteau qui leur descend jusqu’aux pieds. La ville a l’air d’être florissante ; les édifices sont en bon état et soigneusement réparés ; il y en a quelques-uns de date récente, signe de prospérité tout aussi certain, peut-être, qu’aucun autre. On construit une nouvelle église sur un plan qui nécessitera de grandes dépenses. En somme, la cité est animée, les environs agréables ; une plage de sable ferme s’étend aussi loin que la marée. Les falaises adjacentes sont dignes d’être visitées par ceux qui ne connaissent pas déjà la pétrification de la glaise ; elle se trouve à l’état rocheux et argileux que j’ai décrit à Harwich. (Annales d’Agriculture). — 24 milles.

Le 18. — Boulogne, où se trouvent des collines opposées à la distance d’un mille, forme un charmant paysage ; la rivière serpente dans la vallée, et s’étend, en une belle nappe, au-dessous de la ville, avant de se jeter dans la mer, que l’on aperçoit entre deux falaises, dont l’une sert de fond au tableau. Il n’y manque que du bois ; s’il s’en trouvait un peu plus, on aurait peine à imaginer une scène plus agréable. Le pays s’améliore, les clôtures deviennent plus fréquentes, quelques parties se rapprochent beaucoup de l’Angleterre. Belles prairies aux, environs de Boubrie (Pont-de-Brique) ; plusieurs châteaux. L’agriculture ne fait pas l’objet de ce journal, mais je dois noter, en passant, qu’elle est certainement aussi misérable que le pays est bon. Pauvres moissons, jaunes de mauvaises herbes ! Cependant le terrain est resté tout l’été en jachère, bien inutilement. Sur les collines non loin de la mer, les arbres en détournent leurs cimes dépouillées de feuillage, ce n’est donc pas au vent du S.-O. seul qu’on doit attribuer cet effet. Si les Français n’ont pas d’agriculture à nous montrer, ils ont des routes ; rien de plus magnifique, de mieux tenu, que celle qui traverse un beau bois, propriété de M. Neuvillier ; on croirait voir une allée de parc. Et, certes, tout le chemin, à partir de la mer, est merveilleux : c’est une large chaussée aplanissant les montagnes au niveau des vallées : elle m’eût rempli d’admiration si je n’eusse rien su des abominables corvées, qui me font plaindre les malheureux cultivateurs auxquels un travail forcé a arraché cette magnificence. Des femmes que l’on voit dans le bois, arrachant à la main l’herbe pour nourrir leurs vaches, donnent au pays un air de pauvreté.

Longé près de Montreuil des tourbières semblables à celles de Newbury. La promenade autour des remparts de cette ville est très jolie ; les petits jardins des bastions sont curieux. Beaucoup d’Anglais habitent Montreuil ; pourquoi ? Il n’est pas aisé de le concevoir ; car on n’y trouve pas cette animation qui fait le charme du séjour dans les villes. Dans un court entretien avec une famille anglaise retournant chez elle, la dame, qui est jeune et, je crois, agréable, m’assura que je trouverais la cour de Versailles d’une splendeur surprenante. Oh ! qu’elle aimait la France ! Comme elle aurait regretté son voyage en Angleterre, si elle ne se fût pas attendue à en revenir bientôt ! Comme elle avait traversé tout le royaume, je lui demandai quelle en était la partie qui lui plaisait le mieux ; la réponse fut telle qu’on la devait attendre d’aussi jolies lèvres : « Oh ! Paris et Versailles ! » Son mari, qui n’est plus si jeune, me répondit : « La Touraine. » Il est très probable qu’un fermier approuvera plutôt les sentiments du mari que ceux de la femme, malgré tous ses attraits. — 24 milles.

Le 19. — J’ai dîné, ou plutôt je suis mort de faim, à Bernay, où, pour la première fois, j’ai rencontré ce vin dont j’avais entendu si souvent dire en Angleterre qu’il était pire que la petite bière. Pas de fermes éparses dans cette partie de la Picardie, ce qui est aussi malheureux pour la beauté de la campagne qu’incommode pour sa culture. Jusqu’à Abbeville, pays uni, mal plaisant, il y a beaucoup de bois, qui sont fort grands, mais sans intérêt. Passé près d’un château nouvellement construit, en craie ; il appartient à M. Saint-Maritan. S’il avait vécu en Angleterre, il n’aurait pas élevé une belle maison dans cette situation, ni donné à ses murs l’air de ceux d’un hôpital.

Abbeville passe pour contenir 22,000 âmes ; c’est une ville ancienne et mal bâtie ; beaucoup de maisons sont en bois et me paraissent les plus antiques que je me souvienne avoir vues ; il y a longtemps qu’en Angleterre leurs sœurs ont été démolies. J’ai visité la manufacture de Van-Robais, établie par Louis XIV, et dont Voltaire et d’autres ont tant parlé. J’avais à prendre ici beaucoup d’informations sur la laine et les lainages, et, dans mes conversations avec les manufacturiers, je les ai trouvés grands faiseurs de politique et très violents contre le nouveau traité de commerce avec l’Angleterre. — 30 milles.

Le 21. — Même pays plat et ennuyeux jusqu’à Flixcourt. — 15 milles.

Le 22 — De la misère et de misérables moissons jusqu’à Amiens ; les femmes sont au labour avec un couple de chevaux pour les semailles d’orge. La différence de coutumes entre les deux nations n’est nulle part plus frappante que dans les travaux des femmes : en Angleterre, elles vont peu aux champs, si ce n’est pour glaner et faner, parties de plaisir ou de maraude bien plus que travaux réguliers ; en France, elles tiennent la charrue et chargent le fumier. Les peupliers d’Italie ont été introduits ici en même temps qu’en Angleterre[1].

Une affaire remarquable dont Picquigny a été le théâtre fait le plus grand honneur à l’esprit tolérant des Français. M. Colmar, qui est juif, a acheté, du duc de Chaulnes, la seigneurie et les terres comprenant la vicomté d’Amiens, en vertu de quoi il nomme les chanoines de la cathédrale. L’évêque s’est opposé à l’exercice de ce droit ; un appel a porté la discussion devant le Parlement de Paris, qui s’est prononcé pour M. Colmar. La seigneurie immédiate de Picquigny, sans ses dépendances, a été revendue au comte d’Artois.

Vu la cathédrale d’Amiens, que l’on dit bâtie par les Anglais ; elle est très grande et magnifique de légèreté et de richesse d’ornementation. On y disposait une tenture noire avec baldaquin et des luminaires pour le service du prince de Tingry, colonel du régiment de cavalerie en garnison dans la ville. Ce spectacle était une affaire pour les bourgeois, il y avait foule à chaque porte. On me refusa l’entrée ; mais, quelques officiers ayant été admis, donnèrent des ordres pour laisser passer un monsieur anglais ; je me trouvais déjà à une certaine distance lorsqu’on me rappela, en m’invitant, avec beaucoup de politesse, à entrer, et me faisant des excuses sur ce qu’on ne m’avait pas d’abord reconnu pour Anglais. Ce ne sont là que de bien petites choses, mais elles montrent un esprit libéral et doivent être notées. Si un Anglais reçoit des attentions en France, parce qu’il est Anglais, point n’est besoin de dire la conduite à tenir envers un Français en Angleterre. Le Château-d’Eau, ou machine hydraulique qui alimente Amiens vaut la peine d’être vu, mais on n’en pourrait donner une idée qu’au moyen de planches. La ville contient un grand nombre de fabriques de lainages. Je me suis entretenu avec plusieurs maîtres, qui s’accordaient entièrement avec ceux d’Abeville pour condamner le traité de commerce. — 15 milles.

Le 23. — D’Amiens à Breteuil, pays accidenté, des bois en vue pendant tout le chemin. — 21 milles.

Le 24. — Campagne plate, crayeuse et ennuyeuse presque jusqu’à Clermont, où elle s’améliore, s’accidente et se boise. Jolie vue de la ville et des plantations du duc de Fitzjames, au débouché de la vallée. — 24 milles.

Le 25. — Les environs de Clermont sont pittoresques. Les coteaux de Liancourt sont jolis et couverts d’une culture que je n’avais pas vue auparavant, mélange de vignes (car la vigne se présente ici pour la première fois), de jardins et de champs : une pièce de blé, une autre de luzerne, un morceau de trèfle ou de vesces, un carré de vignes, des cerisiers et d’autres arbres à fruits plantés çà et là, le tout cultivé à la bêche. Cela fait un charmant ensemble, mais doit donner de pauvres produits. Chantilly ! La magnificence est son caractère dominant, on l’y voit partout. Il n’y a ni assez de goût, ni assez de beauté pour l’adoucir : tout est grand, excepté le château et il y a en cela quelque chose d’imposant. Je mets à part la galerie des batailles du grand Condé et le cabinet d’histoire naturelle, bien que riche en beaux échantillons, très habilement disposés ; il ne contient rien qui mérite une mention particulière ; pas une salle ne serait regardée comme grande en Angleterre. L’écurie est vraiment belle et surpasse en vérité de beaucoup tout ce que j’ai pu voir jusqu’ici : elle a 580 pieds de long, 40 de large, et renferme quelquefois 240 chevaux anglais. J’avais tellement l’habitude de retrouver, dans les pièces d’eau, l’imitation des lignes sinueuses et irrégulières de la nature, que j’arrivais à Chantilly prévenu contre l’idée d’un canal ; mais la vue de celui d’ici est frappante, elle m’impressionna comme les grandes choses seules le peuvent faire. Ce sentiment résulte de la longueur et des lignes droites de l’eau s’unissant à la régularité de tous les objets en vue.

C’est, je crois, lord Kaimes qui dit que la portion du jardin contiguë au château doit participer à la régularité des bâtiments ; dans un endroit, si somptueux, cela est presque indispensable. L’effet, ici, est amoindri par le parterre devant la façade, dans lequel les carrés et les petits jets d’eau ne correspondent pas à la magnificence du canal. La ménagerie est très jolie et montre une variété prodigieuse de volailles de toutes les parties du monde ; c’est un des meilleurs objets auxquels une ménagerie puisse être consacrée ; ceci et le cerf de Corse prit toute mon attention. Le hameau renferme une imitation de jardin anglais ; comme ce genre est nouvellement introduit en France, on ne doit pas user d’une critique sévère. L’idée la plus anglaise que j’aie rencontrée est celle de la pelouse devant les écuries : elle est grande, d’une belle verdure et bien tenue, preuve certaine que l’on peut avoir d’aussi beaux gazons dans le nord de la France qu’en Angleterre. Le labyrinthe est le seul complet que j’aie vu, et il ne m’a pas laissé de désir d’en voir un autre : c’est le rébus du jardinage. Dans les sylvæ, il y a des plantes très rares et très belles. Je souhaite que les personnes qui visitent Chantilly et qui aiment les beaux arbres n’oublient pas de demander le gros hêtre ; c’est le plus, beau que j’aie vu, droit comme une flèche, n’ayant pas, à vue d’œil, moins de 80 à 90 pieds de haut, 40 jusqu’à la première branche, et 12 de diamètre à 5 pieds du sol.

C’est, sous tous les rapports, un des plus beaux arbres qui se rencontrent en aucun lieu. Il y en a deux qui s’en rapprochent sans l’égaler. La forêt de Chantilly, appartenant au prince de Condé, est immense et s’étend fort loin dans tous les sens ; la route de Paris la traverse pendant dix milles dans la direction la moins étendue. On dit que la capitainerie est de plus de cent milles en circonférence, c’est-à-dire que dans cette circonscription les habitants sont ruinés par le gibier, sans avoir la permission de le détruire, afin de fournir aux plaisirs d’un seul homme. Ne devrait-on pas en finir avec ces capitaineries ?

À Luzarches, ma jument m’a paru incapable d’aller plus loin ; les écuries de France, espèces de tas de fumier couverts, et la négligence des garçons d’écurie, la plus exécrable engeance que je connaisse, lui ont fait prendre froid. Je l’ai laissée, en conséquence, jusqu’à ce que je l’envoie chercher de Paris, et j’ai pris la poste pour cette ville. J’ai trouvé ce service plus mauvais, et même, en somme, plus cher qu’en Angleterre. En chaise de poste, j’ai voyagé comme on voyage en chaise de poste, c’est-à-dire, voyant peu, ou rien. Pendant les dix derniers milles, je m’attendais à cette cohue de voitures qui près de Londres arrête le voyageur. J’attendis en vain ; car le chemin, jusqu’aux barrières, est un désert en comparaison. Tant de routes se joignent ici, que je suppose que ce n’est qu’un accident. L’entrée n’a rien de magnifique ; elle est sale et mal bâtie. Pour gagner la rue de Varenne, faubourg Saint-Germain, je dus traverser toute la ville, et le fis par de vilaines rues étroites et populeuses.

À l’hôtel de Larochefoucauld, j’ai trouvé le duc de Liancourt et ses fils, le comte de Larochefoucauld et le comte Alexandre, ainsi que mon excellent ami, M. de Lazowski, que tous j’avais eu le plaisir de connaître dans le Suffolk. Ils me présentèrent à la duchesse d’Estissac, mère du duc, et à la duchesse de Liancourt. L’agréable réception et les attentions amicales que me prodigua toute cette généreuse famille étaient de nature à me laisser la plus favorable impression… — 42 milles.

Le 26. — J’avais passé si peu de temps en France que tout y était encore nouveau pour moi. Jusqu’à ce que nous soyons accoutumés aux voyages, nous avons un penchant à tout dévorer des yeux, à nous étonner de tout, à chercher du nouveau en cela même où il est ridicule d’en attendre. J’ai été assez sot d’espérer trouver le monde bien autre que je le connaissais, comme si une rue de Paris pouvait se composer d’autre chose que de maisons, les maisons d’autre chose que de brique ou de pierre ; comme si les gens qui s’y trouvent, parce qu’ils n’étaient pas des Anglais, eussent dû marcher sur la tête. Je me déferai de cette sotte habitude aussi vite que possible, et porterai mon attention sur le caractère national et ses dispositions. Cela mène tout naturellement à saisir les petits détails qui les expriment le mieux ; tâche peu aisée et sujette à beaucoup d’erreurs.

Je n’ai qu’un jour à passer à Paris, et il est employé à faire des achats. À Calais, ma trop grande prévoyance a causé les désagréments qu’elle voulait empêcher : j’avais peur de perdre ma malle si je la laissais à l’hôtel Dessein ; pour qu’on la mît à la diligence, je l’envoyai chez Mouron. Par suite, je ne l’ai pas trouvée à Paris, et j’ai à me procurer de nouveau tout ce qu’elle renfermait, avant de quitter cette ville pour les Pyrénées. Ce devrait être, selon moi, une maxime pour les voyageurs, de toujours confier leurs bagages aux entreprises publiques du pays, sans recourir à des précautions extraordinaires.

Après une rapide excursion avec mon ami, M. Lazowski, pour voir beaucoup de choses, trop à la hâte pour en avoir quelque idée exacte, j’ai passé la soirée chez son frère, où j’ai eu le plaisir de rencontrer M. de Boussonet, secrétaire de la Société royale d’agriculture, et M. Desmarets, tous deux de l’Académie des sciences. Comme M. Lazowski connaît bien les manufactures de France, dans l’administration desquelles il occupe un poste important, et comme ces autres messieurs se sont beaucoup occupés d’agriculture, la conversation ne fut pas peu instructive, et je regrettai que l’obligation de quitter Paris de bonne heure ne me laissât pas l’espérance de retrouver une chose aussi agréable pour moi que la compagnie d’hommes dont la conversation montrait la connaissance des intérêts nationaux. Au sortir de là, je partis en poste, avec le comte Alexandre de Larochefoucauld, pour Versailles, afin d’assister à la fête du jour suivant (Pentecôte). Couché à l’hôtel du duc de Liancourt.

Déjeuné avec lui, dans ses appartement, au palais, privilège qu’il tient de sa charge de grand maître de la garde-robe, une des principales de la cour de France. Là, je le trouvai au milieu d’un cercle de gentils-hommes, entre autres le duc de Larochefoucauld, célèbre par son goût pour l’histoire naturelle ; je lui fus présenté, car il se rend à Bagnères-de-Luchon, où j’aurai l’honneur d’être de sa compagnie.

La cérémonie du jour était causée par le cordon bleu dont le roi devait donner l’investiture au duc de Berri, fils du comte d’Artois. La chapelle de la reine y chanta, mais l’effet fut bien mince. Pendant le service, le roi était assis entre ses deux frères, et semblait, par sa tenue et son inattention, regretter de n’être pas à la chasse. Il eût tout aussi bien fait que de s’entendre prêter un serment féodal, ou quelque autre sottise de ce genre, par un enfant de dix ans. À la vue de tant de pompeuses vanités, j’imaginai que c’était là le Dauphin, et m’en informai d’une dame fort à la mode, assise près de moi, ce qui la fit me rire au nez, comme si j’avais été coupable de la bêtise la plus signalée ; rien ne pouvait être plus offensant ; car ses efforts pour se retenir ne marquaient que mieux l’expression de son visage. Je m’adressai à M. de Larochefoucauld afin de savoir quelle grosse absurdité m’était échappée à mon insu ; c’était le croirez-vous ?) parce que le Dauphin, comme tout le monde le sait en France, reçoit le cordon bleu en naissant.

Était-il si impardonnable à un étranger d’ignorer une chose d’autant d’importance dans l’histoire du pays que la bavette bleue donnée à un marmot au lieu d’une bavette blanche ?

Après cette cérémonie, le roi et les chevaliers se dirigèrent en procession vers un petit appartement où le roi dîna ; ils saluèrent la reine en passant. Il parut y avoir plus d’aisance et de familiarité que d’apparat dans cette partie de la cérémonie ; Sa Majesté qui, par parenthèse, est la plus belle femme que j’aie vue aujourd’hui, reçut ces hommages de façons diverses. Elle souriait aux uns, parlait aux autres, certaines personnes semblaient avoir l’honneur d’être plus dans son intimité. Elle répondait froidement à ceux-ci, tenait ceux-là à distance. Elle se montra respectueuse et bienveillante pour le brave Suffren. Le dîner du roi en public a plus de singularité que de magnificence. La reine s’assit devant un couvert, mais ne mangea rien, elle causait avec le duc d’Orléans et le duc de Liancourt qui se tenait derrière sa chaise. C’eût été pour moi un très mauvais repas, et si j’étais souverain, je balayerais les trois quarts de ces formalités absurdes. Si les rois ne dînent pas comme leurs sujets, ils perdent beaucoup des plaisirs de la vie ; leur situation est assez faite pour leur en enlever la plus grande partie ; le reste, ils le perdent par les cérémonies vides de sens auxquelles ils se soumettent. La seule façon confortable et amusante de dîner serait d’avoir une table de dix à douze couverts, entourée de gens qui leur plairaient ; les voyageurs nous disent que telle était l’habitude du feu roi de Prusse.

Il connaissait trop bien le prix de la vie pour la sacrifier à de vaines formes ou à une réserve monastique.

Le palais de Versailles, dont les récits qu’on m’avait Ils avaient excité en moi la plus grande attente, n’est pas le moins du monde frappant. Je l’ai vu sans émotion ; l’impression qu’il m’a laissée est nulle. Qu’y a-t-il qui puisse compenser le manque d’unité ? De quelque point qu’on le voie, ce n’est qu’un assemblage de bâtiments, un beau quartier pour une ville, non pas un bel édifice, reproche qui s’étend à la façade donnant sur le parc, quoiqu’elle soit de beaucoup la plus remarquable. La grande galerie est la plus belle que je connaisse, les autres salles ne sont rien ; on sait, du reste, que les statues et les peintures forment une magnifique collection. Tout le palais, hors la chapelle, semble ouvert à tout le monde ; la foule incroyable, au travers de laquelle nous nous frayâmes un chemin pour voir la procession, était composée de toutes sortes de personnes, quelques-unes assez mal vêtues, d’où je conclus qu’on ne repoussait qui que ce soit aux portes. Mais à l’entrée de l’appartement où dînait le roi, les officiers firent des distinctions, et ne permirent pas à tous de s’introduire pêle-mêle.

Les voyageurs, même de ces derniers temps, parlent beaucoup de l’intérêt remarquable que prennent les Français à ce qui concerne leurs rois, montrant par la vivacité de leur attention non seulement de la curiosité, mais de l’amour. Où, comment et chez qui l’ont-ils découvert ? C’est ce que j’ignore. — Il doit y avoir de l’inexactitude, ou bien le peuple a changé, dans ce peu d’années, au delà de ce qu’on peut croire.

Dîné à Paris ; le soir, la duchesse de Liancourt, qui paraît être la meilleure des femmes, m’a mené à l’Opéra, à Saint-Cloud, où nous avons aussi visité le palais que la reine fait bâtir ; il est grand, mais je trouve beaucoup à redire dans la façade. — 20 milles.

Le 28. — Ma jument étant assez remise pour supporter le voyage, point essentiel pour un aussi pauvre écuyer que moi, j’ai quitté Paris avec le comte de Larochefoucauld et mon ami Lazowski, et me suis mis en chemin pour traverser tout le royaume jusqu’aux Pyrénées. La route d’Orléans est une des plus importantes de celles qui partent de Paris ; j’espérais, en conséquence, que ma précédente impression du peu d’animation des environs de cette ville serait effacée ; elle s’est au contraire confirmée : c’est un désert, comparé aux approches de Londres.

Pendant dix milles nous n’avons pas rencontré une diligence ; rien que deux messageries et des chaises de poste en petit nombre ; pas la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près de Londres à la même heure.

Connaissant la grandeur, la richesse et l’importance de Paris, ce fait m’embarrasse beaucoup. S’il se confirmait plus tard, il y aurait abondance de conclusions à en tirer.

Pendant quelques milles on voit de tous côtés des carrières, dont on extrait la pierre au moyen de grandes roues. La campagne est variée ; il y faudrait une rivière pour la rendre plus agréable aux yeux. On a, en général, des bois en vue ; la proportion du territoire français, couvert par cette production en l’absence de charbon de terre, doit être considérable, car elle est la même depuis Calais. À Arpajon, petit château du duc de Mouchy, rien ne le recommande à l’attention. — 20 milles.

Le 29. — Contrée plate jusqu’à Étampes, le commencement du fameux Pays de Beauce. Jusqu’à Toury, chemin plat et ennuyeux, deux ou trois maisons de campagne en vue, seulement. — 31 milles.

Le 30. — Plaine unie, sans clôtures, sans intérêt et même ennuyeuse, quoique l’on ait partout en vue des villages et de petites villes ; on ne trouve pas réunis les éléments d’un paysage. Ce Pays de Beauce renferme, selon sa réputation, la fine fleur de l’agriculture française ; sol excellent, mais partout des jachères. Passé à travers la forêt d’Orléans, propriété du duc de ce nom, c’est une des plus grandes de France.

Du clocher de la cathédrale d’Orléans, la vue est fort belle. La ville est grande ; ses faubourgs, dont chacun se compose d’une seule rue, s’étendent à près d’une lieue. Le vaste panorama qui se déroule de toutes parts est formé par une plaine sans bornes, à travers laquelle la magnifique Loire serpente majestueusement ; c’est un horizon de quatorze lieues parsemé de riches prairies, de vignes, de jardins et de forêts. Le chiffre de la population doit être élevé ; car, outre la cité, qui contient près de 40,000 habitants, le nombre de villes plus petites et de villages qui se pressent dans cette plaine est assez grand pour donner au paysage beaucoup d’animation. La cathédrale, d’où nous observions cette scène grandiose, est un bel édifice ; le chœur en fut élevé par Henri IV. La nouvelle église est jolie, le pont de pierre superbe ; c’est le premier essai en France de l’arche plate, qui y est maintenant en vogue. Il a neuf arches et mesure 410 yards de long sur 45 pieds de large. À entendre certains Anglais, on supposerait qu’il n’y a pas un beau pont dans toute la France ; ce n’est, je l’espère, ni la première, ni la dernière erreur que ce voyage dissipera. On voit amarrés aux quais beaucoup de barges et de bateaux construits sur la rivière, dans le Bourbonnais, etc. ; chargés de bois, d’eau-de-vie, de vin et d’autres marchandises, ils sont démembrés à leur arrivée à Nantes et vendus avec la cargaison. Le plus grand nombre est en sapin. Entre Nantes et Orléans, il y a un service de bateaux partant quand il se trouve six voyageurs à un louis d’or par tête ; on couche à terre ; le trajet dure quatre jours et demi. La rue principale conduisant au pont est très belle, pleine d’activité et de mouvement, car on fait ici beaucoup de commerce. On doit admirer les beaux acacias épars dans la ville. — 20 milles.

Le 31. En la quittant, on entre dans la misérable province de Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne. Les gelées de printemps ont été fortes partout dans le pays, car les feuilles de noyers sont noires et brûlées. Je ne me serais pas attendu à ce signe certain d’un mauvais climat de l’autre côté de la Loire ; la Ferté-Lowendahl, plateau graveleux couvert de bruyères. Les pauvres gens qui cultivent ici sont métayers, c’est-à-dire que, n’ayant pas de capital, ils reçoivent du propriétaire le bétail et la semence, et partagent avec lui le produit ; misérable système qui perpétue la pauvreté et empêche l’instruction.

Rencontré un homme employé sur le chemin, qui est resté quatre ans prisonnier à Falmouth ; il ne semble pas garder rancune aux Anglais, bien qu’il n’ait pas été satisfait de la façon dont on l’avait traité. Le château de la Ferté, appartenant au marquis de Coix, est très beau ; on y trouve de nombreux canaux, de l’eau en abondance. À Nonant-le-Fuzellier, singulier mélange de sables et de flaques d’eau ; clôtures nombreuses, maisons et chaumières en bois, à murs d’argile ou de briques, couvertes, non pas en ardoises, mais en tuiles, quelques-unes en bardeaux, comme dans le Suffolk ; rangées de tétards dans les haies, excellente route, sol sableux. L’aspect général du pays est boisé ; tout concourt à produire une ressemblance frappante avec plusieurs parties de l’Angleterre ; mais la culture en est si différente, que la moindre attention suffit à détruire cette apparence. — 27 milles.

Le 1er Juin. — Même pays malheureux jusqu’à la Loge ; les champs trahissent une agriculture pitoyable, les maisons la misère. Cependant le sol serait susceptible de grandes améliorations, si l’on savait s’y prendre ; mais c’est peut-être la propriété de quelques-uns de ces êtres brillants qui figuraient dans la cérémonie de l’autre jour à Versailles. Que Dieu m’accorde de la patience quand j’aurai à rencontrer des pays aussi abandonnés, et qu’il me pardonne les malédictions qui m’échappent contre l’absence ou l’ignorance de leurs possesseurs. Entré dans la généralité de Bourges et bientôt après dans une forêt de chênes, appartenant au comte d’Artois ; les arbres se couronnent avant d’atteindre une taille convenable. Ici finit la Sologne pauvre. Le premier aspect de Verson (Vierzon) et de ses alentours est très beau : une vallée majestueuse s’ouvre à vos pieds ; le Cheere (Cher) la suit, et l’œil le retrouve plusieurs fois pendant quelques lieues ; un soleil brillant faisait resplendir ses eaux comme une chaîne de lacs sous les ombrages d’une vaste forêt. On aperçoit Bourges sur la gauche. — 18 milles.

Le 2. — Passé le Cher et la Lave. Ponts bien construits ; belles rivières formant, avec les bois, les maisons, les bateaux, les collines adjacentes, une scène animée.

Vierzon. — Plusieurs maisons neuves, édifices en belle pierre ; la ville semble florissante et doit sans doute beaucoup à la navigation. Nous sommes actuellement en Berry, pays gouverné par une assemblée provinciale ; par conséquent, les routes sont bonnes et faites sans corvées.

La petite ville de Vatan s’occupe surtout de filature. Nous y avons bu d’excellent vin de Sancerre, généreux, haut en couleur, d’une saveur riche, à 20 sous la bouteille ; dans la campagne, il n’en coûte que 10. Horizon étendu aux approches de Châteauroux. Vu les manufactures. — 40 milles.

Le 3. — Nous sommes tombés, à environ 3 milles d’Argenton, sur un paysage admirable, malgré sa sévérité : c’est une vallée étroite entre deux rangs de collines boisées, se resserrant, de façon à être embrassées d’un coup d’œil, pas un acre de sol uni, sauf le fond, que sillonne une petite rivière baignant les murs d’un vieux château placé à droite, de façon pittoresque ; à gauche une tour s’élève au-dessus des bois.

Argenton. — J’ai gravi les rochers qui surplombent la ville, et une scène délicieuse s’est offerte à mes regards : la vallée, qui a 1/2 mille de large, 2 ou 3 de long, fermée, à l’une de ses extrémités, par des collines, à l’autre par Argenton et les vignes qui l’entourent, présente des traits assez abruptes pour former un ensemble pittoresque ; dans le fond, la rivière serpente gracieusement au milieu d’innombrables enclos d’une charmante verdure.

Les vénérables ruines d’un château, situées près du spectateur, sont bien faites pour éveiller les réflexions sur le triomphe des arts de la paix sur les ravages barbares des âges féodaux, alors que chacune des classes de la société était plongée dans le désordre, et les rangs inférieurs dans un esclavage pire que celui de nos jours.

De Vierzon à Argenton, plaine unie et semée de bruyères. Pas d’apparence de population, les villes mêmes sont distantes. Pauvre culture, gens misérables. Par ce que j’ai pu voir, je les crois honnêtes et industrieux ; ils paraissent propres, sont polis et ont bonne façon. Je pense qu’ils amélioreraient volontiers leur pays, si la société dont ils font partie était réglée par des principes tendant à la prospérité nationale. — 18 milles.

Le 4 — Traversé une suite d’enclos, qui auraient eu meilleure apparence si les chênes n’avaient perdu leurs feuilles, par suite des ravages d’insectes dont les toiles pendent encore sur leurs bourgeons. Il en repousse de nouvelles. Traversé un cours d’eau qui sépare le Berry de la Marche ; on voit aussitôt paraître les châtaigniers ; ils s’étendent sur les champs, et donnent la nourriture du pauvre.

De beaux bois, des accidents de terrain, mais peu de signes de population. On voit aussi des lézards pour la première fois. Il semble y avoir une corrélation entre le climat, les châtaigniers et ces innocents animaux. Ils sont très nombreux, quelques-uns ont près d’un pied de long. Couché à la Ville-au-Brun. — 24 milles.

La campagne devient plus belle. Passé un vallon où les eaux d’un petit ruisseau, retenues par une chaussée, forment un lac, principal ornement de ce tableau délicieux. Ses rives ondulées et les éminences couvertes de bois sont pittoresques ; de chaque côté, les collines sont en harmonie ; l’une d’elles, couverte maintenant de bruyères, peut se transformer en une pelouse pour l’œil prophétique du goût. Rien ne manque, pour faire un jardin charmant, qu’un peu de soin.

Pendant seize milles, le pays est de beaucoup le plus beau que j’aie vu en France. Bien clos, bien boisé ; le feuillage ombreux des châtaigniers donne aux collines une éclatante verdure, comme les prairies arrosées (que je vois ici pour la première fois aujourd’hui) la donnent aux vallées. Des chaînes de montagnes lointaines forment l’arrière-plan du tableau dont elles rehaussent l’intérêt. La pente qui mène à Bassines offre une superbe vue ; et, à l’approche de la ville, le paysage présente un mélange capricieux de rochers, de bois et d’eaux.

Le long de notre route vers Limoges, nous avons rencontré un second lac artificiel entre deux collines ; puis des hauteurs plus sauvages coupées de jolis vallons ; un autre lac plus beau que le précédent, avec une belle ceinture de bois ; nous avons ensuite passé une montagne revêtue d’un taillis de châtaigniers, d’où se découvrait un horizon comme je n’en avais pas encore vu, soit en France, soit en Angleterre, très accidenté, tout couvert de forêts, et bordé de montagnes éloignées. Pas une trace d’habitation humaine ; ni village, ni maison, ni hutte, pas même une fumée indiquant la présence de l’homme ; scène vraiment américaine, où il ne manquait que le tomahawk du sauvage. Halte à une exécrable auberge, appelée Maison-Rouge, où nous projetions de passer la nuit ; mais, après examen, les apparences furent jugées si repoussantes, et il nous vint de la cuisine un rapport si misérable, que nous reprîmes le chemin de Limoges. La route, pendant tout ce trajet, est vraiment superbe, bien au delà de ce que j’ai vu en France ou autre part. — 44 milles.

Le 6. — Visité Limoges et ses manufactures. C’était certainement une station romaine, et il y reste encore quelques traces de son antiquité. Elle est mal bâtie, les rues sont étroites et tortueuses, les maisons hautes et d’un aspect désagréable ; les gros murs sont en granit ou en bois, revêtus avec des lattes et du plâtre, ce qui épargne la chaux article très cher ici, car on l’amène de douze lieues de distance ; toits garnis de tuiles, très avancés et presque plats ; preuve certaine que nous sommes hors de la région des neiges.

Le plus bel édifice public est une fontaine dont l’eau, amenée de trois quarts de lieue par un aqueduc voûté, passe à soixante pieds sous un rocher pour arriver à l’endroit le plus élevé de la ville, d’où elle tombe dans un bassin de quinze pieds de diamètre, taillé dans un seul bloc de granit ; de là elle se rend dans des réservoirs garnis d’écluses, que l’on ouvre pour l’arrosage des rues ou en cas d’incendie.

L’antique cathédrale est en pierre ; on y voit des arabesques sculptées avec autant de légèreté, de délicatesse, d’élégance, que ce que fait l’orgueil des maisons modernes décorées dans le même style.

L’archevêque actuel s’est bâti un grand et beau palais, et son jardin est la chose la plus remarquable de Limoges, car il domine un paysage dont la beauté a peu d’égales ; ce serait perdre son temps d’en donner d’autre description que juste ce qu’il faut pour engager les autres voyageurs à le voir. La rivière serpente dans une vallée entourée de coteaux, qui présentent l’assemblage le plus animé et le plus riant de villas, de fermes, de vignes, de prairies en pente, de châtaigneraies, s’harmonisant avec un tel bonheur, qu’il en résulte un spectacle vraiment délicieux. Cet évêque est un ami de la famille du comte de Larochefoucauld ; il nous invita à dîner et nous reçut largement.

Lord Macartney, amené en France après la prise des Grenadines, passa quelque temps avec lui : il y eut un exemple de politesse française à l’égard de Sa Seigneurie, qui montre l’urbanité de ce peuple : l’ordre était venu de la Cour de chanter le Te Deum, juste le jour où lord Macartney devait arriver. Sentant ce que des démonstrations de joie publique, pour une victoire qui avait enlevé sa liberté à cet hôte distingué, auraient de pénible pour lui, l’évêque proposa à l’intendant de remettre la cérémonie à quelques jours plus tard, afin qu’elle ne le surprît point à l’improviste ; ce que fut convenu, et fait ensuite de manière à montrer autant d’attention pour les sentiments de lord Macartney que pour les leurs propres. L’évêque me dit que lord Macartney parlait mieux français qu’il ne l’aurait cru possible à un étranger, s’il ne l’avait entendu ; mieux que beaucoup de Français bien élevés.

La place d’intendant ici a été illustrée par un ami de l’humanité, Turgot, dont la réputation, bien gagnée dans cette province, le fit mettre à la tête des finances du royaume, comme on le peut voir dans son intéressante biographie, écrite par le marquis de Condorcet avec autant d’exactitude que d’élégance. La renommée laissée ici par Turgot est considérable. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que j’ai vu en France, comptent parmi ses bonnes œuvres ; on leur doit bien ce nom, car il n’y employa pas les corvées. Le même patriote éminent a fondé une société d’agriculture ; mais dans cette direction, où les efforts de la France ont presque toujours été malheureux, il n’a rien pu faire, des abus trop enracinés lui barraient le chemin. Comme dans les autres sociétés, on s’assemble, on fait la conversation, on offre des prix et on publie des sottises. Il n’y a pas grand mal à cela ; le peuple, ne sachant pas lire, est bien loin de consulter les mémoires qu’on écrit. Il peut voir cependant, et si une ferme lui était présentée digne d’être imitée, il pourrait apprendre. Je demandai, entre autres choses, si les membres de cette société avaient des terres, d’où l’on pût juger s’ils connaissaient eux-mêmes ce dont ils parlaient ; on m’en assura, cependant la conversation m’éclaira bientôt là-dessus. Ils ont des métairies autour de leurs maisons de campagne, et se considèrent comme faisant valoir, se faisant justement un mérite de ce qui est la malédiction et la ruine du pays. Dans toutes mes conversations sur l’agriculture depuis Orléans, je n’ai pas trouvé une personne qui sentît le mal dérivant de ce mode de fermage.

Le 7. — Les châtaigneraies cessent une lieue avant Pierre-Buffière, parce que, dit-on, le sol est un granit très dur ; on ajoute aussi à Limoges que sur ce granit il ne vient ni vignes, ni blé, ni châtaignes, bien que ces plantes prospèrent quand il se désagrège ; il est vrai que le granit et les châtaignes nous apparurent à la fois à notre entrée dans le Limousin. La route est incomparable, et ressemble plutôt aux allées bien tenues d’un jardin qu’à un grand chemin ordinaire. Vu pour la première fois de vieilles tours ; elles semblent nombreuses dans ce pays. — 33 milles.

Le 8. — Spectacle extraordinaire pour l’œil d’un Anglais : plusieurs bâtiments, trop bien construits pour mériter le nom de chaumières, n’ont pas une vitre. À quelques milles sur la droite se trouve Pompadour, haras royal ; il y a des chevaux de toutes races, mais principalement des arabes, des turcs et des anglais. Il y a trois ans, on importa quatre étalons arabes coûtant soixante-douze mille livres (3,149 L.). Le prix d’une saillie n’est que de trois livres, au bénéfice du palefrenier ; les propriétaires peuvent vendre leurs poulains comme ils l’entendent, mais lorsque ceux-ci atteignent la taille voulue, les officiers du roi jouissent d’un privilège, pourvu qu’ils donnent le prix offert par d’autres. On ne monte pas ces chevaux avant six ans. Ils pâturent tout le jour ; la nuit on les renferme par crainte des loups, une des grandes plaies du pays. Un cheval de six ans, haut de quatre pieds six pouces, se vend soixante-dix liv. st. ; on a offert quinze liv. st. d’un poulain d’un an. Passé Uzarche ; dîné à Douzenac ; entre cet endroit et Brives, rencontré le premier champ de maïs ou blé de Turquie.

La beauté du pays, dans les 34 milles qui séparent Saint-Georges de Brives, est si variée, et sous tous les rapports si frappante et de tant d’intérêt, que je n’entreprendrai pas une description minutieuse ; je remarquerai seulement, d’une manière générale, que je doute qu’il y ait en Angleterre ou en Irlande quelque chose de comparable. Ce n’est pas que, dans le Royaume-Uni, une belle vue ne rompe çà et là l’uniformité ennuyeuse de tout un district, et ne récompense le voyageur ; mais il n’y a pas cette rapide succession de paysages, dont bon nombre seraient fameux en Angleterre par la foule de curieux qu’ils attireraient. Le pays est tout en collines et en vallées ; les collines sont très hautes, elles seraient chez nous des montagnes si elles étaient désertes et revêtues de bruyères ; la culture, qui s’étend jusqu’au sommet, les amoindrit à l’œil. Leurs formes sont très variées : elles se renflent en dômes superbes ; elles se dressent en masses abruptes, enserrant des gorges profondes (glens) ; elles s’étendent en amphithéâtres de cultures que l’œil suit de gradin en gradin ; à de certains endroits se trouvent amoncelées mille et mille inégalités de terrain ; dans d’autres, la vue se repose sur des tableaux de la plus douce verdure. Ajoutez à ceci le riche vêtement de châtaigneraies que la main prodigue de la nature a jeté sur les pentes. Soit que les vallées ouvrent leur sein verdoyant pour que le soleil y fasse resplendir les rivières qui s’y reposent, soit qu’elles se resserrent en sombres gorges, livrant à peine passage aux eaux qui roulent sur leurs lits de rochers, éblouissant l’œil de l’éclat des cascades, toujours le paysage est rempli d’intérêt et de caractère. Des vues, d’une beauté singulière, nous rivaient au sol ; celle de la ville d’Uzarche, couvrant une montagne conique surgissant du milieu d’un amphithéâtre de forêts, les pieds baignés par une magnifique rivière, n’a point d’égale en son genre. Derry (Irlande) y ressemble, mais les traits les plus beaux lui manquent. De la ville elle-même, et un peu après l’avoir passée, on jouit de délicieuses scènes formées par les eaux. À la descente de Douzenac, on a également un horizon immense et magnifique. Il faut y joindre le plus beau chemin du monde, parfaitement construit, parfaitement tenu : on n’y voit pas plus de poussière, de sable, de pierres, d’inégalités que dans l’allée d’un jardin ; solide, uni, formé de granit broyé, tracé toujours tellement de façon à dominer le paysage, que si l’ingénieur n’avait pas eu d’autre but, il ne l’eût pas fait avec un goût plus accompli.

La vue de Brives, prise des hauteurs, est si attrayante, que l’on s’attend à trouver une charmante petite ville ; l’animation des alentours confirme cet espoir ; mais en entrant le contraste est tel, qu’il vous en dégoûte entièrement. Les rues étroites, mal bâties, tortueuses, sales, puantes, empêchent le soleil et presque l’air de pénétrer dans les habitations ; il faut en excepter quelques-unes sur la promenade. — 34 milles. Le 9. — Nous entrons dans une nouvelle province, le Quercy, partie de la Guyenne ; elle n’est pas, à beaucoup près, si belle que le Limousin, mais en revanche, elle est beaucoup mieux cultivée, grâce au maïs qui y fait merveilles. Passé devant Noailles ; sur le sommet d’une haute colline, on voit le château du duc de ce nom. Nous avons quitté le granit pour le calcaire, et perdu du même coup les châtaigniers.

En descendant à Souillac, on jouit d’une vue qui doit plaire à tout le monde : c’est une échappée sur un délicieux petit vallon, encaissé entre des collines très abruptes ; de sauvages montagnes font ressortir la beauté de la plaine couverte de cultures, ombragée çà et là de noyers. Rien ne semble pouvoir surpasser l’exubérance de ce fonds.

Souillac est une petite ville florissante, qui compte quelques gros négociants. Par la Dordogne, rivière navigable huit mois de l’année, on reçoit du merrain d’Auvergne qu’on exporte à Bordeaux et Libourne, ainsi que du vin, du blé et du bétail ; on importe du sel en grande quantité. Impossible pour une imagination anglaise de se figurer les animaux qui nous servirent à l’hôtel du Chapeau-rouge : des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants de Souillac, en réalité des tas de fumier ambulants. Mais ce serait en vain qu’on chercherait en France une servante d’auberge proprement mise. — 34 milles. Le 10. — Passé la Dordogne sur un bac, parfaitement arrangé aux deux extrémités pour l’entrée et la sortie des chevaux, sans qu’on soit obligé, comme en Angleterre, de les battre outrageusement pour les décider à y sauter : le contraste des prix n’est pas moindre ; pour un whisky anglais, un cabriolet français, un cheval de selle et six personnes, nous ne payâmes que 50 sous (2/1). En Angleterre, sur ces exécrables bacs, j’ai payé une demi-couronne par roue, et au grand risque de rompre les jambes des chevaux. La rivière coule dans une vallée très profonde entre deux rangs de collines élevées : la vue qui s’étend loin, rencontre partout des villages ou des habitations isolées ; l’apparence d’une nombreuse, population. Les châtaigniers viennent ici sur le calcaire, contrairement à la maxime limousine.

Passé Payrac, rencontré beaucoup de mendiants, ce qui ne m’était pas encore arrivé. Partout le pays, filles et femmes n’ont ni bas, ni souliers ; les hommes à la charrue n’ont ni sabots, ni bas à leurs pieds. Cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité nationale, la consommation du pauvre étant d’une bien autre importance que celle du riche : la richesse d’un peuple consiste dans la circulation intérieure et sa propre consommation ; on doit donc regarder comme un mal des plus funestes, que les produits des manufactures de lainage et de cuir soient hors de la portée des classes pauvres. Cela nous rappelle la misère de l’Irlande. Traversé Pont-de-Rodez et gagné un terrain élevé, d’où nous jouissons d’un immense panorama de chaînes de montagnes, de collines, de pentes douces, de vallées, s’échelonnant l’une derrière l’autre dans toutes les directions ; peu de bois, mais de nombreux arbres disséminés. On embrasse distinctement au moins quarante milles, sur lesquels pas un acre n’est de niveau ; le soleil, sur le point de se coucher, en éclairait une partie et montrait un grand nombre de villages et de fermes éparses. Les monts d’Auvergne, à une distance de cent milles, ajoutaient à l’effet.

Passé près de plusieurs chaumières, fort bien bâties en pierre et couvertes en tuiles ou ardoises, cependant sans vitres aux fenêtres : y a-t-il apparence qu’un pays soit florissant quand la préoccupation principale est d’éviter la consommation des objets manufacturés ? Un autre signe de misère que je remarque, pendant tout le chemin, depuis Calais jusqu’ici, ce sont ces femmes qui vont ramasser dans leur tablier de l’herbe pour leurs vaches. — 30 milles.

Le 11. — Vu pour la première fois les Pyrénées, à la distance de 150 milles. — Pour moi qui n’avais aperçu de montagnes qu’à 60 ou 70 milles au plus, j’entends celles de Wicklow, au sortir d’Holyhead, le coup d’œil était intéressant. L’œil, en quête de nouveaux objets, finissait toujours par se reposer là. Leur grandeur, leur cimes neigeuses, les deux royaumes qu’elles partagent, le but de notre voyage que nous savions y trouver, rendent bon compte de cet effet. Vers Cahors, le pays change et prend un aspect sauvage ; cependant partout on voit des maisons, et un tiers des terres est en vignes.

Ville laide ; les rues ne sont ni larges ni droites ; la nouvelle route est une amélioration. Le principal objet du commerce d’ici sont les vins et les eaux-de-vie. Le vrai vin de Cahors, dont la réputation est grande, provient d’une suite d’enclos très rocailleux, situés sur une chaîne de collines en plein sud ; on l’appelle vin de Grave, parce qu’il vient sur un sol de gravier. Dans les années d’abondance, le prix du bon vin ici ne dépasse pas le prix du fût ; l’année dernière, il se vendait 10/6 la barrique, ou 8 d. la douzaine. On nous en servit, aux Trois-Rois, de trois à dix ans ; ce dernier à raison de 30 sous (2/3) la barrique ; excellent, généreux, montant, sans être capiteux, et, à mon goût, bien meilleur que nos Porto. Il me plut tellement que j’établis une correspondance avec M. Andoury, l’aubergiste. [2]. La chaleur de ce pays suffit à la production de ce vin très fort. Voici le jour le plus brûlant que nous ayons encore eu.

Après Cahors la montagne s’élève si brusquement qu’on la croirait près de culbuter dans la ville. Les feuilles de noyers ont été noircies par les gelées d’il y a quinze jours. En questionnant, j’ai appris que les mois de printemps sont sujets à ces gelées, et, quoique les seigles en soient quelquefois brûlés, on connaît à peine la rouille du froment ; preuve décisive contre la théorie qui fait des gelées la cause de ce fléau. Il est rare qu’il tombe de la neige. Couché à Ventillac. — 22 milles.

Le 12. — Par leur forme et leur couleur, les maisons des paysans ajoutent à la beauté de la campagne : elles sont carrées, blanches, ont des toits presque plats, et peu de fenêtres. Les paysans sont pour la plupart propriétaires. Le tableau immense des Pyrénées se déploie devant nous dans des proportions d’étendue et de hauteur vraiment sublimes : près de Perges, la vue d’une riche vallée, qui semble s’étendre jusqu’au pied des montagnes, est une scène splendide ; on ne voit qu’une vaste nappe de culture, parsemée de ces maisons blanches si bien bâties ; l’œil se perd dans une vapeur qui s’arrête au pied de la magnifique chaîne, dont les sommets, couverts de neige, se découpent de la façon la plus hardie. Le chemin de Caussade est bordé de six rangées d’arbres, dont deux de mûriers, les premiers que j’aie vus. Ainsi nous avons donc presque atteint les Pyrénées avant de rencontrer une culture que quelques-uns voudraient introduire en Angleterre ! Le fond de la vallée est tout à fait plat ; la route est bien construite, et faite principalement de gravier. Montauban est une ville ancienne mais non pas mal bâtie. Il y a de belles maisons, bien qu’elles ne forment pas de belles rues. On la dit populeuse ; le mouvement qui y règne en est la preuve. La cathédrale est moderne, d’une assez bonne construction, mais lourde. Le collège, le séminaire, l’évêché et le palais du premier président de la Cour des Aides sont de beaux édifices ; ce dernier est grand, avec une entrée trop fastueuse. Promenade bien située, sur le plus haut des remparts, embrassant cette admirable vallée, ou plutôt cette plaine, une des plus riches de l’Europe, bornée d’un côté par la mer, de l’autre par les Pyrénées, dont les masses sublimes, amoncelées les unes sur les autres et couvertes de neige, déploient une étonnante variété d’ombres et de lumières, naissant de leurs formes abruptes et de l’immensité de leurs proportions. Cet amphithéâtre, de cent milles de diamètre, a la majesté de l’Océan, l’œil s’y perd : horizon presque infini de cultures ; ensemble animé et confus de parties infiniment variées, se fondant par degrés dans la lointaine obscurité, d’où sort l’imposant chaos des Pyrénées, dont les cimes argentées s’élèvent par delà les nuages. J’ai rencontré à Montauban le capitaine Plampin, de la marine royale ; il était avec le major Crew, qui vit avec sa famille dans une maison qu’il a achetée ici. Il nous en fit courtoisement les honneurs ; elle est délicieusement placée, à la sortie de la ville, devant un très beau paysage ; leur obligeance m’éclaira sur certains points, dont leur résidence ici les faisait bon juges. La vie est à bon marché ; on nous nomma une famille, dont on supposait le revenu de 1,500 louis par an, et qui vivait sur le pied de 5,000 l. st. en Angleterre. La cherté et le bon marché relatifs des différents pays est un sujet de considérable importance, mais d’une analyse difficile. Comme, à mon avis, les Anglais sont beaucoup plus avancés que les Français dans les arts usuels et les manufactures, l’Angleterre doit être le pays où il fait le moins cher vivre. Ce que nous observons ici, c’est l’habitude de moins dépenser ; chose, très différente. — 30 milles.

Le 13. — Traversé Grisolles : les chaumières sont, les unes bien bâties, mais sans vitres aux fenêtres, les autres sans autre ouverture que la porte. Dîné à Pompinion (Pompignan), au Grand-Soleil, auberge excellente, où le capitaine Plampin, qui nous avait accompagnés, prit congé de nous. Violent orage ; j’avais trouvé cette pluie plus forte que ce que je connaissais en Angleterre ; mais en nous remettant en route pour Toulouse, je fus immédiatement convaincu qu’il n’en était pas tombé de semblable dans le royaume car la désolation répandue sur la scène, qui nous souriait dans son abondance peu d’heures auparavant, faisant mal à voir.

Partout la détresse ; les belles moissons de blé sont tellement couchées, que je doute qu’elles se relèvent jamais, d’autres champs sont si inondés, qu’on ne sait, en les regardant, si l’eau ne les a pas toujours occupés. Les fossés, rapidement comblés par la boue, avaient débordé sur la route et porté du sable et du limon au travers des récoltes.

Traversé les plus beaux champs de blé que l’on puise voir nulle part. L’orage a donc été heureusement partiel. Passé à Saint-Jorry ; route superbe, sans surpasser celles du Limousin. Jusqu’aux portes de Toulouse, c’est le désert ; on ne rencontre pas plus de monde que si l’on était à cent milles de toute cité. — 31 milles.

Le 14. — Visité la ville, qui est très ancienne et très grande, mais non peuplée à proportion ; les édifices sont de briques et de bois, et, par suite, de triste apparence. Toulouse s’est toujours enorgueilli de son goût pour les beaux-arts et la littérature. Son université date de 1215, et ses prétentions font remonter la fameuse Académie des Jeux floraux jusqu’à 1323 ; elle possède aussi une Académie royale des sciences, et une autre de peinture, sculpture et architecture. L’église des Cordeliers a des caveaux, dans lesquels nous descendîmes, et qui ont la propriété de préserver les cadavres de la corruption ; on en montre que l’on dit avoir cinq cents ans.

Si j’avais un caveau bien éclairé, qui conservât l’air et la physionomie, aussi bien que la chair et les os, j’aimerais à y voir tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose, proportionné, à leur mérite et à leur renommée ; mais la tombe ordinaire, avec sa voracité, est préférable à celle-ci qui conserve des difformités cadavéreuses et perpétue la mort. Toulouse n’est pas sans objet plus intéressants que des églises et des académies : il y a le nouveau quai, les moulins à blé et le canal de Brienne. Le quai est très long, bel ouvrage sous tous les rapports ; les maisons qu’on doit bâtir seront régulières comme celles qui existent déjà, d’un style massif et sans élégance. Le canal de Brienne, ainsi appelé du nom de l’archevêque de Toulouse, depuis premier ministre et cardinal, a été destiné à joindre à Toulouse la Garonne et le canal de Languedoc, qui se réunissent à deux milles de cette ville. La nécessité de cette jonction vient de ce que la navigation est impossible dans la ville, à cause des barrages établis pour les moulins à blé. Il communique au fleuve par une voûte qui passe sous le quai ; une écluse le met de niveau avec le canal de Languedoc. Sa largeur permet à plusieurs barges de passer de front. Ces entreprises ont été bien conçues, et leur exécution est vraiment magnifique ; mais la magnificence surpasse le besoin ; tandis que le canal de Languedoc est très animé, celui de Brienne est un désert.

Nous vîmes, entre autre choses à Toulouse, la maison de M. du Barry, frère du mari de la célèbre comtesse. Grâce à certaines manœuvres qui prêteraient à l’anecdote, il parvint à la tirer de l’obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de compte à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier étage se trouve l’appartement principal, composé de sept à huit pièces, tapissé et meublé avec un tel luxe, qu’un amant enthousiaste disposant des finances d’un royaume, pourrait à grand’peine répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve ici en proportion modérée. Pour qui aime la dorure il y en a à satiété, tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. Mais les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant (toujours à l’exception des dorures) ; j’ai remarqué un arrangement d’un effet très agréable : c’est un miroir devant les cheminées, au lieu des différents écrans dont on se sert en Angleterre ; il glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un portrait de madame du Barry, qui passe pour ressemblant ; si vraiment il l’est, on pardonne les folies faites par un roi pour l’écrin d’une telle beauté ! Quant au jardin, il est au-dessous de tout mépris, si ce n’est comme exemple des efforts où peut entraîner l’extravagance : dans l’espace d’un acre sont entassées des collines en terre, des montagnes de carton, des rochers de toile ; des abbés, des vaches et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans, des ânes et des autels en pierre ; de belles dames et des forgerons, des perroquets et des amants en bois ; des moulins à vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout, excepté la nature.

Le 15. — Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux d’Écosse ; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes : « La cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d’avoine, se trouvent tout aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en Souabe que dans le Lochaber. » Beaucoup de femmes ici vont sans bas ; j’en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers dans leurs paniers.[3] a vue des Pyrénées est si nette, on distingue si bien les contrastes de lumière et d’ombre sur la neige que l’on serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en séparent. — 30 milles.

Le 16. — À partir de Toulouse nous avons vu, de l’autre côté de la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus de régularité ; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les plus lointaines des Pyrénées, qui s’étendent dans cette immense vallée jusqu’à Toulouse, mais pas plus loin. On s’approche des montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste semble être boisé ; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à fait à l’arrière sur le train : comme les roues de derrière sont beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont toutes cerclées en bois.

Ici, pour la première fois, j’ai vu des festons de vignes, courant d’arbre en arbre dans des rangées d’érables ; on les conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d’osier. Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint-Martino (St-Martory), puis un village composé de maisons bien bâties, sans une seule vitre. — 30 milles.

Le 17. — Saint-Gaudens est une ville en train de s’embellir : beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand ; on arrive tout d’un coup sur une vallée assez enfoncée pour que l’œil n’en perde ni un buisson, ni un arbre ; la ville se presse sur une éminence autour de sa grande cathédrale : on l’eût bâtie tout exprès pour rehausser le pittoresque du paysage, qu’on ne l’eût su mieux placer. Les montagnes s’élèvent orgueilleusement tout autour, faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau.

Passé la Garonne sur un nouveau pont d’une seule belle arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d’appui à la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes, qui ne laissent qu’une étroite vallée, dont la Garonne et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille ; dans tout ce pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la graisse. Nous goutâmes de la soupe faite avec une cuisse d’oie ainsi conservée, elle était loin d’être aussi mauvaise que je m’y serais attendu.

Les moissons d’ici sont arriérées et trahissent le manque de soleil ; il n’y a pas à s’en étonner, car nous suivons depuis longtemps les bords d’une rivière très rapide, et quoique nous soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une grande altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus intéressantes. Aux yeux d’un homme du nord, elles sont d’une beauté singulière ; on sait l’aspect sombre et désolé qu’offrent les nôtres, ici le climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes que nous ayons en vue sont boisées ; la neige ne se trouve que sur des chaînes plus élevées.

Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où elle reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans une étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, terme de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables que j’aie entrepris : mes compagnons avaient la bonne humeur et le bon sens indispensables aux voyageurs pour retirer d’une telle expédition et plaisir et profit.

Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d’auberges françaises, je dirais généralement qu’elles sont, en moyenne, supérieures à celles d’Angleterre sous deux rapports, inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne l’eussions été en allant de Londres aux Highlands d’Écosse, pour le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d’avantages ; il est vrai que si on n’avertit pas, tout est rôti outre mesure ; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d’autres à votre goût. Le dessert d’une auberge de France n’a pas de rival en Angleterre ; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. On n’a pas non plus le tracas de voir si les draps sont mis à l’air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu’une chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de papillons et d’araignées ; un aubergiste anglais jetterait les meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu’on ne peut étendre ses jambes qu’aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes destinées autant à donner une certaine musique qu’à laisser entrer le monde ; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les fenêtres ; il n’est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées ; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer. L’inventaire des ustensiles d’une auberge de France ne doit faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses. De sonnettes, il n’en est pas question, il faut brailler après la fille, qui, lorsqu’elle paraît n’est ni propre ni bien habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée ; le maître est ordinairement aussi cuisinier ; moins on voit ce qui s’y fait, plus il est probable que l’on conservera d’appétit, mais ceci n’a rien de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un des devoirs de leur état. — 30 milles.

Le 28. — Après dix jours passés dans le logement que les amis du comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de prendre note de quelques particularités de notre manière de vivre ici. M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au rez-de-chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de domestique pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu habitués en Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher que l’on trouve singulier qu’en France on ne se tienne nulle part ailleurs ; c’est ce que j’ai vu dans toutes les auberges, c’est ce que fait ici tout le monde sans différence de rangs. Ceci m’est nouveau : notre coutume anglaise est bien plus commode et bien plus agréable. Mais j’attribue cette habitude à l’économie française.

Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société Larochefoucauld avec laquelle nous vivons ; elle se compose du duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot ; de son frère, le prince de Laon ; de la princesse, fille du duc de Montmorency ; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de Larochefoucauld ; du marquis d’Aubourval ; ce qui, en comptant mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres par tête pour les deux repas, composés : à dîner, de deux services et un dessert ; à souper, d’un service et de dessert, le tout bien garni des fruits de saison ; on paye le vin à part, 6 sous (3 d.) la bouteille. Ce n’est qu’avec difficulté que le palefrenier du comte a pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st. par tonne ; l’avoine est à peu près au même prix en Angleterre, mais moins bonne ; la paille est chère et si rare que souvent les chevaux se passent de litière.

Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de bains, contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste salle commune et deux galeries où l’on peut se promener à l’abri du soleil et de la pluie. Il n’y a actuellement que d’horribles trous. Les patients sont enfoncés jusqu’au cou dans une eau sulfureuse, bouillante, que l’on croirait destinée, ainsi que la caverne de bêtes sauvages d’où elle sort, à donner plus de maladies qu’elle n’en guérit.

On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est monotone. Les baigneurs et les buveurs d’eau ne vont à la source que vers cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami et moi parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes grandioses et sauvages que l’on y rencontre à chaque pas. La région des Pyrénées tout entière est d’une nature et d’un aspect tellement différents de ce que j’avais encore vu, que ces excursions m’intéressent au plus haut point. La culture est d’une grande perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées ; nous recherchons les paysans qui nous paraissent les plus intelligents et nous nous entretenons longuement avec ceux qui entendent le français, ce que tous ne font pas, car le langage du pays est un mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, avec l’examen des minéraux (sujet pour lequel le duc de Larochefoucauld aime à nous tenir compagnie, étant lui-même très versé dans cette branche de l’histoire naturelle) et la revue des plantes que nous connaissons, nous fait employer très agréablement notre temps. La course du matin achevée, nous revenons nous habiller pour le dîner, à midi et demi, une heure ; puis on visite alternativement le salon de madame de Larochefoucauld ou celui de la comtesse de Grandval, les seules dames logées assez grandement pour recevoir toute notre compagnie. Personne n’est exclu ; comme le premier soin de tout arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l’ont précédé, que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à ces réunions, qui durent jusqu’à ce que la fraîcheur du soir permette de faire une promenade. Il n’est question que de cartes, de tric-trac, d’échecs et quelquefois de musique ; mais les cartes dominent : point n’est besoin de dire que je m’absentais souvent de ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses en France qu’en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour la promenade jusqu’à huit heures et demie, on soupe à neuf ; ensuite vient une heure de conversation dans la chambre d’une de ces dames, et c’est le meilleur moment de la journée, car la causerie y est libre, vive et pleine d’abandon ; on ne l’interrompt que les jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de journaux et de pamphlets que nous devenons tous de sérieux politiques. Tout le monde est couché à onze heures. Dans cet ordre du jour il n’y a rien de plus gênant que l’heure du dîner ; c’est une conséquence de ce qu’on ne déjeune pas, car la toilette étant de rigueur, il faut être de retour de toute excursion matinale à midi. Cette seule chose, lorsqu’on s’y tient, suffit à exclure toutes recherches, sauf les plus frivoles. En coupant la journée exactement en deux, on rend impossible toute affaire demandant sept ou huit heures d’attention non interrompue par les soins de la toilette ou des repas, soins que l’on accepte volontiers après de la fatigue ou un travail quelconque. En Angleterre nous nous habillons pour le dîner, et avec raison, le reste du jour étant consacré au loisir, à la conversation, au repos ; mais le faire à midi, c’est trop de temps perdu. À quoi est bon un homme en culottes et en bas de soie, le chapeau sous le bras et la tête bien poudrée ? — À faire de la botanique dans une prairie arrosée ? — À gravir les rochers pour recueillir des échantillons minéralogiques ? — À parler fermage avec le paysan et le valet de charrue ? — Non, il n’est propre qu’à s’entretenir avec les dames, ce qui certainement en tout pays, mais surtout en France où leur esprit est très éclairé, forme un excellent emploi du temps ; seulement on n’en jouit jamais aussi bien qu’après une journée passée à un exercice actif ou à une recherche animée ; à quelque chose qui ait élargi la sphère de nos conceptions, ou ajouté au trésor de nos connaissances. Je suis conduit à faire cette remarque, parce que l’habitude de dîner à midi est générale en France, excepté chez les personnes de haut rang à Paris. On ne saurait l’attaquer avec trop de sévérité ni trop de ridicule, parce qu’elle est contraire à toute vue de la science, à tout effort vigoureux, à toute occupation utile.

Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux de connaître les coutumes et le caractère d’une nation. J’ai toute raison d’être satisfait de l’expérience, car elle me fait jouir constamment des avantages d’une société libre et polie, dans laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, une douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good temper ; elles viennent, je le crois au moins, de mille petites particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation. Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos réunions : le marquis et la marquise de Hautfort (d’Hautefort) ; le duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures personnes que je connaisse ; le chevalier de Peyrac ; M. l’abbé Bastard ; le baron de Serres ; la vicomtesse Duhamel ; les évêques de Croire (Cahors ?) et de Montauban ; M. de la Marche ; le baron de Montagu, célèbre joueur d’échecs ; le chevalier de Cheyron et M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par les Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et trois ou quatre abbés.

S’il m’était permis, d’après ce que j’ai vu là, de hasarder une remarque sur le ton de la conversation en France, j’en louerais la parfaite convenance, bien qu’en la trouvant insipide. Toute vigueur de pensée doit tellement s’effacer dans l’expression, que le mérite et la nullité se trouvent ramenés à un même niveau. Châtiée, élégante, polie, insignifiante, la masse des idées échangées n’a le pouvoir ni d’offenser ni d’instruire ; là où le caractère est si effacé, il y a peu de place pour la discussion, et sans la discussion et la controverse, qu’est-ce que la conversation ? L’humeur facile et la douceur habituelle sont les premières conditions de la société privée ; mais l’esprit, les connaissances, l’originalité, doivent rompre cette surface uniforme par quelques saillies de sentiment ; sans cela l’entretien n’est qu’un voyage sur une plaine sans fin.

La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est avec son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au nord est déboisée mais couverte de cultures ; aux trois quarts de sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée, que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l’église et les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi juchés, comme l’aire d’un aigle, sont très communs dans les Pyrénées, qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de la montagne, à l’ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus haut il n’y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De quelque point qu’on la contemple, cette montagne est imposante par sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l’est est d’un caractère différent : il y a plus de variété de cultures, de villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat, qui met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est d’une beauté romantique ; et rien ne lui manque de ce qu’il faut pour la rehausser. Il y a des détails dans celle de Montauban que Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se termine d’une manière remarquable ; la Neste jette d’incessantes cascades sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle résistance. L’éminence, au centre d’une petite vallée sur laquelle est une vieille tour, forme un site sauvage et romantique ; le grondement des eaux s’harmonise avec les montagnes, dont les forêts sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées. Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre l’ambition humaine ? Les ours se retirent dans les tanières de leurs bois, les aigles nichent sur leurs rocs. Tout est grand ; la sublimité de la nature, avec une majesté imposante, remplit l’âme de terreur ; l’esprit est comme enchaîné à ces lieux, et l’imagination, malgré tout son pouvoir, ne cherche rien au delà : elle rend plus sourds les mugissements des cascades et revêt les bois d’une teinte plus sombre.

Il faut du temps pour visiter un semblable pays. Le climat est tel ou du moins a été tel depuis que je suis à Bagnères-de-Luchon, que l’on ne peut guère compter plus d’un beau jour sur trois. Les nuages, arrêtés et déchirés par les montagnes, déversent incessamment leur contenu. Du 26 juin au 2 juillet, nous eûmes une pluie abondante qui dura soixante heures sans interruption. Les montagnes, quoique proches, étaient cachées jusqu’à la base par les nuages. Elles n’arrêtent pas seulement ceux qui flottent dans l’atmosphère, mais semblent pouvoir en produire : vous voyez de légères vapeurs s’élever des gorges, s’amasser le long des pentes, s’accroître par degrés, jusqu’à ce qu’elles forment des nuées assez lourdes pour reposer sur les hauts sommets, ou autrement jusqu’à ce qu’elles soient emportées avec les autres dans l’atmosphère.

Parmi les maîtres de cette immense chaîne, les premiers en dignité, à l’égard du mal qu’ils font, sont les ours. Il y en a de deux espèces : carnivores et frugivores ; les dégâts de ces derniers surpassent ceux de leurs plus terribles frères. Ils viennent la nuit ravager les grains, surtout le sarrasin et le maïs, et sont d’un goût si délicat dans le choix des épis, qu’ils renversent et gâtent infiniment plus qu’ils ne mangent. Les carnivores attaquent le gros bétail aussi bien que les moutons ; on ne peut laisser les troupeaux la nuit au pâturage. Quand ils sortent, c’est sous la garde d’un berger armé d’un fusil et accompagné de chiens grands et forts ; le soir, tout le long de l’année, on les ramène aux étables. Quelquefois des bœufs s’égarent et courent risque d’être dévorés. Les ours les attaquent en leur sautant sur le dos, ils les forcent à baisser la tête, puis les déchirent avec leurs ongles dans une étreinte effroyable. On fait, chaque année, des battues, plusieurs paroisses associant leurs efforts. Une ligne de chasseurs resserre peu à peu le bois où se trouve l’ours. Les ours sont gras en hiver, une bonne pièce vaut alors trois louis. Jamais ils n’attaquent les loups, mais plusieurs loups poussés par la faim attaqueront un ours et le dévoreront. On ne voit ici les loups qu’en hiver. En été ils se retirent dans les endroits des Pyrénées les plus déserts, les plus éloignés des habitations ; c’est la terreur des troupeaux de moutons, comme par tout le reste de la France.

Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait une excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà auparavant procuré des mulets et des guides à des personnes se rendant à Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre demande, il écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des montagnes, qu’on envoyât trois mules et un guide parlant français. Quand ils arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en route. [4] (Voir, pour les détails, Annales d’Agr., t. VIII, p. 193.)

21 Juillet. — Retour. — Quitté Jonquières, où la figure et les manières des habitants vous feraient croire qu’il n’en est pas un qui ne soit contrebandier ; nous arrivons à une superbe route que le roi d’Espagne a ordonné de faire. Elle commence aux piliers marquant la frontière des deux monarchies et se joint à la route française : elle est magnifiquement construite. Nous prenons congé de l’Espagne pour rentrer en France ; le contraste est frappant. Lorsque l’on passe la mer de Douvres à Calais, les apprêts et les embarras d’une traversée conduisent graduellement l’esprit a l’idée du changement ; mais ici, sans franchir une ville, une barrière, un mur même, vous entrez dans un nouveau monde. Une superbe chaussée, faite avec la solidité et la magnificence qui distinguent les grandes routes françaises, prend la place des misérables chemins de Catalogne, encore tels que la nature les a tracés ; de beaux ponts sont jetés sur les torrents qu’il fallait passer à gué. Nous nous trouvions tout à coup transportés d’une province sauvage, déserte et pauvre, au milieu d’un pays enrichi par l’industrie de l’homme. Tout tenait le même langage et nous disait en termes sur lesquels on ne pouvait se méprendre, qu’une cause puissante et active produisait ces contrastes, trop évidents pour être méconnus. Plus on voit, plus, selon mon opinion, on est conduit à penser qu’il n’y a qu’une influence toute-puissante qui stimule le genre humain — le gouvernement. D’autres produisent des exceptions et des nuances : celle-ci agit avec une efficacité permanente et universelle. L’exemple présent est remarquable ; car le Roussillon est en fait une partie de l’Espagne : les habitants sont Espagnols de langage et de coutumes ; mais ils sont soumis à un gouvernement français.

Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. Rencontré des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets sont espagnols. On bat le grain comme de l’autre côté des montagnes. Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné Perpignan ; là je me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à Luchon, tandis que j’avais arrangé un tour dans le Languedoc, pour finir la saison. — 15 milles.

Le 22. — Le duc de Larochefoucauld m’avait donné une lettre pour M. Barri de Lasseuses, major d’un régiment à Perpignan, qui, disait-il, s’entendait en agriculture, et serait charmé de s’entretenir avec moi sur ce sujet. J’allai chez lui le matin, mais, comme c’était dimanche, il passait la journée à sa maison de campagne de Pia, à une lieue environ. Je me rôtis en m’y rendant à travers des vignobles pierreux. Monsieur, madame et mademoiselle de Lasseuses m’accueillirent avec une grande politesse. Je leur expliquai que le motif de mon voyage n’était pas de courir à l’étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais d’examiner l’agriculture, afin d’imiter ce que j’y pourrais trouver de bon et d’applicable à l’Angleterre. On applaudit beaucoup ce dessein ; le major dit que c’était un motif de voyage vraiment digne de louanges ; qu’il était étonnant que cela fût si peu commun, et se fit fort d’assurer qu’il n’y avait pas un seul Français en Angleterre poussé par la même raison. Il me pria de passer la journée avec lui. La vigne était la plus importante de ses cultures. Mais le peu qu’il avait de terres arables était tenu selon la singulière coutume de cette province. Il me montra un village appelé Rivesaltes qu’il me dit produire un des plus fameux vins de France ; je trouvai au dîner que cette réputation était juste. Retourné le soir à Perpignan, après une journée fort instructive. — 8 milles.

Le 23. — Pris la route de Narbonne. Passé près de Rivesaltes. De la montagne jaillit la plus grande source que j’aie rencontrée. Otterspool et Holywell ne sont auprès que des bulles de savon. Elle fait tourner un moulin dès sa naissance, c’est plutôt une rivière qu’une source. Traversé une plaine unie, dévastée, sans arbres ni maisons ni village pendant un espace considérable ; certes le plus vilain pays que j’aie vu en France. Le grain est foulé aux pieds des mules, comme en Espagne. Dîné à Séjeen (Sigean) au Soleil, bonne auberge neuve, où je rencontrai par hasard le marquis de Tressan. Il me dit qu’il fallait que je fusse un singulier original de voyager aussi loin sans autre but que l’agriculture ; il n’avait jamais vu ni entendu rien de pareil ; mais il m’approuvait beaucoup et souhaitait d’en pouvoir faire autant.

Les routes sont d’admirables travaux. J’ai passé une tranchée, dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90,000 liv. (3, 937 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et demie de Sigean à Narbonne coûtent 1,800,000 liv. (78,750 l. st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de six, sept et huit pieds, et n’ayant pas moins de cinquante pieds de large. Il y a un pont d’une seule arche dont la chaussée est vraiment quelque chose d’admirable ; nous n’avons pas en Angleterre l’idée d’une telle route. La circulation n’exigeait cependant pas de semblables efforts, un tiers de la largeur est battu, l’autre sert à peine, il pousse de l’herbe sur le reste. Pendant 36 milles je n’ai croisé qu’un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur âne. Pourquoi cette prodigalité ? En Languedoc, il est vrai, les corvées n’existent pas ; mais il y a de l’injustice à exiger une contribution qui n’en diffère que peu. On procède par tailles, et dans la répartition les terres nobles sont si favorisées, tandis que l’on charge au contraire tellement les terres de roture, que près d’ici 120 arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, alors que 400 autres, qui proportionnellement devraient 300 livres, sont taxées à 1,400 livres. À Narbonne, le canal qui se joint à celui du Languedoc mérite attention ; c’est un très bel ouvrage, qui, dit-on, sera terminé le mois prochain. — 36 milles.

Le 24. — Des femmes sans bas, beaucoup même sans souliers ; mais si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur reste la superbe consolation de les poser sur une chaussée grandiose ; la nouvelle voie a cinquante pieds de large, plus cinquante autres déblayés pour lui faire place.

Les vendanges peuvent à peine égaler l’animation et le mouvement universel du dépiquage que présentent les villes et les villages du Languedoc. Les gerbes sont empilées grossièrement autour d’une aire où un grand nombre de mules et de chevaux trottent en cercle ; une femme tient les rênes, une autre ou bien une ou deux petites filles activent la marche avec des fouets ; les hommes alimentent l’aire et la nettoient ; d’autres vannent en jetant le grain en l’air pour que les déchets soient emportés. Personne ne reste inoccupé et chacun s’emploie de si bon cœur qu’on dirait les gens aussi joyeux de leurs travaux, que le maître de ses tas de blé. Le tableau est singulièrement animé et joyeux. Je m’arrêtais souvent et je descendais de cheval pour examiner ces travaux ; toujours on me traita courtoisement, et mes vœux pour que les prix fussent bons pour le fermier sans l’être trop pour le pauvre, furent toujours bien reçus. Cette méthode avec laquelle on se passe de granges, dépend absolument du climat : depuis mon départ de Bagnères-de-Luchon jusqu’ici, en Catalogne, en Roussillon, en Languedoc, je n’ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et un soleil brûlant ; la chaleur n’était nullement étouffante et, pour moi, nullement désagréable. Je demandai si l’on n’était pas quelquefois surpris par la pluie ; c’est bien rare, me dit-on, et alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a bientôt fait de tout sécher.

Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette province. La montagne qu’il traverse de part en part est isolée au milieu d’une grande vallée et à un demi-mille seulement de la route. C’est une œuvre grandiose et merveilleuse, d’environ trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d’aérage. Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu’à Béziers ; neuf écluses font descendre l’eau de la montagne pour l’amener à la ville. Superbe ouvrage ! Le port est assez large pour porter quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d’autres en mouvement, signes d’affaires très actives. Voici la plus belle chose que j’aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand ! — Ici, d’une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton peuple le bien-être et la richesse ! — Si sic omnia, ton nom eût été, à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion des deux mers, moins d’argent fut dépensé que pour assiéger Turin ou se saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des revenus d’un grand royaume est la seule manière louable dans un monarque de conquérir l’immortalité ; les autres ne font revivre leur nom qu’au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des fléaux de l’humanité. Le canal traverse la rivière pendant environ une demi-lieue, séparé d’elle par des murs qui sont couverts en temps d’inondation ; il prend ensuite la direction de Cette. Dîné à Béziers. Sachant que M. l’abbé Rozier, le célèbre éditeur du Journal Physique, actuellement en train de publier un dictionnaire d’agriculture, très renommé en France, faisait valoir une ferme près de Béziers, je demandai à l’hôtel le chemin de sa maison. On me dit qu’il avait quitté Béziers depuis deux ans, mais que de la rue on pouvait voir sa maison ; on me la montra d’une espèce d’esplanade qui donnait d’un côté sur la campagne ajoutant qu’elle appartenait à un M. de Rieuse qui avait acheté la terre de l’abbé. Il me semblait, en visitant la ferme d’un homme célèbre par ses écrits, que je me mettais en état de mieux saisir, à la lecture de son livre, ses allusions au sol, à l’exposition et aux autres circonstances.

Je fus fâché d’entendre, à table d’hôte, jeter du ridicule sur l’agriculture de l’abbé Rozier, en prétendant qu’il avait beaucoup de fantaisie, mais rien de solide ; on se moquait surtout de son idée de paver une vigne. Je fus enchanté d’avoir connaissance d’une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas la voir. Il arrive ici à l’abbé, comme fermier, ce qui arrivera sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses voisins ; car il n’est pas dans la nature des paysans d’admettre parmi eux quelqu’un qui pense pour eux. Je m’enquis de la raison qui lui avait fait quitter le pays, et on me répondit par une curieuse anecdote. L’évêque de Béziers voulait, avec l’argent de la province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse ; comme cette route passait sur les domaines de l’abbé, il s’ensuivit une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de quitter la place. Voici un joli trait de gouvernement : un homme forcé de vendre son bien et de s’éloigner du pays par des galanteries d’évêques, avec les femmes des voisins, je suppose, car il n’y en a pas d’autres à la mode en France… Laquelle de mes voisines pousserait l’évêque de Norwich à ouvrir une route sur ma ferme et à me forcer de vendre Bradfield ? Je donne mon autorité pour cette anecdote : des bavardages de table d’hôte, ayant autant de chances d’être faux que de se trouver véridiques ; mais, après tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des prélats anglais. — M. de Rieuse me reçut poliment et satisfit à mes réponses comme il put, car il ne savait guère des systèmes de l’abbé que ce qu’en rapportait la voix publique et ce qu’en montrait la ferme elle-même.

Quant aux vignes pavées, il n’y avait rien de semblable : le conte doit provenir d’un clos de ceps de Bourgogne que l’abbé fit planter d’une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou qu’il recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce qui réussit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située sur le penchant et le sommet d’une hauteur qui domine Béziers, sa riche vallée, ses cours d’eau et un bel horizon de montagnes.

Béziers a une belle promenade ; les Anglais commencent à préférer cette ville à Montpellier à cause de l’air. Pris le chemin de Pézenas. Il gravit une colline d’où l’on découvre la Méditerranée.

Dans tout ce pays, surtout dans les bois d’oliviers, la cigale fait retentir son cri constant, aigu, monotone ; on ne saurait imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très beau pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée ; mélange de vignes, de mûriers, d’oliviers, de villas et de fermes éparses, beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées jusqu’au sommet. Au souper, à table d’hôte, nous fûmes servis par une fille sans bas ni souliers, d’une laideur repoussante, et sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois marchands, à en juger par les apparences, bavardant avec elle très familièrement : à un repas de fermiers, dans le marché le plus pauvre et le plus écarté de l’Angleterre, un tel animal ne serait souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes dans leur salle à manger. — 32 milles.

Le 25. — Magnifique viaduc accompagnant un pont long de plus d’un mille, large de dix yards, haut de huit à douze pieds ; de six en six yards de chaque côté s’élèvent des colonnes en pierres ; c’est un ouvrage prodigieux. Je ne sais rien d’aussi remarquable pour le voyageur que les routes du Languedoc : nous n’avons pas en Angleterre l’idée de tels efforts ; c’est superbe, splendide. Si je pouvais aussi bien chasser de mon esprit le souvenir des taxes injustes qui les soutiennent, j’admirerais sans cesse la magnificence déployée par les États de cette province. Cependant la police est très mauvaise, car je rencontre à peine un charretier qui ne soit pas endormi.

Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse campagne, sur une autre immense chaussée soutenue par des murs ; elle est large de dix yards et haute de huit à douze pieds, longeant le bord de la mer. Passé à Pijan et près Frontignan et Montbazin, dont les vins sont si célèbres. Les environs de Montpellier, dans un rayon d’une lieue, sont charmants et bien plus coquets que tout ce que j’ai vu en France. Des villas bien bâties, propres, aisées, paraissant être la propriété de personnes riches, sont répandues à profusion dans toute la campagne. Ce sont, en général, de jolis bâtiments carrés, dont quelques-uns sont très spacieux. Montpellier, qui semble plutôt une capitale qu’une ville de province, couvre une colline s’élevant avec hardiesse. L’entrée vous réserve une désillusion par ses rues étroites, mal bâties, tortueuses, mais très peuplées et pleines de l’animation des affaires ; il n’y a cependant pas de manufactures considérables ; les principales sont celles de vert-de-gris, de foulards, de couvertures, de parfums et de liqueurs.

La grande curiosité pour l’étranger, c’est une promenade ou une place (car on y trouve les caractères de l’un et de l’autre) qu’on appelle le Pérou (Peyrou). Un magnifique aqueduc, à trois rangs d’arches, alimente la ville avec les eaux d’une montagne éloignée ; c’est un très bel ouvrage ; un château d’eau les reçoit dans un bassin circulaire, d’où elles tombent dans un réservoir extérieur pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d’eau qui rafraîchissent l’air d’un jardin placé plus bas, le tout dans une belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et entourée d’une balustrade et d’autres décorations en pierre ; au centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a dans cet ouvrage d’utilité publique un air de vraie grandeur qui me fit plus d’impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue aussi est singulièrement belle. Au sud, l’œil se promène avec délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à la mer. Au nord s’étend une chaîne de hauteurs en culture. D’un côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le lointain, de l’autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au-dessus des nuages. C’est un des spectacles les plus sublimes que l’on puisse contempler, lorsqu’un ciel clair permet de l’embrasser dans son ensemble. — 32 milles.

Le 26. — La foire de Beaucaire met en mouvement tout le pays ; j’ai rencontré beaucoup de charrettes chargées, et neuf diligences allant ou revenant. — Hier et aujourd’hui sont les jours les plus chauds que j’aie sentis ; nous n’avions rien de semblable en Espagne. — Les mouches sont plus désagréables encore que la chaleur. — 30 milles.

Le 27. — L’amphithéâtre de Nîmes est un édifice merveilleux, montrant combien les Romains savaient adapter ces lieux aux abominables fêtes auxquelles ils étaient destinés. La bonne disposition d’un théâtre pouvant recevoir sans embarras 17,000 personnes, sa masse, la manière inébranlable dont ces énormes pierres sont posées sans ciment, les ravages du temps, et plus encore des barbares qui l’ont à peine entamé dans les révolutions de seize siècles, tout captive l’attention.

J’ai visité hier la Maison-Carrée, je l’ai revue ce matin et deux fois dans la journée : c’est, sans comparaison, l’édifice le plus léger, le plus élégant, le plus charmant que j’aie jamais vu. Quoiqu’il n’ait aucune masse qui surprenne, ni aucune magnificence extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s’en détacher. Il y a dans les proportions une harmonie magique qui charme les yeux. Aucun détail ne ressort par une beauté particulière, c’est un tout parfait de grâce et de symétrie Quelle infatuation des architectes modernes, de dédaigner la pure et élégante simplicité pour élever ces chefs-d’œuvre d’extravagance et de lourdeur si communs en France ! Le Temple de Diane, comme on l’appelle, les bains dernièrement restaurés et la promenade, forment les parties d’un même tableau qui orne magnifiquement la cité. Par malheur pour moi, on avait retiré l’eau des bains et des canaux pour les nettoyer. Les pavés (mosaïques) romains sont fort beaux et très bien conservés.

L’hôtel du Louvre, excellente maison, vaste et commode, où j’étais descendu à Nîmes, ressemblait, depuis le matin jusqu’à la nuit, autant à une foire que le champ de Beaucaire lui-même.

Je dînais et soupais à table d’hôte ; le bon marché de ces tables convient à mes finances et l’on peut y étudier les habitudes du pays ; nous étions de vingt à quarante à chaque repas, compagnie mêlée de Français, d’Italiens, d’Espagnols et d’Allemands, avec un Grec et un Arménien. On me dit qu’il y avait à peine une nation d’Europe ou d’Asie qui n’ait pas son représentant à cette grande foire, principalement pour le commerce des soies gréges, dont il se fait des affaires de millions en quatre jours ; on y trouve également tous les autres produits du monde.

À propos de cette nombreuse table d’hôte, je dois noter un fait dont j’ai été souvent frappé : l’humeur taciturne des Français. J’arrivai dans ce royaume, m’attendant à avoir constamment les oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces gens, que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en Angleterre, sans doute. À Montpellier, quoiqu’il y eût quinze personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus d’un monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée de quakers muets qu’à la réunion des deux sexes chez un peuple fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas, aucun Français n’ouvrait la bouche. Aujourd’hui, à dîner, désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre l’usage d’un organe dont ils semblaient si peu disposés à se servir, je m’assis à côté d’un Espagnol, et comme j’arrivais récemment de son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez communicatif. Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que les trente autres personnes.

Le 28. — Parti de bon matin pour le pont du Gard, en traversant une grande plaine couverte, vers la gauche, de vastes plants d’oliviers au milieu de beaucoup de rochers arides. À première vue, je fus désappointé, je me figurais quelque chose d’autrement grandiose, mais je découvris bientôt mon erreur, et restai convaincu, après l’avoir examiné de plus près, qu’il ne lui manque aucune des qualités qui commandement l’admiration. C’est un travail prodigieux ; la grandeur et la solidité massive de l’architecture, qui peut encore défier deux ou trois mille ans, unies à l’incontestable utilité de l’entreprise, nous donnent une haute idée de la hardiesse qui l’a fait exécuter, pour fournir aux besoins d’une ville de province : la surprise cesse toutefois en voyant que ce furent les nations enchaînées qui fournirent au travail. Sur le chemin de Nîmes, j’ai rencontré beaucoup de marchands de retour de la foire ; chacun portait un tambour d’enfant attaché à son porte-manteau ; j’avais trop ma petite-fille en tête pour ne pas les aimer, pour cette preuve d’attention envers leurs enfants ; mais pourquoi un tambour ? N’y a-t-il pas assez d’esprit militaire dans ce royaume, où eux-mêmes sont exclus des honneurs, de la considération et des bénéfices venant du sabre ? J’aime beaucoup Nîmes ; et si les habitants étaient le moins du monde au niveau de leur ville, je la préférerais comme résidence à la plupart, si ce n’est à toutes les villes de France sous le rapport du théâtre, point fort important, on dit que Montpellier l’emporte. — 24 milles.

Six lieues de pays très désagréable jusqu’à Sauve ; vignes et oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée si sauvage ; il a enclos une partie de sa propriété de murs en pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d’oliviers qui semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, cependant le sol est si pierreux, qu’on n’y voit pas de terre : quelques-uns de ses murs ont quatre pieds d’épaisseur, l’un même atteint douze pieds sur cinq de hauteur, d’où il semble qu’il prenne à tâche d’enlever les pierres, amélioration sur laquelle j’ai des doutes. Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes ; je suppose qu’il a l’intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon état. J’espère qu’il n’a aucune charge dont les vains tracas puissent le détourner d’une conduite aussi honorable pour lui que bienfaisante pour le pays. Au sortir de Sauve, j’ai été très frappé de voir au grand espace qui ne paraissait être qu’un amas d’énormes rochers, enclos et planté avec le soin le plus industrieux. Chacun a un mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques vignes répandus çà et là ; de sorte que le terrain forme le plus bizarre mélange de plantes et de quartiers de roches que l’on puisse concevoir. Les habitants de ce village méritent d’être encouragés pour leur industrie, et, si j’étais ministre, ils le seraient. Ils changeraient bientôt en jardins les déserts qui les entourent. Un tel centre d’agriculteurs actifs, qui transforment leurs rochers en une scène de fertilité, parce que, je le suppose, ces rochers leur appartiennent, feraient de même pour les solitudes environnantes, en vertu du même principe tout-puissant. Dîné à Saint-Hippolyte avec huit marchands protestants, retournant chez eux, dans le Rouergue, après la foire de Beaucaire. Comme nous partîmes en même temps, je voyageai dans leur compagnie et je sus d’eux plusieurs choses dont je désirais être informé ; ils m’apprirent aussi que les mûriers s’étendent au-delà du Vigan, mais là et surtout à Milhau les amandiers prennent leur place et sont très abondants.

Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à Milhau et à Rodez, m’assurant que le bon marché était si grand dans leur province, que je serais tenté de me fixer quelque temps parmi eux. Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, composé de quatre pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis par an, et vivre avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus grande abondance, pour 100 louis ; il y avait des familles nobles, vivant d’un revenu de 50 et même de 25 louis. De tels récits, considérés au point de vue de la politique, ont leur intérêt ; ce bon marché contribue, d’un côté au bien-être des individus ; de l’autre, à la prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si je rencontrais beaucoup d’exemples semblables ou d’autres directement opposés, il deviendrait nécessaire d’y réfléchir plus longuement. — 30 milles.

Le 30 — En sortant de Ganges, je fus surpris de rencontrer le système d’irrigation le plus avancé que j’aie vu en France ; je passai ensuite près de montagnes fort escarpées, parfaitement cultivées en terrasses. Grandes irrigations à Saint-Laurent ; paysage d’un grand intérêt pour le fermier. Depuis Ganges jusqu’à la rude montagne que j’ai traversée, la course a été la plus intéressante que j’aie faite en France ; les efforts de l’industrie les plus vigoureux ; le travail le plus animé. Il y a ici une activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de verdure. Ce serait insulter au bon sens que d’en demander la cause : la propriété seule l’a pu faire. Assurez à un homme la possession d’une roche nue, il en fera un jardin ; donnez-lui un jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert. Montadier, sur une rude montagne couverte de buis et de lavande, est un village de mendiants, avec une auberge qui me fit presque reculer. Je trouvai, mangeant du pain noir, des espèces de coupe-jarrets dont le visage avait un tel air de galères, que je croyais entendre le bruit de leur chaîne. Je les regardai aux jambes et ne pus m’empêcher d’imaginer qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas libres. Il y a une sorte de physionomie si horriblement mauvaise, qu’il est impossible de s’y tromper. J’étais seul et sans aucune arme. Jusqu’alors, il ne m’était pas venu à l’idée d’emporter des pistolets ; à cette heure j’eusse été fort aise d’en avoir. Le maître de l’auberge, qui semblait cousin-germain de ses hôtes, me donna avec difficulté un mauvais pain, qui cependant n’était pas noir. Ni viande, ni oeufs, ni légumes, et du vin exécrable ; pour ma mule, ni avoine, ni foin, ni paille, ni fourrage vert ; par bonheur la miche était grosse, j’en pris un morceau et coupai le reste en tranches pour mon ami le quadrupède espagnol, qui le mangea d’un air reconnaissant ; l’aubergiste grognait. Descendu par une route sinueuse excellente à Maudières, où un pont d’une arche est jeté sur le torrent. Passé Saint-Maurice et traversé une forêt détruite, au milieu des troncs d’arbres. Descente de trois heures sur une route superbe, tranchée dans la montagne jusqu’à Lodève, ville sale, laide, mal construite, avec d’étroites rues tortueuses, mais très peuplée et fort industrieuse. Bu d’excellent vin blanc léger, à 5 sous la bouteille. — 36 milles.

Le 31. — Traversé la montagne par un affreux chemin et gagné Beg de Rieux (Bédarieux), qui partage avec Carcassonne la fabrication des londrins pour le commerce du Levant. — Grands espaces incultes jusqu’à Béziers. J’ai rencontré aujourd’hui dans un marchand français de bonne mine, un exemple d’ignorance qui m’a surpris. Il m’avait harassé par une foule de questions saugrenues, et me demandait, pour la troisième ou quatrième fois, de quel pays j’étais. Je lui dis que j’étais Chinois. — Combien y a-t-il d’ici ? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues ! diable ! c’est un grand chemin ! — L’autre jour un Français me demanda, après que je lui eus dit que j’étais Anglais, si nous avions des arbres dans mon pays. — Quelquefois, lui répondis-je. — Et des rivières ? — Oh ! pas du tout. — Ah ! ma foi, c’est bien triste. [5].

Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée, comme tout le reste, au gouvernement. — 40 milles.

1er août. — Quitté Béziers pour me rendre à Capestang, par la montagne Percée. Traversé plusieurs fois le canal de Languedoc et de grands terrains incultes avant d’arriver à Pléraville. On voit les Pyrénées en plein sur la gauche, et leurs derniers contreforts ne sont qu’à quelques lieues. À Carcassonne, on me mena voir une fontaine d’eau bourbeuse et la porte des Casernes ; mais je fus plus satisfait de quelques grandes maisons de manufacturiers, qui marquaient de la richesse. — 40 milles.

Le 2. — Faujours (Fargeaux), couvent considérable, avec une longue ligne de bâtiments très élevés.

Le 3. — À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches plates, chacune de 64 pieds d’ouverture, qui coûtera 1,800,000 livres (78,758 l. st.). Voilà douze ans qu’on y travaille ; il en faudra encore bien deux pour le finir. Le temps, depuis quelques jours, a été aussi beau que possible, mais très chaud ; aujourd’hui, la chaleur était si désagréable, que je me suis reposé à Mirepoix depuis midi jusqu’à trois heures ; il faisait un soleil si brûlant, qu’il m’en coûta beaucoup de faire un demi-quart de mille pour voir le pont. Des myriades de mouches me dévoraient, et je pouvais à peine supporter un peu de clarté dans ma chambre. Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces grandes chaleurs, c’est ce que j’avais fait à Carcassonne ; mais on ne put m’en procurer d’aucune sorte. En se rappelant que Carcassonne est une des villes manufacturières les plus considérables de France, comptant 15,000 âmes, que Mirepoix est loin d’être sans importance, et que cependant on n’y peut trouver de voiture d’aucune espèce, combien un Anglais doit s’estimer heureux des facilités de tout genre, universellement répandues dans son pays, où je ne crois pas qu’il y ait une ville de 1,500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste ! Ceci confirme le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près de Paris. La circulation est presque nulle en France. La chaleur était telle que je quittai Mirepoix presque malade : c’est de beaucoup le jour le plus chaud que j’aie éprouvé. L’air paraissait enflammé des rayons ardents qui rendaient impossible de diriger les regards même à bien des degrés de distance de l’orbe radieux flamboyant alors dans les cieux. Traversé un autre beau pont de trois arches ; puis, une contrée boisée, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Vignes nombreuses autour de Pamiers, qui est situé au centre d’une belle vallée, sur le bord d’une jolie rivière. La ville elle-même est remarquablement laide et mal bâtie ; et quelle auberge ! Adieu, monsieur Gascit ; si le sort m’en départ encore une comme la vôtre, que cela me soit compté en rémission de mes péchés ! — 28 milles.

Le 4. — Un peu après, au sortir d’Amons (du Mas d’Azil), on a le spectacle extraordinaire d’une rivière sortant d’une caverne ; au revers de la montagne, on voit l’autre caverne par où elle entre ; la montagne est percée. Dans beaucoup de pays, il y a de ces exemples de rivières souterraines. À St-Géronds (St-Girons), descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de saleté, de vermine, d’impudence et de vol qui ait jamais exercé la patience ou blessé les sentiments d’un voyageur ! Là préside une sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne dis pas que j’aie dormi) dans une chambre au-dessus de l’écurie, dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums qu’exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux oeufs gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous. L’Espagne ne m’a rien présenté qui égalât ce cloaque, dont un porc anglais se détournerait avec horreur. Mais toutes les auberges depuis Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à 5,000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut être, entre ces centres de population et d’autres, la circulation, encouragée par de semblables auberges ? Certains écrivains ont regardé de telles remarques comme dictées purement par la vivacité des voyageurs ; cela montre leur ignorance. Il y a une donnée politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons demander que tous les registres de France soient ouverts pour trouver quelle est la circulation dans ce royaume ; le politique doit donc le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre et la qualité de ces voyageurs. J’entends les gens du pays, que les affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux ; car, s’ils ne sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes auberges, ce ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le feront : on le voit par la détestable hospitalité offerte même sur le grand chemin de Londres à Rome. Au contraire, allez en Angleterre, dans des villes de 1,500, 2,000 ou 3,000 habitants, tout à fait en dehors de la circulation comme moyen de ressource, et n’ayant à attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez cependant des auberges bien tenues par du monde propre et convenable, de bons meubles, une civilité cordiale ; si vos sens ne sont pas flattés, au moins ne seront-ils blessés par rien ; et, si vous demandez une chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce qui ne coûte pas moins de 80 liv. st., vous l’aurez à votre disposition pour vous mener où bon vous semblera, malgré la lourde taxe qui les grève. N’y a-t-il pas des conclusions politiques à tirer de ce contraste ? Cela prouve qu’il y a assez de communications entre les villes anglaises pour soutenir de telles maisons. Les clubs des habitants, les visites de leurs amis et de leurs parents, les parties de plaisir, les marchés, les rapports avec la capitale et les autres centres, forment les bonnes auberges ; et quand elles n’existent pas dans un pays, c’est qu’il n’a pas le même mouvement, ou que ce mouvement entraîne moins de richesse, moins de consommation, moins de bien-être. Dans cette tournée en Languedoc, j’ai traversé un nombre incroyable de magnifiques ponts et de superbes chaussées. Cela ne prouve que l’absurdité et l’oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à 80,000 l. s., et d’immenses chaussées pour réunir des villes sans auberges autres que celles décrites ci-dessus, paraît une grande erreur. Cela n’est pas à l’usage seul des habitants, le quart seul leur suffirait ; c’est donc un faste que l’on déploie aux yeux des voyageurs. Mais quel voyageur, au milieu de la saleté d’un cabaret, blessé par tous les sens, ne condamnera une aussi vaine folie, et ne souhaitera moins d’apparente splendeur et plus de bien-être réel. — 30 milles.

Le 5. — Jusqu’à Saint-Martory, suite d’enclos bien cultivés. — Depuis plus de cent milles, les femmes vont sans souliers, même dans les villes ; à la campagne, beaucoup d’hommes font de même.

La chaleur, hier et aujourd’hui, est aussi intense qu’auparavant ; il est hors de propos de chercher à voir clair dans les appartements ; tout doit être clos, ou il n’y en a pas d’assez frais ; en passant d’une chambre éclairée dans une autre, noire, quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien différente ; mais aller de là sur une terrasse couverte, c’est comme si on entrait dans un four. On m’a conseillé, aujourd’hui, de ne pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à cinq heures de l’après-midi, la chaleur rend tout exercice pénible, et les mouches sont une vraie plaie d’Égypte. Plutôt le froid et les brouillards de l’Angleterre qu’une telle chaleur, si elle devait durer ! Les gens du pays me disent que cette intensité a atteint son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même, dans les mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu’à présent. Pendant deux cent cinquante milles, je n’ai rencontré que deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille chaise de poste anglaise à un cheval ; pas un gentilhomme ; beaucoup de négociants, comme ils s’appellent, avec deux ou trois porte-manteaux en croupe : rareté de voyageurs surprenante ! — 28 milles.

Le 6. — Rejoint mes amis à Bagnères-de-Luchon, très aise de me reposer un peu au sein de ces fraîches montagnes, après une si brûlante tournée.

Le 10. — Notre société n’étant pas encore prête à retourner à Paris, je résolus d’employer les dix ou douze jours qui restaient à visiter Bagnères-de-Bigorre et Bayonne, et de revenir rejoindre mes compagnons à Auch sur le chemin de Bordeaux. Cela conclu, je montai ma jument anglaise et pris un dernier congé de Bagnères-de-Luchon. — 28 milles.

Le 11. — Paré près d’un couvent de Bernardins, dont le revenu est de 30,000 livres ; il est situé, dans un vallon qu’arrose un charmant ruisseau aux eaux cristallines ; des hauteurs, boisées de chênes, l’abritent en arrière. — Arrivé à Bagnères, qui contient peu de choses remarquables, mais que l’on fréquente beaucoup à cause de ses eaux. Visité la vallée de Campan, dont j’avais entendu faire de grands récits, et qui a cependant surpassé mon attente. Elle diffère entièrement de celles que j’ai vues dans les Pyrénées ou en Catalogne. Les traits en sont autrement disposés. En général, les pentes cultivées des montagnes sont divisées en enclos ; ici, elles restent ouvertes. La vallée elle-même est une nappe unie de cultures et de prairies arrosées, parsemée de nombreux villages et de maisons isolées. Les montagnes de l’est sont sauvages, escarpées, rocheuses, et ne nourrissent que des moutons et des chèvres. Elles forment le trait le plus saillant de ce tableau par leur contraste frappant avec celles de l’ouest qui déploient une admirable succession de moissons et de verdure, sans haies ni fossés, coupée seulement par les lignes de division des propriétés et les canaux, amenant aux basses région, les eaux des sommets ; leurs pentes offrent l’aspect de la plus riche et la plus luxuriante végétation. Çà et là s’éparpillent quelques bouquets de bois que le hasard a groupés avec un merveilleux bonheur pour jeter de la variété. La saison, en mélangeant l’or des blés mûrs avec le vert des prairies, colorait vivement ce paysage, qui est en somme, pour les formes et les teintes, le plus exquis dont nos yeux se soient récréés. — Pris le chemin de Lourdes ; on y tient garnison dans un château bâti sur le roc, rien que pour garder les prisonniers d’État envoyés ici par lettres de cachet. On en connaît sept ou huit qui y sont ; il y en a eu jusqu’à trente à la fois, arrachés par la main impitoyable d’une jalouse tyrannie, du sein des douceurs de la famille, enlevés à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs amis, et condamnés pour des crimes ignorés d’eux, peut-être pour leurs vertus, à languir dans ce séjour de douleur et à y mourir de désespoir ! O liberté ! liberté ! Et ce gouvernement est encore, après le nôtre, le plus doux de ceux d’Europe. Les décrets de la Providence semblent avoir permis à la race humaine d’exister, sous condition de servir de proie aux tyrans, comme elle a fait les pigeons pour les vautours. — 35 milles.

Le 12. — Pau est une ville considérable, ayant un Parlement et une manufacture de toile, mais elle est plus célèbre comme lieu de naissance d’Henri IV. J’ai vu le château, et on m’a montré, comme à tous les voyageurs, la chambre où Henri IV vint au monde et l’écaille de tortue qui lui servit de berceau. Influence des talents sur la postérité ! Voici une grande ville, mais je doute que rien y amenât l’étranger s’il n’y avait pas ce souvenir favori.

En prenant la route de Moneng (Moneins), je suis tombé sur une scène si nouvelle pour moi en France, que j’en pouvais à peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d’une baie d’épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d’autres arbres à fruits, de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme, parfaitement enclose ; le gazon des tournières dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les montagnards d’Ecosse. Quelques parties de l’Angleterre (là où il reste encore de petits Yeomen) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons bien peu d’égales à ce que je viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de petits propriétaires sans que les fermes se morcèlent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d’aisance qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement construites, dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d’Henri IV. Serait-ce de ce bon prince qu’ils tiennent tant de bonheur ? Le génie bienveillant de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays : chaque paysan y a la poule au pot. — 34 milles.

Le 13. — L’agréable tableau d’hier se déroule encore devant nos yeux : beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences du bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et fortifiée, ayant trois rues principales, qui se coupent à angle droit, et une petite place. Des remparts on domine une belle campagne. La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu’à Saint-Palais, le pays est le plus souvent enclos, et, en général, par des haies admirablement venues et soigneusement coupées. — 25 milles.

Le 14. — Pris un guide de Saint-Palais pour me conduire à quatre lieues de là, à Auspan (Hasparren). Jour de foire, la place est remplie de fermiers ; j’ai vu la soupe qu’on leur préparait : c’était une montagne de tranches d’un pain de couleur peu ragoûtante, une grande masse de choux, de la graisse et de l’eau, et pour quelques vingtaines de personnes, à peu près autant de viande qu’en eussent mangé six fermiers anglais, en grognant contre leur hôte pour sa parcimonie. — 26 milles.

Le 15. — Bayonne est de beaucoup la plus jolie ville que j’aie vue en France : non seulement les maisons sont en pierre et bien bâties, mais les rues sont larges, et il y a beaucoup de vides qui, sans former de places régulières, sont d’un bon effet. La rivière est large, beaucoup de maisons lui font face, ce qui, du pont, forme une belle perspective. La promenade est charmante ; les allées d’arbres, dont les têtes se croisent en berceau, donnent un ombrage délicieux dans ce climat brûlant. Le soir elle était remplie de personnes de bonne mine ; les femmes de ce pays sont les plus belles que j’aie vues en France. Sur mon chemin, depuis Pau, j’ai rencontré, ce qui est bien rare dans ce royaume, des paysannes jolies et proprement mises ; dans la plupart des provinces, un travail dur leur gâte la taille et le teint. La fleur de la santé sur les joues d’une fille de campagne convenablement habillée n’est pas la moindre beauté d’un paysage. Loué une chaloupe pour voir l’endiguement à l’embouchure. L’eau en se répandant détériorait le port ; le gouvernement, pour la retenir, fait élever un mur d’un mille de long sur la rive N., et au S. un autre de moitié cette longueur. Il est large de dix à vingt pieds, et haut d’environ douze ou quinze pieds. Vers le goulet il a vingt pieds d’épaisseur, et les pierres sont reliées ensemble par des crampons de fer. On enfonce actuellement des pilotis en pin de seize pieds de longueur pour les fondations. C’est, en somme, un travail qui exigera de grandes dépenses, mais d’une grande magnificence et d’une grande utilité.

Le 16. — Dax n’est pas précisément sur la route d’Auch ; mais j’étais résolu à voir le fameux désert appelé les Landes de Bordeaux, sur lequel j’avais tant lu de choses, et dont on m’avait tant parlé. On m’assura qu’en suivant cette route j’en traverserais au moins douze lieues. Il s’étend presque jusqu’aux portes de Bayonne, mais quelques endroits cultivés s’y montrent pendant une ou deux lieues. Ces landes forment une zone sableuse, couverte de pins que l’on exploite régulièrement pour la résine. Les historiens rapportent que, lors de leur expulsion d’Espagne, les Morisques demandèrent à la cour de France l’autorisation de coloniser et de défricher ces landes, ce que la cour leur refusa, au mécontentement général. Puisqu’il paraissait impossible aux Français de s’y fixer, ne valait-il pas mieux les abandonner aux Maures qu’à la solitude ? — À Dax, il y a au centre de la ville une source chaude fort remarquable. Elle sourd en abondance du fond d’un large bassin revêtu de maçonnerie : elle est bouillante, n’a aucune saveur, on la dit dépourvue de toute espèce de minéral. On ne l’emploie qu’à laver le linge. En toutes saisons elle reste toujours la même et pour la quantité et pour le degré de chaleur. — 27 milles.

Le 17. — Traversé une région blanche comme la neige et dont le terrain est tellement désagrégé, que le vent l’emporte ; il y a cependant, grâce à un sous-sol de terre forte et blanche comme la marne, des chênes de deux pieds de diamètre. Passé trois rivières très propres à l’irrigation et dont on ne tire aucun parti.

Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En quelque temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des terres abandonnées, bien qu’elles soient susceptibles d’améliorations, il suffit, dites qu’elles appartiennent à un grand seigneur. — 29 milles.

Le 18. — Comme les prix sont, dans mon opinion, généralement assez élevés en France, la sincérité veut que je donne, quand je les rencontre, des exemples du contraire. À la Croix-d’Or, à Aire, on me servit de la soupe, des anguilles, du pain blanc, avec des petits pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes de veau, plus un dessert composé de biscuits, de pêches, de pêches-abricots et de prunes, un verre de liqueur et une bouteille de bon vin, le tout pour quarante sous (vingt p.) : je payai pour ma jument l’avoine 20 sous, et le foin dix sous. À Saint-Sever, le jour d’avant, j’avais eu un semblable souper. Tout à Aire était bon et et propre, et chose extraordinaire, j’avais un salon pour moi seul, et la fille qui me servait était fort convenable et mise avec soin. Il avait plu si fort deux heures avant mon arrivée, que mon surtout de soie était traversé ; ma vieille hôtesse ne s’en pressa pas davantage de me faire du feu. Pour souper j’eus le souvenir de mon dîner. — 35 milles.

Le 19. — Beek (Vic) semble une florissante petite ville à en juger par les maisons qui s’y construisent. La Clef-d’Or est une nouvelle auberge, grande et bien tenue.

Une observation générale que je puis faire sur les deux cent soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d’Auch, c’est que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les fermes sont dispersées ça et là, au lieu d’être groupées en villes comme dans beaucoup d’autres provinces françaises. Je n’ai presque pas rencontré de châteaux modernes ; en général, ils sont d’une rareté surprenante. Je n’ai pas vu non plus de voiture de maître, pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de faire des visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. À Auch, mes amis se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. La ville n’a presque ni industrie, ni commerce ; elle ne se nourrit que des revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans la province, mais trop pauvres pour vivre ici : si pauvres en vérité, que quelques-uns d’entre eux labourent leurs champs eux-mêmes ; il pourrait bien se faire qu’ils soient pour la société des membres plus estimables que les sots et les fripons qui les tournent en ridicule. — 31 milles.

Le 20. — Fleuran (Fleurance) ; on y trouve de belles maisons. Contrée populeuse jusqu’à La Tour (Lectoure), évêché dont nous avons laissé le titulaire à Bagnères-de-Luchon. Situation pittoresque à l’extrémité d’une rangée de collines. — 20 milles.

Le 22, — Par Leyrac, à travers une campagne très belle, nous arrivons à la Garonne, qu’un bac nous fait traverser. La rivière a un quart de mille de large et paraît animée par le commerce. Un grand chaland passait chargé de cages à volaille. La consommation de la grande ville de Bordeaux se fait sentir aussi loin que la rivière est navigable. Cette riche vallée se continue parfaitement cultivée jusqu’à Agen ; mais elle n’a plus la beauté des environs de La Tour.

Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l’état florissant d’une ville, Agen prospère. L’évêque s’est bâti un superbe palais dont le centre est de bon goût ; le raccordement avec les ailes est moins heureux. — 23 milles.

Le 23. — La route d’Aiguillon suit une vallée riche et de bonne culture ; beaucoup de chanvre, toutes les paysannes y sont employées. Beaucoup de fermes propres et bien bâties sur de petites propriétés ; tout le pays est très peuplé. Vu le château du duc d’Aiguillon, dont la situation dans la ville n’est pas selon nos idées rurales, mais en France une ville est l’accessoire obligé d’un château ; il en était ainsi autrefois dans la plus grande partie de l’Europe ; il semblait résulter du pacte féodal que le grand seigneur garderait ses esclaves le plus possible à sa portée, comme on bâtit ses écuries près de la maison. Cet édifice, qui est considérable, a été bâti par le duc actuel ; il le commença, il y a une vingtaine d’années, lorsqu’il resta exilé ici pendant huit ans. Grâce à ce bannissement, l’édifice s’éleva majestueusement ; le corps de bâtiment fut fait, et les ailes détachées presque achevées. Mais à peine eut-on révoqué la sentence que le duc courut à Paris, d’où il n’est pas revenu depuis ; en conséquence, tout est arrêté. C’est ainsi que l’exil seul force la noblesse de France à ce que les Anglais font par plaisir : résider sur leurs domaines et les embellir. Une grande magnificence, c’est la construction d’un théâtre élégant et spacieux, qui remplit une des ailes. L’orchestre contient vingt-quatre musiciens payés et défrayés de tout par le duc, quand il est ici. Ce luxe agréable et de bon goût, à portée des grandes fortunes, est général en Europe, l’Angleterre exceptée ; les grands propriétaires y préfèrent des chevaux et des chiens à tous les plaisirs qu’on peut retirer du théâtre. Tonnance (Tonneins.) — 25 milles.

Le 24. — Quantité de belles maisons de plaisance, nouvellement bâties, bien construites et accompagnées de jardins, de plantations, etc., etc. ; autant d’effets de la richesse de Bordeaux. Le peuple d’ici, comme le Français en général, mange peu de viande ; à Leyrac, on ne tue que cinq bœufs par an ; dans une ville anglaise de même importance, il en faudrait deux ou trois par semaine. La vue est superbe du côté de Bordeaux pendant plusieurs lieues ; on découvre la rivière en cinq ou six endroits. Gagné Langon et bu de son excellent vin blanc. — 32 milles.

Le 25. — Traversé Barsac, fameux aussi par ses vins. On laboure maintenant avec les bœufs entre les rangées de ceps, opération qui suggéra à Jethro Tull l’idée de sarcler les blés avec la houe à cheval. Population dense et nombreuses villas pendant tout le chemin. À Castres la campagne devient plate et sans intérêt. Arrivé à Bordeaux, à travers un village continuel. — 29 milles.

Le 26 — Malgré tout ce que j’avais lu et entendu sur le commerce, la richesse et la magnificence de cette ville, mon attente fut grandement surpassée. Paris n’y répondit en rien, car on ne saurait le comparer à Londres ; mais il ne faut pas mettre Liverpool en parallèle avec Bordeaux. La chose principale, que l’on m’avait le plus vantée, est ce qui m’a frappé le moins : je veux dire le quai, remarquable seulement par sa longueur et l’activité dont il est le théâtre, choses que l’étranger n’apprécie guère, si la beauté y fait faute. Les maisons qui le bordent sont régulières, sans grandeur ni élégance. C’est une berge boueuse, glissante, sans pavés par intervalles, embarrassée de tas de boue et de pierres ; on y amarre les alléges servant à charger et décharger les navires, qui ne peuvent s’approcher de ce qui devrait être un quai. On y trouve toute la saleté et les ennuis du commerce sans l’ordre, l’arrangement, la grandeur d’un beau port. Barcelone est unique à cet égard. En m’avançant jusqu’à blâmer les bâtiments qui bordent la rivière, il ne faut pas supposer que ce soit le tout ; la demi-lune placée sur la même ligne est bien mieux. La place royale, avec une statue de Louis XV au centre, est très belle ; les maisons qui l’encadrent ont de la régularité et un grand air. Mais le quartier du Chapeau-Rouge est réellement magnifique, composé de beaux hôtels construits, comme le reste de la ville, en pierre de taille blanche. Il confine au Château-Trompette, qui occupe près d’un demi-mille du rivage. Ce fort a été acheté au roi par une compagnie de spéculateurs, qui l’abattent dans l’intention d’y tracer une place et plusieurs rues avec dix-huit cents maisons. J’ai vu les plans, et si on les exécute, ce sera le plus beau développement qu’ait reçu aucune ville en Europe. La peur que le roi ne revienne sur son marché a fait suspendre ce grand travail.

Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup le plus magnifique de France. Je n’ai rien vu qui en approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur cent soixante-cinq ; un portique de douze colonnes corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement. Le théâtre lui-même est de grande dimension et forme un segment d’ellipse. La troupe pour la comédie, la tragédie, l’opéra, le ballet, l’orchestre, etc., donne une idée de la richesse et du luxe de cette ville. On m’a assuré qu’il a été payé de 30 à 50 louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de 500 livres (21 l. st 12 sch. 6 p.) par soirée, plus deux bénéfices. Dauberval, le danseur, et sa femme (mademoiselle Théodore, de Londres) sont engagés comme maître de ballet et première danseuse, aux appointements de 28,000 livres (1,225 l. st.) ; on joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme partout en France. La vie des négociants ici est très somptueuse. Leurs maisons d’habitation et leurs magasins sont sur un grand pied. Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate ; le pis est un gros jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants comme entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux fort dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant d’honneur au goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses frais, moyennant 270,000 livres.

Le nouveau moulin à farine et qui marche par les marées, qu’une compagnie vient de construire, mérite d’être visité. Un grand canal creusé sous le bâtiment et revêtu de murs en pierres de taille, de quatre pieds d’épaisseur, reçoit la marée montante et la jette sur les roues ; de là d’autres canaux également soignés la mènent à un réservoir d’où, en s’écoulant aux reflux, elle produit encore du mouvement. Trois de ces canaux passent sous le bâtiment, qui contient vingt-quatre paires de meules. Ces travaux sont admirablement exécutés pour la solidité et la durée. On estime la dépense à huit millions de livres (350,000 l. st) ; je ne saurais croire que l’on aventurât ainsi une pareille somme. De combien une à machine à vapeur, pour faire le même ouvrage, eût été plus économique, c’est ce que je ne rechercherai pas ; mais je craindrais que les moulins ordinaires de la Garonne, qui n’exigent pas de si énormes dépenses pour marcher, n’arrivent, par le cours habituel des choses, à ruiner la compagnie.

Les constructions s’élevant dans tous les quartiers de la ville indiquent sa prospérité à ne pouvoir s’y méprendre. Dans les faubourgs on fait de nouvelles rues, d’autres sont déjà tracées et en partie bâties. Elles se composent en général de petites ou de médiocres habitations, pour les commerçants de classe inférieure. Toutes sont en pierre blanche, et, une fois finies, ajoutent beaucoup à la beauté de la ville. Je me suis enquis de la date de ces nouvelles rues : elles ne remontent pas à plus de quatre ou cinq ans, c’est-à-dire à la paix ; et de la couleur de la pierre des constructions immédiatement antérieures, on voit que cette activité avait cessé pendant la guerre. Depuis la paix elle est plus grande que jamais. Quelle satire du gouvernement des deux royaumes, de permettre que dans l’un les préjugés des manufacturiers et des marchands, dans l’autre la politique double d’une cour ambitieuse, précipitent les deux nations dans des guerres éternelles qui arrêtent tous les travaux utiles et répandent la désolation là où les efforts privés tendaient à appeler le bonheur. Les loyers qui s’élèvent tous les jours, comme ils l’ont fait beaucoup depuis la paix, malgré les constructions en train de se faire ou achevées, se joignent à la hausse des denrées ; on se plaint qu’en dix ans la vie a augmenté de 30 %. Il n’y a pas de preuve plus frappante de progrès en prospérité.

Le traité de commerce avec l’Angleterre était un sujet trop intéressant pour ne pas attirer notre attention ; nous posâmes les questions nécessaires. On le regarde ici d’une bien autre façon qu’à Abbeville et à Rouen : pour les Bordelais, c’est une sage mesure également profitable aux deux pays. Nous n’insisterons pas ici sur le commerce de cette ville.

On alla deux fois voir Larrive remplir ses deux rôles principaux du prince Noir, dans Pierre le Cruel, de M. du Belloy, et de Philoctète ; il me donna une très haute idée du Théâtre-Français. Excellents hôtels, entre autres l’hôtel d’Angleterre et celui du Prince des Asturies ; nous trouvâmes à ce dernier tout ce que l’on peut souhaiter, mais avec des contrastes que l’on ne saurait trop condamner : ainsi nous avions un appartement très élégant, on nous servait en vaisselle plate ; mais les lieux d’aisance étaient le même temple d’abomination que l’on eut trouvé dans les boues d’un village.

Le 28. — Quitté Bordeaux ; traversé la rivière sur un bac qui emploie vingt-neuf hommes et quinze bateaux ; on l’afferme 18,000 l. par an (787 l. st.). La Garonne offre un beau coup d’œil, elle est deux fois aussi large que la Tamise à Londres ; le nombre de grands vaisseaux qui y sont ancrés en fait, je suppose, le plus riche tableau maritime dont la France puisse se vanter. Nous gagnons la Dordogne, fort belle rivière encore, quoique très inférieure à la Garonne ; nous la passons sur un bac affermé 6.000 liv. Gagné Cavignac. — 20 milles.

Le 29. — Barbezieux, au milieu d’une belle campagne variée d’aspect et boisée ; le marquisat, ainsi que le château, appartient au duc de Larochefoucauld, que nous y avons rencontré ; il le tient du fameux Louvois, le ministre de Louis XIV. Dans les trente-sept milles compris entre la Garonne, la Dordogne et la Charente, par conséquent ait milieu des marchés les plus importants de la France, il est incroyable que l’on rencontre autant de terres incultes ; c’est ce qui m’a frappé le plus dans cette excursion. Beaucoup de ces terrains appartenaient au prince de Soubise, qui n’en voulait rien céder. Il en est de même chaque fois que vous tombez sur un grand seigneur ; eût-il des millions de revenus, vous êtes sûr de trouver sa propriété déserte. Celles du prince et celles du duc de Bouillon sont des plus grandes de France, et tous les signes que j’ai aperçus de leur grandeur sont des bruyères, des landes, des déserts, des fougeraies. Visitez leur résidence où qu’elle soit, et vous les verrez probablement au milieu des forêts très peuplées de cerfs, de sangliers et de loups. Ah ! si pour un jour j’étais le législateur de la France, comme je ferais sauter les grands seigneurs[6] ! Soupé avec le duc ; l’assemblée provinciale de Saintonge devant se réunir bientôt, il reste pour la présider.

Le 30. — Pays crayeux, bien boisé, sans clôtures ; les approches d’Angoulême sont charmantes, la Charente embellit ces campagnes qu’elle arrose ; elle est navigable ici. — 25 milles.

Le 31. — Passé Angoulême, on ne voit guère que des vignes ; puis vient une forêt, propriété de la duchesse d’Anville, mère du duc de Larochefoucauld ; à Verteuil, un château appartenant à cette même dame, bâti en 1459, et où nous trouvâmes tout ce qu’un voyageur peut désirer de l’hospitalité la plus large. L’empereur Charles-Quint y fut reçu par Anne de Polignac, veuve de François II, comte de Larochefoucauld, et ce prince déclara tout haut « n’avoir jamais été en maison qui sentît mieux sa grande vertu, honnêteté et seigneurie que celle-là. » Il est parfaitement tenu, complètement réparé, meublé entièrement et en bon ordre, ce qui mérite d’être loué, quand on songe que la famille passe rarement ici plus de quelques jours chaque année possédant d’autres châteaux, et bien plus considérables, en différentes provinces du royaume. Si ces égards, pour les intérêts de ceux qui suivront, étaient plus communs en France, nous n’aurions pas le triste spectacle de tant de manoirs ruinés. Dans la galerie se trouve une suite de portraits depuis le dixième siècle ; on voit, par l’un d’eux, que ce fut une demoiselle de Larochefoucauld qui acquit ce domaine en 1470. Le parc, la forêt et la Charente forment un délicieux ensemble

Les derniers événements qui sont arrivés me rendaient désireux de retrancher ce passage et d’autres semblables ; mais il est plus loyal envers tous de les laisser tels quels. — Édit. de 1792.

cette rivière abonde de carpes, de tanches et de perches ; il est aisé en tout temps d’y pêcher de 50 à 100 couples de poissons pesant de trois à dix livres chacune ; on nous servit à souper une couple de carpe, les meilleures, sans exception, que j’aie jamais goûtées. Si je plantais ma tente en France, ce serait sur les bords d’une rivière donnant de semblables poissons. Rien ne vous agace davantage à la campagne que d’avoir en vue soit lac, soit rivière, soit la mer, et de se passer de poisson à dîner, comme c’est souvent le cas en Angleterre. — 27 milles.

1er septembre. — Caudec (Condac), Ruffec, Maisons-Blanches et Chaunay. Dans le premier de ces endroits, un très beau moulin à farine construit par le feu comte de Broglie, frère du maréchal de ce nom, un des officiers les plus capables et les plus actifs de l’armée française. Ses entreprises, comme particulier, portent toutes l’empreinte d’une sollicitude nationale : ce moulin, une forge et un projet de navigation ont prouvé qu’il était disposé à tous les efforts nécessaires au bien du pays, selon les idées en vogue, c’est-à-dire en toutes choses, excepté dans la seule qui eût été efficace, l’agriculture pratique. Le jour s’est passé, à quelques exceptions près, dans un pays pauvre, triste et désagréable. — 35 milles.

Le 2. Le Poitou selon ce que j’en vois, est une vilaine et pauvre province, pour laquelle on n’a rien fait. Elle semble manquer de communications, de débouchés, de mouvement de toutes sortes, et elle ne produit pas en moyenne la moitié de ce qu’elle devrait produire. Le Bas-Poitou est bien meilleur et plus riche.

Arrivé à Poitiers, une des villes les plus mal construites que j’aie vues en France ; très vaste, irrégulière, ne contenant presque rien de remarquable, sauf la cathédrale ; elle est bien bâtie et fort bien tenue. La plus belle chose de la ville, sans contredit, c’est la promenade, la plus grande que j’aie vue ; elle occupe un terrain considérable, a des allées sablées et tenues très soigneusement. — 12 milles.

Le 3. — Jusqu’à Châtellerault, le pays est blanchâtre, crayeux, ouvert et peu peuplé, quoiqu’il n’y manque pas de maisons de plaisance. La ville a l’animation, grâce à sa rivière qui se jette dans la Loire. La fabrique de coutellerie est considérable : à peine étions-nous arrivés, que notre appartement fut rempli de femmes et de filles de manufacturiers, ayant chacune sa boîte de ciseaux, de couteaux, de joujoux, etc. ; et elles pressaient de leur acheter avec une sollicitude si polie, que quand même rien ne vous eût été nécessaire, on ne pouvait laisser tant d’instances infructueuses. Il faut remarquer ici que, quoique les produits soient à bon marché, le travail est à peine divisé : des ouvriers, sans aucun rapport entre eux, font tout pour leur propre compte, sans autre aide que celui de leur famille. — 25 milles.

Le 4. — Campagne plus riante, parsemée de châteaux jusqu’aux Ormes, où on s’arrêta pour visiter la résidence que s’y est construite feu le comte de Voyer-d’Argenson. C’est un bel édifice en pierre, flanqué de deux ailes considérables pour les communs et la réception des étrangers : on entre par un vestibule très convenable, au bout duquel se trouve le grand salon, pièce circulaire en marbre extrêmement élégante et parfaitement meublée ; dans le petit salon, des peintures représentent les quatre victoires remportées par les Français dans la guerre de 1744 ; on voit ici, dans chaque appartement, une forte tendance à imiter les modes et le mobilier anglais. Cette retraite charmante appartient maintenant au comte d’Argenson, Le dernier comte, celui qui l’a fait élever, avait formé avec le duc de Grafton actuel le projet d’une partie très agréable. Le duc devait venir, avec ses chevaux et sa meute, passer ici quelques mois en compagnie de certains de ses amis. L’idée en était venue d’une proposition de chasser les loups de France avec les limiers anglais pour le renard. Rien n’était mieux combiné, car il y a place aux Ormes pour une nombreuse société ; mais la mort du comte mit tout à néant. C’est une sorte d’échange entre la noblesse des deux royaumes, que je m’étonne de ne pas voir pratiquer quelquefois ; cela varierait très agréablement la monotonie de leur vie et produirait quelques-uns des avantages des voyages de la façon la plus convenable. — 23 milles.

Le 5. — Pays plat, ennuyeux, mais la plus belle route que j’aie vue en France ; il est impossible qu’il y en ait qui la surpasse, du moment qu’il ne s’agit pas, comme, en Languedoc, de faire des prodiges, mais tout simplement d’employer avec art d’admirables matériaux. Il y a partout des châteaux dans cette partie de la Touraine, mais les fermes et les chaumières sont clair-semées, jusqu’à ce que l’on vienne en vue de la Loire, dont les rives semblent ne former qu’un seul village. Le Val peut avoir trois milles de largeur ; c’est une suite de prairies que le soleil a roussies.

L’entrée de Tours, par une avenue nouvelle, bordée de grandes maisons de taille blanche, aux façades régulières, est vraiment magnifique. Cette superbe rue, large et bordée de trottoirs des deux côtés, coupe la ville en ligne droite, se dirigeant vers le nouveau pont, de quinze arches plates, ayant chacune 75 pieds d’ouverture. C’est un noble effort pour l’embellissement d’une ville de province. Il reste encore à bâtir quelques maisons dont les façades seules sont achevées. Des révérends pères, satisfaits de leur ancien logis, ne veulent rien dépenser pour l’exécution du plan des architectes de Tours ; on les devrait bien dénicher, s’ils s’obstinent dans leur refus, car rien de plus ridicule que ces façades sans maisons. De la tour de la cathédrale on a une vue fort étendue ; mais pour un fleuve aussi considérable que la Loire, et que l’on vante comme le plus beau d’Europe, sa beauté est bien compromise par une si grande largeur d’écueils et de bancs de sable. Il y a dans la chapelle du vieux palais de Louis XI, le Plessis-lès-Tours, trois tableaux méritant l’attention des voyageurs : une Sainte Famille, une Sainte Catherine et une Hérodiade ; ils me semblent du plus beau siècle de l’art italien. La promenade est belle, longue et admirablement ombragée par quatre rangées d’ormes majestueux et élancés, qui n’ont point d’égaux pour abriter contre un soleil brûlant ; il y en a une autre courant parallèlement sur le vieux rempart qui domine les jardins adjacents. Mais ces promenades, si longtemps l’orgueil des habitants, sont devenues des objets de pitié : le corps de ville a mis les arbres en vente, et l’on assure qu’ils seront abattus l’hiver prochain. On ne s’étonnerait pas qu’une corporation anglaise sacrifiât la promenade des dames pour une plus grande abondance de tortue, de venaison et de madère ; mais que les Français montrent aussi peu de galanterie, c’est inexcusable.

Le 9. — Des petits accès ressentis par le comte de Larochefoucault à son arrivée ici, et qui nous avaient empêchés de continuer notre route, se sont tournés le second jour en fièvre déclarée. On appela le meilleur médecin de la ville, et sa méthode me plut beaucoup, car il eut peu de recours aux médicaments, beaucoup d’attention à ce que la pièce fût fraîche et bien aérée, et sembla s’en remettre presque entièrement à la nature de se débarrasser de ce qui la gênait. Qui est-ce donc qui dit que la différence est grande entre un mauvais et un bon médecin, mais qu’il y en a bien peu entre un bon médecin et pas du tout ?

Entre autres excursions, je me suis promené à cheval du côté de Saumur, sur les bords de la Loire, et j’ai trouvé le même pays qu’auprès de Tours ; mais les châteaux ne sont ni si nombreux, ni si beaux. Là où les collines de craie s’avancent perpendiculairement sur le fleuve, elles présentent le plus singulier assemblage d’habitations extraordinaires ; car un grand nombre de maisons sont creusées dans le roc, maçonnées sur la façade ; des trous à la partie supérieure leur servent de cheminée, de sorte que souvent vous ne savez d’où sort la fumée qui s’élève devant vous. En quelques endroits, ces maisons sont étagées les unes au-dessus des autres. Certaines font un joli effet avec leur petit coin de jardin. Elles sont en général occupées par les propriétaires eux-mêmes, mais beaucoup sont louées 10, 15 et 20 liv. par an. Les gens auxquels je parlai semblaient contents de leurs habitations pour la salubrité et le bien-être ; preuve de la sécheresse du climat. En Angleterre, il n’y aurait guère d’autres habitants que les rhumatismes. Promenade à pied au couvent des bénédictins de Marmoutiers, dont le cardinal de Rohan, actuellement ici, est abbé.

Le 10. — Le comte étant remis, grâce à la nature ou au docteur tourangeau, nous nous mettons en route. On chemine jusqu’à Chanteloup, sur une digue qui défend des inondations un espace considérable. Ce pays offre moins d’intérêt que je ne m’y serais attendu sur les rives d’un grand fleuve. Visité Chanteloup, la retraite de feu le duc de Choiseul. Elle est située sur une élévation, à quelque distance de la Loire, qui en hiver ou après de grandes crues peut orner le paysage, mais que l’on voit à peine maintenant. Le rez-de-chaussée de la façade se compose de sept pièces : la salle à manger d’environ 30 pieds sur 20, et le salon de 30 sur 33 ; la bibliothèque, de 72 sur 20 ; elle vient d’être ornée par le possesseur actuel, le duc de Penthièvre, de très belles tapisseries des Gobelins. Dans le parc, sur une colline dominant un vaste horizon, le duc a fait bâtir une pagode de 120 pieds de haut en mémoire des personnes qui l’ont visité dans son exil. Leurs noms sont gravés sur des tablettes de marbre fixées au mur de la première pièce. Le nombre et le rang de ces personnes font honneur au duc et à elles-mêmes. L’idée était heureuse. La forêt qui s’étend à nos pieds est très grande, elle passe pour avoir onze lieues de large ; des avenues la sillonnent menant à la pagode. Du vivant du duc, ces clairières présentaient l’animation dévastatrice d’une grande chasse entretenue si libéralement, qu’elle a ruiné le propriétaire et fait passer le domaine dans les dernières, mains auxquelles je voudrais le voir : celles d’un prince du sang. Les seigneurs ont une malheureuse préférence à s’entourer de forêts, de sangliers et de chasseurs, au lieu de fermes propres et bien cultivées, de chaumières avenantes et de gais paysans. Par cette manière de signaler sa magnificence, on garderait moins de forêts, on dorerait moins de dômes, on élèverait moins de colonnes superbes ; mais à leur place on aurait des édifices pleins de bien-être, d’aisance et de félicité ; on récolterait les expressions d’une vive gratitude, au lieu de la chair des sangliers ; on verrait la prospérité publique fondée sur sa base la plus sûre, le bonheur privé. Une chose montre que le duc ne manquait pas de mérite comme fermier, c’est une belle vacherie : une plate-forme centrale règne entre deux rangs de mangeoires pour 78 bêtes, une autre étable en contient un peu moins, une troisième est destinée aux veaux. Il importa 120 vaches suisses très belles, qu’il montrait tous les jours à sa société, car elles ne sortaient jamais. J’ajouterai à cela la bergerie, la mieux construite que j’aie vue en France, et il me semble avoir aperçu de la pagode une partie de la ferme mieux traitée et labourée que dans le pays ; il aura donc amené probablement des laboureurs étrangers. Il y a du mérite en cela, mais grande part en revient à l’exil. Chanteloup n’eût jamais été ni bâti, ni arrangé, ni meublé, si le duc fût resté à Versailles. Il en a été de même avec le duc d’Aiguillon. Les ministres eussent envoyé le pays à tous les diables, avant d’avoir élevé de tels édifices ou formé de tels établissements, si on ne les avait chassés de la cour. Visité, à Amboise, les aciéries fondées par le duc de Choiseul. La vigne est la principale culture. — 37 milles.

Le 11. — Blois, vieille ville dans une jolie situation sur la Loire, beau pont de pierre de onze arches. On visite le château, les souvenirs historiques qu’il renferme l’ayant rendu fameux. On nous fit voir la salle du conseil et la cheminée devant laquelle se tenait le duc de Guise quand un page du roi vint lui dire de se rendre près de celui-ci, la porte où il fut poignardé, la tapisserie qu’il relevait déjà pour pénétrer dans le cabinet, la tour où l’on jeta son frère, et un trou dans le donjon de Louis XI, sur lequel le guide nous raconta plusieurs histoires effrayantes, du même ton que son collègue, le gardien de l’abbaye de Westminster, récite sa monotone histoire des tombeaux. Le meilleur résultat du spectacle des lieux ou des murs témoins d’actions généreuses, pleines d’audace, d’importance, est l’impression qu’ils font sur l’esprit ou plutôt sur le cœur de celui qui les contemple, car c’est une émotion de sentiment plutôt qu’un effort de réflexion. Les meurtres ou exécutions politiques accomplis dans ce château, quoique non sans intérêt, ont été infligés et soufferts par des hommes qui n’ont droit ni à notre amour, ni à notre vénération. Les temps et les hommes nous inspirent également le dégoût. Un fanatisme et une ambition, l’un et l’autre sombres, perfides et sanglants, ne permettent aucuns regrets. De tels hommes n’étaient propres sans doute qu’à de telles rivalités. Quitté la Loire et passé à Chambord. Grande quantité de vignes, poussant très bien, sur un mauvais sable que le vent agite. Que mon ami Le Blanc serait heureux si ses plus maigres dunes de Cavenham lui donnaient annuellement 100 douzaines de bon vin par acre ! Embrassé d’un coup d’œil 2,000 acres de ces vignes.

Visité le château royal de Chambord, bâti par François 1er, ce prince magnifique, et habité par feu le maréchal de Saxe. On m’avait beaucoup parlé de ce château, et il a surpassé mon attente. Il donne une grande idée de la splendeur de François 1er. En comparant les époques et les ressources, Louis XIV et son ancêtre, je préfère infiniment Chambord à Versailles. Les appartements en sont vastes, nombreux et bien distribués. J’admirai particulièrement l’escalier de pierre au centre du bâtiment, qui, étant en ligne spirale double, renferme deux escaliers distincts, l’un au-dessus de l’autre, de façon que deux personnes peuvent monter ou descendre à la fois sans se voir. Les quatre appartements des combles, à voûtes de pierre, ne sont pas de moindre goût. Le comte de Saxe en avait transformé un en un charmant théâtre, très commode. On nous montra l’appartement occupé par ce grand capitaine et la chambre où il mourut. Si ce fut ou non dans son lit, c’est un problème laissé, à résoudre aux fureteurs d’anecdotes. Le bruit commun en France est qu’il fut atteint au cœur dans un duel avec le prince de Conti, venu tout exprès, et que l’on prit le plus grand soin de le cacher au roi Louis XV, car son amitié pour le maréchal était si vive, qu’il eût certainement banni le prince du royaume. Plusieurs pièces ont été arrangées au goût du jour, soit par le maréchal, soit par les gouverneurs qui lui ont succédé. Dans l’une d’elles se voit un beau portrait de Louis XIV à cheval. Près du château sont les quartiers du régiment de 1,500 chevaux formé par le maréchal, et que Louis XV lui donna, en fixant Chambord pour garnison, tant que son colonel y résiderait. Il vivait ici sur un grand pied, vénéré de son souverain, comme de tout le royaume. Le château n’est pas bien situé, il est trop bas et sans la moindre perspective ; du reste le pays en général est si uni, qu’il serait difficile d’y découvrir une éminence. De la plate-forme on découvre un horizon dont les trois quarts sont couverts par le parc ou forêt ; le mur qui l’entoure renferme 20,000 arpents remplis à profusion de toute sorte de gibier. De grandes clairières sont ou incultes, ou en bruyères, ou mal cultivées ; je ne pouvais m’empêcher de penser que, si jamais il prenait au roi de France l’idée d’établir une ferme-modèle sur le système de récoltes-racines suivi en Angleterre, c’était ici qu’il le fallait faire. Qu’il donne le château pour résidence au directeur et à son monde, que l’on convertisse en étables les casernes qui ne servent plus à rien maintenant, et les profits du bois suffiront à l’achat du bétail et à la mise en œuvre de toute l’entreprise. Quelle comparaison y a-t-il entre l’utilité d’un tel établissement et celui qu’à bien plus grands frais on a fait ici d’un haras, qui ne peut produire par sa tendance que du mal ? J’ai beau recommander de semblables institutions ; on ne s’en est jamais occupé nulle part, et jamais on ne s’en occupera, jusqu’à ce que l’humanité soit régie par des principes absolument contraires à ceux d’à présent, jusqu’à ce que l’on pense que le progrès d’une agriculture nationale demande autre chose que des académies et des mémoires. — 35 milles.

Le 12. — À deux milles du port, nous avons tourné la grande route d’Orléans. Un vigneron nous a informés ce matin que la gelée avait été assez forte pour faire du mal au raisin ; et je dois dire que, depuis quatre ou cinq jours, le ciel a été constamment clair, le soleil brillant, mais qu’il a soufflé un vent de nord-est si froid, que l’on eût dit nos journées claires d’avril en Angleterre ; nous n’avons pas quitté nos surtouts de toute la journée. Dîné à Clarey (Cléry) et visité le tombeau de ce tyran, si habile et si sanguinaire, Louis XI : il est en marbre blanc ; le roi est représenté à genoux, implorant, je suppose, pour ses bassesses et ses meurtres, un pardon qui, sans doute, lui fut promis par ses prêtres. Arrivé à Orléans. — 30 milles. Le 13. — Ici mes compagnons, pressés d’arriver aussitôt que possible à Paris, ont pris la route directe ; comme je l’avais déjà parcourue, j’ai préféré celle de Fontainebleau par Petivier (Pithiviers). Un de mes motifs pour cette résolution était de voir Denainvilliers, résidence de feu le célèbre M. du Hamel, le lieu des expériences d’agriculture, qu’il a rapportées dans plusieurs de ses ouvrages. Étant tout près à Petivier, j’y allai à pied pour le plaisir de parcourir des terres dont j’avais si souvent entendu parler, les regardant avec une sorte de vénération classique. Son homme d’affaires, qui conduisait la ferme, étant mort, je ne pus recueillir beaucoup de renseignements sur lesquels on pût se fier. Il en eût été autrement si M. Fougeroux, le propriétaire actuel, ne s’était trouvé absent. J’examinai le sol, point capital dans toutes les expériences dont il y a des conclusions à tirer ; je pris aussi quelques notes d’agriculture usuelle. Ayant appris, de l’ouvrier qui me guidait, que les instruments en usage, du temps de M. du Hamel, existaient encore dans un grenier, j’allai avec plaisir les voir, et je trouvai, autant que je me le rappelle, qu’ils avaient été parfaitement représentés dans les planches qui en ont été données par leur ingénieux auteur. Je fus satisfait de les voir mis en réserve jusqu’à ce qu’un autre fermier voyageur, aussi enthousiaste que moi-même, contemple les vénérables reliques d’un génie bienfaisant. Il y a un poèle et une étuve à sécher les grains, également décrits par lui ; dans une haie derrière la maison, une collection d’arbres exotiques très curieux, en bon état, et le long des chemins, près du château, plusieurs avenues de frênes, d’ormes et de peupliers ont été plantées par M. du Hamel. J’éprouvai un plaisir encore plus grand de trouver que Denainvilliers n’était pas un domaine insignifiant : de vastes terrains, un château de bonne apparence, avec offices, jardin, etc., tout ce qui annonce la fortune, prouvent que si cet infatigable auteur a échoué dans quelques-unes de ses entreprises, la cour ne s’en est pas moins honorée en le récompensant, et on ne le laissa pas, comme tant d’autres, chercher dans l’obscurité le prix que l’industrie obtient de ses propres efforts. Quatre milles avant Malsherbes (Malesherbes), de beaux arbres ont été plantés de chaque côté de la route par M. de Malsherbes (Malesherbes) ; c’est un effort remarquable pour embellir un pays plat. Pendant plus de deux milles, ce sont des mûriers ; ils se joignent à ces magnifiques plantations de Malsherbes, qui comprennent une grande variété des arbres les plus curieux importés en France. — 36 milles.

Le 14. — Après trois lieues dans la forêt de Fontainebleau, je suis arrivé dans cette ville, et j’ai visité le château auquel plusieurs rois ont tellement ajouté, qu’il n’est plus aisé de faire la part de François 1er, son fondateur. Il n’a pas si bon air que Chambord. C’était une résidence favorite des Bourbons, cette famille de Nemrods. Parmi les appartements que l’on montre, ceux du Roi, de la Reine, de Monsieur et de Madame sont les principaux ; la dorure semble l’ornement en vogue, mais, dans le boudoir de la reine, elle est parfaitement employée et avec une extrême élégance. La décoration de cette délicieuse petite retraite est exquise, et rien ne peut surpasser le goût des ornements qu’on y a prodigués. Dans ce palais, les tapisseries de Beauvais et des Gobelins se montrent à leur avantage. Je remarquai avec plaisir que la galerie de François 1er avait été conservée dans son ancien état jusqu’aux chenets, qui sont ceux dont se servait ce monarque. Le jardin est insignifiant, et il ne faut pas comparer le grand canal (comme on l’appelle) avec celui de Chantilly. Dans l’étang proche du palais, il y a des carpes aussi grosses et aussi apprivoisées que celles du prince de Condé. Mon hôte pensa sans doute qu’il ne faut pas que l’on visite gratis les résidences royales, car il me fit payer 10 livres un dîner qui ne m’aurait pas coûté plus de moitié à l’hôtel de l’Étoile et de la Jarretière à Richmond. Gagné Meulan (Melun). — 34 milles.

Le 15. — Traversé, sur un espace considérable, la royale forêt de chênes de Sénart. Aux environs de Montgeron, champs sans clôtures, produisant avec la récolte autant de perdrix qu’il en faut pour la manger, car le nombre en est énorme. On peut compter en moyenne une couvée pour deux acres, outre certaines places favorites où elles foisonnent beaucoup plus. À Saint-George-Villeneuve, la Seine surpasse la Loire en beauté. Rentré à Paris en renouvelant mon observation, qu’on ne trouve pas sur les routes qui y aboutissent le dixième du mouvement des environs de Londres. Descendu à l’hôtel de Larochefoucauld. — 20 milles.

Le 16. — Accompagné le comte à Liancourt. — 38 milles.

J’y allais faire une visite de trois ou quatre jours ; mais toute la famille s’employa si bien à me rendre l’endroit agréable sous tous les rapports, que j’y ai passé plus de trois semaines. À environ un demi-mille se trouvait une suite de collines en grande partie abandonnées. Le duc de Liancourt l’a dernièrement convertie en jardin anglais, avec bosquets, allées sinueuses, bancs de verdure et tonnelles. Le site est très heureux. Des sentiers ornés suivent le bord des pentes, pendant trois ou quatre milles, Les vues qu’ils offrent sont agréables, dans quelques endroits elles ont de la grandeur. Près du château, la duchesse a fait construire une ménagerie et une laiterie d’un goût charmant, Le boudoir et l’antichambre sont fort jolis, le salon élégant ; la laiterie elle-même est tout en marbre. Dans un village près de Liancourt, le duc a fondé une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et coton, qui promet de rendre de grands services ; on y compte 25 métiers, et on se prépare à en monter d’autres. La filature pour ces métiers emploie un grand nombre de bras, qui autrement seraient inoccupés ; car, bien que la contrée soit populeuse, il n’y a aucune espèce de manufactures. De tels efforts méritent d’être loués hautement. À ceci se rattache un excellent projet du duc pour donner à la génération nouvelle des habitudes d’industrie. Les filles pauvres sont reçues dans une institution où on leur apprend un métier : on leur enseigne la religion, la lecture, l’écriture et le filage du coton ; elles y restent jusqu’à l’âge de se marier, et on leur donne alors pour dot une portion déterminée de leurs gains. Il y a aussi un autre établissement (pour lequel je me récuse) destiné à former les orphelins de l’armée à être soldats. Le duc a élevé pour eux de grands bâtiments parfaitement aménagés. Le tout est dirigé par un digne et intelligent officier, M. Leroux, capitaine de dragons et croix de Saint-Louis, qui surveille tout lui-même. Le nombre des enfants est maintenant de 120, tous en uniforme. Mes idées ont maintenant pris une tournure que je suis trop vieux pour changer : j’aurais mieux aimé voir 120 garçons élevés à la charrue, dans des principes meilleurs que ceux d’à présent ; mais, il faut l’avouer, l’établissement est fait dans un but d’humanité, et la conduite en est excellente.

Je reconnus à Liancourt la fausseté des idées que je m’étais faites, avant mon voyage en France, d’une maison de campagne dans ce royaume. Je m’attendais à n’y voir qu’une copie de la capitale, toutes les formes assommantes de la ville, moins ses plaisirs ; mais je me détrompai. La vie et les occupations ressemblent beaucoup plus à celles d’une résidence de grand seigneur anglais que l’on ne se l’imaginerait ordinairement. On trouve le thé servi, si l’on veut descendre déjeuner ; puis la promenade à cheval, la chasse, les plantations, le jardinage, mènent jusqu’au dîner, que l’on ne sert qu’à deux heures et demie, au lieu de l’ancienne habitude de midi ; la musique, les échecs, ainsi que les autres passe-temps ordinaires d’un salon de compagnie et une bibliothèque de sept ou huit mille volumes permettent d’employer agréablement les loisirs qui restent. On voit que la façon de vivre est en grande partie la même dans les différents pays d’Europe. Il faut ici que les ressources de l’intérieur soient très nombreuses ; car, avec un tel climat, on ne peut compter sur celles du dehors ; la quantité de pluie qui tombe est incroyable. J’ai remarqué que pendant vingt-cinq ans, en Angleterre, je n’ai jamais été retenu à la maison par la pluie ; il peut tomber une forte averse, qui dure plusieurs heures ; mais saisissant le moment, on peut se permettre un tour de promenade, soit à pied, soit à cheval. Depuis mon séjour à Liancourt, nous avons eu une pluie incessante, si forte, que je ne pouvais aller du château au pavillon du duc sans courir le risque d’être traversé. Il est tombé pendant dix jours plus d’eau, j’en suis sûr, si on avait pu la mesurer, qu’il n’en tombe jamais en Angleterre pendant un mois. C’est une mode nouvelle, en France, que de passer quelque temps à la campagne : dans cette saison et depuis plusieurs semaines Paris est comparativement désert. Quiconque a un château s’y rend, les autres visitent les plus favorisés. Cette révolution remarquable dans les habitudes françaises est certainement le meilleur emprunt fait à notre pays, et son introduction avait été préparée par les enchantements des écrits de Rousseau. L’humanité doit beaucoup à cet admirable génie, chassé, de son vivant, de pays en pays avec autant de fureur qu’un chien enragé, grâce à cet ignoble esprit de superstition qui n’a pas encore reçu le dernier coup.

Les femmes du premier rang, en France, rougiraient, à présent, de laisser allaiter leurs enfants par d’autres, et les corsets, qui si longtemps torturèrent, comme encore en Espagne, le corps de la pauvre jeunesse, sont universellement bannis. Le séjour à la campagne n’a pas encore produit d’effets aussi remarquables, mais ils n’en sont pas moins sûrs et n’amélioreront pas moins toutes les classes de la société.

Le duc de Liancourt, devant présider l’assemblée provinciale de l’élection de Clermont se rendit à la ville pour plusieurs jours et m’invita au dîner de l’assemblée, où se devaient trouver plusieurs agriculteurs en renom. Ces assemblées, proposées depuis de si longues années par les patriotes français et surtout par le marquis de Mirabeau, le célèbre ami des hommes ; reprises par M. Necker, et jalousées par certaines personnes ne voyant pas de gouvernement meilleur que celui sur les abus duquel se fondait leur fortune, ces assemblées, dis-je, m’intéressaient au plus haut point. J’acceptai l’invitation avec plaisir. Il s’y trouvait trois grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers. J’examinai avec attention leur conduite en face d’un grand seigneur du premier rang, d’une fortune considérable et très haut en l’estime du roi ; à ma grande satisfaction ils s’en tirèrent avec une aisance et une liberté fort convenables quoique modestes, d’un air ni trop dégagé ni trop obséquieux pour être en désaccord avec nos idées anglaises. Ils émirent leur opinion librement et s’y tinrent avec une confiance convenable. Un spectacle plus singulier était la présence de deux dames au milieu de vingt-cinq à vingt-six messieurs ; une telle chose ne se ferait pas en Angleterre. — Dire que les coutumes françaises l’emportent à cet égard sur les nôtres, c’est affirmer une vérité qui saute aux yeux. Si les femmes sont éloignées des réunions où l’entretien doit rouler sur des sujets plus sérieux que ceux qu’on traite d’ordinaire dans la conversation, elles resteront dans l’ignorance, ou bien se jetteront dans les extravagances d’une éducation exagérée, pédante, affectée, en un mot rebutante chez elles. L’entretien d’hommes s’occupant de choses importantes est la meilleure école pour une femme.

La politique, dans toutes les sociétés que j’ai vues, roulait beaucoup plus sur les affaires de Hollande que sur celles de France. Tout le monde parlait d’apprêts pour une guerre avec l’Angleterre ; mais les finances françaises sont dans un tel désordre, que les mieux informés la déclarent impossible. Le marquis de Vérac, dernier ambassadeur à La Haye (envoyé, disent les politiques anglais, pour soulever une révolution), a passé trois jours à Liancourt. On peut croire qu’il se montrait prudent au milieu d’une compagnie si mêlée ; mais il ne faisait pas mystère de ce que cette révolution qu’il était chargé de provoquer en Hollande pour changer le stathouder ou réduire son pouvoir, avait été depuis longtemps combinée et tramée de manière à défier toutes chances mauvaises, si le comte de Vergennes n’eût compromis cette affaire, à force de manœuvres pour se rendre nécessaire au cabinet de Versailles. Ceci s’accorde avec les idées de quelques Hollandais, hommes de sens, à qui j’en avais parlé.

Pendant mon séjour à Liancourt, mon ami Lazowski m’accompagna dans une petite excursion de deux jours à Ermenonville, chez M. le marquis de Girardon (Girardin). Nous passâmes par Chantilly et Morefountain (Mortfontaine), maison de campagne de M. de Mortfontaine, prévôt des marchands de Paris. On m’avait dit qu’elle était arrangée à l’anglaise. Il y a deux parties bien distinctes : l’une est un jardin sillonné de sentiers sinueux et orné d’une profusion de temples, de bancs, de grottes, de colonnes, de ruines et que sais-je encore ? J’espère que les Français qui n’ont point vu notre pays ne prendront point ceci comme échantillon du goût anglais, qui en diffère autant que le style régulier du siècle passé. L’autre, dont l’eau forme le principal ornement, a une gaieté, une vie, qui contrastent bien avec les collines sombres et tristes qui l’encadrent, et que revêt une solitude propre au pays environnant. On a fait beaucoup ici, et peu s’en faut que l’on ait atteint la perfection que le pays comporte.

Gagné Ermenonville à travers une autre partie de la forêt du prince de Condé, qui confine aux jardins du marquis de Girardin. Cet endroit est devenu fameux depuis la résidence et la mort du malheureux et immortel Rousseau, dont chacun ici connaît la tombe, et l’on s’y rend de toutes parts. Il a été décrit, et on en a gravé les principales vues ; en faire une nouvelle description ne causerait que de l’ennui. Je me contenterai d’une ou deux observations qui ne me semblent point avoir été faites par d’autres. Les deux lacs et la rivière présentent trois points de vue différents. On nous montra d’abord celui qui est si fameux par la petite île des Peupliers, dans laquelle repose ce qu’il y avait de périssable dans cet extraordinaire et inimitable écrivain. Ce paysage est parfaitement conçu et exécuté. Le lac a de quarante a cinquante acres ; des collines l’entourent de deux côtés, de hautes futaies ferment les autres de façon à l’isoler entièrement. Les restes du génie que nous avons perdu impriment à cette scène un caractère mélancolique auquel les ornements siéraient peu ; aussi n’y en a-t-il que quelques-uns. C’était par une soirée calme que nous le visitions. Le soleil, en se couchant, allongeait les ombres sur le lac, et le silence semblait reposer sur les eaux qu’aucun souffle ne ridait, comme le dit un poète, je ne sais lequel. Les hommes illustres à qui est dédié le temple des Philosophes, et dont les noms sont gravés sur ses colonnes, sont : Newton, Lucem ; Descartes, Nil in rebus inane ; Voltaire, Ridiculum  ; Rousseau, Naturam ; et, sur une autre colonne non terminée : Quis hoc perficiet ? L’autre lac est plus grand ; il remplit tout le fond de la vallée autour de laquelle s’élèvent des collines sauvages, de rochers ou de sable infertile, ou nues ou revêtues de bruyères ; quelques endroits sont boisés, d’autres parsemés de genièvres. Le caractère est ici celui d’une nature sauvage, l’art s’est caché autant qu’il était compatible avec un accès facile. Une rivière forme l’autre tableau, en serpentant au milieu d’une pelouse partant de la maison, parsemée de bouquets de bois. Le terrain est trop plat pour faire un heureux effet, nulle part on ne le voit à son avantage.

Le lendemain matin, nous allâmes d’Ermenonville à Brasseuse, résidence de madame du Pont, sœur de la duchesse de Liancourt. Quelle fut ma surprise de trouver un grand agriculteur dans cette vicomtesse ! Une dame, une Française, assez jeune encore pour goûter tous les plaisirs de Paris, vivant à la campagne et s’occupant de ses terres, c’était un spectacle inattendu. Elle fait probablement plus de luzerne que qui que ce soit en Europe, 250 arpents. Elle me donna, avec un agrément et une simplicité charmante, des détails sur ses luzernières et sa laiterie : mais ce n’est les ici le lieu d’en parler. Retourné à Liancourt par Pont, où l’on passe l’eau sur trois arches soutenues de façon originale, chaque culée consistant en quatre piliers, avec un chemin de halage sous l’une des arches ; la rivière et navigable.

La chasse était un des amusements du matin auxquels je prenais part à Liancourt. Pour le cerf, les chasseurs forment autour du bois une ligne qu’ils vont toujours resserrant, et il est rare que plus d’une seule personne puisse tirer ; c’est plus ennuyeux qu’on ne saurait aisément se l’imaginer ; comme la pêche à la ligne, une attente incessante et un désappointement perpétuel. La chasse aux perdrix et au lièvre est presque aussi différente de ce qui se pratique en Angleterre. Nous nous y livrions dans la belle vallée de Catnoir (Catenoy), à cinq ou six milles de Liancourt.

On se mettait en file, à 30 yards environ l’un de l’autre, ayant chacun derrière soi un domestique avec un fusil chargé tout prêt pour quand on aurait fait feu : de cette façon, nous parcourions la vallée en travers, forçant le gibier à se lever devant nous. Quatre ou cinq couples de lièvres et une vingtaine de couples de perdrix formaient les trophées de la journée. Cette chasse a pour moi peu de charmes de plus que celle du cerf à l’affût. Le meilleur résultat pour moi de cet exercice en campagne, c’est l’entrain du dîner qui couronne le jour. Pour en jouir, il ne faut pas que la fatigue ait été trop grande. Un excès de gaîté après un excès d’exercice est une affectation propre à de jeunes écervelés (je me rappelle bien d’en avoir été de mon temps) ; mais quelque chose au delà de la modération met l’excitation du corps à l’unisson de celle de l’esprit, et la bonne compagnie est alors délicieuse. Dans de telles occasions, nous revenions trop tard pour le dîner ; on nous en servait un exprès, pour lequel nous ne faisions autre toilette que de changer de linge ; ce n’était pas alors que le champagne de la duchesse avait le moins de bouquet. Un homme n’est pas bon à pendre qui ne sait boire un peu trop le cas échéant ; mais prenez-y garde : revenez-y par trop souvent et que cela tourne en réunions bachiques, la fleur du plaisir se fane, et vous devenez un de nos chasseurs de renard d’autrefois.

Un jour que nous dînions ainsi à l’anglaise, buvant à la charrue, à la chasse, à je ne sais quoi, la duchesse de Liancourt et quelques-unes de ses dames vinrent par partie nous visiter. Ce pouvait être pour elles l’occasion de trahir leur malignité, en cachant à peine sous les sourires leur mépris pour des façons étrangères ; il n’en fut rien, elles ne manifestèrent qu’une curiosité enjouée, un plaisir naturel à voir les autres gais et heureux. « Ils ont été de grands chasseurs aujourd’hui, disait l’une. Oh ! ils s’applaudissent de leurs exploits. — Ont-ils bu en l’honneur du fusil ? disait l’autre. Ils ont bu à leurs maîtresses certainement, ajoutait une troisième. J’aime à les voir en gaîté, il y a là quelque chose d’aimable dans ceci. » Il semblera peut-être superflu de prendre note de semblables bagatelles ; mais qu’est-ce que la vie, les bagatelles mises de côté ? Elles caractérisent une nation mieux que les grandes affaires. Au conseil, dans la victoire, dans la défaite, dans la mort, l’humanité, je le suppose, est toujours et partout la même. Les riens font plus de différence, et le nombre est infini de ceux qui me donnent l’idée de l’excellent naturel des Français. Je n’aime ni un homme ni un écrit montés sur des échasses et vêtus de cérémonie. Ce sont les sentiments de tous les jours qui donnent la couleur à notre vie, et qui les goûte le mieux a le plus de chances d’atteindre le bonheur. Mais, bien à mon regret, il est temps de quitter Liancourt. Pris congé de la bonne duchesse, dont l’hospitalité et la bienveillance ne doivent pas être de sitôt oubliées. — 51 milles.

Les 9, 10 et 11. — Revenu par Beauvais et Pontoise à Paris, où je viens pour la quatrième fois. Je m’y confirme dans l’idée que les routes de la banlieue sont des déserts en comparaison de celles de Londres.

Par quel moyen cette ville se relie-t-elle à la campagne ? Les Français doivent être le peuple le plus casanier du globe ; une fois en place, il ne leur doit pas même venir l’idée d’en bouger ; ou bien il faut que les Anglais soient le plus remuant de tous les peuples et trouvent plus de plaisir à passer d’un endroit à l’autre que de jouir de la vie en aucun. Si la noblesse française ne se rendait dans ses terres que sur l’ordre de la cour, les routes ne seraient pas plus solitaires. — 25 milles.

Le 12. — Mon intention était de loger en garni ; mais, en arrivant à l’hôtel de Larochefoucauld, j’ai trouvé ma bonne duchesse aussi hospitalière à la ville qu’à la campagne ; elle m’avait fait préparer un appartement. La saison est si avancée, que je ne resterai à Paris que le temps nécessaire pour voir les monuments publics. Cela s’arrangera bien avec mes visites à quelques savants pour lesquels j’ai des lettres de recommandation, et me laissera la soirée pour les nombreux théâtres de cette ville. Dans mes notes, après un coup d’œil rapide sur ce que je vois d’une cité aussi connue en Angleterre, il m’arrivera de décrire plutôt mes idées et mes sentiments que les objets en eux-mêmes ; qu’on se le rappelle bien, je me propose de dédier ce journal négligé bien plus aux riens qu’aux choses d’une importance réelle. Des tours de la cathédrale, on embrasse tout Paris. C’est une grande ville, même pour ceux qui ont vu Londres du haut de Saint-Paul. Sa forme circulaire lui donne un grand avantage ; la clarté de son ciel, un plus grand encore. Il est maintenant si pur, qu’on se croirait en été. Les nuages de fumée de charbon de terre qui enveloppent toujours Londres empêchent de bien distinguer la grandeur de la capitale, mais je la crois excéder Paris au moins d’un tiers. Le Parlement est défiguré par une porte dorée de mauvais goût et de grands toits à la française. L’hôtel des Monnaies est un bel édifice, et la façade du Louvre une des plus élégantes du monde, parce que (pour l’œil au moins) ils ne sont pas couverts d’un toit ; sitôt que paraît le toit, le bâtiment en souffre. Je ne me rappelle pas un seul édifice renommé par sa beauté (ceux où il y a des dômes exceptés) dans lesquels la toiture ne soit si plate, qu’on ne l’y aperçoive point ou à peine. Quel œil avaient donc les artistes français pour charger tant d’édifices de combles dont l’élévation est destructive de toute beauté ? Chargez le Louvre de ceux qui défigurent le Parlement ou les Tuileries, que deviendrat-il ? Passé la soirée à l’Opéra, que j’ai cru un beau théâtre jusqu’à ce que l’on m’ait dit qu’il avait été bâti en six semaines ; alors ce ne fut plus rien pour moi, supposant qu’il devait crouler dans six ans. L’idée de durée est une des plus essentielles à l’architecture ; quel plaisir donnerait une belle façade en carton peint ? On donnait l’Alceste de Gluck avec mademoiselle Saint-Huberty, la première chanteuse, une excellente actrice. Quant à la mise en scène, aux costumes, aux décors, au ballet, ce théâtre bat Haymarket tout à plat.

Le 14. — Traversé Paris pour voir M. Broussonnet, secrétaire de la Société d’agriculture, rue des Blancs-Manteaux ; il est en Bourgogne. Visité M. Cook, de Londres, qui attend ici la saison pour montrer au duc d’Orléans son drill plough[7] ; voilà une idée française d’améliorer l’agriculture de cette façon. On doit savoir marcher avant d’apprendre à danser. Il y a de l’agilité dans les cabrioles, et même on peut y mettre de la grâce ; mais pourquoi en faire ? Il a beaucoup plu aujourd’hui, il est presque incroyable, pour une personne habituée à Londres, combien les rues de Paris sont sales et le danger qu’il y a à les parcourir ; la plupart manquent de trottoirs. La table était très garnie ; il s’y trouvait quelques politiques, et on a causé de l’état présent de la France. L’opinion générale semble être que l’archevêque ne pourra tirer le pays de sa situation actuelle ; les uns prétendent qu’il lui en faudrait la volonté, d’autres, le courage, d’autres encore, la capacité. Certains ne le croient attentif qu’à son propre intérêt ; suivant les autres, les finances sont trop dérangées pour être rétablies par aucun système, hors la réunion des états généraux du royaume, et une telle assemblée ne peut se faire sans provoquer une révolution dans le gouvernement. Tous s’accordent à pressentir quelque chose d’extraordinaire, et l’idée d’une banqueroute est loin d’être rare. Mais qui aura le courage de s’en charger ?

Le 14. — Abbaye des Bénédictins de Saint-Germain, piliers de marbre africain, etc., etc. — C’est la plus riche de France ; l’abbé a 300,000 livres (13,125 l. st.). La patience m’échappe, quand je vois disposer de tels revenus comme on le faisait au dixième siècle et non selon les idées du dix-huitième. Quelle magnifique ferme on créerait avec le quart seulement de cette rente ! Quels navets, quels choux, quelles pommes de terre, quels trèfles, quels moutons, quelle laine ! Est-ce que tout cela ne vaut pas mieux qu’un prêtre à l’engrais ? Si un actif fermier anglais était derrière cet abbé, il ferait plus de bien à la France, avec moitié de sa prébende, que la moitié des abbés du pays avec toutes les leurs. Passé près de la Bastille, autre objet propre à faire vibrer dans le cœur de l’homme d’agréables émotions. Je mis en quête de bons cultivateurs, et à chaque coin je me heurte contre, des moines et des prisons d’État. — À l’Arsenal, pour voir M. Lavoisier, ce célèbre chimiste dont la théorie, anéantissant le phlogistique, a fait autant de bruit que celle de Stahl, qui l’établissait. Le docteur Priestley m’avait donné pour lui une lettre de recommandation. Dans la conversation, je parlai de son laboratoire ; il m’y a donné rendez-vous pour mardi. Revenu par les boulevards à la place Louis XV, qui n’est pas, à proprement parler, une place, mais la magnifique entrée d’une grande ville. Les façades des deux édifices qu’on vient d’y élever sont parfaites. L’union de la place Louis XV avec tes Champs-Elysées, le jardin des Tuileries et la Seine lui donne un aspect de grandeur et d’élégance ; c’est la partie la mieux bâtie et la plus agréable de Paris ; on n’est pas dans la boue, et l’on respire librement. Mais, certes, la plus belle chose que j’aie encore vue à Paris, c’est la Halle aux blés, immense rotonde ; la couverture, entièrement en bois, sur un nouveau système de charpente, demanderait, pour en donner une idée, quelques planches accompagnées de longues explications ; la galerie a 150 pas de circonférence, par conséquent autant de pieds de diamètre : à sa légèreté, on la dirait suspendue par des fées. Des grains, des haricots, des pois et des lentilles sont emmagasinés et vendus sur l’aire centrale ; la farine est mise sur des plates-formes de bois dans les divisions qui entourent cette aire. On arrive par des escaliers tournants enlacés l’un dans l’autre, à de grandes salles pour le seigle, l’orge, l’avoine, etc. Le tout est si bien conçu et si admirablement exécuté, que je ne connais pas, en France ou en Angleterre, un monument qui le surpasse. Et si l’appropriation de toutes les parties aux exigences du service, l’adaptation de chacune à sa fin spéciale, unies à cette élégance qui ne demande aucun sacrifice de l’utilité et cette magnificence résultant de la solidité et de la durée, si ces conditions, dis-je, sont celles de l’excellence d’un édifice public, je n’en connais pas un qui l’égale. On ne peut y faire qu’un reproche, sa situation ; on l’aurait dû mettre sur le quai pour y décharger les bateaux sans recourir au transport par terre. Le soir, à la Comédie italienne, beau bâtiment, tout le quartier est régulier et nouvellement construit : c’est une spéculation privée du duc de Choiseul, dont la famille y a une loge à perpétuité. On jouait l’Amant jaloux. Il y a une jeune cantatrice, mademoiselle Renard, dont la voix est si suave, que, chantant en italien et selon la méthode italienne, elle ferait une charmante artiste.

Visite la tombe du cardinal de Richelieu ; noble production du génie, la plus belle statue de beaucoup que j’aie vue. On ne peut souhaiter rien qui soit plus aisé et plus gracieux que l’attitude du cardinal, ni une plus grande expression que celle de la science en larmes. Dîné au Palais-Royal avec mon ami. Le monde y est bien mis, les repas propres, bien préparés et bien servis : mais ici, comme partout ailleurs, il faut payer bon pour de bonnes choses ; ne l’oublions pas, payer peu une chose mauvaise n’est point un bon marché. Le soir, à la Comédie française, l’École des Pères, pièce lamentable, genre larmoyant. Ce théâtre, le principal de Paris, est un bel édifice avec un portique superbe. Après les salles circulaires de France, comment supporter nos trous oblongs et mal agencés de Londres ?

Le 16. — Rendez-vous chez M. Lavoisier. Madame Lavoisier, personne pleine d’animation, de sens et de savoir, nous avait préparé, un déjeuner anglais au thé et au café ; mais la meilleure partie de son repas, c’était, sans contredit, sa conversation, soit sur l’Essai de M. Kirwan sur le Phlogistique, qu’elle est en train de traduire, soit sur d’autres sujets qu’une femme de sens, travaillant avec son mari dans le laboratoire, sait si bien rendre intéressants. J’eus le plaisir de visiter cette retraite, théâtre d’expériences suivies par le monde scientifique. Dans l’appareil pour les recherches sur l’air, rien ne frappe autant que la partie destinée à brûler l’air inflammable et vital et à condenser l’eau ; c’est une machine admirable. Trois vaisseaux sont tenus en suspension par des index qui accusent immédiatement leurs variations de poids ; deux d’entre eux, aussi grands que des demi-barils, contiennent de l’air inflammable, le troisième de l’air vital ; un tube de communication le met en rapport avec les autres, qui lui envoient leur contenu pour le brûler, par des arrangements trop complexes pour être décrits sans le secours de planches. On voit que la perte de poids des deux airs, indiquée par leurs balances respectives, est égale à chaque moment au gain du troisième vaisseau, dans lequel l’eau se forme ou se condense, car on ne sait pas encore si cette eau se forme au moment même ou bien se condense. Si elle est exacte (ce que je ne saurais trop dire), c’est une magnifique invention. M. Lavoisier me dit, lorsque j’en louai la construction : « Mais oui, Monsieur, et même par un artiste français ! »[8] d’un ton qui semblait admettre leur infériorité générale par rapport aux nôtres. On sait que nous avons une exportation considérable d’instruments de précision pour toutes les contrées de l’Europe, et la France entre autres. Et ceci n’est pas d’hier, car l’appareil qui servit aux académiciens français à mesurer un degré du cercle polaire avait été fait par M. G. Graham[9]. M. Lavoisier nous montra un autre appareil formé d’une machine électrique dans un ballon pour expérimenter les effets de l’électricité dans différents milieux. La cuve à mercure est considérable, elle contient 250 lb. ; son réservoir est aussi très grand, mais je ne trouvai pas ses fourneaux si bien calculés, pour obtenir de hautes températures, que certains autres que j’avais vus. Je fus enchanté de le voir magnifiquement logé et avec toutes les apparences d’une fortune considérable. Cela satisfait toujours ; les emplois de l’État ne sont jamais en meilleures mains qu’en celles d’hommes qui dépensent ainsi le superflu de leurs richesses. À voir l’usage qu’on fait de l’argent, on croirait que c’est lui qui contribue le moins à l’avancement des choses vraiment utiles à l’humanité ; la plupart des grandes découvertes qui ont élargi l’horizon de la science ont été obtenues par des moyens en apparence sans proportions avec leurs fins, par les efforts énergiques d’esprits ardents sortant de l’obscurité et rompant les liens de la pauvreté, peut-être de la misère. — Hôtel des Invalides ; le major de l’établissement eut la bonté de m’en faire les honneurs. Le soir, visite à M. Lomond, jeune mécanicien très ingénieux et très fécond, qui a apporté une modification au métier à filer le coton. Les machines ordinaires filent trop dur pour de certaines fabrications ; celle-ci donne un fil lâche et mou. Il a fait une découverte remarquable sur l’électricité : on écrit deux ou trois mots sur un morceau de papier ; il l’emporte dans une chambre et tourne une machine renfermée dans une caisse cylindrique, sur laquelle est un électromètre, petite balle de moelle de sureau ; un fil de métal la relie à une autre caisse, également munie d’un électromètre, placée dans une pièce éloignée ; sa femme, en notant les mouvements de la balle de moelle, écrit les mots qu’ils indiquent ; d’où l’on doit conclure qu’il a formé un alphabet au moyen de mouvements. Comme la longueur du fil n’a pas d’influence sur le phénomène, on peut correspondre ainsi a quelque distance que ce soit : par exemple, du dedans au dehors d’une ville assiégée, ou pour un motif bien plus digne et mille fois plus innocent, l’entretien de deux amants privés d’en avoir d’autre. Quel qu’en puisse être l’usage, l’invention est fort belle. M. Lomond a plusieurs autres machines curieuses, toutes œuvres de ses propres mains ; le génie de la mécanique lui semble naturel. — Le soir à la Comédie française ; Molé jouait dans le Bourru bienfaisant ; l’art ne saurait atteindre à une plus grande perfection.

Le 17. — Visite à M. l’abbé Messier, astronome du roi et de l’Académie des sciences ; visité l’exposition de l’Académie de peinture au Louvre. Pour un beau tableau d’histoire dans nos expositions de Londres, il y en a ici dix : c’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour contre-balancer la différence entre une exposition annuelle et une bisannuelle. Dîné aujourd’hui dans une société dont la conversation a été entièrement politique. La Requête au Roi de M. de Calonne a paru ; tout le monde la lit et la discute. On semble cependant généralement d’accord que, sans se décharger lui-même de l’accusation d’agiotage, il a jeté sur les épaules de Monseigneur l’archevêque de Toulouse, premier ministre actuel, un fardeau non petit, et que celui-ci doit se trouver dans un singulier embarras pour repousser cette attaque. Mais l’un et l’autre sont condamnés par tous et en bloc, comme absolument incapables de faire face aux difficultés d’une époque si critique. Toute la compagnie semblait imbue de cette opinion, que l’on est à la veille de quelque grande révolution dans le gouvernement, que tout l’indique : les finances en désordre, avec un déficit impossible à combler sans l’aide des états généraux du royaume, sans que l’on ait une idée précise des conséquences de leur réunion : aucun ministre soit au pouvoir, soit au dehors, ayant assez de talents pour promettre d’autres remèdes que des palliatifs ; sur le trône, un prince dont les dispositions sont excellentes, mais à qui font défaut les ressources d’esprit qui lui permettraient de gouverner par lui-même dans un tel moment ; une cour enfoncée dans le plaisir et la dissipation, ajoutant à la détresse générale au lieu de chercher une position plus indépendante ; une grande fermentation parmi les hommes de tous les rangs qui aspirent à du nouveau sans savoir quoi désirer, ni quoi espérer ; en outre, un levain actif de liberté qui s’accroît chaque jour depuis la révolution d’Amérique : voilà une réunion de circonstances qui ne manquera pas de provoquer avant peu un mouvement, si quelque main ferme, de grands talents et un courage inflexible ne prennent le gouvernail pour guider les événements et non pas se laisser emporter par eux. Il est remarquable que jamais pareille conversation ne s’engage sans que la banqueroute n’en soit le sujet ; on se pose à son propos cette question curieuse : Occasionnerait-elle une guerre civile et la chute complète du gouvernement ? Les réponses que j’ai reçues me paraissent justes ; une telle mesure, conduite par un homme capable, vigoureux et ferme, ne causerait certainement ni l’une ni l’autre. Mais, essayée par un autre, elle les amènerait très probablement toutes les deux. On tombe d’accord que les états ne peuvent s’assembler sans qu’il en résulte une liberté plus grande ; mais je rencontre si peu d’hommes qui aient des idées justes à cet égard, que je me demande l’espèce de liberté qui en naîtrait. On ne sait quelle valeur donner aux privilèges du peuple ; quant à la noblesse et au clergé, si la révolution ajoutait quelque chose en leur faveur, je suis d’avis qu’elle ferait plus de mal que de bien.[10].

Le 18. — Les Gobelins sont sans aucun doute, la première manufacture de tapisseries du monde ; un roi peut seul en soutenir de pareilles. Le soir, vu la Métromanie, cette incomparable comédie de Piron, très bien jouée. Plus je vois le théâtre français, plus je l’aime, et je n’hésite pas un moment à le préférer de beaucoup au nôtre. Auteurs, acteurs, édifices, mise en scène, décors, musique, ballets, prenez le tout en masse, il n’y a rien d’égal à Londres. Nous avons certainement quelques brillants de première eau ; mais, tout mis en balance, ce n’est pas le plateau de l’Angleterre qui l’emporte. J’écris ce passage d’un cœur plus léger que je ne le ferais s’il me fallait donner la palme à la charrue française. Le 19. — Charenton près Paris, visité l’École vétérinaire et la ferme de la Société royale d’agriculture. M. Chabert, le directeur général, nous a reçus avec la plus cordiale politesse ; j’avais eu le plaisir de connaître en Suffolk M. Flandrein, son second et son gendre. Ils me montrèrent tout l’établissement vétérinaire ; il fait honneur au gouvernement de la France. Fondé en 1766, on y ajouta une ferme en 1783 et quatre nouvelles chaires, deux d’économie rurale, une d’anatomie et une de chimie. On m’informe que M. Daubenton, qui est à la tête de la ferme avec un traitement de 6,000 livres par an, professe l’économie rurale, surtout en ce qui regarde les moutons dont un troupeau est gardé pour démonstration. Il y a une vaste salle, bien aménagée pour la dissection des chevaux et autres animaux ; un grand cabinet où sont conservées dans l’esprit-de-vin les parties les plus intéressantes de leur corps et aussi celles qui montrent l’effet des maladies. C’est une grande richesse. Cet établissement et un autre semblable près de Lyon ne demandent (sauf les additions de 1783) que la somme modérée de 60,000 livres (2,600 liv. st.), comme il résulte des écrits de M. de Necker ; d’où il paraîtrait (comme dans beaucoup d’autres cas) que ce qui est le plus utile est aussi ce qui coûte le moins. On y compte à présent cent élèves de toutes les provinces de France comme de tous les pays de l’Europe, excepté l’Angleterre, étrange exception quand on voit la grossière ignorance de nos vétérinaires, et que tous les frais pour entretenir un jeune homme ici ne sont que de 100 louis par an pendant les quatre années que dure le cours. Quant à la ferme, elle est sous la direction d’un grand naturaliste, haut placé dans les académies, et dont le nom est célèbre par toute l’Europe pour son mérite dans les branches supérieures de la science. Attendre une pratique sûre de telles gens dénoterait en moi bien peu de connaissance de la nature humaine. Ils croiraient probablement au-dessous d’eux et de leur position dans le monde d’être bons laboureurs, bons sarcleurs de navets, bons bergers ; je trahirais par conséquent mon ignorance de la vie, si j’exprimais la moindre surprise d’avoir trouvé cette ferme dans un tel état, que j’aime mieux l’oublier que la décrire. Vu le soir un champ cultivé avec beaucoup plus de succès, mademoiselle Saint-Huberti dans la Pénélope de Piccini.

Le 20. — J’ai été à l’École militaire, établie par Louis XV pour l’éducation de cent quarante jeunes gens de la noblesse ; de semblables institutions sont ridicules et injustes. Donner de l’éducation au fils d’un homme qui ne peut la lui donner lui-même, c’est une grande injustice, si on ne lui assure dans la vie une situation qui réponde à cette éducation. Si vous la lui assurez, vous détruisez l’effet de l’éducation, parce que le mérite seul doit donner cette certitude de parvenir. Si, au contraire, vous le faites pour des gens qui ont le moyen, vous chargez le peuple, qui ne l’a pas, pour alléger le fardeau de ceux qui seraient en état de le porter, et c’est ce qu’on est sûr de voir arriver dans de tels établissements.

Passé la soirée à l’Ambigu-Comique, joli petit théâtre entouré de beaucoup d’ordures. Tout le long des boulevards, des cafés, de la musique, du bruit et des filles ; de tout, hormis des balayeurs et des réverbères. Il y a un pied de boue, et dans certains endroits pas une lumière.

Le 21. — M. de Broussonnet étant revenu de Bourgogne, j’ai eu le plaisir de passer chez lui une couple d’heures très agréables.

C’est un homme d’une rare activité, possédant une grande variété de connaissances usuelles dans toutes les branches de l’histoire naturelle, et il parle très bien l’anglais. Il est difficile de voir un homme plus propre que M. de Broussonnet pour le poste de secrétaire de la Société royale.

Le 22. — Course au pont de Neuilly, qui passe pour le plus beau de France ; c’est de beaucoup le plus beau que j’aie vu. Il se compose de cinq arches plates, en style florentin, toutes d’égale ouverture, construction incomparablement plus élégante et plus frappante que nos arches de différentes grandeurs. Nous avons vu, ensuite la machine de Marly, qui ne fait plus maintenant la moindre impression. L’ancienne résidence de madame du Barry est sur le coteau, juste au-dessus de cette machine. Elle s’est bâti, au bord de la pente dominant le paysage, un pavillon meublé et décoré avec beaucoup d’élégance. Il y a une table exquise en porcelaine de Sèvres. J’ai oublié le nombre de louis qu’elle coûte. Les Français à qui j’ai parlé de Luciennes se sont récriés contre les maîtresses et les extravagances avec plus de violence que de raison, à mon sens. Qui, en conscience, refuserait à son roi le plaisir d’une maîtresse, pourvu que le jouet ne devînt pas une affaire d’État ? Mais Frédéric le Grand avait-il une maîtresse ; lui faisait-il bâtir des pavillons, et les meublait-il de tables de porcelaine ? Non ; mais il avait un tort cinquante fois plus grand. Mieux vaut qu’un roi courtise une jolie femme que les provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a coûté cent millions sterling et cinq cent mille hommes, et, avant que le règne de cette favorite ne soit passé, elle peut en coûter encore autant. Les plus grands génies et les plus grands talents pèsent moins qu’une plume, si la rapine, la guerre et la conquête en sont les suites.

Saint-Germain. — Fort belle terrasse. J’ai trouvé ici M. de Broussonnet, et nous sommes allés dîner, avec M. Breton, chez le maréchal duc de Noailles, qui a une belle collection de plantes curieuses. J’y ai vu le plus beau sophora japonica que je connaisse. — 10 milles.

Le 10. — Une lettre de M. Richard m’a fait entrer dans le jardin anglais de la reine à Trianon. Il contient environ cent acres, arrangés d’après les descriptions que l’on nous donne des jardins chinois, d’où l’on suppose que vient notre style. Il a plus de la manière de sir W. Chambers que de M. Brown ;[11] plus d’art que de nature ; cela sent plus le faste que le bon goût. On concevrait difficilement une chose que l’art peut placer dans un jardin, qui ne soit pas dans celui-ci. On y voit des bois, des rochers, des pelouses, des lacs, des rivières, des îles, des cascades, des grottes, des promenades, des temples, de tout, jusqu’à un village. Plusieurs parties sont très jolies et bien exécutées. La seule chose à reprendre est l’entassement, erreur qui a conduit à une autre, celle de sillonner la pelouse par trop de sentiers sablés, erreur commune à presque tous les jardins que j’ai vus en France. Mais la gloire du petit Trianon, ce sont les arbres et arbrisseaux exotiques. Le monde entier a été heureusement mis à contribution pour l’orner. On en trouve qui sont à la fois et beaux et curieux pour charmer les yeux de l’ignorance et exercer la mémoire des savants. Parmi les édifices, je citerai le Temple de l’Amour comme vraiment élégant.

Versailles, encore une fois. En parcourant l’appartement que le roi venait de quitter depuis un quart d’heure à peine, et qui portait les traces du léger désordre causé par son séjour, je m’amusais de voir les figures de vauriens circulant sans contrôle dans le palais, jusque dans la chambre à coucher ; d’hommes dont les haillons accusaient le dernier degré de misère ; et cependant j’étais seul à m’ébahir et à me demander comment diable ils s’étaient introduits. Il est impossible de n’être pas touché de cet abandon négligent, de cette absence de tout soupçon. On aime le maître de maison qui ne se sent pas blessé de voir, en arrivant à l’improviste, son appartement ainsi occupé ; s’il en était autrement, tout accès serait bien défendu. C’est encore là un trait de ce bon naturel qui me semble si visible partout en France. Je désirais voir l’appartement de la reine, mais on ne me le permit pas. « Sa Majesté y est-elle ? — Non. — Alors pourquoi ne pas le visiter aussi bien que celui du roi ? – Ma foi, monsieur, c’est une autre chose ! » Parcouru les jardins ainsi que les bords du grand canal, m’étonnant profondément des exagérations des écrivains et des voyageurs. On trouve de la magnificence du côté de l’Orangerie, mais nulle part de la beauté ; seulement quelques statues ont assez de mérite pour qu’on souhaite de les voir à l’abri. Comme dimension, le canal ne dit rien aux yeux, et il n’est pas en si bon état qu’un abreuvoir de ferme. La ménagerie est bien, mais n’a rien de grand. Que ceux qui veulent conserver des créations de Louis XIV l’impression qu’ils ont prise dans les écrits de Voltaire aillent voir le canal du Languedoc, et non Versailles. — 14 milles.

Le 24. — Visité, en compagnie de M. de Broussonnet, le cabinet royal d’histoire naturelle et le jardin botanique, qui est arrangé dans un très bel ordre. Ses richesses sont bien connues, et la politesse de M. Thouin, effet de son aimable caractère, donne à ce jardin des charmes qui ne viennent pas seulement de la botanique. Dîné aux Invalides avec M. de Parmentier, le célèbre auteur de tant d’écrits économiques, surtout sur la boulangerie de France. À une quantité considérable de connaissances usuelles, il joint beaucoup de ce feu et de cette vivacité pour lesquelles sa nation est renommée, mais que je n’ai pas trouvés aussi souvent que je m’y attendais.

Le 25. — Paris. Cette grande ville me parait, de toutes celles que j’ai vues, la dernière qu’une personne de fortune modeste devrait choisir pour résidence. Elle est à ce point de vue considérablement inférieure à Londres. Les rues sont très étroites, encombrées par la foule, boueuses pour les neuf dixièmes, et toutes sans trottoirs. La promenade, qui à Londres est si agréable et si aisée que les dames s’y livrent chaque jour, est ici un travail, une fatigue, même pour un homme, par conséquent chose impossible à une femme en toilette. Les voitures sont nombreuses, et le pis c’est qu’il y a une infinité de cabriolets à un cheval, menés par les jeunes gens à la mode et leurs imitateurs, également écervelés, avec tant de rapidité que cela devient un danger et rend les rues périlleuses à moins d’incessantes précautions. Un pauvre enfant a été écrasé et probablement tué devant nos yeux, et j’ai été plusieurs fois couvert des pieds à la tête par l’eau du ruisseau. Cette mode absurde de courir les rues d’une grande capitale sur ces cages à poules vient de la pauvreté ou d’un esprit de misérable économie : on n’en saurait parler trop sévèrement. Si nos jeunes nobles allaient à Londres, dans les rues sans trottoirs, du train de leurs frères de Paris, ils se verraient bientôt et justement rossés de la bonne façon et traînés dans le ruisseau. Ceci rend le séjour difficile pour les personnes et surtout pour les familles qui n’ont pas le moyen d’avoir une voiture ; commodité tout aussi chère ici qu’à Londres. Les fiacres, remises, etc., y sont beaucoup plus laids que chez nous, et pour des chaises, il n’y a plus, elles seraient renversées à tout moment[12]. À cela se rapporte aussi la nécessité pour toutes les personnes peu aisées de s’habiller en noir, avec des bas également noirs ; cette couleur sombre, en société, n’est pas si odieuse que la démarcation qu’elle trace entre un homme riche et un autre qui ne l’est pas. Avec l’orgueil, l’arrogance et la dureté des Anglais riches, elle ne serait pas supportable ; mais le bon naturel dominant du caractère français adoucit toutes ces causes malencontreuses d’irritation. Les logements en garni, sans être aussi bons de moitié que ceux de Londres, sont considérablement plus chers. Si, dans un hôtel, vous ne prenez pas toute une enfilade de pièces, il vous faudra monter trois, quatre et cinq étages, et vous contenter en général d’une chambre avec un lit. On conçoit, après l’horrible fatigue des rues ce qu’a de détestable une pareille ascension. Vous avez beaucoup à chercher avant de vous faire accepter comme pensionnaire dans une famille, ainsi qu’on le fait habituellement à Londres, et cela se paye bien plus. Les gages de domestiques sont à peu près les mêmes. On doit, regretter ces désavantages de Paris [13], car autrement je le tiens pour le séjour à préférer par ceux qui aiment la vie des grandes villes. Il n’y a nulle part de meilleure société pour un homme de lettres ou un savant. Leur commerce avec les grands, qui, s’il n’est pas sur le pied d’égalité, ne doit pas avoir lieu du tout, est plein de dignité. Les gens du plus haut rang se tiennent au courant de la science et de la littérature et envient la gloire qu’elles donnent. Je plaindrais volontiers l’homme qui croirait être bien reçu dans un cercle brillant à Londres, sans compter sur d’autres raisons que son titre de membre de la Société royale. Il n’en serait pas de même à Paris pour un membre de l’Académie des sciences, il est assuré partout d’un excellent accueil. Peut-être ce contraste vient-il en grande partie de la différence de gouvernement des deux pays. La politique est suivie avec trop d’ardeur en Angleterre pour permettre que l’on s’occupe dignement du reste ; que les Français établissent un gouvernement plus libre, ils ne tiendront plus les académiciens en si haute estime, en face des orateurs qui soutiendront les droits et la liberté dans un libre parlement.

Le 28. — Quitté Paris par la route de Flandre. M. de Broussonnet a eu l’obligeance de m’accompagner jusqu’à Dugny, pour me montrer la ferme d’un agriculteur très capable, M. Cretté de Palluel. À Senlis, j’ai pris la grand’route ; à Dammartin, j’ai rencontré par hasard M. du Pré du Saint-Cotin. M’entendant parler culture avec un fermier, il se présenta comme un amateur, me donna un aperçu de plusieurs expériences qu’il avait faites sur ses terres en Champagne, et me promit quelque chose de plus détaillé, en quoi il a fait honneur à sa parole. — 22 milles.

Le 29. — Traversé Nanteuil, où le prince de Condé a un château ; Villers-Cotterets, au milieu d’immenses forêts appartenant au duc d’Orléans. Les récoltes de ce pays sont, en conséquence, celles de princes du sang, c’est-à-dire, des lièvres, des faisans, des cerfs et des sangliers. — 26 milles.

Le 30. — Soissons paraît une pauvre ville, sans manufactures, vivant surtout du commerce des blés qui, d’ici, s’en vont par eau à Paris et à Rouen. — 25 milles.

Le 31. — Coucy est magnifiquement situé sur une colline, avec une belle vallée serpentant à ses pieds. J’ai vu à Saint-Gobain, au milieu de grands bois, la fabrique des plus grandes glaces du monde. J’eus la bonne fortune d’arriver une demi-heure avant le coulage du jour. Passé La Fère. Gagné Saint-Quentin, dont les grandes manufactures me prirent mon après-midi tout entière. Depuis Saint-Gobain, les toitures d’ardoises sont les plus belles que j’aie vues en aucun pays. — 30 milles.

1er novenbre. — Près de la Belle-Anglaise, j’ai fait un détour d’une demi-lieue pour voir le canal de Picardie, dont on m’avait beaucoup parlé. De Saint-Quentin à Cambrai, le pays s’élève tellement, qu’il a fallu creuser un tunnel à une profondeur considérable au-dessous de plusieurs vallées aussi bien que des collines. Dans l’une de ces vallées se trouve un puits avec escalier voûté pour le visiter. Je comptai 134 marches avant de trouver l’eau, et comme cette vallée est beaucoup au-dessous des vallées adjacentes, on peut en conclure l’étonnante profondeur de ce canal. Sur la porte d’entrée se lit l’inscription suivante : L’année 1781, M. le comte d’Agay étant intendant de cette province, M. de Laurent de Lionni étant directeur de l’ancien et nouveau canal de Picardie, et M. de Champrosé inspecteur, Joseph II, Empereur, Roi des Romains, a parcouru en bateau le canal souterrain depuis cet endroit jusques au puits no 20, le 28, et a témoigné sa satisfaction d’avoir vu cet ouvrage en ces termes : « Je suis fier d’être homme, quand je vois qu’un de mes semblables a osé imaginer et exécuter un ouvrage aussi vaste et aussi hardi. Cette idée m’élève l’âme. » Ces trois messieurs mènent ici la danse dans un style très français. Le grand Joseph suit humblement leurs traces ; et quant au pauvre Louis XVI, aux frais duquel tout fut fait, ces messieurs ont certainement pensé qu’après celui d’un empereur, aucun nom ne pouvait marcher avec les leurs. Les inscriptions des monuments publics ne devraient porter d’autres noms que celui du roi, dont le mérite a patronisé l’œuvre, et de l’artiste dont le génie l’a exécutée. Quant à la cohue des intendants, directeurs et inspecteurs, qu’elle aille au diable ! Ici le canal est large de 10 pieds de France et haut de 12, entièrement taillé dans une roche crayeuse renfermant des lits de cailloux siliceux (pierre à fusil), sans maçonnerie. On n’a fini comme modèle qu’une petite longueur de 10 toises, elle a 20 pieds en tous sens. Cinq mille toises sont déjà faites de la manière que j’ai dite, toute la partie souterraine, quand le tunnel sera entièrement percé, comptera 7,020 toises (de six pieds chaque), ou 9 milles anglais environ. La dépense s’élève déjà à 1,200,000 liv. (52,500 l. st.), pour le compléter il faudra 2,500,000 liv. (109,375 l. st.), ce qui donne un total de 4 millions. Il est fait par puits ; l’eau n’a que 5 ou 6 pouces de hauteur à présent. Depuis l’administration de l’archevêque de Toulouse, ce grand travail a été arrêté entièrement. Quand nous voyons de tels ouvrages languir faute de fonds, nous devons en toute raison nous demander : « Quels sont donc les services auxquels on pourvoit ? » et conclure que chez les rois, les ministres et les nations, l’économie est la première des vertus : sans elle le génie est un feu follet, la victoire un vain bruit, la splendeur d’une cour un vol public.

Visité les manufactures de Cambrai. Ces villes de la frontière de Flandre sont bâties dans le vieux style ; mais les rues sont belles, larges, bien pavées et bien éclairées. Point n’est besoin de remarquer que toutes sont fortifiées, et que chaque pied de terre de cette région s’est rendu glorieux ou infâme (selon les sentiments particuliers du spectateur) par beaucoup de guerres les plus sanglantes qui aient affligé et épuisé la chrétienté. Chambre, repas et service excellent à l’hôtel de Bourbon. — 22 milles.

Le 2. — Arrivé par Bouchain à Valenciennes, autre vieille ville qui, comme le reste des cités flamandes, montre plutôt une opulence ancienne qu’une richesse actuelle. — 18 milles.

Le 3. — Orchies. — Le 4. — Lille ; il y a dans sa banlieue plus de moulins à vent pour l’extraction de l’huile de colza qu’on n’en peut voir en aucun endroit du monde. On traverse moins de ponts-levis et d’ouvrages fortifiés ici qu’à Calais : la grande force de cette place est dans ses mines et autres souterraines. Passé la soirée au spectacle.

Je fus surpris du cri de guerre qui s’élève contre notre pays. Tous ceux à qui j’ai parlé prétendent que sans aucun doute ce sont les Anglais qui ont amené une armée prussienne en Hollande, et que la France a de justes et nombreuses raisons qui la poussent à la guerre. Il est assez aisé de découvrir l’origine de toute cette violence ; c’est le traité de commerce, que l’on exècre ici comme le coup le plus fatal porté aux manufactures du pays. Ces gens sont dans les vraies idées du monopole, tout prêts à jeter 21 millions de leurs concitoyens dans les misères certaines de la guerre, plutôt que de voir l’intérêt, de ces 24 millions de consommateurs prévaloir sur celui des manufacturiers. Rencontré dans la ville beaucoup de petites charrettes traînées par un chien ; le propriétaire de l’une d’elles me dit, ce qui me paraît difficile à croire, que son chien tirerait 700 livres pendant une demi-lieue. Les roues sont très hautes par rapport à l’animal, en sorte que son poitrail est beaucoup au-dessous de l’essieu.

Le 6. — Au sortir de Lille, un pont en réparation me fit suivre les bords du canal, sous les ouvrages de la citadelle. Ils sont très nombreux et parfaitement placés sur une éminence en pente douce, entourée de marais peu profonds, faciles à inonder. Traversé Armentières, grande ville pavée. Couché à Mont-Cassel. — 30 milles.

Le 7. — Cassel occupe le sommet de la seule hauteur qui soit en Flandre. On répare le bassin de Dunkerque, si fameux dans l’histoire par une hauteur que l’Angleterre aura payée cher. Je place sur une même ligne d’arrogance nationale Dunkerque, Gibraltar et la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires. Il y a beaucoup d’ouvriers à ce bassin ; une fois fini, il ne tiendra que vingt à vingt-cinq frégates, ce qui, pour un regard non expérimenté, semble un objet indigne de la jalousie d’une grande nation, à moins qu’elle ne soit jalouse de corsaires.

Je m’informai de l’importation des laines d’Angleterre ; on me la donna comme tout à fait insignifiante. Je remarquai qu’en sortant de la ville, mon petit porte-manteau fut aussi scrupuleusement examiné que si je venais de débarquer avec une cargaison de marchandises prohibées ; à un fort à deux milles de là, ce fut de même. Dunkerque étant un port franc, la douane est aux portes. Que penserons-nous de nos manufacturiers, qui dans leur demande de lois sur la laine, d’infâme mémoire, amenèrent du quai de Dunkerque à la barre de la Chambre des lords un certain Th. Wilkinson, qui jura que la laine passe à Dunkerque sans que l’on demande ni une entrée ni un droit avec deux douanes qui se contrôlent l’une l’autre, et où l’on fouille jusqu’à un porte-manteau. C’est sur un semblable témoignage que notre législateur, selon le véritable esprit du boutiquier, menaça, par un acte d’amendes et de peines de toutes sortes, les producteurs de laine anglais. — Promenade à Rosendal, près de la ville, où M. Le Brun me montra fort obligeamment ses travaux d’amélioration des dunes. Sur les chemins, on a bâti un grand nombre de jolies petites maisons ayant chacune son jardin et un ou deux champs enclos où l’industrie a tiré parti du sable blanc et mouvant des dunes. La baguette magique de la prospérité a changé le sable en or. — 18 milles.

Le 8. — Quitté Dunkerque et son excellente auberge du Concierge ; je n’en ai pas trouvé d’autres en Flandre. Passé à Gravelines, qui, à mon œil inexpérimenté, sembla la plus forte place que j’aie encore vue ; au moins ses ouvrages apparents sont plus nombreux que dans les autres.[14]Si Gengis-Khan ou Tamerlan avaient trouvé des villes comme Lille et Gravelines sur leur chemin, où seraient leurs conquêtes et leur destruction du genre humain ? — Arrivé à Calais ! Ici se termine mon voyage, qui m’a donné beaucoup de plaisir et plus d’instruction que je ne m’attendais à en rapporter d’un royaume moins bien cultivé que le nôtre. Ç’a été le premier que j’aie fait à l’étranger, et il m’a confirmé dans l’opinion que, si nous voulons bien connaître notre propre pays, il faut que nous voyons quelque peu les autres. Les nations se jugent par comparaison, et on doit mettre au rang des bienfaiteurs de l’humanité les peuples qui ont le mieux établi la prospérité publique sur la base du bonheur privé. M’assurer du degré atteint par les Français dans cette voie a été un des motifs de mon voyage. C’est une enquête qui s’étend loin et n’est pas peu complexe ; mais une seule excursion est trop peu de chose pour que l’on y ait pleine confiance. Il faut que je revienne encore et encore avant de me hasarder à conclure. — 15 milles.

Descendu chez Dessein, où j’ai attendu trois jours le paquebot et un vent favorable. (Le duc et la duchesse de Glocester étaient au même hôtel et dans le même cas.) Un capitaine se conduisit envers moi de pauvre façon : il me trompa pour s’engager avec une famille qui ne voulait recevoir personne sur le même bord. Je ne demandai pas même à quelle nation appartenait cette famille. — Douvres, Londres, Bradfield ; je ressens plus de plaisir à donner à ma petite-fille une poupée de France qu’à voir Versailles.

ANNÉE 1788

Le long voyage que j’avais fait en France l’année précédente me suggéra une foule de réflexions sur l’agriculture et sur les sources et le développement de la prospérité nationale dans ce royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et tandis que je tirais des conclusions relativement aux circonstances politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à l’agriculture, j’arrivais à chaque moment à trouver l’importance qu’il y aurait à faire du tout un relevé exact, autant qu’il est possible à un voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai à essayer de finir ce que j’avais si heureusement commencé.

Juillet 30. — Quitté Bradfield et arrivé à Calais. — 161 milles.

Août 5. — Le lendemain pris la route de Saint-Omer. Passé le Sans-Pareil, ce pont qui sert à deux cours d’eau à la fois ; on l’a loué au-delà de son mérite, il coûte plus qu’iI ne vaut. Saint-Omer contient peu de choses remarquables ; il en contiendrait encore moins s’il était en moi de guider les parlements d’Angleterre et d’Irlande ; pourquoi forcer les catholiques à chercher à l’étranger une mauvaise éducation, au lieu de leur permettre de fonder des institutions chez nous, où on les élèverait bien ? La campagne se montre plus à son avantage du clocher de Saint-Bertin. — 25 milles.

Le 7. — Le canal de Saint-Omer s’élève par une suite d’écluses. Aire, Lillers, Béthune, villes bien connues dans l’histoire militaire. — 25 milles.

Le 8. — Le pays change : ce n’est qu’une plaine, admirable chemin sablé de Béthune, jusqu’à Arras. Rien dans cette dernière ville, si ce n’est la grande et riche abbaye du Var, qu’on ne voulut pas me laisser voir : ce n’était pas le jour ou quelque prétexte aussi frivole. La cathédrale n’est rien. — 17 milles 1/2.

Le 9. — Jour de marché ; en sortant de la ville, j’ai rencontré une centaine d’ânes au moins, chargés les uns d’une besace, les autres, d’un sac, mais en général de toutes choses peu pesantes en apparence ; la route fourmillait d’hommes et de femmes. C’est véritablement un marché abondamment pourvu, mais une grande partie du travail du pays se perd, au temps de la moisson, pour fournir aux besoins d’une ville qui, en Angleterre, serait nourrie par la quarantième partie de ce monde. Toutes les fois que je vois bourdonner cet essaim d’oisifs dans un marché, j’en infère, une mauvaise et trop grande division de la propriété. Ici, mon seul compagnon de voyage, ma jument anglaise, me révèle par son œil un secret, non des plus agréables : elle se fait aveugle et le sera bientôt. Elle a la fluxion périodique, mais notre imbécile de vétérinaire à Bradfield m’avait assuré qu’elle en avait encore pour plus d’un an. Il faut convenir que voilà une de ces agréables situations dans lesquelles peu de personnes croiront qu’on se mette volontiers. Ma foy ! c’est bien un échantillon de ma bonne veine ; ce voyage n’est guère qu’une corvée que d’autres se font payer pour l’entreprendre sur un bon cheval, moi je paye pour le faire sur un aveugle ; pourvu que je ne paye pas en me cassant le cou. — 20 milles.

Le 10. — Amiens. M. Fox a couché ici hier, et la conversation à table d’hôte était fort amusante : on s’étonnait qu’un si grand homme voyageât si simplement. Je demandais quel était son train ? Monsieur et madame[15] étaient dans une chaise de poste anglaise, la fille et le valet de chambre dans un cabriolet ; un courrier français faisait tenir prêts les chevaux de relais. Que leur faut-il de plus que ces aises et ce plaisir ? La peste soit d’une jument aveugle ! Mais j’ai travaillé toute ma vie ; lui, il parle.

Le 11. — Gagné Aumale par Poix ; entré en Normandie. — 25 milles.

Le 12. — De là à Neufchâtel par le plus beau pays que j’aie vu depuis Calais. Nombreuses maisons de campagne appartenant aux marchands de Rouen. — 40 milles.

Le 13. — Ils ont bien raison d’avoir des maisons de campagne pour sortir de cette grande et vilaine ville, puante, étroite et mal bâtie, où l’on ne trouve que de l’industrie et de la boue. En Angleterre, quel tableau de constructions neuves offre une ville manufacturière florissante ! Le chœur de la cathédrale est entouré par une magnifique grille de cuivre massif. On y montre les tombeaux de Rollon, premier duc de Normandie, et de son fils ; de Guillaume Longue-Epée ; de Richard Coeur de lion, et de son frère Henry ; du duc de Bedford, régent de France ; d’Henry V, qui en fut roi ; du cardinal d’Amboise, ministre de Louis XII. Le tableau d’autel est une Adoration des bergers par Philippe de Champaigne. La vie à Rouen est plus chère qu’à Paris ; aussi les gens, pour ménager leur bourse, doivent-ils se serrer le ventre. À la table d’hôte de la Pomme-du-Pin nous étions seize pour le dîner suivant : une soupe, environ 3 livres de bouilli, une volaille, un canard, une petite fricassée de poulet, une longe de veau d’environ 2 livres, et deux autres petits plats avec une salade ; prix 45 sous, plus 20 sous pour une pinte de vin ; en Angleterre, pour 20 d. (40 sous), on aurait un morceau de viande qui, littéralement, pèserait plus que tout ce dîner ! Les canards furent nettoyés si vivement, que je ne mangeai pas la moitié de mon appétit. De semblables tables d’hôte sont parmi les choses bon marché de France !

Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d’hôte française occupe le premier rang ; pendant huit minutes, un silence de mort ; quant à la politesse d’entamer conversation avec un étranger, on ne doit pas s’y attendre. Nulle part on ne m’a dit un seul mot qu’en réponse à mes questions, Rouen n’a rien de particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour refus d’enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je m’informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à M. d’Ambournay, auteur d’un traité sur la préférence à donner à la garance verte sur la garance sèche ; j’ai eu le plaisir de causer longuement avec lui sur différents sujets d’agriculture qui m’intéressaient.

Le 14. — Barentin. Traversé une forêt de pommiers et de poiriers. Le pays vaut mieux que les fermiers. Yvetot, plus riche encore, mais misérablement cultivé. — 21 milles.

Le 15. — Même pays jusqu’à Bolbec ; les clôtures me rappellent celles de l’Irlande : ce sont de hauts et larges talus en terre, avec des haies, des chênes et des hêtres en très bon état. Depuis Rouen, il y a une multitude de maisons de campagne qui me fait plaisir à voir ; partout des fermes et des chaumière, et, dans toutes, la filature de coton. De même jusqu’à Harfleur. Les approches du Havre-de-Grâce indiquent une ville très florissante : les coteaux sont presque entièrement couverts de petites villas nouvelles ; on en élève de plus nombreuses ; quelques-unes sont si près l’une de l’autre, qu’elles forment presque des rues. La ville aussi s’agrandit considérablement. — 30 milles.

Le 16. — Il n’est pas besoin d’informations pour s’apercevoir de la prospérité de cette ville ; impossible de s’y méprendre : il y a plus de mouvement, de vie, d’activité que n’importe où j’aie été en France. On a loué dernièrement, pour trois ans, à raison de 600 liv. par an, une maison prise à bail pour dix ans, en 1779, à raison de 240 liv., sans aucun pot-de-vin ; il y a douze ans, on l’aurait eue pour 24 liv. Le goulet, formé par une jetée, est étroit ; mais il s’élargit en deux bassins oblongs, encombrés de plusieurs centaines de navires. Le commerce occupe tous les quais ; tout y est hâte, confusion et animation. On dit qu’un vaisseau de 50 peut y entrer, peut-être en ôtant ses canons. Ce qui vaut mieux, ce sont des navires marchands de 500 et 600 tonneaux. L’état du port a cependant donné de l’inquiétude : si on n’y eût pris garde le goulet se serait vite ensablé, mal qui va s’accroissant, et sur lequel on a consulté beaucoup d’ingénieurs. Le manque d’eau pour chasser ce que la mer apporte est si grand, qu’on a entrepris, aux frais du roi, un magnifique ouvrage, un vaste bassin, séparé de l’Océan par un mur, ou bien plutôt l’Océan lui-même a été emprisonné dans une maçonnerie solide de 700 yards de long, 5 de large, et dépassant de 10 ou 12 pieds le niveau de la haute marée ; et deux autres murs extérieurs, longs de 400 yards, larges de 3 yards, laissant entre eux un espace de 7 yards qu’on remplit de terre. On espère, au moyen de ce bassin, obtenir assez d’eau pour nettoyer le port de toute obstruction. C’est un travail qui fait honneur au pays.

La Seine, vue de cette jetée, est remarquable ; elle a cinq milles de largeur ; de hautes terres forment son horizon sur la rive opposée, et les falaises de craie qui s’ouvrent pour lui laisser porter son énorme tribut à l’Océan sont grandes et pittoresques.

Rendu visite à M. l’abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, chez qui j’ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson Le Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres l’Entretien sur le Havre, 1781. quand il ne comptait que 25,000 âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt (Récicourt), capitaine au corps royal du génie, pour lequel j’avais des lettres de recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent rang parmi les plus notables négociants de France. On dîna dans une de leurs maisons de campagne, en nombreuse société, de façon très somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les amis de ces messieurs ont beaucoup d’enjouement, de grâce et d’instruction. L’idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, car leur société me semblait devoir rendre un plus long séjour très agréable. Il n’y a pas de mauvais penchant à aimer des gens qui aiment l’Angleterre, où ils ont été pour la plupart. — Nous avons assurément en France de belles, d’agréables et de bonnes choses ; mais on trouve une telle énergie dans votre nation !

Le 18. — Passé à Honfleur sur le paquebot, bateau ponté, qu’un fort vent du nord fit franchir ces 7 1/2 milles en une heure. Le fleuve était plus houleux que je croyais qu’un fleuve pût l’être. Honfleur est une petite ville très-industrieuse, avec un bassin rempli de navires, parmi lesquels des négriers (Guinea-men) aussi forts qu’au Havre.

Visité, à Pont-Audemer, M. Martin, directeur de la manufacture royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés là (il y en a quarante en tout). L’un d’eux, du Yorkshire, me dit qu’on l’avait trompé pour le faire venir. Bien qu’ils fussent largement payés, la vie est très chère, au lieu d’être à bon marché, comme on le leur avait donné à entendre. — 20 milles.

Le 19. — Pont-l’Évêque. En approchant de cette ville, la campagne devient plus riche, c’est-à-dire qu’il y a plus de pâturages ; l’ensemble en est singulier ; ce sont des vergers entourés de haies si épaisses et si bonnes, quoique composées d’osier avec quelques épines, que le regard peut à peine les pénétrer : beaucoup de châteaux épars, dont quelques-uns sont beaux, mais un chemin exécrable. Pont-l’Évêque est dans le pays d’Auge, célèbre par la grande fertilité de ses pâturages. Gagné Lisieux à travers la même riche contrée ; haies admirablement plantées ; le sol est divisé en nombreux enclos et très boisé. Descendu à l’hôtel d’Angleterre, nouvel établissement propre et bien monté ; j’y fus parfaitement traité et servi. — 26 milles.

Le 20. — Caen. Le chemin gravit une hauteur qui domine la riche vallée de Corbon, la plus fertile du pays d’Auge. Elle est remplie de beaux bœufs du Poitou, et se ferait remarquer dans le Leicester et le Northampton. — 28 milles.

Le 21. — Le marquis de Guerchy, que j’avais eu le plaisir de voir en Suffolk, était colonel du régiment d’Artois, en garnison ici ; j’allai lui rendre visite ; il me présenta à la marquise. Comme la foire de Guibray allait avoir lieu et qu’il s’y rendait lui-même, il me fit remarquer que je ne pouvais rien faire de mieux que de l’accompagner car cette foire était la deuxième de France. J’y consentis ; en chemin, nous passâmes par Bon pour dîner avec le marquis de Turgot, frère aîné du contrôleur général si justement célèbre ; lui-même est auteur de quelques mémoires sur les plantations, publiés dans les Trimestres de la Société royale de Paris. Il nous fit voir, en nous les expliquant, toutes ses plantations ; il se glorifie surtout des plantes étrangères, et j’eus le chagrin de m’apercevoir qu’il songeait un peu moins à leur utilité qu’à leur rareté. Ce travers n’est pas peu commun en France, non plus qu’en Angleterre. Je voulais, à chaque moment de cette longue promenade, amener la conversation des arbres sur la culture ; je fis même plusieurs efforts, mais en vain. On passa le soir au théâtre, jolie salle ; on donnait Richard Coeur de lion ; je ne pus m’empêcher de remarquer le grand nombre de jolies femmes. N’y a-t-il pas un antiquaire qui attribue la beauté, chez les Anglaises, au sang normand, ou qui pense, comme le major Jardine, que rien n’améliore autant les races que de les croiser ; à lire ses agréables voyages, on ne croirait pas qu’il y en ait aucune nécessité, et cependant, en regardant ces filles et en entendant leur musique, on ne saurait douter de son système. Soupé chez le marquis d’Ecougal, à son château, à la Fresnaye. Si ces marquis de France n’ont pas de beaux produits en blés et en navets à me montrer, ils en ont de magnifiques d’une autre nature, de belles et élégantes filles, portraits charmants d’une agréable mère ; rien qu’à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable ; ces dames sont enjouées, gracieuses, intéressantes ; j’aurais voulu les mieux connaître, mais c’est le destin du voyageur d’entrevoir des occasions de plaisir pour les quitter aussitôt. Après souper, tandis qu’on jouait aux cartes, le marquis m’entretint de choses qui m’intéressaient. — 22 milles 1/2.

Le 22. — On vend, à cette foire de Guibray, pour 6 millions ( 262,500 l. st. ) ; à Beaucaire, le montant est de 10. J’y trouvai une quantité considérable d’articles anglais, de la quincaillerie en entrepôt : des draps et des tissus de coton. — Une douzaine d’assiettes communes en imitation française, bien moins bonnes que les nôtres, valent 3 et 4 liv. ; je demandai au marchand ( un Français ), si le traité de commerce ne serait pas nuisible avec une telle différence. « C’est précisément le contraire, Monsieur ; quelque mauvaise que soit cette imitation, on n’a encore rien fait d’aussi bien en France ; l’année prochaine on fera mieux, nous perfectionnerons, et enfin nous l’emporterons sur vous. » Je le crois bon politique ; sans concurrence, aucune fabrication ne progresse. Une douzaine d’anglaises, à filets bleus ou verts, 5 livres 5 sous. Revenu à Caen dîné avec le marquis de Guerchy, lieutenant-colonel, le major de son régiment, et leurs femmes, nombreuse et charmante société. Visité l’abbaye des Bénédictins, fondée par Guillaume le Conquérant. Superbe édifice, massif, solide, magnifique, avec de grands appartements et des escaliers de pierre dignes d’un palais. Soupé avec M. du Mesnil, capitaine au corps du génie, pour lequel j’avais des lettres ; il m’a présenté à l’ingénieur chargé du nouveau canal qui amènera à Caen des navires de 3 à 400 tonneaux, bel ouvrage à ranger parmi ceux qui font honneur à la France.

Le 23. — M. de Guerchy et l’abbé de *** m’ont accompagné à Harcourt, résidence du duc d’Harcourt, gouverneur de Normandie et du Dauphin. On me l’avait donné comme ayant le plus beau jardin anglais de France ; Ermenonville ne lui laisse pas ce rang, quoique le château y soit moins beau. Trouvé enfin un cheval pour essayer de poursuivre mon chemin un peu moins en Don Quichotte ; il ne me convint pas, il bronchait à chaque pas, était cher, et on demandait le prix d’un bon ; nous continuerons ensemble, mon aveugle ami et moi. — 30 milles.

Le 24. — Bayeux ; la cathédrale a trois tours, dont une est très légère, très élégante et richement sculptée.

Le 25. — Passé à Isigny, sur la route de Carentan, un bras de mer qui est guéable. En arrivant dans cette dernière ville, je me trouvai si mal par suite, je crois, de rhumes négligés, que j’eus peur de tomber malade ; je m’en ressentais dans tous mes membres, j’étais accablé d’une pesanteur générale. Je me couchai de bonne heure, et une dose de poudre d’antimoine provoqua chez moi une transpiration qui me soulagea assez pour reprendre mon voyage. — 23 milles.

Le 26. — Valognes ; de là jusqu’à Cherbourg le pays est très boisé et ressemble au Sussex. Le marquis de Guerchy m’avait prié de rendre visite à M. Doumerc, cultivateur très entreprenant, à Pierre-Buté près Cherbourg ; je le fis ; mais M. Doumerc était à Paris ; cependant son régisseur M. Baillio mit une grande courtoisie à me montrer et à m’expliquer tout. — 30 milles.

Le 27. — Cherbourg. J’avais des lettres de recommandation pour M. le duc de Beuvron, qui commande la ville, le comte de Chavagnac et M. de Meusnier, de l’Académie des sciences, traducteur des voyages de Cook ; le comte est à la campagne. J’avais tant entendu parler des fameux travaux entrepris pour faire ici un port, que je ne voulais pas attendre un moment de plus pour les voir : le duc m’accorda un laissez-passer ; je pris un bateau et me fis conduire à travers le port artificiel formé par les fameux cônes. Comme ce voyage peut être lu par des personnes n’ayant ni le temps, ni le désir de chercher dans d’autres livres la description de ces travaux, je ferai en quelques mots une esquisse des intentions qui y ont présidé et de l’exécution qui a suivi. De Dunkerque jusqu’à Brest la France n’a pas de port militaire ; encore le premier ne peut-il recevoir que des frégates. Cette lacune lui a été fatale plus d’une fois dans ses guerres avec notre pays, dont la côte plus favorisée offre non-seulement, l’embouchure de la Tamise, mais aussi la magnifique rade de Portsmouth. Afin d’y remédier, on a conçu le projet d’une digue jetée en travers de la rade ouverte de Cherbourg. Mais la formation d’une enceinte capable d’abriter une flotte de guerre eût demandé une muraille si étendue, si exposée à de fortes marées, que la dépense eût été beaucoup trop grande pour que l’on y pensât, la réussite trop douteuse pour oser l’entreprendre. On renonça donc à une jetée régulière, et on en adopta une partielle. Pour la former, on éleva dans la mer, sur toute la ligne que l’on voulait couvrir, des colonnes isolées en charpente et en maçonnerie, assez fortes pour résister à la violence de l’Océan ; elles en brisent les vagues et permettent d’établir une digue de l’une à l’autre. Ces colonnes ont reçu de leur forme le nom de cônes ; elles ont 140 pieds de diamètre à la base, 60 pieds au sommet, et 60 pieds de hauteur verticale ; enfoncées de 30 à 34 pieds, elles sont couvertes au reflux des plus hautes marées. Construits en chêne avec toutes les garanties de force et de solidité, ces énormes tonneaux à large base étaient, une fois terminés, chargés d’autant de pierres qu’il en fallait pour les couler ; chacun pesait alors 1,000 tonnes (de 2,000 livres). Afin de les faire flotter jusqu’à destination, on attachait tout autour avec des cordes 60 pièces vides de 10 pipes chaque, de nombreux vaisseaux les remorquaient en présence d’innombrables spectateurs. Au signal convenu, toutes les cordes sont coupées à la fois et l’énorme pilier s’engloutit ; il est alors rempli de pierres par des bateaux que l’on tient prêts chargés, et on le recouvre de maçonnerie. La capacité de chacun, jusqu’à 4 pieds de la surface seulement, est de 2,500 toises cubiques de pierre. Un nombre immense de navires sont ensuite occupés à construire de l’un à l’autre une chaussée de pierre, que l’on voit à marée basse au temps de la quadrature (neap tides). 18 cônes selon un certain projet, et 33 selon un autre, compléteront ce travail, qui ne laissera que deux passes, commandées par deux très beaux forts nouvellement construits, le fort Royal et le fort d’Artois, parfaitement bien approvisionnés, dit-on, car on ne les laisse pas voir, et munis d’un four à boulets rouges. Le nombre de cônes dépend de l’espacement qui doit régner entre eux. J’en trouvai huit finis et la charpente de deux autres sur le chantier ; mais tout est arrêté par l’archevêque de Toulouse, grâces à ses plans de futures économies. Les quatre cônes dernièrement submergés, étant très exposés, sont maintenant en réparation ; on les a trouvés trop faibles pour résister à la furie des tempêtes et aux coups de mer par les vents d’ouest. Le dernier de tous est le plus endommagé : plus on avance, plus il en sera ainsi ; ce qui a fait croire à plusieurs habiles ingénieurs que le tout n’aboutira pas si l’on ne dépense pour le reste des sommes qui suffiraient à épuiser le revenu d’un royaume. Ce qu’il y a déjà de fait suffit à donner depuis quelques années à Cherbourg un nouvel aspect : il y a des maisons et jusqu’à des rues neuves, aussi l’annonce de la cessation des travaux a-t-elle été fort mal reçue. On dit qu’on y employait 3,000 ouvriers, y compris les carriers. Ces huit cônes seuls et la levée qui les accompagne ont rendu parfaitement sûre une partie considérable du port projeté. Deux vaisseaux de 40 y sont à l’ancre depuis 18 mois, par forme d’expérience, et quoiqu’il y ait eu d’assez fortes tempêtes pour éprouver le tout rigoureusement, et même, comme je l’ai dit, endommager beaucoup trois des cônes, ces vaisseaux n’ont pas ressenti la plus légère agitation ; sans rien ajouter de plus, c’est déjà un refuge pour une petite flotte. Si l’on continue, on devra construire des cônes plus fort, peut-être plus grands, et donner bien plus d’attention à leur solidité, on devra voir aussi s’il ne faut pas les rapprocher davantage : en tous cas la dépense sera presque double, mais toute dépense disparaît devant l’importance d’avoir un port de refuge si bien situé en cas de guerre avec l’Angleterre ; cette importance est immense, au moins aux yeux des habitants de Cherbourg.

Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu’en dehors de la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l’un portait cette inscription : « Louis XVI, sur ce premier cône échoué le 6 juin 1784, a vu l’immersion de celui de l’est, le 23 juin 1786. »

En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu d’honneur à l’esprit d’entreprise de la génération actuelle en France. Une grande marine y est une idée favorite (que ce soit à tort ou à raison, c’est une autre question). Maintenant ce port fait voir que, quand ce grand peuple entreprend des travaux semblables, il sait trouver des génies audacieux pour en dresser le plan, et d’habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d’une manière digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m’avait invité à dîner mais je réfléchis que, si j’acceptais, il me faudrait la journée du lendemain pour voir les verreries ; je mis en conséquence les affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une lettre qui m’en ouvrît l’entrée, j’y allai à cheval dans l’après-midi. Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye, le directeur, m’expliqua le tout de la façon la plus obligeante.

Il ne faut pas s’arrêter à Cherbourg plus que le strict nécessaire. On m’y écorcha plus scandaleusement que dans aucune autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant pleins, je fus forcé d’aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur qu’un toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute malpropre, deux soupers se composant d’un plat de pommes, d’un peu de beurre, un peu de fromage plus quelques rogatons trop mauvais pour y toucher, et un pauvre dîner, on m’apporta un compte de 31 liv. (1 l. 7 s. 1 d.) ; on ne se contentait pas de me mettre la chambre à 3 liv. la nuit, mais on comptait encore l’écurie pour mon cheval, après d’énormes items pour l’avoine le foin et la paille. C’est un abus qui ternit le caractère national. Je montrai, en passant, cette note à M. Baillio, qui cria au scandale ; il me dit qu’il ne fallait pas s’en étonner : ces gens, qui se retiraient du commerce, se faisaient une règle d’écorcher leurs hôtes de la bonne façon. Que personne ne passe à Cherbourg sans faire d’avance le prix de tout, jusqu’à la litière et à la stalle de son cheval, jusqu’au sel, au poivre et à la nappe de sa table. — 10 milles.

Le 28. — Retourné à Carentan, et, le 29, gagné, par un beau pays, bien enclos, Coutances, capitale du Cotentin. On y construit en terre d’excellentes habitations, de belles granges, et même des maisons à trois étages et d’autres bâtiments considérables. Cette terre (la plus convenable à cet emploi, est une glaise riche et noire) est pétrie avec de la paille ; après l’avoir étendue sur le terrain en couche épaisse d’environ 4 pouces, on la coupe en carrés de 9 pouces que l’on prend sur une pelle pour les donner au maçon qui fait le mur ; à chaque couche de 3 pieds, on laisse, comme en Irlande, sécher le mur, afin de pouvoir le continuer. Sa largeur est d’environ 2 pieds ; on fait dépasser d’un pouce en plus, pour couper cela ras, couche par couche. Si on les badigeonnait comme en Angleterre, ces murs feraient aussi bon effet que nos murs en lattes et en plâtre, et dureraient davantage. Dans les belles maisons, les encadrements des portes et des fenêtres sont en pierre. — 20 milles.

Le 30. — Beau paysage formé par la mer, les îles de Chaussey à 5 lieues de distance, Jersey, que l’on distingue clairement à 40 milles, et Granville, qui se montre sur un cap élevé. La beauté de cette ville disparaît quand on y entre : c’est un trou laid, étroit, sale et mal bâti. Aujourd’hui, jour de marché, on y voit cette foule d’oisifs commune en France. La baie de Cancale s’étendant à droite et le rocher conique de Saint-Michel s’élevant brusquement de la mer, portant un château au sommet, forment un ensemble très pittoresque. — 30 milles.

Le 31. — Entré en Bretagne par Pont-Orsin (Pontorson). La propriété semble être plus divisée que je ne l’ai vue jusque-là. Dans la ville épiscopale de Doll (Dol) une longue rue tout entière n’a pas de carreaux ; chétive apparence ! Le début en Bretagne me donne l’idée d’une bien pauvre province. — 22 milles.

Le 1er septembre. — Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; la culture n’est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l’on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c’est plutôt un obstacle aux passants qu’un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s’arrangent d’un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous de ce hideux tas d’ordures se trouve un beau lac entouré de haies bien boisées. Au sortir d’Hédé, beau lac appartenant à M. de Blassac, intendant de Poitiers ; superbes bois aux alentours. Avec un peu de soin, on ferait de ceci un tableau délicieux. Il y a un château, des fenêtres duquel on ne voit que quatre rangées d’arbres, rien de plus, selon le style français. Dieu du goût, faut-il que le possesseur de ce château soit aussi celui de cet admirable lac ! et cependant M. de Blassac a fait à Poitiers la plus belle promenade de France ! Mais le goût de la ligne droite et celui de la ligne sinueuse sont fondés sur des sentiments et des idées aussi séparés, aussi distincts que la peinture et la musique, la poésie et la sculpture. Le lac est poissonneux ; il y a des brochets de 36 liv., des carpes de 24, des perches de 4 et des tanches de 5. Jusqu’à Rennes, même confusion bizarre de déserts et de cultures ; pays moitié sauvage, moitié civilisé. — 31 milles.

Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins, appelé le Tabour, est remarquable ; mais ce qu’il y a de plus curieux à Rennes maintenant, c’est, aux portes de la ville, un camp formé par quatre régiments d’infanterie et deux de dragons, sous le commandement d’un maréchal de France, M. de Stainville. Le mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, venait de deux causes : la cherté du pain et l’exil du Parlement. La première est fort naturelle ; mais ce que je ne puis entendre, c’est cet amour pour le Parlement ; car tous ses membres sont nobles comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la noblesse et les roturiers n’est si tranchée, si insultante, si oppressive, qu’en Bretagne. On m’assura, cependant, que la population avait été poussée par toutes sortes de manœuvres et même par des distributions d’argent. Les troubles présentaient une telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe fut incapable de maintenir l’ordre. M. Argentaise, pour lequel j’avais des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les quatre jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et cela me frappe d’autant plus, que je sors de Normandie, où tout est à un prix extravagant. La table d’hôte, à la Grande-Maison, est bien tenue : à dîner il y a deux services abondamment pourvus d’excellents mets, et un très grand dessert bien composé ; à souper un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux dessert. Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous ; pour 20 sous en plus, vous avez de très bon vin ; l’entretien du cheval 30 sous ; en tout cela ne fait (avec du vin de choix) que 6 livres 10 sous par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint que le camp a fait hausser tous les prix.

Le 5. — Montauban. Les pauvres ici le sont tout à fait ; les enfants terriblement déguenillés, et plus mal peut-être sous cette couverture que s’ils restaient tout nus ; quant aux bas et aux souliers, c’est un luxe hors de propos. Une charmante petite fille de six à sept ans, qui jouait avec une baguette et souriait, avait sur elle de tels haillons, que mon cœur s’en serra : on ne mendiait pas, et quand je donnai quelque chose, on me parut plus surpris que reconnaissant. Le tiers de ce que j’ai vu de cette province me paraît inculte, et la presque totalité dans la misère. Quel terrible fardeau pour la conscience des rois, des ministres, des parlements, des états, que ces millions de gens industrieux, livrés à la faim et à l’oisiveté par les exécrables maximes du despotisme et les préjugés non moins abominables d’une noblesse féodale ! Couché au Lion-d’Or, affreux bouge. — 20 milles.

Le 6. — L’aspect est le même jusqu’à Brooms (Broons) ; mais près de cette ville il devient plus agréable, le terrain étant plus accidenté.

Lamballe. — Plus de cinquante familles nobles passent l’hiver dans cette petite ville et vivent sur leurs biens en été. Il y a probablement autant d’extravagance et de sottise, et, pour ce que j’en sais, autant de bonheur dans leurs cercles que dans ceux de Paris. Ici et là on ferait bien mieux de cultiver ses terres et de donner du travail aux malheureux. — 30 milles.

Le 7. — Le pays change immédiatement au delà de Lamballe. Le marquis d’Urvoy, que j’ai connu à Rennes, et qui possède un beau domaine à Saint-Brieuc, m’avait donné une lettre pour son intendant ; celui-ci y a fait honneur. — 12 milles 1/2.

Le 8. — Jusqu’à Guingamp ; contrée sombre couverte d’enclos. Passé Châteaulandren (Chatelaudren) et entré en Basse-Bretagne : on reconnaît au premier coup d’œil un autre peuple. On rencontre une quantité de gens n’ayant d’autre réponse à vos questions que : « Je ne sais pas ce que vous dites », ou : « Je n’entends rien. » Entré à Guingamp par des portes, des tours, des fortifications qui paraissent de la plus vieille architecture militaire : tout annonce l’antiquité et est en parfait état de conservation. L’habitation des pauvres gens est loin d’être si bonne : ce sont de misérables huttes de boue, sans vitres, presque sans lumière ; mais il y a des cheminées en terre. J’en étais à mon premier somme à Belle-Isle quand l’aubergiste vint à mon chevet et tira le rideau en faisant tomber une pluie d’araignées, pour me dire que j’avais une jument anglaise superbe, et qu’un seigneur voulait me l’acheter. Je lui jetai à la tête une demi-douzaine de fleurs d’éloquence française pour son impertinence ; alors il jugea prudent de nous laisser en paix, moi et les araignées. Il y avait grande partie de chasse. Ce doivent être des chasseurs de première force que ces seigneurs bas-bretons pour arrêter leur admiration sur une jument aveugle. À propos des races de chevaux en France, cette jument m’avait coûté 23 guinées lors de la cherté des chevaux en Angleterre, et en avait été vendue 16 quand ils étaient un peu meilleur marché : on peut s’en faire une idée ; cependant on l’admira, et beaucoup, et souvent pendant ce voyage, et en Bretagne elle rencontra rarement d’égale. Cette province, et la même chose arrive en Normandie, est infestée de mauvaises rosses d’étalons, perpétuant la malheureuse race que l’on rencontre partout. Le vilain trou qui s’intitule la Grande-Maison est la meilleure auberge d’une station de poste sur la grande route de Brest ; des maréchaux de France, des ducs, des pairs, des comtesses, etc., etc., doivent s’y être arrêtés de temps à autre, selon les accidents auxquels on est sujet dans les longs voyages. Que doit-on penser d’un pays qui, au xviiie siècle, n’a pas de meilleurs abris pour les voyageurs ! — 30 milles.

Le 9. — Morlaix est le port le plus singulier que j’aie vu. Dans une vallée juste assez large pour contenir un beau canal, on voit deux quais et deux rangées de maisons ; en arrière s’élève la montagne, abrupte et boisée d’un côté, semée de jardins, de roches et de broussailles de l’autre ; l’effet en est charmant et romantique. Commerce assez lourd à présent, mais très florissant pendant la guerre. — 20 milles.

Le 10. — Jour de foire à Landivisier (Landivisiau), ce qui me donne l’occasion de voir réunis nombre de Bas-Bretons et de leurs bestiaux. Les hommes portent de larges culottes, plusieurs ont les jambes nues, et la plupart sont en sabots ; ils ont les traits fortement accentués comme les Gallois, et un air moitié énergique, moitié nonchalant ; ils sont grands de taille, larges de poitrine et carrés d’épaules. Les femmes, même jeunes, sont tellement ridées par la fatigue, qu’elles perdent l’air de douceur naturel à leur sexe. Le premier coup d’œil les fait reconnaître pour absolument différents des Français. N’est-ce pas un miracle de les retrouver ainsi, avec leur langage, leurs mœurs, leurs costume, après treize cents ans de séjour sur cette terre ? — 35 milles.

Le 11. — J’avais des lettres de personnes fort recommandables pour d’autres personnes aussi très recommandables de Brest, à l’effet de m’obtenir l’entrée des arsenaux. Ce fut en vain.

M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances très pressantes auprès du commandant : mais l’ordre de ne laisser pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop strict pour qu’on osât l’enfreindre, à moins que sur un avis exprès du ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n’obéit qu’à contre-cœur. M. Tredairne me dit que cependant lord Pembroke l’avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d’une telle dépêche ; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu’elle ne m’échapperait pas, qu’il était singulier de montrer ce port à un général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la vue à un fermier. Il m’assura cependant que le duc de Chartres n’avait pas été plus heureux ces jours passés. La musique de Grétry, qui, sans avoir de largeur, est franche et même élégante, n’était pas de nature à me mettre de bonne humeur ; le théâtre donnait Panurge. Brest est une ville bien bâtie, à belles rues régulières, et le quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres navires, a beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent les ports de mer.

Le 12. — Retourné à Landerneau. Le maître du Duc-de-Chartres, la meilleure auberge et la plus propre de l’évêché, vint me dire qu’il y avait là un monsieur, un homme comme il faut, et que le dîner serait meilleur si nous le prenions ensemble : De tout mon cœur. C’était un noble Bas-Breton, avec une épée et un misérable petit bidet très agile. Ce seigneur ignorait que le duc de Chartres de l’autre jour fût autre que celui qui était dans la flotte de M. d’Orvilliers. Pris la route de Nantes. — 25 milles.

Le 13. — Pays plus accidenté jusqu’à Châteaulin ; le tiers en est inculte. Région bien inférieure au Léon et à Tréguier ; aucun effort, aucune marque d’intelligence ; tout près cependant du grand marché de Brest et sur un bon terrain. Quimper, quoique ce soit un évêché, n’a de remarquable que sa promenade, une des plus belles de France. — 25 milles.

Le 14. — En sortant de Quimper, on voit un peu plus de culture, mais ce n’est que pour un instant. Déserts, déserts et déserts. Arrivé à Quimperlay (Quimperlé). — 27 milles.

Le 15. — Même aspect sombre jusqu’à Lorient, mais quelques traces de culture et beaucoup de bois. Lorient était si plein de badauds venus pour assister au lancement d’un vaisseau de guerre, que je ne trouvai à l’Épée-Royale ni lit pour moi, ni place pour mon cheval. Au Cheval-Blanc, misérable trou, je plaçai mon compagnon au milieu de vingt autres empilés comme des harengs en caque ; mais moi je n’obtins rien. Le duc de Brissac, avec sa suite, ne fut pas plus heureux. Si le gouverneur de Paris ne put sans peine trouver à coucher dans Lorient, il ne faut pas s’étonner des obstacles que rencontra A. Young. J’allai sur-le-champ remettre mes lettres. Je trouvai M. Besné, négociant, chez lui ; il me reçut avec une cordialité sincère, préférable à un million de cérémonies, et, lorsqu’il sut ma position, il m’offrit, dans sa maison, une hospitalité que j’acceptai. Le Tourville, de quatre-vingt-quatre canons, devait être lancé à trois heures ; on remit au lendemain, à la grande joie des aubergistes, heureux de retenir un jour encore cet essaim d’étrangers. J’aurais voulu que le vaisseau les étranglât, car je n’avais en tête que ma pauvre jument, exposée toute la nuit au milieu des rosses de Bretagne. Cependant une pièce de douze sous au valet d’écurie la mit considérablement à l’aise. La ville est moderne et régulière ; les rues partent en divergeant de la porte, et sont coupées à angle droit par d’autres, larges, bien bâties et bien pavées : beaucoup de maisons ont vraiment bon air. Mais ce qui fait l’importance de Lorient, c’est l’entrepôt du commerce des Indes, qui renferme les navires et les magasins de la Compagnie. Ces derniers sont réellement grandioses, et annoncent la royale munificence dont ils tirent leur origine. Ils ont plusieurs étages, sont construits en voûte, d’un grand style et d’une immense étendue. Mais il leur manque, au moins à présent, comme à tant d’autres superbes établissements en France, la vigueur et le mouvement d’un commerce actif. Les affaires ici semblent insignifiantes. Trois vaisseaux de quatre-vingt-quatre, le Tourville, l’Éole et le Jean-Bart, et une frégate de trente-deux sont en chantier. On m’assura qu’il n’avait fallu que neuf mois pour la construction du Tourville. Le port a de la vie ; quinze vaisseaux de ligne stationnés ici à l’ordinaire, quelques navires de la Compagnie des Indes et d’autres marchands, en font un agréable tableau. Une belle tour ronde en pierre blanche, de cent pieds de haut, légère et gracieuse dans ses proportions, et portant une balustrade au sommet, sert aux vigies et aux signaux. Mon hôte est un homme simple et franc, avec quelques idées originales qui lui donnaient plus d’intérêt ; il a une charmante fille, qui me distrait par son chant, qu’elle accompagne sur la harpe. Le lendemain matin, le Tourville descendit à flot au bruit de la musique des régiments et des acclamations de milliers de spectateurs. Quitté Lorient, arrivé à Hennebont. — 7 1/2 milles.

Le 17. — Traversé, en allant à Auray, les dix-huit milles les plus pauvres que j’aie encore vus en Bretagne. Bonnes maisons de pierre, couvertes d’ardoises, mais sans vitres. Auray a un petit port et quelques sloops, ce qui donne toujours de la gaieté à une ville. Jusqu’à Vannes, campagne variée, mais les landes dominent. Vannes n’est pas sans importance, mais son port et sa promenade en font la principale beauté.

Le 18. — Musiliac (Muzillac). On a en vue Belle-Isle et les îles plus petites d’Hédic (Haëdic) et d’Honat (Houat). Si Musiliac ne peut se vanter d’autre chose, il le peut au moins de son bon marché. J’eus pour dîner deux bons poissons plats, des huîtres, de la soupe, un beau rôti de canard, avec un ample dessert consistant en raisin, poires, noix, biscuits et liqueur, une pinte d’excellent bordeaux ; ma jument, outre le foin, reçut trois quarts de peck (soit 7 litres) d’avoine, pour 56 sous ; 2 sous à la fille et autant au garçon, font en tout 3 fr. Jusqu’à la Roche-Bernard, des landes, des landes, des landes ! La hardiesse des rives de la Vilaine la rend pittoresque, il n’y a pas d’ennuyeuses plaines ; elle a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster, et serait égale à quelque rivière que ce soit si ses bords étaient boisés ; mais ce ne sont que les déserts du reste du pays. — 33 milles.

Le 19. — Fait un détour sur Auvergnac, château du comte de La Bourdonnaye, pour lequel j’avais une lettre de la duchesse d’Anville ; c’était la personne qui pouvait le mieux me renseigner sur la Bretagne, ayant été pendant vingt-cinq ans premier syndic de la noblesse. On aurait à plaisir amoncelé les pentes et les rochers, que l’on aurait eu peine à faire un plus mauvais chemin que ces cinq milles ; si j’eusse pu mettre autant de foi que les bonnes gens de campagne dans deux morceaux de bois attachés ensemble, je me serais signé ; mais mon aveugle ami, avec une sûreté de pied incroyable, m’amena sain et sauf à travers de tels endroits ; sans mon habitude journalière du cheval, j’aurais tremblé d’abord, quand même ma monture aurait eu d’aussi bons yeux que ceux d’Eclipse ; car je suppose qu’un beau coureur, sur la vélocité duquel tant d’imbéciles étaient prêts à aventurer leur argent, devait avoir des yeux aussi bons que ses jambes. Un tel chemin desservant plusieurs villages et le château de l’un des premiers seigneurs du pays montre quel doit être l’état de la société ; pas de communications, de voisinage ; aucune des occasions de dépenses naissant de la compagnie, une vraie retraite pour épargner ce qu’on dépensera dans les villes. Le comte me reçut avec beaucoup de politesse ; je lui exposai mes motifs et mon plan de voyage, qu’il voulut bien louer avec chaleur, exprimant sa surprise que j’aie entrepris une aussi grosse affaire que l’examen de la France sans être encouragé par mon gouvernement. Je lui expliquai qu’il connaissait très peu ce gouvernement, s’il supposait qu’il donnerait un shelling pour une entreprise agricole ou pour son auteur ; qu’il importait peu que le ministre fût whig ou tory, que le parti de la charrue n’en comptait pas un dans ses rangs ; qu’enfin l’Angleterre, qui comptait plusieurs Colberts, n’avait pas un Sully. Ceci nous mena à une conversation intéressante sur la balance de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, et les moyens de les encourager. En réponse à ses questions, je lui fis comprendre quels sont leurs rapports en Angleterre et comment notre culture florissait à la barbe des ministres, par la seule protection que la liberté civile donne à la propriété ; que, par conséquent, sa situation était pauvre en regard de ce qu’elle eût été, si on lui avait donné les mêmes secours qu’au commerce et à l’industrie. J’avouai à M. de La Bourdonnaye que sa province ne me semblait rien avoir que des privilèges et de la misère. Il sourit, me donna quelques explications importantes ; mais jamais noble n’approfondira cette question comme elle le devrait être, car c’est à lui que sont départis ces privilèges ; au peuple la pauvreté. Il me fit voir des plantations très belles et très florissantes qui l’abritent complètement de chaque côté, même du sud-ouest, quoique si près de la mer. De son jardin on voit Belle-Isle et les autres, et un petit roc qui lui appartient. Il me dit que le roi d’Angleterre le lui prit après la victoire de sir Edw. Hawkes, mais que Sa Majesté voulut bien le lui laisser après une nuit de possession. — 20 milles.

Le 20. — J’ai pris congé de M. et de madame de La Bourdonnaye, très charmé de leur courtoisie et de leurs amicales attentions. Des collines près de Saint-Nazaire on a une belle vue de l’embouchure de la Loire ; mais des rives trop basses lui enlèvent l’air de grandeur que des promontoires élevés donnent au Shannon. À droite, à l’infini, se gonfle le sein de l’Atlantique. Savinal (Savenay) est le séjour de la misère. — 33 milles.

Le 21. — Rencontré un essai d’amélioration au milieu de ces déserts, quatre bonnes maisons de pierre et quelques acres recouverts de pauvre gazon, qui cependant avaient été défrichés ; mais tout cela est redevenu presque aussi sauvage que le reste. Je sus ensuite que cette amélioration, comme on l’appelle, avait été tentée par des Anglais aux frais d’un gentilhomme qu’ils avaient ruiné aussi bien qu’eux-mêmes. Je demandai comment on s’y était pris. Après un écobuage, on avait fait du froment, puis du seigle, puis de l’avoine. Et toujours, toujours il en est ainsi ! Les mêmes sottises, les mêmes bévues, la même ignorance ; et puis tous les imbéciles du pays ont été dire, comme ils le disent encore, que ces déserts ne sont bons à rien. À mon grand étonnement je vis, chose incroyable, qu’ils s’étendaient jusqu’à trois milles de la grande ville commerciale de Nantes : voilà un problème et une leçon à méditer, mais pas à présent. Après mon arrivée, je suis allé de suite au théâtre, construit tout récemment en belle pierre blanche. La façade a un superbe portique de huit colonnes corinthiennes fort élégantes ; quatre autres en dedans séparent ce portique d’un vestibule majestueux. À l’intérieur, ce n’est qu’or et peinture, le coup d’œil d’entrée me frappa grandement. La salle est, je crois, deux fois aussi grande que celle de Drury-Lane et cinq fois plus magnifique. Comme c’était un dimanche, la salle était comble. Mon Dieu ! m’écriai-je intérieurement ; est-ce à un tel spectacle que mènent les garennes, les landes, les déserts, les bruyères, les buissons de genêt et d’ajonc et les tourbières que j’ai traversés pendant 300 milles ? Quel miracle que toute cette splendeur et cette richesse des villes en France n’aient aucun rapport avec l’état de la campagne ! Il n’y a pas de transitions graduelles : la médiocrité aisée et la richesse, la richesse et la magnificence. D’un bond vous passez de la misère à la prodigalité, de mendiants dans leur hutte de boue à Mademoiselle Saint-Huberti, dans des spectacles splendides à 500 liv. par soirée (21 liv. st. 17 sh. 6 d.). La campagne est déserte, ou si quelque gentilhomme l’habite, c’est dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent, qu’il vient ensuite jeter dans les plaisirs de la capitale. — 20 milles.

Le 22. — Remis mes lettres. — Autant que le comporte l’agriculture, mon objet principal, je dois acquérir toutes les notions sur le commerce que je puis obtenir des négociants, car il est facile d’avoir d’utiles renseignements en abondance sans poser de questions, qui mettront la personne interrogée dans l’embarras, et même sans en poser aucune. M. Riédy se montra très civil et satisfit à beaucoup de mes demandes ; je dînai une fois avec lui et vis avec plaisir la conversation se tourner sur le sujet important de la situation respective de la France et de l’Angleterre dans le commerce, particulièrement celui des Antilles. J’avais aussi une recommandation pour M. Espivent, conseiller au Parlement de Rennes, dont le frère, M. Espivent de la Villeboisnet, est un des notables négociants d’ici. On ne saurait être plus obligeant que ces deux messieurs ; leur conduite envers moi fut pleine d’attention et de cordialité : ils rendirent mon séjour en cette ville à la foi instructif et agréable. La ville a, dans ses nouvelles constructions, un signe de prospérité qui ne trompe jamais. Le quartier de la Comédie est magnifique, toutes les rues sont en pierre de taille et se coupent à angle droit. Je ne sais si l’Hôtel de Henri IV n’est pas le plus beau de l’Europe : celui de Dessein, à Calais, a de plus grandes dimensions ; mais il n’est ni construit, ni distribué, ni meublé comme celui-ci, que l’on vient d’achever. Il revient à 400,000 livres, avec le mobilier (17,500 liv. st.), et se loue 14,000 l. (6121. st. 10 sh.) par an, la première année ne comptant pas. Il y a 60 lits de maître et une écurie pour 25 chevaux. Les appartements de deux pièces, très convenables, se payent 6 liv. par jour ; une belle pièce 3 liv. Les commerçants ne donnent que 5 liv. pour le dîner, le souper, le vin et la chambre, et 35 sous pour leur cheval. C’est sans comparaison le premier des hôtels où je suis descendu en France ; il est de plus très bon marché. Situé sur une petite place, près du théâtre, de manière aussi commode pour le plaisir et le commerce que le peuvent souhaiter ceux qui recherchent l’un ou l’autre. Le théâtre a coûté 450,000 liv., et se loue aux comédiens 17,000 l. par an ; plein, il donne 120 louis d’or. Le terrain de l’hôtel a été acheté 9 liv. le pied carré ; dans quelques quartiers de la ville, il se vend jusqu’à 15 liv. Cette valeur du terrain conduit à donner aux maisons une hauteur qui en enlève la beauté. Le quai n’a rien de remarquable, le fleuve est embarrassé d’îles ; mais plus loin, du côté de la mer, s’élève une longue file de maisons régulières. Une institution commune aux grandes villes commerciales de France, mais florissant particulièrement à Nantes, c’est une chambre de lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois salles : une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des bougies (de cire). Messieurs Espivent eurent la bonté de m’accompagner dans une excursion sur l’eau, pour voir l’établissement de M. Wilkinson, pour forer les canons, situé dans une île de la Loire en aval de Nantes. Jusqu’à la venue de ce célèbre manufacturier anglais, on ignorait en France cette méthode de fondre les canons massifs pour les roder ensuite. L’appareil de Wilkinson, pour quatre canons, mû par des roues hydrauliques, est maintenant en œuvre ; mais on vient de construire une machine à vapeur avec un nouvel appareil pour en forer sept de plus. M. de la Motte, qui a la direction du tout, nous montra aussi un modèle de cette machine de 6 pieds de long, 5 de haut sur 4 ou 5 de large, qu’il mit en mouvement devant nous, en faisant un petit feu sous une chaudière qui ne dépasse pas les dimensions d’une grande théière. C’est une des machines que j’aie vue qui aient le plus d’intérêt pour un physicien voyageur.

Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté qu’aucune ville de France ; les conversations dont je fus témoin m’ont fait voir l’incroyable changement qui s’est opéré dans l’esprit des Français, et je ne crois pas possible pour le gouvernement actuel de durer un demi-siècle de plus, si les talents les plus éminents et les plus courageux ne tiennent le gouvernail. La révolution d’Amérique en entraînera une autre en France, si le gouvernement n’y prend garde.[16].

Le 23. — Un des douze prisonniers de la Bastille est arrivé ici ; c’était le plus violent de tous, et sa détention a été loin de lui apprendre à se taire.

Le 25. — Ce n’est pas sans regrets que j’ai quitté une société à la fois intelligente et agréable, et il me serait pénible de ne pas espérer au moins de revoir MM. Espivent. Il y peu de chances pour que je revienne à Nantes ; mais s’ils retournaient une seconde fois en Angleterre, j’ai la promesse de leur visite à Bradfield. Le plus jeune d’entre eux a passé, avec lord Shelburne à Bowood, une quinzaine qu’il se rappelle avec beaucoup de plaisir ; le colonel Barré et le docteur Priestley s’y trouvaient en même temps. Jusqu’à Ancenis, tout est en enclos ; nombreuses villas pendant les sept premiers milles. — 22 1/2 milles.

Le 26. — Tableau des vendanges. Je ne l’avais jamais vu avant aussi bien qu’ici ; les fortes pluies de l’automne dernier en faisaient un triste spectacle. À ce moment de l’année, tout est vie et activité. Les alentours sont divisés en nombreux enclos par de belles haies. Superbe vue de la Loire, du dernier village de Bretagne ; il y a une grande barrière qui traverse le chemin, et des douanes pour la visite de tout ce qui vient de là. La Loire prend ici les proportions d’un grand lac ; des bois l’environnement sur chaque rive, ce qui est rare pour ce fleuve. Des villes, des clochers, des moulins à vent, un bel horizon, de charmantes campagnes, couvertes de vignobles, donnent à ce fleuve autant de gaieté qu’il a de noblesse. Entré en Anjou par d’immenses prairies. Traversé Saint-Georges et pris la route d’Angers. Après avoir perdu la Loire de vue pendant dix milles, je la retrouve dans cette ville. Des lettres de M. de Broussonnet m’attendaient ; mais ce monsieur n’avait pu savoir dans quelle partie de l’Anjou résidait le marquis de Tourbilly. Il m’était si important de trouver la ferme où ce gentilhomme a fait les admirables défrichements décrits dans son Mémoire sur ce sujet, que je me déterminai d’y aller, à quelque distance que ce fût de mon chemin. — 30 milles.

Le 27. — Parmi mes lettres j’en avais pour M. de la Livonière, secrétaire perpétuel de la Société d’agriculture d’Angers ; je le trouvai à sa maison de campagne, à deux lieues d’ici ; lorsque j’arrivai, il était à table avec sa famille ; comme il n’était pas midi, je pensais avoir évité cette maladresse ; mais lui-même et madame prévinrent mon embarras par leurs instances cordiales de les imiter, et, sans faire le moindre dérangement d’aucune sorte, me mirent tout d’un coup à mon aise, devant un dîner médiocre, mais assaisonné de tant de laisser-aller et d’entrain, que je le trouvai plus à mon goût que les tables le plus splendidement servies. Une famille anglaise à la campagne, de même rang, et prise de même à l’improviste, vous recevrait avec une politesse anxieuse et une hospitalité inquiète : après vous avoir fait attendre que l’on change en toute hâte la nappe, la table, les assiettes, le buffet, le bouilli et le rôti, on vous donnerait un si bon dîner, que, soit crainte, soit lassitude, personne de la famille ne trouverait un mot de conversation, et vous partiriez chargé de vœux faits de bon cœur de ne vous revoir jamais. Cette sottise, si commune en Angleterre, ne se voit pas en France : les gens y sont tranquilles chez eux et font tout de bonne grâce.

M. de la Livonière s’entretint longuement de mon voyage, qu’il loua beaucoup ; mais il lui sembla extraordinaire que ni le gouvernement, ni l’Académie des sciences, ni celle d’agriculture ne m’en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait française : ils ne comprennent pas qu’un particulier quitte ses affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye, et il ne m’entendait pas non plus quand je lui disais qu’en Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je fus très contrarié qu’il ne pût m’indiquer la demeure de feu le marquis de Tourbilly ; car il serait fâcheux de traverser la province sans la trouver, pour m’entendre dire après qu’à mon insu j’en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers. — 20 milles.

Le 28. — La Flèche. Le château de Duretal, appartenant à la duchesse d’Estissac, s’élève fièrement au-dessus de la petite ville de ce nom et sur les bords d’une belle rivière, dont les pentes, exposées au midi, sont couvertes de vignes. Le pays est gai, sec et d’un séjour agréable. J’ai demandé à plusieurs messieurs la résidence du marquis, toujours en vain. Ces trente milles de chemin jusqu’à La Flèche sont superbes ; il est sablé, uni et tenu dans un ordre admirable. La Flèche est une jolie petite ville, propre et assez bien bâtie sur la rivière qui passe à Duretal, et que les bateaux remontent jusqu’ici ; mais le commerce est insignifiant. Mon premier soin en arrivant ici, comme partout ailleurs en Anjou, fut de m’enquérir du marquis. Je persistai jusqu’à ce que j’appris qu’il y avait à peu de distance de La Flèche un endroit appelé Tourbilly, mais qui n’était pas mon affaire, car on n’y connaissait pas de marquis de Tourbilly, mais un marquis de Galway qui tenait ce domaine de son père. Ceci m’embarrassait de plus en plus, et je renouvelai mes recherches avec tant de ténacité, que bien du monde crut que j’en avais perdu la tête à moitié. À la fin je rencontrai une dame âgée qui résolut la difficulté : elle m’assura que le domaine de Tourbilly, à quinze milles de La Flèche, était bien ce que je cherchais ; qu’il appartenait à un marquis de ce nom, lequel lui semblait, en effet, avoir écrit quelques livres ; que ce marquis était mort insolvable, et sa propriété avait été achetée par le père du marquis de Galway actuel. Je n’en demandai pas davantage et me décidai à prendre un guide le lendemain matin pour visiter les restes de ces travaux, puisque je ne pouvais voir leur auteur. La mention de sa mort en état d’insolvabilité me fit beaucoup de peine ; c’était un mauvais commentaire à son livre, et je prévoyais que quiconque je rencontrerais à Tourbilly n’aurait que des risées pour une agriculture qui avait ruiné le domaine où on l’avait mise en pratique. — 30 milles.

Le 29. — Ce matin, j’ai exécuté mon projet. Le paysan qui me servait de guide étant doué de deux bonnes jambes, il me conduisit à travers les bruyères dont le marquis parle dans son Mémoire. Elles paraissent sans bornes, et l’on me dit que je pourrais voyager bien des jours sans voir autre chose ; quel champ d’amélioration pour créer, non pas pour perdre des domaines. À la fin, nous arrivâmes à Tourbilly, pauvre hameau composé de quelques maisons éparses dans une vallée entre deux hauteurs encore incultes ou couvertes de bruyères. Le château est au milieu ; on y arrive par de belles avenues de peupliers. Je ne puis décrire aisément la curiosité inquiète que je ressentais en visitant chaque coin de la propriété : il n’y avait pas une baie, un arbre, un buisson, qui n’eût pour moi de l’intérêt. Longtemps avant d’avoir pu me procurer l’original du Mémoire sur les défrichements, j’en avais lu la traduction dans l’Agriculture de M. Mill, dont c’était, à mon avis, la partie la plus intéressante, et m’étais résolu, si jamais j’allais en France, de visiter des travaux dont la description m’avait fait tant de plaisir. Je n’avais ni lettre ni recommandation pour le propriétaire actuel, le marquis de Galway. En conséquence, je lui exposai simplement ce fait, que j’avais lu avec tant de plaisir le livre de M. de Tourbilly, que je désirais vivement voir les choses qui y sont rapportées. Il me répondit sur-le-champ en bon anglais, me reçut avec une politesse si cordiale et de telles expressions d’estime pour l’objet de mon voyage, qu’il me mit parfaitement à l’aise avec moi-même, et par suite avec tout ce qui m’entourait. Il commanda un déjeuner à l’anglaise et donna des ordres pour qu’un homme nous accompagnât dans cette excursion. Je désirai que ce fût le plus vieil ouvrier du temps de feu le marquis. Je fus satisfait d’apprendre qu’il y en avait un qui l’avait servi dès le commencement des travaux. À déjeuner, M. de Galway me présenta son frère, qui, lui aussi, parle anglais ; il regretta de ne pouvoir me faire connaître madame de Galway ; mais elle était en couches. Il me fit ensuite l’histoire de l’acquisition de ce château par son père. Son arrière-grand-père s’était établi en Bretagne du temps que Jacques Il fuyait le trône ; plusieurs membres de la famille vivent encore dans le comté de Cork, près de Lotta. Son père s’était rendu fameux dans cette province par son habileté agricole, et en récompense d’améliorations faites sur les landes, les états lui avaient donné dans Belle-Isle une vaste étendue, qui appartient encore à son fils. Ayant appris que le marquis de Tourbilly était entièrement ruiné, et que ses biens d’Anjou allaient être vendus par les créanciers, il les examina, et trouvant la terre susceptible d’être amendée, acheta Tourbilly pour 15,000 louis d’or, marché fort avantageux, bien qu’avec le domaine il ait aussi acheté quelques procès. Il y a environ 3,000 arpents presque contigus, la seigneurie de deux paroisses, avec la haute justice, etc., etc., un beau château, vaste et commode, des communs très complets, et beaucoup de plantations, œuvres de l’homme célèbre dont je m’enquérais. Je respirais à peine en arrivant à l’histoire de la ruine d’un si grand innovateur. « Vous êtes malheureux qu’un homme se soit ruiné par cet art que vous aimez tant. » C’était la vérité. Mais il me remit à mon aise en m’annonçant que cela ne serait jamais arrivé si le marquis se fût contenté de faire valoir et d’améliorer ses domaines. Un jour, comme il cherchait de la marne, sa mauvaise étoile lui fit découvrir une veine de terre parfaitement blanche, ne donnant pas d’effervescence avec les acides. Il crut avoir du kaolin, montra sa terre à un fabricant, qui la déclara excellente. Son imagination s’enflamma ; il crut changer Tourbilly en une grande ville en y créant une manufacture de porcelaine. Il entreprit tout à ses frais, éleva les bâtiments, réunit tout ce qu’il fallait hors le capital et le savoir-faire. À force d’essais, il fit de la bonne porcelaine, fut volé par ses agents et ses ouvriers, puis ruiné. Une savonnerie qu’il établit également, ainsi que plusieurs procès à propos d’autres biens, contribuèrent aussi à sa perte ; ses créanciers saisirent le domaine, en lui permettant de l’administrer jusqu’à sa mort. C’est alors qu’il fut vendu. La seule partie de ce récit qui diminua mes regrets fut que, bien que marié, il n’avait pas laissé d’enfants ; de sorte que ses cendres dormiront en paix sans être avilies par une postérité misérable. Ses ancêtres avaient acquis ce bien par mariage dans le quatorzième siècle. M. Galway réitéra ses assurances que les améliorations du marquis ne lui avaient porté aucun préjudice ; elles ne furent ni bien exécutées, ni assez largement conduites par lui ; mais elles donnèrent plus de valeur au domaine, et jamais on n’avait dit qu’elles lui eussent causé la moindre difficulté. Je ne puis m’empêcher de noter ici la fatalité qui semble poursuivre les gentilshommes campagnards lorsqu’ils veulent s’occuper d’industrie ou de commerce. Je n’ai jamais vu, en Angleterre, un propriétaire foncier, avec l’éducation et les habitudes qu’entraîne cette qualité, s’adonner à l’une ou à l’autre sans être infailliblement ruiné, ou, du moins, sans faire des pertes ; soit que les idées et les principes du commerce aient en eux quelque chose qui répugne aux sentiments qui doivent découler de l’éducation, soit que le peu d’attention que les gentilshommes campagnards donnent ordinairement aux petits bénéfices et aux petites économies, qui sont l’âme du commerce, leur rendent le succès impossible ; quelle qu’en puisse être la cause, le fait est tel ; il n’y en a pas un sur un million qui réussisse. L’amélioration de leurs terres est la seule spéculation qui leur soit permise ; et quoique l’ignorance en rende l’essai dangereux quelquefois, cependant ils y courent moins de risques que dans toute autre tentative. Le vieux laboureur, dont le nom est Piron (aussi propice, je pense, à la culture qu’à l’esprit), étant arrivé, nous sortîmes pour parcourir ce que je regardais comme une terre classique. Je m’arrêterai peu sur les détails : ils font bien meilleure figure dans le Mémoire sur les défrichements qu’à Tourbilly. Les prairies, même près du château, sont encore bien inégales ; en général, tout est assez grossièrement fait ; mais les peupliers dont le marquis parle dans ses Mémoires sont bien venus, et font honneur à son nom ; ils ont soixante à soixante-dix pieds de haut et un pied de circonférence ; les saules sont aussi beaux. Que n’étaient-ce des chênes, pour garder aux fermiers voyageurs du siècle à venir le bonheur que j’éprouve en contemplant ces peupliers plus périssables. Les chaussées près du château doivent avoir causé un travail très difficile. On néglige les mûriers. M. de Galway père, n’aimant pas cette culture, en a détruit beaucoup ; mais il en reste encore quelques centaines. On m’a dit que les pauvres gens du pays avaient obtenu jusqu’à 25 liv. de soie ; mais personne n’en fait plus maintenant. Près du château, 50 ou 60 arpents de prairies ont été drainés et amendés ; il y a des joncs à présent : toutefois, c’est encore très bon pour le pays. À côté, il y a un bois de pins de Bordeaux, semés il y a trente-cinq ans, valant actuellement 6 ou 7 liv. le pied. Je traversai la partie tourbeuse produisant les grands choux dont il fait mention ; elle touche à un fonds très étendu et susceptible de beaucoup d’améliorations. Piron m’apprit que le marquis a écobué environ 100 arpents, et qu’il y parquait 250 moutons. À notre retour au château, M. de Galway, voyant à quel agriculteur enthousiaste il avait affaire, fouilla ses papiers pour y trouver un manuscrit du marquis, entièrement de sa main, dont il eut la bonté de me faire présent, et que je conserverai parmi mes curiosités agricoles. La réception courtoise de M. Galway, la chaleur amicale avec laquelle il entrait dans mes vues, et son désir de m’aider à les réaliser m’eussent décidé à me rendre à son invitation de passer quelques jours avec lui si je n’avais craint que l’état de madame de Galway ne rendit inopportune cette visite inattendue. Je pris congé le soir et retournai à La Flèche par une route différente de celle que j’avais suivie le matin. — 25 milles.

Le 30. — Immenses bruyères jusqu’au Mans. On m’assura à Guerces qu’elles ont 60 lieues de tour, sans grandes interruptions. Au Mans j’eus la mauvaise chance de ne pas trouver M. Tournai, secrétaire de la société d’agriculture. — 28 milles.

Le 1er octobre. — Vers Alençon, la campagne forme un contraste avec celle que j’ai traversée hier ; bonne terre, bien enclose, passablement cultivée et marnée, de bons bâtiments, route superbe en pierre noire, probablement ferrugineuse, qui se tasse bien. — Près de Beaumont, on voit des vignes sur les hauteurs : ce sont les dernières qu’on rencontre en marchant au nord. Tout le pays est bien arrosé par des rivières et des cours d’eau ; cependant il n’y a pas d’irrigations. — 30 milles.

Le 2. — Jusqu’à Nonant, 4 milles de beaux herbages, pâturés par des boeufs. — 28 milles.

Le 3. — De Gacé vers Bernay. Passé à Broglie, château du maréchal duc de Broglie, qui est entouré d’une telle quantité de haies tondues, doubles, triples et quadruples, que ce travail doit faire vivre la moitié des pauvres de cette petite ville. — 25 milles.

Le 4. — Quitté Bernay, où, comme en bien d’autres endroits du pays, il y a beaucoup de murs de terre, formés d’une glaise rouge et grasse, couverts en chaume au sommet et soutenant de beaux arbres fruitiers : modèle à suivre dans notre pays, où la pierre et la brique sont chères. Arrivé dans une des plus riches contrées de la France et même de l’Europe. Il y a peu de vues plus belles que celle d’Elbeuf, quand on vient à la découvrir de la hauteur qui la domine : la ville est à vos pieds, dans la vallée ; la Seine d’un côté offre un beau bassin parsemé d’îles boisées, et un cirque immense de collines, couvertes par une forêt, encadre le tout.

Le 5. — Rouen. L’hôtel-Royal fait opposition à cette hideuse tanière de fripons et d’insolents, la Pomme de pin. Au théâtre, le soir : il n’est pas, je pense, aussi grand que celui de Nantes, et surtout il ne lui est pas comparable pour l’élégance et le luxe : il est sombre et malpropre. La Caravane du Caire de Grétry : la musique, quoiqu’il y ait un peu trop de chœurs et de tapage, contient quelques passages tendres et agréables. Je la préfère à tout ce que j’ai entendu de ce célèbre compositeur. Le lendemain matin, j’allai visiter M. Scanegatty, professeur de physique dans la Société royale d’agriculture ; il me reçut avec politesse. Une salle fort grande est garnie d’instruments de mathématiques et de physique et de modèles. Il m’expliqua quelques-uns de ces derniers, particulièrement un four pour le plâtre qu’on apporte ici en grandes quantités de Montmartre. Visité MM. Midy, Roffec et compagnie, les plus grands négociants en laines du royaume. Ils eurent la bonté de me faire voir une grande variété de laines de toutes les parties de l’Europe et de me permettre d’en prendre des échantillons. Le jour suivant, au matin, j’allai à Darnetal, chez M. Curmer, qui me montra sa fabrique. Retourné à Rouen et dîné avec M. Portier, directeur général des fermes, pour lequel j’avais une lettre du duc de Larochefoucauld. La conversation tomba entre autres choses sur le manque de nouvelles rues à Rouen en comparaison du Havre, de Nantes et de Bordeaux. On remarqua que, dans ces dernières villes, un négociant s’enrichit en dix ou quinze ans et fait bâtir. Ici c’est un commerce d’économie, dans lequel la fortune est longue à venir et ne permet pas les mêmes entreprises. À table, tout le monde s’accorda sur ce point que les pays de vignobles sont les plus pauvres de France. J’objectai le produit par arpent, qui est de beaucoup supérieur à celui d’autres terres ; on maintint le fait comme généralement admis et reconnu. Passé la soirée au théâtre. Madame Dufresne me fit grand plaisir ; c’est une excellente actrice, qui ne charge jamais ses rôles et vous fait ressentir ce qu’elle ressent elle-même. Plus je vois le théâtre français, plus je suis forcé de reconnaître qu’il l’emporte sur le nôtre par le grand nombre de bons acteurs, la rareté des mauvais, et la très grande quantité de danseurs, chanteurs et gens dont dépend le théâtre. Dans les passages que l’on applaudit, je remarque, chez les spectateurs français, cette générosité qui bien des fois en Angleterre m’a fait aimer mes compatriotes. Nous nous laissons trop entraîner à notre penchant haineux contre les Français. Pour moi, je vois bien des raisons pour les estimer : en attribuant beaucoup de fautes à leur gouvernement, peut-être trouverons-nous dans le nôtre la cause de notre grossièreté et de notre mauvais caractère.

Le 8. — Mon projet, pendant quelque temps, avait été de retourner tout droit de Rouen en Angleterre, car la poste m’avait causé de cruelles inquiétudes. Je n’avais reçu aucune lettre de ma famille depuis un certain temps, quoique j’eusse souvent écrit de manière pressante. Ces lettres étaient envoyées à une personne à Paris, qui devait me les faire tenir ; mais, soit négligence, soit toute autre raison, elles ne venaient pas, tandis que celles adressées dans les villes où je passais m’arrivaient régulièrement ; je craignais que quelqu’un ne fût malade chez moi et qu’on ne voulût pas me mander de mauvaises nouvelles, lorsque ma position ne me laissait pas moyen d’y porter remède. Le désir que j’avais d’accepter l’invitation de la duchesse d’Anville et du duc de Larochefoucauld, à la Roche-Guyon, prolongea cependant mon voyage, et je me mis en route pour cette nouvelle excursion. La vue du chemin au-dessus de Rouen est vraiment superbe : à l’une des extrémités de la vallée, la ville et le fleuve qui l’arrose, tout parsemé d’îles boisées ; à l’autre, deux grands canaux embrassant un archipel tantôt cultivé, tantôt en pâturage ; autour une magnifique ceinture de forêts. Passé par Pont-de-l’Arche, dans ma route sur Louviers ; j’avais des lettres pour M. Decretot, le célèbre manufacturier, qui me reçut avec une bonté pour laquelle il devrait y avoir une autre expression que celle de courtoisie. Il me fit voir sa fabrique, la première du monde certainement, si la réussite, la beauté des tissus et une invention inépuisable pour répondre à tous les caprices de la fantaisie, sont des mérites à une telle supériorité. Rien n’égale les draps de vigogne de M. Decretot, à 110 francs l’aune (4 l. st. 16 sh. 3 d.). Il me montra aussi sa filature de coton, dirigée par deux Anglais. Près de Louviers se trouve une manufacture de plaques de cuivre pour le doublage des vaisseaux de la marine royale ; c’est encore une colonie d’Anglais. Je soupai avec M. Decretot, et passai la soirée en compagnie de dames fort aimables. — 17 milles.

Le 9. — Vernon par Gaillon. Riches terres labourables dans la vallée. Parmi la liste que j’ai prise il y a longtemps des choses à voir en France, se trouvaient la plantation de mûriers et la magnanerie du maréchal de Belle-Isle à Bissy près Vernon ; les nombreux essais de la Société des Arts de Londres, pour introduire la soie en Angleterre, donnaient un grand intérêt aux entreprises semblables tentées dans le nord de la France. Je fis en conséquence toutes les recherches nécessaires pour m’éclairer sur les résultats d’essais aussi méritoires. Bissy est un beau domaine acheté à la mort du duc de Belle-Isle par le duc de Penthièvre, qui ne connaît qu’un seul plaisir, celui d’habiter successivement les nombreuses terres qu’il possède dans toutes les parties de la France. Il y a de la raison dans ce goût : moi-même j’aimerais à avoir une vingtaine de fermes, depuis la Huerta de Valence jusqu’aux Highlands d’Ecosse, à les visiter et à les faire valoir tour à tour. Passé la Seine à Vernon, franchi de nouveau les collines de craie, puis fait une nouvelle ascension pour gagner la Roche-Guyon, l’endroit le plus singulier que j’aie vu. Madame d’Anville et le duc de Larochefoucauld m’accueillirent d’une façon qui m’aurait fait trouver de l’agrément au milieu d’un marais. Ce fut aussi pour moi un très grand plaisir d’y retrouver la duchesse de Larochefoucauld, avec laquelle j’avais passé des heures si agréables à Luchon ; excellente femme, douée de cette simplicité de caractère que font disparaître ordinairement l’orgueil de famille et la morgue du rang. L’abbé Rochon,[17], célèbre astronome de l’Académie des sciences, et quelques autres personnes, donnaient à la Roche-Guyon, avec l’entourage domestique et le luxe d’un grand seigneur, l’aspect exact de la résidence d’un de nos pairs d’Angleterre. L’Europe se ressemble tellement, qu’en visitant des maisons d’un revenu de 15 à 20,000 l., on trouve la vie bien plus la même que ne s’y attendrait un jeune voyageur. — 23 milles.

Le 10. — Voilà certainement le plus singulier endroit où je me sois trouvé. On a coupé le roc perpendiculairement pour faire place au château. La cuisine, qui est très grande, de vastes caves, d’immenses celliers (magnifiquement remplis, par parenthèse) et des offices sont taillés dans le roc vif, et n’ont en brique que la façade ; le château est large et contient 38 pièces. La duchesse actuelle a ajouté un beau salon de 48 pieds de long, bien proportionné, avec quatre belles tapisseries des Gobelins, et aussi une bibliothèque bien garnie. On me montra l’encrier du fameux Louvois, ministre de Louis XIV, en m’assurant que c’était celui dont s’était servi le roi pour signer la révocation de l’édit de Nantes, et je suppose aussi, l’ordre pour Turenne d’incendier le Palatinat. Ce marquis de Louvois était grand-père des deux duchesses d’Anville et d’Estissac, dont toute la fortune leur est revenue, ainsi que celle de leur propre famille, branche de la maison de Larochefoucauld, d’où elles tirent, je le pense, leur caractère qui n’a rien de celui des Louvois. L’appartement principal communique par une terrasse avec des sentiers qui serpentent le long de la montagne. Comme dans tous les châteaux français, il y a une petite ville et un grand potager, qu’il faudrait enlever pour le mettre d’accord avec nos idées anglaises. Bissy est de même ; chez le duc de Penthièvre il y a devant la maison une pente douce avec un ruisseau dont on pourrait se servir pour créer une pelouse ; ici, exactement à la même place, s’étend un immense potager avec assez de murs pour une forteresse. Les pauvres se creusent, comme en Touraine, des maisons dans la craie, qui ont une apparence singulière : il y a deux rues, l’une au-dessus de l’autre ; on dit ces demeures saines, chaudes en hiver, fraîches en été ; d’autres pensent, au contraire, que la santé des habitants en souffre. Le duc eut la bonté d’ordonner au régisseur de me renseigner sur l’agriculture du pays, et de voir tout le monde qu’il faudrait pour éclaircir tous les doutes. Chez un noble de mon pays on eût, à cause de moi, invité à dîner trois ou quatre fermiers, qui se seraient assis à table à côté de dames du premier rang. Je n’exagère pas en disant que cela m’est arrivé cent fois dans les premières maisons du Royaume-Uni. C’est cependant une chose que, dans l’état actuel des mœurs en France, on ne verrait pas de Calais à Bayonne, excepté par hasard chez quelque grand seigneur ayant beaucoup voyagé en Angleterre,[18], et encore à condition qu’on le demandât. La noblesse française n’a pas plus l’idée de se livrer à l’agriculture, ou d’en faire un objet de conversation, excepté en théorie, comme on parlerait d’un métier ou d’un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses habitudes, à ses occupations journalières. Je ne la blâme pas tant de cette négligence que ce troupeau d’écrivains absurdes et visionnaires qui, de leurs greniers dans la ville, ont, avec une impudence incroyable, assez inondé la France de satires et de théories, pour dégoûter et ruiner toute la noblesse du royaume.

Le 12. — Quitté avec regrets une société où j’avais tant de raisons de me plaire. — 35 milles.

Le 13 — Même pays jusqu’à Rouen. La première apparition de cette ville est soudaine et frappante ; mais la route, faisant un zigzag pour descendre plus doucement la côte, présente à l’un de ces coudes la plus belle vue de ville que j’aie jamais contemplée. La cité avec ses églises, ses couvents et sa cathédrale, qui s’élève fièrement au milieu, remplit la vallée. Le fleuve présente une belle nappe, traversée par un pont, avant de se diviser en deux bras qui enceignent une grande île couverte de bois ; le reste du paysage, parsemé de verdure, de champs cultivés, de jardins et d’habitations, achève ce tableau en parfaite harmonie avec la grande cité qui en forme l’objet principal. Visité M. d’Ambournay, secrétaire de la Société d’agriculture, absent alors de mon premier passage ; nous eûmes un entretien très intéressant sur l’agriculture et les moyens de l’encourager. J’appris, de cet ingénieux savant, que sa méthode de l’emploi de la garance verte, qui fit il y a quelques années tant de bruit dans le monde agricole, n’est à présent nulle part en pratique ; ce n’est pas qu’il ne persiste à la croire bonne. Le soir, à la comédie, mademoiselle Crétal, de Paris, jouait Nina : c’est la plus grande fête que m’ait donnée le théâtre en France. Elle s’en acquitta avec une expression inimitable, et une tendresse, et une naïveté, et une élégance qui s’emparaient de tous les sentiments du cœur, contre lesquels la pièce a été écrite. Sa physionomie est aussi gracieuse que sa figure est belle ; dans son jeu rien n’est de trop, elle suit en tout la simplicité de la nature. La salle était comble ; des guirlandes de fleurs et de lauriers jonchèrent le théâtre ; ses camarades la couronnèrent ; mais elle, elle retirait modestement de sa tête chaque couronne que l’on essayait d’y placer. — 20 milles.

Le 14. — Pris la route de Dieppe. Vallée couverte de prairies bien irriguées ; on fait les foins. Couché à Tôtes. 7 milles et demi.

Le 15. — Dieppe. J’ai eu le bonheur de trouver le paquebot prêt à mettre à la voile. Je suis monté à bord avec ma pauvre compagne aveugle dont le pied est si sûr. Je ne la remonterai probablement jamais ; cependant tous mes sentiments répugnaient à ce que je la vende en France. Sans y voir elle m’a porté en toute sécurité pendant plus de 1500 milles ; pour le reste de sa vie elle ne connaîtra d’autre maître que moi ; si je le pouvais, ce voyage serait son dernier travail ; mais j’en suis sûr, elle labourera encore de bon cœur pour moi à la ferme.

Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de Brighthelmstone (Brighton) fait un plus grand contraste avec Dieppe, qui est vieux et sale, qu’il n’y a entre Douvres et Calai ; à l’auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des fées ; mais l’enchantement se fit payer cher. Passé la journée suivante chez lord Sheffield, où je ne vais de fois sans en remporter autant de plaisir que d’instruction. J’aurais voulu profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque ; mais quelques mots, dits au hasard dans la conversation, se joignant à mon manque de lettres en France, je me mis en tête qu’un de mes enfants était mort pendant mon absence ; je partis à la hâte le lendemain matin pour Londres, où j’eus le plaisir de voir le peu de fondement de mes alarmes ; on m’avait écrit, mais rien ne m’était arrivé. — Bradfield. — 202 milles.

ANNÉE 1789

Mes deux précédents voyages m’avaient fait traverser la moitié ouest de la France dans toutes les directions, et les renseignements reçus en les accomplissant m’avaient donné autant de connaissance des méthodes générales de culture, du sol, de son aménagement, de ses productions, qu’on pouvait en avoir sans pénétrer dans chaque localité, sans vivre longtemps dans différents endroits, manière d’examiner qui, pour un royaume comme la France, demanderait plusieurs générations, et non plusieurs années. Il me restait à visiter l’Est. Le grand espace formé par le triangle dont Paris, Strasbourg et Moulins sont les sommets, et la région montagneuse au sud-est de cette dernière ville, me présentaient sur la carte un vide qu’il fallait combler avant d’avoir de ce royaume une idée telle que je me l’étais proposée. Je me déterminai à ce troisième voyage afin d’accomplir mon dessein ; plus j’y réfléchissais, plus il me paraissait important ; moins aussi il me semblait avoir de chance d’être exécuté par ceux que leur position mettait mieux à même que moi d’achever l’entreprise. La réunion des états généraux de France qui s’approchait me pressait aussi de ne pas perdre de temps ; car selon toutes les probabilités humaines, cette assemblée doit marquer l’ère d’une nouvelle constitution qui produira de nouveaux effets, suivis, selon que j’en juge, d’une nouvelle agriculture ; et tout homme avide d’une science politique réelle aurait à regretter de ne pas connaître le pays où se montrait sur son déclin ce soleil royal dont nous avions presque vu l’aurore. Les événements d’un siècle et demi, en comptant le règne éclatant de Louis XIV, rendront à jamais intéressantes pour l’humanité les origines de la puissance française, surtout afin de connaître sa situation avant l’établissement d’un gouvernement meilleur ; car il n’y aura pas peu d’intérêt à comparer les effets du nouveau système et ceux de l’ancien.

Le 2 juin. — Londres. Le soir, représentation de la Generositá d’Alessandro de Tarchi ; il signor Marchesi y déploya sa puissance et chanta un duo qui, pour quelques moments, me fit oublier tous les moutons et les porcs de Bradfield. Je fus cependant plus charmé ensuite en soupant chez mon ami le docteur Burney, où je rencontrai miss Burney. Qu’il est rare de voir à la fois deux personnes auxquelles un grand renom n’enlève rien de leur amabilité privée : combien en voyons-nous, de gens célèbres, avec qui nous n’aurions jamais le désir de vivre. Parlez-moi seulement de ceux qui, à de grands talents, joignent des qualités qui nous fassent souhaiter de rester avec eux portes closes.

Le 3. — Je n’entends bruire à mon oreille que les récits de la fête donnée hier par l’ambassadeur d’Espagne. La plus belle fête du temps présent est celle que dix millions d’hommes se donnent à eux-mêmes.

La fête de la raison et le trop-plein de l’âme,

le vif sentiment de cœurs que la reconnaissance fait

battre pour le danger commun auquel on a échappé et l’espérance avide de la continuation d’un bonheur commun. Rencontré le comte de Berchtold chez M. Songa ; c’est un homme plein de bon sens et de vues profondes. Pourquoi l’empereur ne le rappelle-t-il pas pour en faire son premier ministre ? Le monde ne sera jamais bien gouverné tant que les rois ne connaîtront pas leurs sujets.

Le 4. — Arrivé à Douvres par la diligence avec deux négociants de Stockholm, l’un Suédois, l’autre Allemand, qui vont jusqu’à Paris. J’ai plus de chance de tirer quelque utilité de leur conversation que de la cohue d’une diligence anglaise. — 72 milles.

Le 5. — Passage à Calais. Quatorze heures de réflexion dans un véhicule qui ne laisse à personne la faculté de réfléchir. — 21 milles.

Le 6. — Nous avions dans la voiture un Français et sa femme ; une institutrice française venant d’Irlande, pleine d’une affectation et d’une extravagance qu’elle n’avait pas prises sûrement parmi les siens, et un jeune homme tout novice, son compatriote, qu’elle tâchait d’éblouir par ses grands airs et ses grâces. Le mari et la femme mirent en évidence un paquet de cartes, afin, disaient-ils, de bannir l’ennui du voyage ; mais ils s’arrangèrent aussi de façon à soulager de cinq louis notre jeune compagnon. C’est la première fois que j’ai été dans une diligence française, ce sera la dernière : elles sont détestables. Couché à Abbeville. — 78 milles.

Tous ces gens, à l’exception du Suédois, se croient très enjoués parce qu’ils sont très bruyants ; ils m’ont étourdi de leurs chansons ; j’ai eu les oreilles tellement rebattues d’airs français, que j’aurais presque préféré faire la route les yeux bandés sur un âne. Je perds patience en semblable compagnie. Voilà ce que les Français appellent de la gaieté, et non pas une véritable émotion du cœur ; ils ne disent mot ou ils chantent ; pour de la conversation, ils n’en ont aucune. Le ciel m’afflige d’une jument aveugle, plutôt que d’une autre diligence ! Après avoir passé la nuit aussi bien que le jour sur le chemin, nous arrivâmes à Paris à neuf heures du matin. — 102 milles.

Le 8. — Visite à mon ami Lazowski, pour savoir où était le logement que je lui avais écrit de me louer ; mais ma bonne duchesse d’Estissac ne lui a pas permis de faire cette commission. Je trouvai dans son hôtel un appartement tout préparé pour moi. — Paris est à présent dans une telle fermentation, à propos des états généraux tenus à Versailles, que la conversation est absorbée par eux. On ne parle pas d’autre chose. Tout est considéré, et à juste titre, comme important, dans une telle phase de la destinée de vingt-cinq millions d’hommes. Il y a maintenant une discussion sérieuse, pour savoir si les représentants s’appelleront communes ou tiers état ; eux-mêmes se donnent constamment ce premier titre, que la cour et la noblesse rejettent avec une sorte de crainte, comme s’il recouvrait un sens dangereux à approfondir. Mais ce sujet est de peu d’importance en regard d’un autre qui a retenu, pendant quelque temps, les états dans l’inaction, le mode de vérification des pouvoirs, séparément ou en commun. La noblesse et le clergé sont pour le premier, mais les communes s’y refusent avec fermeté : la raison qui fait qu’on s’attache aussi obstinément à une chose en apparence assez légère est qu’elle peut, par la suite, décider la manière de tenir séance, en chambres séparées ou en une seule assemblée. Ceux qu’échauffe l’intérêt du peuple déclarent qu’il sera impossible de réformer quelques-uns des plus grands abus de l’État, si la noblesse, siégeant à part, peut mettre à néant les vœux du peuple, et que donner un tel veto au clergé serait plus absurde encore. Si, au contraire, par la vérification des pouvoirs en commun, les trois ordres se trouvent réunis, le parti populaire pense qu’il ne restera pas de puissance capable de les séparer. La noblesse et le clergé prévoient le même résultat et ne veulent pas en conséquence s’y prêter. Dans ce dilemme, il est curieux d’examiner les sentiments du jour. Ce n’est pas mon affaire d’écrire des mémoires sur ce qui se passe, mais mon attention se porte à saisir, autant que je le peux, l’opinion qui prévaut dans le moment. Pendant mon séjour à Paris, je verrai toute sorte de monde, depuis les politiques du café, jusqu’aux meneurs des états, et l’objet principal de notes rapides, comme celles que je jette sur le papier, sera de reproduire les impressions sur l’heure : plus tard, en les comparant avec les événements qui auront lieu, j’en retirerai tout au moins une distraction. Le fait le plus saillant du jour, c’est qu’aucune idée de communauté de périls et d’intérêts ne semble unir ceux qui, divisés, se trouvent incapables de résister au danger commun, naissant de la conscience qu’aura le peuple de sa force en face de leur faiblesse. Le roi, la cour, la noblesse, le clergé, l’armée et le parlement sont à peu près dans la même situation. Tous voient, avec une égale frayeur, les idées de liberté qui circulent aujourd’hui. Seul, le roi, pour des raisons très simples à qui connaît son caractère, se tourmente peu, même des circonstances qui touchent le plus intimement son pouvoir. Chez les autres, ce sentiment du danger est commun, et ils s’uniraient s’il se trouvait un homme de talent qui le leur rendît facile, afin de se passer tout à fait des états. — Les communes elles-mêmes considèrent cette union hostile comme plus que probable. On peut en avoir la preuve dans cette idée, qui va gagnant chaque jour du terrain, que si les deux autres ordres continuaient à confondre leurs intérêts dans une chambre, ce serait une nécessité pour le tiers de se poser hardiment comme la représentation du royaume tout entier, puis d’appeler la noblesse et le clergé à venir prendre place dans son sein, et s’ils s’y refusaient, d’expédier sans eux les affaires. Toutes les conversations d’aujourd’hui roulent sur ce sujet, mais les opinions sont plus divisées que je ne m’y serais attendu. Il y en a qui haïssent le clergé si cordialement, que, plutôt que de le voir former une chambre à part, ils hasarderaient un système nouveau, si dangereux qu’il fût.

Le 9. — Les boutiques où se débitent les brochures font des affaires incroyables. Je suis allé au Palais-Royal pour voir les nouvelles publications et m’en procurer un catalogue complet. Chaque heure en produit une. Il en a paru treize aujourd’hui, seize hier, et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Nous nous imaginons quelquefois que les magasins de Debrett ou de Stockdale à Londres sont encombrés, mais ce sont des déserts à côté de celui de Dessin et quelques autres ici, où l’on a peine à se faufiler de la porte jusqu’au comptoir. Il en coûtait, il y a deux ans, de 27 à 30 liv. par feuille pour l’impression ; c’est maintenant de 60 à 80 liv. Le besoin de lire des brochures politiques s’est tellement étendu, dit-on, dans la province, que toutes les presses de France sont également occupées. Les 19/20es de ces productions sont en faveur de la liberté ; elles sont ordinairement très violentes contre les ordres privilégiés ; j’en ai retenu aujourd’hui beaucoup de cette espèce qui ont de la réputation ; mais lorsque je me suis enquis d’autres d’opinion contraire, j’ai trouvé, à mon grand étonnement, qu’il n’y en avait que deux ou trois d’assez de mérite pour être connues. N’est-il pas étonnant que, tandis que la presse répand à foison des principes excessivement niveleurs et même séditieux qui renverseraient la monarchie si on les appliquait, rien ne paraisse en réponse, et que la cour ne prenne aucune mesure contre la licence extrême de ces publications. Il est aisé de concevoir l’esprit que l’on éveille de la sorte chez le peuple. Mais les cafés du Palais-Royal présentent des scènes encore plus singulières et plus étonnantes : non seulement l’intérieur est comble, mais une foule patiente se presse aux portes et aux fenêtres, écoutant à gorge déployée certains orateurs qui, montés sur une table ou sur une chaise, haranguent chacun son petit auditoire. On ne se figure pas aisément l’avidité avec laquelle ils sont écoutés et le tonnerre d’applaudissements qu’ils reçoivent pour toute expression plus hardie ou plus violente que d’ordinaire contre le gouvernement. Je n’en reviens pas que les ministres souffrent de tels nids, de telles pépinières de sédition et de révolte, répandant à toute heure chez le peuple des principes qu’il leur faudra bientôt combattre avec vigueur, et dont il semble que ce soit une sorte de folie de permettre actuellement la propagation

Le 10. — Tout conspire à rendre l’époque présente critique pour ce pays : la disette est terrible ; à chaque instant, il arrive des provinces des nouvelles d’émeutes et de troubles, on appelle la force armée pour maintenir l’ordre sur les marchés. Les prix dont on parle sont les mêmes que j’ai trouvés à Abbeville et à Amiens, cinq sous (deux deniers et demi) la livre de pain blanc ; celle de pain bis, dont se nourrissent les pauvres, de trois sous et demi à quatre sous. Ce taux est au delà de leurs moyens et occasionne une grande misère. À Meudon, la police, c’est-à-dire l’intendant, a ordonné que personne n’achetât de froment sans prendre à la fois une égale quantité d’orge. Quelle ridicule et stupide réglementation que celle qui met obstacle à l’approvisionnement du marché, afin qu’il soit mieux approvisionné ; qui montre au peuple les appréhensions du gouvernement, créant par là des frayeurs et faisant hausser les prix que l’on voudrait voir baisser. J’ai causé de ceci avec quelques personnes instruites, qui m’ont assuré que le prix est, comme d’ordinaire, trop élevé par rapport à la demande, et qu’il n’y aurait pas eu de disette réelle si M. Necker avait laissé tranquille le commerce des grains ; mais que ses édits restrictifs, purs commentaires de son livre sur cette matière, ont plus contribué à élever le cours que tout le reste. Il me paraît clair que les violents amis des communes ne sont pas mécontents de cette cherté, qui seconde grandement leurs vues et leur rend un appel aux passions du peuple plus facile que si le marché était bas. Il y a trois jours, le clergé a imaginé une proposition très insidieuse : c’était d’envoyer aux communes une députation pour leur soumettre l’idée d’un comité des trois ordres, qui s’occupât de la misère du peuple et délibérât sur les moyens d’amener une baisse. Ceci eût conduit à la délibération par ordre et non par tête, et devait, conséquemment, être rejeté ; les communes se montrèrent aussi habiles : dans leur réponse, elles prièrent et supplièrent le clergé de venir les joindre dans la salle commune des états pour délibérer. On ne le sut pas plus tôt à Paris, que le clergé en devint doublement un objet de haine, et que les politiques du café de Foy se demandèrent si les communes n’avaient pas le droit d’appliquer, par un décret, les biens de cet ordre au soulagement de la détresse du peuple.

Le 11. — J’ai beaucoup vu de monde aujourd’hui et ne puis m’empêcher de remarquer qu’il n’y a pas d’idées arrêtées sur les meilleurs moyens de faire une nouvelle constitution. Hier, l’abbé Sieyès a fait une motion dans les communes pour déclarer formellement aux ordres privilégiés que, s’ils ne veulent pas se réunir à eux, ils procéderont sans leur assistance à l’expédition des affaires nationales ; les communes y ont adhéré avec un amendement insignifiant. On parle beaucoup des conséquences de cette mesure, et aussi sur ce qui pourrait arriver du refus des deux autres ordres de délibérer en commun, de leur protestation contre ce qui se ferait sans eux, et de leur appel au roi pour obtenir la dissolution des états et leur reconstitution sous une forme plus favorable à l’arrangement des difficultés présentes. Dans ces discussions excessivement intéressantes, on s’appuie, d’un côté, sur un prétendu droit naturel idéal et chimérique ; de l’autre, on se garde de présenter aucun projet de garanties, rien qui assure le peuple d’être à l’avenir mieux traité qu’il ne l’a été jusqu’ici ; ce serait cependant absolument nécessaire. Mais la noblesse défend les principes des grands seigneurs avec lesquels je m’entretiens ; absurdement entichée de ses vieux privilèges, quelque lourds qu’ils soient pour le peuple, elle ne veut pas entendre parler de céder, à l’esprit de liberté, rien au delà de l’égalité des taxes foncières, qu’elle tient pour tout ce que l’on peut raisonnablement demander. Le parti populaire, d’autre part, semble faire dépendre toute liberté de l’absorption des classes privilégiées par les communes au moins pour faire la constitution. Quand je représente que, si l’on admet une fois l’union des ordres, aucun pouvoir ne sera capable d’arriver à la séparation ensuite, et qu’en pareil cas la constitution ne sera guère bonne si elle n’est mauvaise tout à fait, on me répond toujours que le premier point, pour le peuple, est d’avoir le pouvoir de faire le bien, et que ce n’est pas un argument valable que de dire qu’il en peut mal user. Parmi ces gens règne l’idée commune que tout ce qui tend à constituer un ordre à part, comme notre Chambre des lords, n’est pas en harmonie avec la liberté. Ce qui me paraît parfaitement extravagant et sans fondement aucun.

Le 12. — À la réunion de la Société royale d’agriculture, à l’Hôtel-de-ville, en qualité d’associé, je pris part au vote et reçus un jeton. C’est une petite médaille donnée aux membres présents à la séance, pour leur rappeler l’objet de leur institution ; il en est de même à toutes les académies royales, etc., ce qui fait au bout de l’année une dépense excessive et ridicule ; car que faudrait-il attendre d’hommes qui ne s’y rendraient que pour recevoir leur jeton ? Quel qu’en fût le motif, il y avait beaucoup de monde ; près de trente membres étaient présents, entre lesquels Parmentier, vice-président, Cadet de Vaux, Fourcroy, Tillet, Desmarets, Broussonnet, secrétaire, et Creté de Palieul, dont j’ai visité la ferme il y a deux ans, le seul agriculteur pratique de la Société. Le secrétaire lit les titres des mémoires présentés, et en fait un compte rendu sommaire ; mais on n’en donne lecture que s’ils offrent un intérêt particulier. Les membres communiquent ensuite leurs mémoires ou leurs rapports ; et quand il y a une discussion, c’est sans ordre, tous parlent à la fois comme dans une conversation animée. L’abbé Raynal a offert un prix de 1200 liv. (52 l. st. 10 s.) pour récompenser quelque service important, et on me demanda pourquoi on devrait l’accorder. « Employez-les, dis-je, à encourager l’introduction des turneps. » Mais tous me le représentèrent comme impossible ; ils ont essayé tant de fois, le gouvernement l’a fait de son côté sans résultat ; cela leur paraît une chose dont il faut désespérer. Je ne dis pas que l’on n’avait fait jusqu’ici que des sottises et que le vrai moyen de réussir était de tout défaire pour recommencer. Je n’assiste jamais à aucune Société d’agriculture, soit en France, soit en Angleterre, sans me demander, à part moi, si même bien dirigées elles font plus de bien que de mal ; c’est-à-dire si les avantages que l’agriculture nationale en retire ne sont pas plus que balancés par le préjudice qu’elles causent en détournant l’attention publique d’objets importants, ou en revêtant ces objets importants de formes frivoles, qui les font dédaigner. La seule société réellement utile serait celle qui, dans l’exploitation d’une grande ferme, offrirait un parfait exemple à l’usage de ceux qui y voudraient recourir, qui se composerait, par conséquent, d’hommes pratiques ; reste maintenant la question de savoir si tant de bons cuisiniers ne gâteraient pas la sauce.

Les idées du public sur les grandes affaires de Versailles changent chaque jour, chaque heure. On paraît croire à présent que les communes ont été trop loin dans leur dernier vote, et que l’union de la noblesse, du clergé, de l’armée, du parlement et du roi les écrasera. On parle de cette union comme se préparant ; on dit que le comte d’Artois, la reine et le parti qui prend son nom s’arrangent à cet effet, pour le moment où les démarches des communes demanderont d’agir avec vigueur et ensemble. L’abolition du parlement passe chez les meneurs populaires pour une mesure essentiellement nécessaire ; parce que, tant qu’ils existent, ce sont des tribunaux auxquels la cour peut recourir, si elle avait l’intention de menacer l’existence des états généraux ; de leur côté, ces grands corps ont pris l’alarme et voient avec un profond regret que leur refus d’enregistrer les ordonnances royales a créé dans la nation une puissance non seulement hostile, mais encore dangereuse pour eux-mêmes. On sait aujourd’hui partout que, si le roi se débarrassait des états et gouvernait sur des principes tels quels, tous ses édits seraient reçus par tous les parlements. Dans ce dilemme et l’appréhension de ce jour, on se tourne beaucoup vers le duc d’Orléans, comme chef, mais avec une défiance générale très visible : on déplore sa conduite, on regrette de ne pouvoir compter sur lui dans des circonstances difficiles ; on le sait sans fermeté, redoutant fort d’être éloigné des plaisirs de Paris ; on se rappelle les bassesses auxquelles il descendit il y a longtemps afin d’être rappelé d’exil. On est cependant tellement au dépourvu, qu’on s’arrange de lui ; le bruit qui s’est répandu qu’il était déterminé d’aller, à la tête d’une fraction de la noblesse, se joindre aux communes pour vérifier ensemble les pouvoirs, a causé beaucoup de satisfaction. On tombe d’accord que s’il avait quelque peu de fermeté, avec son énorme revenu de 7 millions (306,204 l. st.) et les 4,175,000 l. en plus qui lui feront retour à la mort de son beau-père le duc de Penthièvre, il pourrait tout, en se mettant à la tête de la cause populaire.

Le 13. — Visité le matin la Bibliothèque royale de Paris, que je n’avais pas encore vue. C’est un vaste local, magnifiquement rempli, comme tout le monde sait. Tout est combiné pour la commodité des lecteurs : il y en avait 60 ou 70. Au centre des salles, des cages de verre renferment des modèles d’instruments de différents arts que l’on garde pour la postérité ; ils sont à l’échelle exacte des proportions ; on y voit entre autres ceux qui servent au potier, au fondeur, au briquetier, au chimiste, etc., etc., et un très grand relief de jardin anglais, pauvrement conçu, qui a été ajouté dernièrement. Dans tout cela, pas une charrue, pas un iota d’agriculture ; il serait cependant bien plus aisé et infiniment plus utile de représenter une ferme que ce jardin. Je ne fais pas de doute que dans bien des cas il n’y ait une utilité très grande à conserver exactement ces modèles ; je le vois clairement, au moins pour la culture ; pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour les autres arts ? Cela a toutefois un tel air de joujoux que je ne répondrais pas que, si ma petite fille eût été ici, elle n’eût pleuré pour qu’on les lui donnât. Visité la duchesse d’Anville, chez qui je me suis trouvé avec l’archevêque d’Aix, l’évêque de Blois, le prince de Laon, le duc et la duchesse de Larochefoucauld (j’avais connu ces trois derniers à Bagnères de Luchon), lord et lady Camelford, lord Eyre, etc., etc.

Toute la journée je n’ai entendu parler que d’inquiétudes sur ce que cette crise des états va produire. L’embarras du moment est extrême. Tout le monde convient qu’il n’y a pas de ministère. La reine se rapproche du parti des princes, dont le comte d’Artois est le chef, et ils sont si hostiles à M. Necker que la confusion touche au dernier degré. Mais le roi, qui personnellement est le plus honnête homme du monde, n’a d’autres souhaits que de faire le bien. Cependant, dénué de ces qualités dominantes qui mettent l’homme à même de prévoir les difficultés et de les éviter, il ne sait à quels conseils se vouer.

On dit que M. Necker tremble pour son pouvoir, et il circule sur son compte des anecdotes peu à son avantage, et probablement fausses : il aurait intrigué pour se faire bien venir de l’abbé de Vermont, lecteur de la reine, dont l’influence est grande dans les choses dont il veut bien se mêler : c’est peu croyable, car ce parti est excessivement contraire a M. Necker, et l’on raconte même qu’il y a deux jours, le comte d’Artois, madame de Polignac et quelques autres rencontrant madame Necker dans le jardin privé de Versailles, où ils se promenaient, s’abaissèrent jusqu’à la siffler. S’il y avait la moitié de vrai là-dedans, il est clair que le ministre devrait se retirer au plus vite. Tous ceux qui adhèrent à l’ancienne constitution, ou plutôt à l’ancien gouvernement, le regardent comme leur ennemi mortel, disant, avec raison, qu’à son entrée aux affaires il aurait pu tout ce qu’il aurait voulu, le roi et le royaume étaient entre ses mains ; mais que les erreurs dont il s’est rendu coupable, par faute de plans bien arrêtés, ont été cause de tout le mal qu’on a éprouvé depuis. Ils l’accusent hautement de la réunion des notables, comme d’une fausse démarche qui n’a rien produit que de mauvais, et ils ajoutent que c’était une folie de laisser le roi se rendre aux états généraux avant que leurs pouvoirs fussent vérifiés, et les mesures nécessaires prises pour conserver la séparation des ordres, surtout après avoir accordé le doublement du tiers. Il aurait dû nommer des commissaires pour recevoir la vérification avant d’admettre personne. Ils lui reprochent, en outre, d’avoir fait tout cela par une excessive et insupportable vanité, qui lui faisait croire que ses connaissances et sa réputation lui laisseraient la direction des états. Le portrait d’un homme tracé par ses ennemis doit nécessairement être chargé ; mais voici de ses traits dont chacun ici reconnaît la vérité, quelque joie maligne qu’il éprouve des erreurs de son caractère. Les amis les plus intimes de M. Necker soutiennent que c’est de bonne foi qu’il a agi et qu’il est en principe partisan du pouvoir royal aussi bien que de l’amélioration du sort du peuple. La pire chose que je connaisse de lui, est son discours pour l’ouverture des états ; c’était une belle occasion qu’il a perdue : aucune vue grandiose ou magistrale., aucune détermination des points sur lesquels devait porter le soulagement du peuple, ni des nouveaux principes de gouvernement qu’il fallait adopter ; c’est le discours que l’on attendrait d’un commis de banque de quelque habileté. À ce propos il y a une anecdote qui vaut qu’on la rapporte ; il savait que son organe ne lui permettrait pas de le lire dans une si grande salle et devant une si nombreuse assemblée ; en conséquence, il avait averti M. de Broussonnet, de l’Académie des sciences et secrétaire de la Société royale d’Agriculture, de se tenir prêt à le remplacer. Il avait assisté à une séance annuelle générale de cette Société, où M. de Broussonnet avait lu un discours d’une voix puissante, entendue distinctement à la plus grande distance. Ce Monsieur le vit plusieurs fois pour prendre ses instructions et s’assurer qu’il entendait bien les changements faits même après que le discours eut été fini. Il se trouvait avec lui la veille de la séance d’ouverture, à neuf heures du soir ; le lendemain, quand il revint, il trouva le manuscrit chargé de nouvelles corrections que M. Necker avait faites en le quittant ; elles portaient principalement sur le style, et montraient combien il attachait d’importance à la forme ; il eût mieux fait, à mon avis, de se préoccuper davantage des idées. Cette petite anecdote me vient de M. de Broussonnet lui-même. Ce matin trois curés de Poitou se sont joints aux communes pour la vérification de leurs pouvoirs et ont été reçus avec des applaudissements frénétiques ; ce soir à Paris on ne parle de rien autre chose. Les nobles ont discuté toute la journée sans arriver à une conclusion et se sont ajournés à lundi.

Le 14. — Visité le Jardin du Roi, où M. Thouin a eu la bonté de me montrer quelques petites expériences qu’il avait faites sur des plantes qui promettent beaucoup pour les cultivateurs, surtout le lathyrus biennis et le melilotus sibericai,[19] que l’on vante beaucoup comme fourrages ; tous deux sont bisannuels, mais durent trois ou quatre ans si on les coupe avant qu’ils aient monté en graine (l’Achillea siberica et un astragalus réussissent assez bien)[20]. Le chanvre de Chine a produit des graines parfaites, ce qu’il n’avait pas encore fait en France. Plus je vois M. Thouin, plus je l’apprécie ; c’est un des hommes les plus aimables que je connaisse.

M. Vandermonde m’a fait voir, avec une politesse et un empressement infinis, le Conservatoire royal des machines. Ce qui m’a frappé davantage, est la machine de M. Vaucanson pour faire une chaîne. On me dit que M. Watt, de Birmingham, l’a beaucoup admirée, ce qui paraît ne pas déplaire à mes compagnons. Une autre pour denter les roues de fer. Il y a un hache-paille, d’après un original anglais, et le modèle d’une grotesque charrue destinée à marcher sans chevaux : ce sont les seules machines agricoles. Plusieurs inventions très ingénieuses pour tordre la soie, etc., etc. Théâtre-Français, le Siège de Calais, par M. de Belloy, pièce médiocre, mais populaire. Les meneurs ont décidé, pour demain, de faire déclarer illégales toutes les taxes levées sans l’autorisation des états, mais de les voter immédiatement pour un certain terme, soit pour deux ans, soit pour la durée de la session actuelle des états. Ce projet est très approuvé des amis de la liberté : c’est très certainement une mesure raisonnable, fondée sur des principes justes, et qui jettera la cour dans un grand embarras.

Le 15. — Voici un beau jour, tel que jamais on n’en eût attendu de pareil en France il y a dix ans. Il devait y avoir une discussion importante sur ce que, dans notre Chambre des communes, on appellerait l’état de la nation. Mon ami, M. Lazowski, et moi, nous étions à Versailles à huit heures du matin. Nous allâmes immédiatement à la salle des états pour nous assurer de bonnes places dans la galerie. Il y avait déjà quelques députés et un auditoire assez nombreux. Le local est trop grand ; seuls les organes de stentor ou les voix du timbre le plus clair peuvent se faire entendre ; cependant les dimensions mêmes de la salle, qui peut contenir deux mille personnes, donnent de la majesté à la scène. Elle était vraiment pleine d’intérêt. Le spectacle des représentants de vingt-cinq millions d’hommes, à peine sortis des misères de deux cents ans de pouvoir absolu, et appelés aux bienfaits d’une constitution plus libre, s’assemblant sous les yeux du public, auquel les portes étaient ouvertes, ce spectacle, dis-je, était bien fait pour raviver toute flamme cachée, toute émotion d’un cœur libéral, pour me faire bannir toute idée que ce peuple s’était montré trop souvent hostile envers le mien, et pour me faire reposer les yeux avec plaisir sur le splendide tableau du bonheur d’une grande nation, de la félicité des millions d’hommes qui n’ont point encore vu le jour. M. l’abbé Sieyès ouvrit les débats. C’est un des principaux zélateurs de la cause populaire ; il ne pense pas à modifier le gouvernement actuel, qui lui paraît trop mauvais pour être modifié en rien ; mais ses idées tendent à le voir renversé, car il est républicain et violent ; c’est la réputation qu’on lui fait généralement, et il la justifie assez par ses pamphlets. Il parle sans grâce et sans éloquence, mais il argumente très bien ; je devrais dire : Il lit, car il lisait, en effet, un discours préparé. Sa motion, ou plutôt sa série de motions, tendait à faire déclarer aux communes qu’elles se considéraient comme l’assemblée des représentants reconnus et vérifiés de la nation française, en admettant le droit de tous les députés absents (de la noblesse et du clergé) d’être reçus parmi eux sur vérification de leurs pouvoirs. M. de Mirabeau parla, sans le secours d’aucunes notes, pendant près d’une heure, avec une chaleur, une animation, une éloquence qui lui donnent droit au titre d’orateur. Il s’opposa, avec une grande force de raisonnement, aux mots reconnus et vérifiés de la motion de l’abbé Sieyès, et proposa à la place le nom de représentants du peuple français, puis avança les résolutions suivantes : qu’aucune autre assemblée ne pût arrêter par un veto l’effet de leurs délibérations : que tous les impôts fussent déclarés illégaux et concédés seulement pour la durée de la présente session et non au delà ; que les dettes du roi fussent reconnues par la nation et payées sur des fonds à ce destinés. On l’écouta avec attention et on l’applaudit beaucoup. M. Mounier, député du Dauphiné, homme de grand renom et qui a aussi publié quelques brochures très bien reçues du public, fit une motion différente : de se déclarer les représentants légitimes de la majorité de la nation ; d’adopter le vote par tête, et non par ordre ; de ne jamais reconnaître aux représentants du clergé et de la noblesse le droit de délibérer séparément.

M. Rabaud-Saint-Étienne, protestant du Languedoc ; auteur, lui aussi, d’écrits sur les affaires présentes, homme de talent considérable, parla à son tour pour émettre les propositions : que l’on se proclamât les représentants du peuple de France, que les impôts fussent déclarés nuls, qu’on les accordât seulement pour la durée de la session des états ; que la dette fût vérifiée et consolidée et un emprunt voté. Ce qui fut fort approuvé, sauf l’emprunt que l’assemblée rejeta avec répugnance. Ce député parle avec clarté et précision, et ne s’aide de ses notes que par intervalles. M. Barnave, un tout jeune homme, de Grenoble, improvisa avec beaucoup de chaleur et d’animation ; quelques-unes de ses phrases furent d’un rythme si heureux, et il les prononça de façon si éloquente, qu’il en reçut beaucoup d’applaudissements ; plusieurs membres crièrent bravo ! Quant à leur manière générale de procéder, elle pèche en deux endroits : on permet aux spectateurs des tribunes de se mêler aux débats par leurs applaudissements et d’autres expressions bruyantes d’approbation, ce qui est d’une grossière inconvenance, et a même son danger ; car s’ils peuvent exprimer leur approbation, ils peuvent en conséquence exprimer leur déplaisir, c’est-à-dire siffler, aussi bien que battre des mains ; ce qui, dit-on, s’est produit plusieurs fois : de la sorte ils domineraient les débats et influenceraient la délibération. En second lieu, il n’y a pas d’ordre parmi les députés eux-mêmes ; il y a eu plus d’une fois aujourd’hui une centaine des membres debout à la fois, sans que M. Baillie (Bailly) pût les ramener à l’ordre. Cela dépend beaucoup de ce qu’on admet des motions complexes ; parler dans une même proposition de leur titre, de leurs pouvoirs, de l’impôt, d’un emprunt, etc., etc., paraîtrait absurde à des oreilles anglaises, et l’est en effet. Des motions spéciales fondées sur des propositions simples, isolées, peuvent seules produire de l’ordre dans les débats, car on n’en finit pas lorsque 500 membres viennent tous motiver leur approbation sur un point, leur dissentiment sur un autre. Une assemblée délibérante ne devrait procéder aux affaires qu’après avoir établi les règles et l’ordre à suivre dans ses séances, ce qu’on fera seulement en prenant le règlement d’autres assemblées expérimentées, en confirmant ce que l’on y trouve d’utile, en modifiant le reste selon les circonstances. Comme je pris ensuite la liberté de le dire à M. Rabaud-Saint-Etienne, on aurait pu prendre dans le livre de M. Hatsel le règlement de la Chambre des communes, on aurait ainsi épargné un quart du temps. On leva la séance pour le dîner. Nous dînâmes nous-mêmes chez M. le duc de Liancourt, au Palais, où se trouvèrent 20 députés. J’étais à côté de M. Rabaud-Saint-Etienne, et j’eus avec lui une longue conversation ; tous parlent avec une égale confiance de la chute du despotisme. Ils prévoient bien que l’on fera des tentatives très pernicieuses contre la liberté, mais ils croient l’excitation de l’esprit populaire trop grande maintenant pour pouvoir être domptée désormais. En voyant que le débat actuel ne pouvait arriver aujourd’hui à une conclusion, que toutes les probabilités sont contraires à ce qu’il se termine même demain, à cause du grand nombre d’orateurs qui veulent y prendre part, je suis retourné le soir à Paris.

Le 16. — Dugny. 10 milles de Paris. J’y suis allé en compagnie de M. de Broussonnet, pour voir M. Creté de Palieul, le seul cultivateur pratique de la Société d’agriculture, M. de Broussonnet, dont personne ne peut surpasser le zèle pour l’honneur et les progrès de l’agriculture, désirait que je voie les cultures et les améliorations d’un homme si haut placé parmi les agriculteurs de France. Nous sommes allés d’abord chez le frère de M. Creté, qui tient à présent la poste. Il a 140 chevaux. On visita sa ferme, et il nous montra des avoines et des froments très beaux en somme, quelques-uns même d’une qualité supérieure ; mais je dois avouer que ma satisfaction eût été plus grande si ses écuries n’avaient pas été remplies dans une vue toute différente de la ferme. Il est inutile de chercher un système de rotation en France. M. Creté sème deux, trois et jusqu’à quatre fois du blé blanc dans la même pièce. À dîner, je causai beaucoup avec les deux frères et quelques cultivateurs du voisinage sur ce sujet, et je leur recommandai soit les turneps, soit les choux, suivant le sol, pour rompre leur succession de froments. Chacun d’eux, excepté M. de Broussonnet, se prononça contre moi. « Pouvons-nous faire du blé après les navets et les choux ? » Certes, et avec succès, si vous essayez sur une petite étendue ; mais cela est rendu impraticable par le temps qu’il faut pour consommer la plus grande partie de cette récolte. « Cela nous suffit, si nous ne pouvons faire du blé après les racines ; elles ne valent rien pour la France. » Cette idée est partout à peu près la même en ce royaume. Je leur dis alors qu’ils pourraient n’emblaver que la moitié de leurs terres et être cependant de bons cultivateurs. Ainsi, par exemple : 1o des fèves ; 2o du blé ; 3o des lentilles ; 4o du blé ; 5o du trèfle ; 6o du blé ; cela leur convint mieux, bien que leur méthode leur parût plus profitable. La chose la plus intéressante dans leur culture est la chicorée (Chicorium intybus). Je fus satisfait de voir que M. Creté de Palieul en avait aussi bonne opinion que jamais, que son frère l’avait adoptée, et qu’elle réussissait très bien dans leurs fermes et celles de quelques voisins. Je ne vois jamais cette plante sans me féliciter d’avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour écrire dans un cabinet, sans me dire que son introduction en Angleterre serait assez pour que l’on dît d’un homme que ce n’est pas en vain qu’il a vécu. J’en parlerai plus tard, ainsi que des expériences de M. Creté.

Le 17. — Toutes les conversations roulent sur la motion de l’abbé Sieyès, que l’on croit devoir être votée, bien qu’on lui préfère celle du comte de Mirabeau. Mais sa réputation le paralyse : on le soupçonne d’avoir reçu 100,000 livres de la reine ; bruit aveugle, improbable. S’il était vrai, sa conduite serait très différente ; mais quand un homme n’a pas été exempt des plus grandes erreurs (pour parler modérément), les soupçons l’accompagnent sans cesse, quoiqu’il soit aussi innocent de ce qui les cause que le plus pur de leurs patriotes. Ce bruit en éveille d’autres ; ainsi que c’est à son instigation qu’il a publié ses anecdotes sur la cour de Berlin, et que le roi de Prusse, informé de cette publication, a fait répandre par toute l’Allemagne les Mémoires de madame de la Mothe. Voilà les histoires éternelles, les soupçons et les absurdités pour lesquelles Paris a toujours été si fameux. On voit aisément toutefois, par la tournure de la conversation, même sur le sujet le plus ridicule, pourvu qu’il soit d’intérêt public, jusqu’où va la confiance en certains hommes, et sur quoi elle est fondée. Dans toutes les sociétés, quelle que soit leur composition, vous entendez vanter les talents du comte de Mirabeau ; c’est le premier écrivain, c’est le premier orateur de France. Il ne pourrait cependant compter sur six votes de confiance dans les états. Ses écrits toutefois se répandent par tout Paris et dans les provinces ; il a publié un Journal des états ; mais quelques numéros furent d’une telle force, d’une telle témérité, que le gouvernement lui imposa silence par ordre exprès. On attribue ce coup à M. Necker, dont la vanité était blessée au vif par le peu de cérémonie avec lequel on le traitait. Tel était le nombre des souscripteurs, que j’ai entendu mettre à 80,000 liv. (3,500 l. st.) par an le profit de M. de Mirabeau. Depuis cette suppression il publie, une ou deux fois par semaine, un petit pamphlet répondant au même but de donner un compte rendu des débats ; il y met pour titre : 1re, 2e, 3e Lettres du comte de Mirabeau à ses commettants. Quoique pleins de violence, de sarcasme et de sévérité, la cour, arrêtée sans doute par ce titre, n’a pas trouvé à propos de les suspendre. Il y a de la faiblesse et de la lâcheté à prohiber ainsi une seule publication, parmi tant d’autres qui font gémir la presse, et dont la tendance manifeste est de renverser l’état de choses actuel. D’un autre côté, c’est folie et aveuglement de permettre que de pareils pamphlets circulent dans tout le royaume, même par les soins du gouvernement, entre les mains duquel sont les postes et les diligences : il n’y a rien qu’on n’en doive attendre. — Passé la soirée à l’Opéra-Comique : de la musique italienne, des paroles italiennes, des chanteurs italiens, et des applaudissements si continus, si enthousiastes, que les oreilles françaises doivent faire de rapides progrès. Qu’aurait dit Jean-Jacques s’il avait vu un tel spectacle à Paris !

Le 18. — Hier, en conséquence de la motion amendée de l’abbé Sieyès, les communes ont décrété : qu’elles prendraient le titre d’Assemblée nationale ; que se considérant comme en activité, toutes taxes étaient illégales, mais que leur levée serait accordée pour le temps de la session ; qu’enfin elles procéderaient sans délai à la consolidation de la dette et au soulagement de la misère du peuple. Ces mesures donnent bon espoir aux partisans extrêmes d’une nouvelle constitution ; mais je vois évidemment, parmi les personnes de sens plus rassis, une grande appréhension que cette démarche n’ait été trop précipitée. C’est une violence dont la cour peut se saisir comme prétexte et tourner au préjudice du peuple. Le raisonnement de M. de Mirabeau contre ces mesures était très fort et très juste : Si je voulais employer, contre les autres motions les armes dont on se sert pour attaquer la mienne, ne pourrais-je pas dire à mon tour : De quelque manière que vous vous qualifiiez, que vous soyez les représentants connus et vérifiés de la nation, les représentants de vingt-cinq millions d’hommes, les représentants de la majorité du peuple, dûssiez-vous même vous appeler l’Assemblée nationale, les états généraux, empêcherez-vous les classes privilégiées de continuer des assemblées que Sa Majesté a reconnues ? Les empêcherez-vous de prendre des délibérations ? Les empêcherez-vous de prétendre au veto ? empêcherez-vous le roi de les recevoir, de les reconnaître, de leur continuer les mêmes titres qu’il leur a donnés jusqu’à présent ? Enfin, empêcherez-vous la nation d’appeler le clergé, le clergé, la noblesse, la noblesse ?

À la Société royale d’agriculture, où j’ai voté comme tout le monde, pour élire le général Washington membre honoraire. Cette motion avait été faite par M. de Broussonnet, à qui j’avais présenté le général comme un excellent fermier avec lequel j’avais eu une correspondance sur ce sujet. L’abbé Commerel, qui était présent, me donna une petite brochure de lui sur un nouveau sujet : le Chou à faucher, et un sac en papier plein de semence.

Le 19. — Accompagné M. de Broussonnet chez M. Parmentier à l’hôtel des Invalides, où nous avons dîné. Il y avait là un président du Parlement, un Mailly, beau-frère du chancelier, l’abbé Commerel, etc. Je l’ai noté, il y a deux ans, M. Parmentier est le meilleur des hommes, et, comme on peut le voir par ses écrits, s’entend mieux que tout autre en ce qui regarde la boulangerie. Après le dîner, promenade à la plaine des Sablons pour voir les pommes de terre que la Société y cultive et ses préparations du sol pour les navets ; je n’en dirai que ceci seulement : que je souhaite de voir mes frères se tenir obstinément à leur agriculture scientifique, laissant la pratique à ceux qui s’y connaissent. C’est une chose bien triste, pour des cultivateurs savants, que Dieu ait créé une peste semblable au chiendent (triticum repens) !

Le 20. — Des nouvelles ! des nouvelles ! Chacun s’étonne de ce qu’il aurait dû s’attendre à voir arriver : un message du roi aux présidents des trois ordres, les prévenant qu’il les réunirait lundi, et des gardes françaises, avec la baïonnette au bout du fusil, placées à chaque porte de la salle des états pour empêcher qui que ce soit d’entrer, sous prétexte des préparatifs pour la séance royale. La manière dont s’est exécuté cet acte de violence mal inspiré a été aussi mal inspirée que l’acte lui-même. M. Bailly n’avait reçu d’autre avertissement qu’une lettre du marquis de Brézé, et les députés se réunirent à la porte de la salle sans savoir qu’elle fût fermée. On ajouta ainsi, de gaieté de cœur, des formes provoquantes à une mesure suffisamment odieuse et inconstitutionnelle par elle-même. On prit sur les lieux une noble et ferme résolution : ce fut de se transporter immédiatement au Jeu de Paume, et là l’assemblée tout entière s’engagea, par serment, de ne se séparer que de son propre mouvement, et de se considérer et d’agir comme Assemblée nationale partout où la violence et les hasards de la fortune pourraient la chasser ; les prévisions étaient si menaçantes, que des exprès furent envoyés à Nantes annonçant la nécessité où se verrait peut-être l’assemblée de chercher un refuge dans quelque ville éloignée. Ce message et la fermeture de la salle des états sont le résultat de conciliabules très longs et très fréquents tenus en présence du roi, à Marly, où il a été plusieurs jours sans voir personne, et où l’on n’admettait, même les officiers de la cour, qu’avec un soin et une circonspection extrêmes. Les frères du roi n’ont pas place au conseil ; mais le comte d’Artois suit sans cesse les délibérations et en fait part à la reine dans de longues conférences qu’ils ont ensemble. À la réception de ces nouvelles à Paris, le Palais-Royal fut en feu : les cafés, les magasins de brochures, les galeries et les jardins étaient remplis par la foule ; l’inquiétude se voyait dans tous les yeux ; les bruits que l’on faisait courir prêtant à la cour des intentions de la dernière violence, comme si elle avait résolu d’anéantir tout ce qui, en France n’appartenait pas au parti de la reine, étaient d’une absurdité incroyable ; mais rien n’était trop ridicule pour la foi aveugle de la populace. Il était cependant curieux de voir, parmi les personnes de classe plus élevée (car je fis plusieurs visites après l’arrivée de ces nouvelles), l’opinion reprocher à l’Assemblée nationale (comme elle s’appelait) d’avoir été trop loin, d’avoir avec trop de précipitation, de violence, adopté des mesures que la masse du peuple ne soutiendrait pas. Nous pouvons conclure de là que si la cour, instruite de ces dernières démarches, poursuit un plan ferme et habile, la cause populaire aura peu de raisons de s’en louer.

Le 21. — II est impossible, dans un moment si critique, de s’occuper a autre chose que de courir de maison en maison demander des nouvelles et de noter les idées et les opinions qui ont le plus de cours. Le moment actuel est, entre tous, celui qui contient en germe les futures destinées de la France. La résolution par laquelle les communes se sont déclarées Assemblée nationale, indépendamment des deux autres ordres et du roi lui-même, en rejetant toute possibilité de dissolution, est la prise de possession de tous les pouvoirs du royaume. Elles se sont tout d’un coup transformées dans le Long-Parlement de Charles 1er. Il n’est pas besoin de perspicacité pour s’assurer que, si une telle prétention n’est pas mise à néant, le roi, les grands seigneurs et le clergé sont a jamais dépouillés de leur part de pouvoir. On ne doit pas souffrir de l’armée ou d’un parlement une démarche aussi audacieuse et destructive de l’autorité royale comme des intérêts qu’elle attaque directement. Si l’on n’y met obstacle, tous les autres pouvoirs tomberont devant celui des communes. Avec quelle anxieuse inquiétude ne doit-on pas attendre la décision de la couronne pour savoir si elle se montrera ferme dans cette occasion, sans se départir du système de liberté absolument nécessaire en ce moment. Tout bien considéré, c’est-à-dire connaissant le caractère des gens au pouvoir, il ne faut espérer ni plan bien arrêté, ni ferme exécution. Passé la soirée au théâtre. Madame Rocquère (Raucourt) jouait la Reine dans Hamlet ; on se figurera aisément comment la pièce de Shakespeare a été mise en pièces ; le talent admirable de l’actrice lui rendait cependant un peu de vie.

Le 22. — J’arrivais à Versailles, à six heures du matin, afin d’être, prêt pour la séance royale. Nous déjeunions avec le duc de Liancourt quand on nous apprit que le roi l’avait remise à demain. Hier il y a eu une séance du conseil, qui s’est prolongée jusqu’à minuit ; Monsieur et le comte d’Artois y assistaient : chose extraordinaire et attribuée à l’influence de la reine, le comte d’Artois, l’adversaire constant des plans de M. Necker, s’est opposé à son système et a obtenu de faire remettre la séance de vingt-quatre heures, pour qu’il y ait aujourd’hui conseil en présence du roi. En sortant du château, nous allâmes chercher les députés ; il courait plusieurs versions sur le lieu de leur réunion. Nous vîmes d’abord les Récollets ; ils y avaient été, mais s’y trouvant peu commodément, ils s’étaient rendus à Saint-Louis, où nous les suivîmes ; nous arrivâmes à temps pour voir M. Bailly ouvrir la séance et lire la lettre du roi, ajournant la séance royale à demain. L’aspect de celle assemblée était extraordinaire : une foule immense se pressait en dedans et autour de l’église ; l’inquiétude des regards, la variété d’expression causée par la différence des opinions et des sentiments, imprimaient aux visages de tout le monde un caractère que je n’avais jamais vu auparavant. La seule affaire d’importance que l’on traita, et qui dura jusqu’à trois heures, fut la réception du serment et de la signature de quelques députés absents au Jeu de Paume, et la réunion de trois évêques et de cent cinquante députés du clergé, qui vinrent faire vérifier leurs pouvoirs et furent accueillis par de tels applaudissements, de telles acclamations de la foule, que l’église en retentit. Apparemment les habitants de Versailles, au nombre de 60,000, sont, jusqu’au dernier, dans les intérêts des communes : ceci est remarquable, car cette ville est nourrie par le palais, et si la cour n’y est pas populaire, on peut supposer ce qu’en pense le reste du royaume. Dîné avec le duc de Liancourt au Palais : il s’y trouvait beaucoup de noblesse et de députés des communes, entre autres le duc d’Orléans, l’évêque de Rhodez, l’abbé Siéyes, et M. Rabaud-Saint-Etienne.

Voici un des exemples les plus frappants de l’impression que produisent les grands événements sur les hommes de classes diverses. Dans la rue et dans l’église Saint-Louis, il y avait une telle inquiétude sur chaque visage, que l’importance du moment se lisait dans les physionomies. Toutes les formes de civilité ordinaires étaient négligées ; mais parmi les personnes du rang bien plus élevé avec lesquelles je m’assis à table, la différence me frappa. Il n’y avait pas, dans trente convives, cinq personnes dans la figure desquelles on pût deviner qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; la conversation fut même plus indifférente que je ne l’aurais cru. Si elle l’avait été complètement, il n’y aurait rien eu d’étonnant ; mais on fit, avec la plus grande liberté, des observations qui furent reçues de façon à prouver qu’on ne les trouvait pas déplacées. N’aurait-on pas cru, dans ce cas, à une plus grande énergie de sentiments et d’expressions, à une plus grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui nécessairement devait remplir toutes les pensées ? Cependant chacun mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une négligence qui me confondait : je ne revenais pas de tant de froideur. Il y a peut-être une certaine nonchalance devenue naturelle aux gens de bonne société par suite d’une longue habitude, et qui les distingue du vulgaire : celui-ci a, dans l’expression de ses sentiments, mille rudesses qu’on ne retrouve pas à la surface polie de ceux dont les manières ont été adoucies, sinon usées par le frottement de la société. Cette remarque serait injuste dans la plupart des cas ; mais, je le confesse, le moment actuel, le plus critique, sans aucun doute, que la France ait traversé depuis la fondation de la monarchie, puisque le conseil qui doit décider de la conduite du roi est assemblé, ce moment aurait motivé une tout autre tenue. La présence et surtout les manières du duc d’Orléans y pouvaient être pour quelque chose, mais pour bien peu ; ce ne fut pas sans un certain dégoût que je lui vis plusieurs fois montrer un esprit de mauvais aloi et un air moqueur qui, je le suppose, font partie de son caractère ; autrement il n’en eût rien paru aujourd’hui. À en juger par ses façons, l’état des affaires ne lui déplaît pas. L’abbé Siéyès a une physionomie remarquable : son œil vif et toujours en mouvement pénètre la pensée des autres, mais se tient soigneusement sur la réserve, pour ne pas livrer la sienne.

Autant cette figure a de caractère, autant celle de Rabaud-Saint-Étienne a de nullité ; elle lui fait tort cependant, car ses talents sont incontestables. On semble d’accord que si le comte d’Artois l’emporte dans le conseil, M. Necker, le comte de Montmorin et M. de Saint-Priest se retireront ; en ce cas, la rentrée triomphale de M. Necker aux affaires est inévitable. — Ce soir. — Le plan du comte d’Artois est accepté ; le roi le déclarera demain dans son discours ; M. Necker a offert sa démission, que le roi a refusée. On se demande maintenant quel est ce plan.

Le 23. — Le grand jour est passé : dès le matin Versailles semblait rempli de troupes ; vers dix heures, on forma la haie dans les rues avec les gardes françaises, quelques régiments suisses, etc. La salle des états était entourée, des sentinelles postées à tous les passages et à toutes les portes ; aucune autre personne que les députés n’était admise. Ces préparatifs militaires étaient mal entendus, car ils semblaient trahir l’odieux et l’impopularité des mesures que l’on allait proposer, et l’attente, peut-être la crainte, d’un mouvement populaire. On déclarait, avant que le roi eût quitté le château, que ses projets étaient hostiles à la nation par la force qui paraissait les escorter. C’est cependant le contraire qui a eu lieu : on connaît les propositions ; ce plan avait du bon, on accordait beaucoup au peuple sur des points essentiels, et cela avant que les états eussent pourvu aux difficultés de finances qui les ont fait réunir, en leur laissant ainsi plein pouvoir de faire ensuite, dans l’intérêt de la nation, ce que les circonstances auraient permis ; il semble qu’ils eussent dû accepter, moyennant quelques garanties pour leur future réunion, sans laquelle rien n’est assuré ; mais comme une courte négociation peut aisément amener cela ; je crains que les députés ne se rendent conditionnellement. L’emploi de la force armée, quelques imprudentes tentatives du parti royal, pour agir sur la constitution intérieure, et la réunion des états, jointe à la mauvaise humeur qu’ils avaient eu le temps de couver depuis trois jours, empêchèrent les communes d’accueillir le roi avec des acclamations. Le clergé et quelques nobles crièrent « Vive le roi ! » mais les trois quarts de l’assemblée firent contraste par leur silence. Il paraît qu’on était résolu d’avance à ne souffrir aucune violence, car lorsque le roi fut parti, le clergé et la noblesse s’étant retirés, le marquis de Brézé attendit qu’obéissant aux ordres de la couronne, le tiers se rendît aussi dans la salle préparée pour lui ; puis s’apercevant que personne ne bougeait, — Messieurs, dit-il, vous connaissez les intentions du roi. Un silence de mort s’ensuivit, et alors les talents supérieurs s’emparèrent de cet empire, devant lequel disparaissent toutes les autres considérations. Les yeux de l’assemblée entière furent tournés sur le comte de Mirabeau, qui, à l’instant, répondit au marquis de Brézé : « Oui, monsieur, nous avons entendu les intentions qu’on a suggérées au roi, et vous qui ne sauriez être son organe auprès des états généraux ; vous qui n’avez ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n’êtes pas fait pour nous rappeler son discours. Cependant pour éviter toute équivoque et tout délai, je vous déclare que si l’on vous a chargé de nous faire sortir d’ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette. » Sur quoi, ce fut un cri unanime de « Tel est le vœu de l’assemblée. » On confirma sur-le-champ les arrêtés pris antérieurement, et sur la motion du comte de Mirabeau, on déclara l’inviolabilité de la personne des députés, aussi bien hors de l’assemblée que dans son sein, et fut réputé infâme et traître quiconque ferait contre eux une tentative.

Le 24. — La fermentation à Paris passe toute conception ; toute la journée il y a eu dix mille personnes au Palais-Royal ; on avait apporté ce matin un récit très complet des événements d’hier, qui a été lu et commenté à la foule par plusieurs des meneurs apparents de petites sociétés. À ma grande surprise les propositions du roi n’ont rencontré qu’un dégoût universel. Il ne disait rien d’explicite sur le retour périodique des états ; il regardait comme une propriété tous les vieux droits féodaux. Ceci et le changement de l’équilibre de la représentation, dans les assemblées provinciales, est ce qui cause le plus de répugnance. Mais au lieu d’espérer et de tendre vers des concessions ultérieures sur ces points, afin de les faire mieux concorder avec les vœux de la majorité, le peuple semble saisi d’une sorte de frénésie, repoussant tout moyen terme, et insister sur l’absolue nécessité de la réunion des ordres, afin que, tout pouvoir passant au tiers, il puisse effectuer ce qu’on appelle la régénération du royaume : mot favori, auquel on n’attache aucun sens bien précis, et que l’on explique vaguement par la réforme générale de tous les abus. On croit aussi beaucoup à la démission de M. Necker, et on semble s’y attacher plus particulièrement qu’à des points d’une bien autre importance. Il est clair pour moi, d’après les conversations et les harangues dont j’ai été le témoin, que les réunions permanentes du Palais-Royal, qui arrivent à un degré de licence et à une furie de liberté à peine croyables, s’unissant aux innombrables publications incendiaires que chaque heure a vues naître, depuis l’assemblée des états, ont tellement enflammé les désirs du peuple, et lui ont donné l’idée de changements si radicaux, que rien ne le satisferait maintenant de ce que pourraient faire ou le roi ou la cour. En conséquence, il serait de la dernière inutilité de faire des concessions, si on n’est pas fermement résolu non-seulement à les faire observer par le roi, mais aussi à maintenir le peuple, en s’occupant en même temps de rétablir l’ordre. Mais la pierre d’achoppement de ce projet, comme de tous ceux que l’on peut imaginer, comme chacun le sait et le crie dans les carrefours, c’est la situation des finances qu’il n’est guère possible de restaurer que par un secours libéral, accordé par les états, ou par une banqueroute. Il est de notoriété publique que ce point a été chaudement débattu en conseil. M. Necker a prouvé que la banqueroute était inévitable, si l’on rompait avec les états avant que les finances ne fussent en ordre, et la terreur d’une telle mesure, que pas un ministre n’oserait prendre sur soi, a été la grande difficulté qui s’est opposée aux projets de la reine et du comte d’Artois. On a eu recours à un moyen terme, par lequel on espère se gagner un parti dans la nation et dépopulariser assez les députés pour s’en débarrasser ensuite ; cette attente sera infailliblement trompée. Si du côté du peuple on avance que les vices d’un gouvernement suranné rendent nécessaire l’adoption d’un système nouveau, et qu’il n’y a que les mesures les plus vigoureuses qui soient susceptibles de mettre la nation en possession des bienfaits d’un gouvernement libre, on réplique, de l’autre côté, que le caractère personnel du roi doit éloigner toute crainte de voir employer la violence ; que, sous quelque régime que ce soit, l’état des finances doit être réglé ou par le crédit ou par la banqueroute, qu’il faut temporiser pour gagner, dans les négociations, ce que la force mettrait en question ; qu’en poussant les choses à l’extrême, on s’expose à une coalition des autres ordres avec l’armée, le parlement et même cette partie prépondérante du peuple qui désapprouve les excès. Quand à tout cela on ajoute la possibilité de jeter le pays dans une guerre civile, avec laquelle on est si familiarisé que son nom est sur toutes les lèvres, nous devons avouer que, si les communes refusent obstinément ce qui leur est proposé, elles exposent d’immenses bienfaits assurés aux hasards de la fortune, qui peut-être les fera maudire par la postérité, au lieu de faire bénir leur mémoire comme celle de vrais patriotes qui n’avaient en vue que le bonheur de leur pays. Les oreilles me bourdonnaient de politique depuis quelques jours, j’allai m’en refaire à l’Opéra-Italien. Rien ne valait pour cela la pièce que l’on donnait : la Villanella rapita, de Bianchi, composition vraiment délicieuse. Croirait-on que ce même peuple qui naguère n’estimait d’un opéra que les danses et n’entendait que des orages de cris, suit maintenant avec passion les mélodies italiennes, les applaudit avec goût et avec enthousiasme, et cela sans qu’elles empruntent le secours d’un seul pas ! La musique est charmante, élégamment enjouée, légère et gracieuse ; il y a, pour la signora Mandini et Vigagnoni, un duo de premier mérite. La Mandini est une cantatrice qui vous fascine : sa voix n’est rien ; mais sa grâce, son expression, son âme, s’harmonisent dans une exquise sensibilité.

Le 25. — La conduite de M. Necker est sévèrement critiquée, même parmi ses amis, aussitôt qu’ils sortent d’un certain monde. On assure positivement que l’abbé Siéyès, MM. Mounier, Chapelier, Barnave, Turgot, Tourette, Rabaud et autres chefs de partis se sont presque mis à ses genoux pour qu’il insiste à faite accepter sa démission, dans la conviction que sa retraite jetterait plus que toute autre chose le parti de la reine dans des difficultés infiniment plus graves et plus embarrassantes. Mais sa vanité a prévalu sur leurs efforts pour lui faire prêter l’oreille aux paroles insidieuses de la reine, qui a l’air de lui demander grâce et lui fait croire que lui seul est capable de maintenir la couronne sur la tête du roi. En même temps qu’il se prête à ces manœuvres, contrairement à l’intérêt des amis de la liberté, il brigue les applaudissements de la populace de Versailles d’une manière déplorable. Pour aller chez le roi et pour en revenir, les ministres ne traversent jamais la cour à pied ; ce dont M. Necker s’avisa, quoiqu’il ne l’eût pas fait dans des temps plus tranquilles, afin de provoquer les louanges, de s’entendre appeler le Père du peuple, et de traîner sur ses traces une foule immense qui l’acclame. Presque au même moment que la reine, dans une entrevue privée, parlait à M. Necker, ainsi que je l’ai dit, elle recevait les députés de la noblesse, en appelait à leur honneur pour soutenir les droits de son fils qu’elle leur présentait, montrant clairement que, si les projets du roi n’étaient pas vigoureusement soutenus, la monarchie était perdue et la noblesse engloutie. Tandis que le tumulte soulevé par M. Necker faisait retentir le château, le roi, se rendant en voiture à Marly, n’était accueilli que par un lugubre et morne silence, et cela, après avoir accordé au peuple et à la cause de la liberté plus qu’aucun de ses prédécesseurs. Telle est la foule, telle l’impossibilité de la satisfaire dans un moment comme celui-ci, lorsque l’imagination exaltée par toutes les chimères des couleurs enchanteresses de la liberté. Je suis très curieux d’apprendre le résultat des délibérations qui ont suivi les premières protestations des communes contre la violence militaire employée d’une façon à la fois si injustifiable et si peu judicieuse. Si les propositions du roi étaient venues après le vote des subsides, et à propos de quelques questions moins importantes, ce serait autre chose ; mais les présenter avant d’avoir un shilling de voté, ou une mesure prise pour sortir de cet embarras, change l’affaire du tout au tout. Le soir. La conduite de la cour est inexplicable et inconséquente : tandis que par la séance royale on avait tout fait pour maintenir la séparation des ordres, on a permis à une grande partie du clergé de se réunir aux communes. Le duc d’Orléans, à la tête de quarante-sept membres de la noblesse, fait de même : et, autre preuve de l’instabilité des conseils de la cour, les communes se sont maintenues dans la grande salle des états, malgré l’exprès commandement du roi. Le fait est que la séance royale était contraire à ses sentiments personnels, et que ce n’est qu’avec beaucoup de difficulté que le conseil la lui avait fait adopter ; aussi, lorsqu’à chaque instant il devenait de plus en plus urgent de donner des ordres efficaces pour le maintien du système proposé, il fallut, de nouveau, livrer bataille sur chaque point, et le projet ne fut que mis en train sans que l’on y persistât. Voilà ce qu’on en dit, et c’est probablement la vérité. On voit aisément que mieux aurait valu, pour mille raisons, ne pas prendre cette mesure, car le gouvernement a perdu tout prestige et toute énergie, et le peuple va se montrer plus exigeant que jamais. Hier, à Versailles, la populace a insulté, et même maltraité, les membres du clergé et de la noblesse connus par leurs efforts pour maintenir la séparation des ordres. L’évêque de Beauvais a reçu à la tête une pierre qui l’a presque assommé.[21]. On a brisé toutes les fenêtres chez l’archevêque de Paris, et il a dû changer de logement ; le cardinal de Larochefoucauld a été hué et sifflé. La confusion est si grande, que la cour ne peut compter que sur les troupes ; encore dit-on maintenant d’une manière positive que, si ordre est donné aux gardes françaises de faire feu sur le peuple, ils refuseront. Cela n’étonne que ceux qui ne savent pas combien ils sont las des mauvais traitements, de la conduite et des manœuvres du duc du Châtelet, leur colonel ; tant les affaires de la cour ont été mal menées sous tous les rapports, tant elle a été malheureuse dans le choix des hommes dont dépendent le plus sa sûreté et même son existence ! Quelle leçon pour les princes qui souffrent que de vils courtisans, des femmes, des bouffons, s’emparent d’un pouvoir qui n’offre de sécurité qu’entre les mains de l’habileté et de la prudence. On affirme que ces troubles ont été machinés par les meneurs des communes, et quelques-uns payés par le duc d’Orléans. La confusion du ministère est au comble. — Le soir, Théâtre-Français : le Comte d’Essex et la Maison de Molière.

Le 26. — Chaque moment semble apporter au peuple une nouvelle ardeur ; les réunions du Palais-Royal sont plus nombreuses, plus violentes et plus audacieuses que jamais, et dans la réunion des électeurs, convoqués à Paris pour envoyer une députation à l’Assemblée nationale, grands comme petits ne parlaient de rien moins que d’une révolution dans le gouvernement et de l’établissement d’une libre constitution. Ce qu’on entend par libre constitution n’est pas difficile à deviner : c’est la République ; car les doctrines du temps y tendent de plus en plus chaque jour ; on dit toutefois que l’État doit conserver la forme monarchique ou que, du moins, il y a besoin d’un roi. On est étourdi dans les rues par les colporteurs de pamphlets séditieux et de relations d’événements chimériques dont la commune tendance est de maintenir le peuple dans la frayeur et l’incertitude. Il n’y a pas d’exemple d’une nonchalance, d’une stupidité pareilles à celles de la cour. Le moment demanderait la plus grande décision ; et hier, pendant que l’on discutait s’il serait doge de Venise ou roi de France, le roi était à la chasse ! Jusqu’à onze heures du soir, et comme nous en avons été informés ensuite, presque jusqu’au matin le Palais Royal a présenté un spectacle curieux. La foule était prodigieuse ; on faisait partir des pièces d’artifice de toutes sortes, et tout l’édifice était illuminé ; les réjouissances se faisaient pour célébrer la réunion du duc d’Orléans et de la noblesse aux communes ; elles se joignaient à la liberté excessive ou plutôt à la licence des orateurs populaires. Ce bruit, cette agitation, les alarmes excitées un peu auparavant, ne laissent pas respirer la foule et la préparent singulièrement pour exécuter les projets, quels qu’ils soient, des meneurs de l’Assemblée : elle est entièrement contraire aux intérêts de la cour ; des deux côtés, même aveuglement, même infatuation. Tout le monde comprend aujourd’hui que le projet de la séance royale est hors de question. Au moment que les communes, averties par la circonstance insignifiante de leur réunion dans la grande salle des états, ont soupçonné, de l’hésitation, elles ont méprisé les autres ordres du roi, les ont regardés comme non avenus et ne méritant aucune considération jusqu’à ce qu’on les appuyât par des moyens dont on ne voyait pas trace. Elles ont érigé en maxime que leur droit s’étendait sur beaucoup plus de choses que n’en a mentionnées le roi ; qu’en conséquence, elles n’accepteront aucune commission du pouvoir, mais évoqueront tout à elles comme leur appartenant. Beaucoup de personnes avec lesquelles je m’en suis entretenu paraissent n’y rien voir d’extraordinaire ; mais il me semble pour moi que de telles prétentions sont également dangereuses et inadmissibles, et menant tout droit à une guerre civile, le comble de l’égarement et de la folie, quand les libertés publiques pourraient certainement être assurées sans recourir à de telles extrémités. Si les communes revendiquent toute autorité, quelle puissance y a-t-il dans l’État, hors les armes, pour repousser leurs empiétements ? Elles excitent chez le peuple des espérances sans bornes ; si l’effet ne les suit pas, tout sera dans le chaos : le roi lui-même, quelles que soient sa nonchalance, son apathie, son indifférence pour le pouvoir, prendra l’alarme un jour ou l’autre, et prêtera l’oreille à des projets auxquels il ne donnerait pas à présent un moment d’attention. Tout semble indiquer fortement un grand désordre et des troubles intérieurs, et fait voir qu’il eût été plus sage d’accepter les ordres du roi : c’est dans cette idée que je quittai Paris.

Le 27. — On dirait que l’affaire est terminée et la révolution complète. Le roi, effrayé par les mouvements populaires, a défait son œuvre de la séance royale en écrivant aux présidents de la noblesse et du clergé se joindre avec leurs ordres aux communes, donnant ainsi le démenti à ses ordres antérieurs. On lui a représenté que la disette est si grande dans toutes les parties du royaume, qu’il n’y avait pas d’excès auxquels le peuple ne fût capable de se porter ; qu’à moitié mort de faim il écouterait toutes les objections et se tenait, sur le qui-vive pour tous les mouvements ; que Paris et Versailles seraient infailliblement brûlés ; qu’en un mot tous les malheurs suivraient son obstination à ne pas se départir du plan de la séance royale. Ses appréhensions l’emportèrent sur les conseils du parti qui l’avait dirigé ces derniers jours, et il prit celle décision dont l’importance est telle qu’il ne saura plus maintenant ni où s’arrêter, ni quoi refuser. Sa position dans la réorganisation du royaume sera celle de Charles Ier, spectateur impuissant des résolutions efficaces d’un Long-Parlement. La joie excitée par cet acte a été infinie, et l’Assemblée se mêlant au peuple s’est empressée de se rendre au château ; les cris de : Vive le roi ! auraient pu s’entendre de Marly. Le roi et la reine se montrèrent aux balcons et furent reçus par des clameurs enthousiastes, ceux qui dirigeaient ce mouvement connaissant bien mieux la valeur des concessions que ceux qui les avaient faites. J’ai parlé aujourd’hui avec plusieurs personnes, et parmi elles plusieurs nobles, non sans m’étonner de leur voir entretenir l’idée que cette union n’est que pour la vérification des pouvoirs et la confection de la constitution, nouveau terme qu’ils ont adopté comme si leur nouvelle constitution était un pudding que l’on fasse d’après une recette. Je leur ai demandé en vain où est le pouvoir qui les séparera ensuite si les communes n’y veulent pas consentir, chose probable, puisque cet arrangement met toute l’autorité dans leurs mains. J’ai fait appel en vain, pour les persuader, au témoignage des chefs de l’Assemblée qui, dans leurs pamphlets font bon marché de la constitution anglaise, parce que le pouvoir de la couronne et des lords y restreint de beaucoup celui des communes. Le résultat me paraît si évident qu’il n’y a aucune difficulté à le prédire : tout pouvoir réel passera désormais aux communes. Après avoir excité les espérances du peuple dans l’exercice qu’elles en feraient, elles seront incapables de s’en servir avec modération ; la cour ne se résignera pas à se voir lier les mains ; la noblesse, le clergé, les parlements et l’armée, menacés d’anéantissement, se réuniront pour la défense commune ; mais comme un tel accord demande du temps pour s’établir, ils trouveront le peuple armé, d’où une guerre civile sanglante devra suivre. Cette opinion, je l’ai manifestée plus d’une fois sans trouver quelqu’un qui s’y ralliât.[22] À tout hasard, le vent est tellement en faveur du peuple, et la conduite de la cour est si faible, si indécise, si aveugle, qu’il arrivera peu de chose que l’on ne puisse dater de ce moment. De la vigueur et du savoir-faire eussent tourné les chances du côté de la cour, car la grande majorité de la noblesse du royaume, le haut clergé, les parlements et l’armée soutenaient la couronne ; son abandon de la seule marche qui assurât son pouvoir laisse place à toutes les exigences. Le soir, les feux d’artifice, les illuminations, la foule et le bruit ont été croissants au Palais-Royal : la dépense doit être énorme, et cependant personne ne sait de source certaine par qui elle est supportée. On donne dans les boutiques autant de pétards et de serpenteaux pour douze sous qu’on en aurait eu pour cinq livres en temps ordinaire. Nul doute que ce ne soit aux frais du duc d’Orléans. On tient ainsi le peuple dans une perpétuelle fermentation, toujours assemblé, toujours prêt à se jeter dans les hasards lorsqu’il y sera appelé par les hommes auxquels il a confiance. Naguère il aurait suffi d’une compagnie de Suisses pour étouffer tout cela, a présent il faudrait un régiment mené avec vigueur ; dans quinze jours, c’est à peine si une armée y réussira. Au théâtre, mademoiselle Contat m’a enchanté dans le Misanthrope de Molière. C’est vraiment une grande actrice, réunissant l’aisance, la grâce, le port, la beauté, à l’esprit et à l’âme. Molé a joué Alceste d’une manière admirable. Je ne prendrai pas congé du Théâtre-Français sans lui donner encore une fois la préférence sur tout ce que j’ai vu.

Je quitterai Paris, toutefois, heureux de l’assurance que les représentants du peuple ont sans conteste dans leurs mains le pouvoir d’améliorer tellement la constitution du pays, que désormais les grands abus y soient, sinon impossibles, au moins d’une extrême difficulté à établir ; que, par conséquent, ils fonderont une liberté politique entière, et s’ils y réussissent, qu’ils mettront à profit mille occasions de doter leurs compatriotes du bienfait inappréciable de la liberté civile. L’état des finances place en fait le gouvernement sous la dépendance des états et assure ainsi leur périodicité. D’aussi grands bienfaits répandront le bonheur chez vingt-cinq millions d’hommes, idée noble et encourageante qui devrait animer tout citoyen du monde, quels que soient son état, sa religion, son pays. Je ne me permettrais pas un instant de croire que les représentants puissent jamais assez oublier leurs devoirs envers la nation française, l’humanité, leur propre honneur, pour que des vues impraticables, des systèmes chimériques, de frivoles idées d’une perfection imaginaire, arrêtent leurs progrès et détournent leurs efforts de la voie certaine pour engager dans les hasards des troubles les bienfaits assurés qu’ils ont en leur puissance. Je ne concevrai jamais que des hommes ayant sous la main une renommée éternelle, jouent ce riche héritage sur un coup de dés, au risque d’être maudits comme les aventuriers les plus effrénés qui aient jamais fait honte à l’humanité. Le duc de Liancourt ayant une collection de brochures, puisqu’il achète tout ce qui se publie sur les affaires présentes, et entre autres les cahiers de tous les districts et villes de France pour les trois ordres, il y avait pour moi un grand intérêt de parcourir tous ces cahiers, dans la certitude d’y trouver l’énumération des griefs des trois ordres et l’indication des améliorations à apporter au gouvernement et à l’administration. Les ayant tous parcourus la plume à la main pour en faire des extraits, je quitterai Paris demain.

Le 28. — M’étant pourvu d’un cabriolet français (ce qui répond à notre gig) et d’un cheval, je me mis en route après avoir pris congé de mon excellent ami M. Lazowski, dont l’inquiétude sur le sort de son pays m’inspirait autant de respect pour son caractère que les mille attentions que chaque jour je recevais de lui m’avaient donné de raisons pour l’aimer. Ma bonne protectrice, la duchesse d’Estissac, eut la bonté de me faire promettre de revenir chercher l’hospitalité dans son hôtel, au terme du voyage que j’allais entreprendre. Je ne me souviens pas du nom de l’endroit où je dînai en allant à Nangis ; mais c’est une station de poste, à gauche, un peu à l’écart de la route. Il n’y avait qu’une mauvaise chambre avec des murailles nues. Le temps était froid et le feu me manquait ; car, à peine fut-il allumé, qu’il fuma d’une façon insupportable. Cela me mit d’effroyable humeur. Je venais de passer quelque temps à Paris, au milieu de l’ardeur, de l’énergie et de l’animation d’une grande révolution ; dans les moments que ne remplissaient pas les préoccupations politiques, je jouissais des ressources de conversations libérales et instructives, de l’amusement du premier théâtre du monde, et les accents enchanteurs de Mandini m’avaient tour à tour consolé ou charmé pendant des instants trop fugitifs. Le brusque changement de tout cela contre une chambre d’auberge, et d’auberge française, l’ignorance de chacun sur les événements d’alors qui le regardaient au plus haut point, la circonstance aggravante de manquer de journaux avec une presse bien plus libre qu’en Angleterre, formaient un tel contraste que le cœur me manqua. À Guignes, un maître de danse ambulant faisait sauter avec sa pochette quelques enfants de marchands ; pour soulager ma tristesse, j’assistai à leurs plaisirs innocents, et je leur donnai, avec une munificence grande, quatre pièces de douze sous pour acheter un gâteau, ce qui les remplit d’une nouvelle ardeur ; mais mon hôte, le maître de poste, fripon hargneux pensa que, puisque j’étais si riche, il en devait avoir sa part, et me fit payer neuf livres dix sous pour un poulet maigre et coriace, une côtelette, une salade et une bouteille de mauvais vin. Une si basse et si pillarde disposition ne contribua pas à me remettre de bonne humeur. — 30 milles.

Le 29 — Nangis. Le château appartient au marquis de Guerchy, qui, l’an dernier, à Caen, m’avait fait promettre, par ses instances amicales, de passer quelques jours ici. Une maison presque remplie d’hôtes, dont quelque-uns fort agréables, l’ardeur de M. de Guerchy pour la culture, et l’aimable naïveté de la marquise sur ce point comme sur ceux de la politique et de la vie commune, étaient ce qu’il fallait pour me relever. Mais je me trouvai dans un cercle de politiques avec lesquels je ne pus m’accorder que sur une chose, les souhaits d’une liberté indestructible pour la France ; quant aux moyens de l’obtenir, nous étions aux pôles opposés. Le chapelain du régiment de M. de Guerchy, qui a ici une cure et que j’avais connu à Caen, M. l’abbé de…, se montrait particulièrement très porté pour ce que l’on appelle la régénération du royaume, impossible d’entendre par cela, suivant ses explications, autre chose qu’une perfection théorique de gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans son développement et chimérique quant à ses fins. Elle m’a toujours eu l’air suspect, parce que tous ses avocats, depuis les meneurs de l’Assemblée nationale dans leurs pamphlets jusqu’aux messieurs qui me faisaient actuellement son panégyrique, affectaient tous de faire bon marché de la constitution anglaise en ce qui touche à la liberté. Comme elle est, sans aucun doute et selon leurs propres aveux, la meilleure que le monde ait encore vue, ils déclarent en appeler de la pratique à la théorie, chose très admissible (toutefois avec précaution) dans une question de science ; mais qui, pour l’établissement de l’équilibre des nombreux intérêts d’un grand royaume, des garanties de la liberté de vingt-cinq millions d’hommes, me partait être le comble de l’imprudence, la quintessence de l’égarement. Mes arguments roulaient sur la constitution anglaise : « Acceptez-la, disais-je, en bloc ; c’est l’affaire d’un tour de scrutin ; votre représentation égale et réelle pour tous a fait disparaître sa plus grande imperfection ; quant au reste, dont l’importance est minime, modifiez-la, mais prudemment ; car ce n’est qu’ainsi que l’on touche à une charte qui, dès son établissement, a procuré le bonheur à une grande nation, la grandeur à un peuple que la nature avait fait petit, mais qui, à force de copier humblement ses voisins, s’est rendu dans un siècle le rival des nations les plus illustres dans ces arts qui embellissent la vie humaine, et maître de toutes dans ceux qui contribuent à son bien-être. » On louait mon attachement à ce que je pensais être la liberté ; en répondant que le roi de France ne devait pas apposer son veto à la volonté de la nation, que l’armée devait être entre les mains des provinces, et cent idées également absurdes et impraticables.

Tels sont cependant les sentiments que la cour a tout fait pour répandre dans le pays, car, la, postérité le croira-t-elle ? pendant que la presse fourmillait de publications incendiaires tendant à prouver les bienfaits d’un chaos théorique et d’une licence spéculative, on n’a pas employé un seul écrivain de talent à réfuter leur doctrine, en vogue et à les confondre ; on ne s’est pas donné la moindre peine pour faire circuler des œuvres d’une autre couleur. À ce propos, je dois dire que quand la cour vit que les états ne pouvaient plus être convoqués sous leur ancienne forme, qu’il fallait en conséquence procéder à de grandes innovations, elle aurait dû prendre notre constitution pour modèle, rassembler le clergé et la noblesse dans une seule chambre et mettre un trône pour le roi quand il s’y fût rendu ; réunir tes communes dans une autre salle, puis faire vérifier par chacune d’elles les pouvoirs de ses membres Dans le cas d’une séance royale, on aurait invité les communes à paraître à la barre de la chambre haute, où des sièges leur eussent été préparés. Dans l’édit de leur constitution, le roi aurait dû copier l’Angleterre assez pour éviter ces discussions préliminaires sur les formes à suivre dans les débats, qui, en France, ont pris deux mois et laissé aux imaginations ardentes du peuple le temps de travailler. De telles mesures auraient permis de faire face, dans les meilleures conditions possibles, aux changements ou événements imprévus qui seraient venus à se produire.

Le château de mon ami est considérable et mieux bâti qu’on ne le faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans ; je crois que cette supériorité était générale en France dans tous les arts. On y était, j’en suis presque sûr, du temps de Henri IV, bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues, les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes parvenus à changer de rôle avec les Français. Comme tous les châteaux que j’ai vus dans ce pays, celui-ci touche à une ville ; il en forme même une extrémité ; mais l’arrière-façade, donnant sur de belles plantations, sans aucune vue de bâtiments, a tout à fait l’air de la campagne. Le marquis actuel a formé là une pelouse avec des sentiers sablés et sinueux, et d’autres embellissements pour l’encadrer. On y fait les foins, et le marquis, M. l’abbé et quelques autres montèrent avec moi sur la meule pour que je leur montrasse à l’arranger et le tasser. Des politiques aussi ardents, quelle merveille que la meule n’ait pas pris feu ! — Nangis est assez près de Paris pour que le peuple s’occupe de ce qui s’y passe ; le perruquier qui m’accommodait ce matin m’a dit que chacun était résolu à ne pas payer les taxes si l’Assemblée l’ordonnait ainsi. « Mais les soldats, n’auront-ils rien à dire ? — Non, monsieur, jamais ; soyez assuré comme nous que les soldats français ne tireront jamais sur le peuple, et puis le feraient-ils, que mieux vaut mourir d’une balle que de faim. » Il me traça un affreux tableau de la misère du peuple : des familles entières étaient dans le plus grand dénûment ; ceux qui ont de l’ouvrage n’en retirent pas le profit nécessaire à les nourrir ; beaucoup d’autres, trouvent même de la difficulté à se procurer cet ouvrage. Je demandai à M. de Guerchy si c’était vrai ; effectivement. Les magistrats ont défendu à la même personne d’acheter plus de deux boisseaux de blé dans le même marché, par crainte d’accaparement. Le sens commun montre que ces mesures tendent directement à accroître le mal, mais il est inutile de discuter avec des personnes dont les idées sont irrévocablement arrêtées. Aujourd’hui, jour de marché, j’ai vu le froment se vendre sous l’empire de ces règlements ; un piquet de dragons se tenait au centre de la place pour prévenir les troubles. D’ordinaire le peuple se querelle avec les boulangers, prétendant que le prix qu’ils demandent est au-dessus du cours ; de ces mots il passe aux voies de fait, soulève une émeute et se sauve emportant sans bourse délier et le blé et le pain. C’est ce qui est arrivé à Nangis et en plusieurs endroits ; la conséquence fut que boulangers et fermiers refusèrent de s’y rendre jusqu’à ce que la disette fût à son comble ; alors les céréales durent s’élever à un taux énorme, ce qui augmenta le mal et nécessita vraiment la présence des soldats pour rassurer les pourvoyeurs du marché. J’ai interrogé madame de Guerchy sur les dépenses de la vie ; notre ami M. l’abbé était de cette conversation, et il en résulte que pour habiter un château comme celui-ci, avec six domestiques mâles, cinq servantes, huit chevaux, entretenir un jardin, etc., etc., tenir table ouverte, recevant quelque société, sans jamais aller à Paris, il faut environ mille louis de revenu. En Angleterre, ce serait deux mille. Il y a donc entre les modes de vie, et non pas entre le prix des choses, cent pour cent de différence. Il y a des gentilshommes qui vivent ici pour 6 à 8000 liv. (262 à 320 liv. st.) avec deux domestiques, deux servantes, trois chevaux et un cabriolet ; en Angleterre, il y en a qui mènent le même train, mais ce sont des prodigues.

Parmi les voisins qui visitaient Nangis se trouvaient M. Trudaine de Montigny et sa jeune et jolie femme. Ils ont un beau château à Montigny et un domaine donnant un revenu de 4000 louis. Cette dame était une demoiselle de Cour-Breton, nièce de M. de Calonne ; elle avait dû épouser le fils de M. de Lamoignon, mais elle y avait la plus grande répugnance. Trouvant que les refus ordinaires ne lui servaient de rien, elle se résolut à en donner un qui ne laissât aucune réplique : elle se rendit à l’église, selon les ordres de son père, mais là elle répondit un non solennel au lieu du oui qu’on attendait ; elle s’en fut ensuite à Dijon, d’où elle ne bougea pas ; le peuple la salua de ses acclamations pour avoir refusé de s’allier avec la cour plénière ; partout on loua très fort sa fermeté. Il y avait aussi M. de la Luzerne, neveu de l’ambassadeur de France à Londres, qui voulut bien m’informer dans un anglais pitoyable qu’il avait pris des leçons de boxe de Mendoza. Personne ne serait bien venu à dire qu’il a voyagé sans profit. Est-ce que le duc d’Orléans, lui aussi, aurait appris à boxer ? Mauvaises nouvelles de Paris ; le trouble s’accroît ; les alarmes sont telles que la reine a fait appeler le maréchal de Broglie dans le cabinet du roi ; il y a eu plusieurs conférences ; le bruit court qu’une armée va être réunie sous son commandement. Cela peut être indispensable, mais quelle triste conduite que d’en être arrivé là !

2 juillet. — Meaux. M. de Guerchy a eu la bonté de me reconduire jusqu’à Coulommiers ; j’avais une lettre pour M. Anvée Dumée. De Rosoy à Maupertuis, le pays est varié par des bois, animé par des villages et des fermes isolées se répandant çà et là comme auprès de Nangis. Maupertuis semble avoir été la création du marquis de Montesquiou, qui possède ici un très beau château construit d’après ses propres plans, un grand jardin anglais fait par le jardinier du comte d’Artois et la ville ; tout cela est son œuvre. Le jardin m’a fait plaisir à voir. On a tiré bon parti d’un cours d’eau assez fort et de plusieurs sources jaillissant sur le domaine ; elles ont été bien dirigées, et l’ensemble fait preuve de goût. L’application d’une de ces sources au potager est excellente : elle circule en zigzag sur un canal pavé, formant de temps en temps des bassins pour l’arrosement ; on pourrait très aisément la conduire alternativement sur chaque planche, comme en Espagne. C’est une suggestion d’une utilité réelle pour ceux qui créeront des jardins en pente, car l’arrosage au moyen d’arrosoirs ou de seaux est misérable, comparé à cette méthode infiniment plus efficace. Je ne reprocherai à ce jardin que d’être trop près de la maison, d’où l’on ne devrait rien avoir en vue que des gazons et quelques bouquets d’arbres. Une plantation convenable pourrait cacher la route. Celle-ci, du reste, jusqu’à Coulommiers, a été admirablement construite en pierres cassées fin comme du gravier, sous les ordres de M. de Montesquiou, et en partie à ses frais. Avant d’en finir avec ce gentilhomme, j’ajouterai que sa famille est la seconde de France, et même la première selon ceux qui admettent ses prétentions, car elle croit remonter aux d’Armagnac, descendance incontestable de Charlemagne. Le roi actuel, quand il signait des actes se rapportant à cette famille, et semblant admettre ce fait ou y faire allusion, remarquait que, par sa signature, il reconnaissait un de ses sujets comme de meilleure maison que lui-même. Mais on s’accorde généralement à laisser le premier rang aux Montmorency, d’où sortent les ducs de Luxembourg et de Laval et le prince de Robec. M. de Montesquiou est député aux états, un des quarante de l’Académie française, à cause de quelques écrits qu’il a publiés, et en outre premier officier de Monsieur, frère du roi, ce qui lui vaut 100,000 liv. par an (4375 l. st.). Dîner avec M. et madame Dumée : la conversation, comme dans toutes les villes de province, ne roule presque que sur la cherté des grains. Il y avait eu marché hier, et émeute malgré la présence des troupes ; le blé vaut 46 liv. (2 l. 3 d.) le septier ou demi-quarter, quelquefois plus. — Meaux. — 32 milles.

Le 3. — Meaux ne se trouvait guère sur mon chemin, mais le district qui l’entoure, la Brie, est si célèbre pour sa fertilité, que je ne pouvais passer sans la voir. J’avais des lettres pour M. Bernier, grand fermier du pays, à Chauconin, près Meaux, et pour M. Gibert, de Neufmoutier, grand cultivateur qui a fait, comme son père, une fortune considérable dans l’agriculture. Le premier n’était pas chez lui ; je trouvai le second très hospitalier et très disposé à me fournir tous les renseignements que je désirais. Il a élevé une maison belle et commode avec des bâtiments d’exploitation conçus largement et solidement construits. J’étais heureux de voir une telle fortune due tout entière à la charrue. Il ne me laissa pas ignorer qu’il était noble, exempt de tailles, et jouissait du privilège de la chasse, son père ayant acheté la charge de secrétaire du roi ; mais, homme sage ayant tout, il vit en fermier. Sa femme apprêta la table, et son régisseur, la fille de laiterie, etc., etc., prirent place avec nous. Voilà de vraies façons campagnardes ; elles sont très convenables et ne menacent pas, comme les airs à prétention de petits gentilshommes, de dévorer une fortune pour satisfaire à une fausse honte et à de sottes vanités. La seule chose à laquelle je trouve à redire, c’est la construction d’une habitation bien au delà de sa manière de vivre, et qui ne peut avoir pour effet que d’induire un de ses successeurs à des dépenses qui dissipent ses épargnes et celles de son père. Cela serait sûr en Angleterre ; en France, il y a moins de danger.

Le 4. — Gagné Château-Thierry en suivant le cours de la Marne. Le pays est agréablement varié, et offre assez d’accidents de terrain pour former toujours tableau, s’il s’y trouvait des haies. Château-Thierry est magnifiquement placé sur cette rivière. Il était cinq heures quand j’y arrivai, et dans un moment si plein d’intérêt pour la France et même pour l’Europe, je désirais lire un journal. Je demandai un café ; il n’y en avait pas dans la ville. On compte ici deux paroisses et quelques milliers d’habitants, et il n’y a pas un journal pour le voyageur dans un moment où tout devrait être inquiétude ! Quel abrutissement, quelle pauvreté, quel manque de communications ! À peine si ce peuple mérite d’être libre ; le moindre effort vigoureux pour le maintenir en esclavage serait couronné de succès. Celui qui s’est habitué à voir, en parcourant l’Angleterre, la circulation rapide et énergique de la richesse, de l’activité, de l’instruction, ne trouve pas de mots assez forts pour peindre la tristesse et l’abrutissement de la France. Tout aujourd’hui j’ai suivi une des plus grandes routes à trente milles de Paris ; je n’ai cependant pas vu de diligence ; je n’ai rencontré qu’une voiture de personne aisée et rien davantage qui y ressemblât. — 30 milles.

Le 5. — Mareuil. La Marne, large d’environ vingt-cinq perches anglaises, coule à droite dans une riche vallée. Le pays est accidenté, souvent agréable ; des hauteurs on en a une belle vue de la rivière. Mareuil est la résidence de M. Leblanc, dont M. de Broussonnet m’avait parlé fort avantageusement, surtout par rapport à ses moutons d’Espagne et à ses vaches de Suisse. C’était lui aussi sur lequel je comptais pour mes renseignements touchant les fameux vignobles d’Épernay, qui produisent le meilleur champagne. Quel fut mon désappointement quand j’appris de ses domestiques qu’il était allé à neuf lieues de là pour ses affaires : « Madame Leblanc y est-elle ? — Non, elle est à Dormans. » Mes exclamations de dépit furent interrompues par l’arrivée d’une fort jolie jeune personne qui n’était autre que mademoiselle Leblanc. « Maman sera ici à dîner, et papa ce soir ; si vous lui voulez parler, veuillez bien l’attendre. » Quand la persuasion prend d’aussi gracieuses formes, il n’est pas facile de lui résister. Il y a dans la manière de faire les choses un tour qui vous y laisse indifférent on vous y fait prendre intérêt. L’enjouement naturel et la simplicité de mademoiselle Leblanc me firent attendre patiemment le retour de sa mère, en me disant à part moi : « Vous ferez, mademoiselle, une excellente fermière. » Madame Leblanc approuva la naïve hospitalité de sa fille, et m’assura que son mari arriverait le lendemain de bon matin ; car elle lui dépêchait un exprès pour ses propres affaires. Le soir, nous soupâmes avec M. B…, mari d’une nièce de M. Leblanc, qui demeure dans le même village. Si l’on ne fait qu’y passer, Mareuil semble un hameau de petits fermiers entouré des chaumières de leurs ouvriers, et la première idée qui vienne, c’est la tristesse qu’il y aurait a y être banni pour la vie. Qui croirait y rencontrer deux familles à leur aise ? trouver dans l’une mademoiselle Leblanc chantant en s’accompagnant sur le sistre ; dans l’autre la jeune et belle madame B….. jouant sur un excellent piano-forte anglais ? Nous avons comparé le prix de la vie en Champagne et en Suffolk : cent louis dans le premier pays en valent cent quatre-vingts dans l’autre, ce que je crois exact. À son retour, M. Leblanc a satisfait à toutes mes demandes de la façon la plus obligeante et m’a donné des lettres pour les propriétaires des crus les plus célèbres.

Le 7. — Epernay, vins fameux. J’étais recommandé à M. Parétilaine (Parctelaine), un des plus grands négociants d’ici, qui, avec deux autres messieurs, eut la bonté d’entrer dans de grands détails sur le profit et le produit des vignes. L’hôtel de Rohan est très bon ; je m’y régalai, pour quarante sous, d’une bouteille d’excellent vin mousseux, que je bus à la prospérité de la vraie liberté en France. — 12 milles.

Le 8. — Aï. Petit village non loin de la route de Reims, très fameux par ses vins. J’avais une lettre pour M. Lasnier, qui a soixante mille bouteilles de champagne dans ses caves. Par malheur, il n’était pas chez lui. M. Dorsé en a de trente à quarante mille. Tout le long du chemin, la moisson avait mauvaise apparence, non point à cause d’une forte gelée, mais des froids de la semaine dernière.

Arrivé à Reims à travers les cinq milles de forêts couronnant les hauteurs qui séparent le vallon d’Épernay de la grande plaine de Reims. Le premier coup d’œil de cette ville, au moment où l’on commence à descendre, est magnifique. La cathédrale s’élève d’un air majestueux, et l’église Saint-Remy termine noblement la ville. Ces aspects de cités sont communs en France ; mais, à l’entrée, vous ne trouvez plus qu’une confusion de ruelles étroites, sales, tortueuses et sombres. À Reims, c’est autre chose, les rues sont presque toutes droites, larges et bien bâties ; elles vont de pair avec tout ce que je connais de mieux sous ce rapport, et l’hôtel de Moulinet est si grand et si bien servi, qu’il ne détruit pas le plaisir causé par les choses agréables que l’on a vues, en provoquant des sensations toutes contraires chez le voyageur, ce qui est trop souvent le cas dans les hôtels français. On me servit à dîner une bouteille d’excellent vin. Je suppose que l’air condensé (fixed air) est bon pour les rhumatismes, car j’en ressentais quelques atteintes avant d’entrer dans cette province, mais le champagne mousseux les a fait complètement disparaître. J’avais des lettres pour M. Cadot aîné, grand manufacturier et propriétaire d’une vigne étendue qu’il cultive lui-même ; à ces deux titres, je devais faire fond sur lui. Il me reçut très courtoisement, répondit à mes demandes et me montra sa fabrique. La cathédrale est grande, mais me frappe moins que celle d’Amiens ; elle est cependant richement sculptée, et a de beaux vitraux. On me montra l’endroit où les rois sont couronnés. On entre dans Reims et on en sort par de superbes portes de fer très élégantes ; pour ces décorations publiques, ces promenades, etc., etc., les villes de France sont bien supérieures à celles d’Angleterre. Fait halte à Sillery, pour visiter les propriétés du marquis de ce nom ; c’est un des plus grands propriétaires de vignes de toute la Champagne : il en a 180 arpents. Ce ne fut qu’en y arrivant que je sus que ce gentilhomme était le mari de madame de Genlis ; [23] ; j’appelai toute mon effronterie à l’aide, pour me présenter au château s’il y avait quelqu’un : je n’aurais pas voulu passer devant la porte de cette femme, que ses écrits ont rendue si célèbre, sans lui rendre visite. En conscience, la Petite Loge où je couchai est une assez mauvaise auberge, sans que cette réflexion en vînt décupler les ennuis ; toutefois, l’absence de monsieur et madame mit fin à mes inquiétudes et à mes souhaits. Le marquis est aux états généraux. — 28 milles.

Le 9. — Traversé jusqu’à Châlons un pauvre pays et de pauvres récoltes. M. de Broussonnet m’avait recommandé à M. Sabbatier, secrétaire de l’Académie des sciences ; mais il était absent. À l’auberge, l’officier d’un régiment en route sur Paris m’adressa la parole en anglais. — Il l’avait, dit-il, appris en Amérique, damme ! Il avait pris lord Cornwallis, damme ! Le maréchal de Broglie était nommé commandant en chef d’une armée de 50,000 hommes, réunie autour de Paris, il le fallait ; le tiers état perdait la tête, il avait besoin d’une salutaire correction ; ne veulent-ils pas établir une république, c’est absurde ! — Pardon, répliquai-je, pourquoi donc vous battiez-vous en Amérique ? Pour le même motif, ce me semble. Ce qui était bon pour les Américains, serait-il si mauvais pour les Français ? — Aye, damme ! Vous voulez vous venger, vous autres Anglais ! — Certainement, ce n’est pas une mauvaise occasion. Pourrions-nous suivre un meilleur exemple que le vôtre ? — Il me questionna ensuite beaucoup sur ce qui se pensait et se disait chez nous de ces affaires : et j’ajouterai que j’ai rencontré chez presque tout le monde cette même idée : « Les Anglais doivent bien jouir de notre confusion. » On sent vivement qu’on le mérite. — 12 1/2 milles.

Le 10. — Ove (Aauve). — Traversé Courtisseau, petit village avec grande église et un beau cours d’eau que l’on ne songe pas à utiliser pour les irrigations. Maisons à toits plats et saillants comme ceux que l’on voit de Pau à Bayonne. Sainte-Menehould. Affreuse tempête après un jour d’une chaleur dévorante, la pluie était si forte, que c’est à peine si je pus trouver l’abbé Michel, auquel j’étais recommandé. Chez lui, les éclairs incessants ne nous laissaient pas moyen de nous entretenir, car toutes les femmes de la maison vinrent se réfugier dans la chambre où nous nous tenions, sans doute pour chercher la protection de l’abbé ; aussi pris-je le parti de m’en aller. Le vin de Champagne, qui valait 40 sous à Reims, vaut 3 fr. ici et à Châlons ; il est exécrable, voilà qui met fin à mon traitement pour les rhumatismes. — 25 milles.

Le 11. — Traversé les Islettes, ville (je devrais dire amas de boue et de fumier), avec un aspect nouveau qui semble, ainsi que la physionomie des gens, indiquer une terre non française. — 25 milles.

Le 12. — En montant une côte à pied pour ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps ; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n’avait qu’un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval : cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 lb.) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards d’avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et autres impôts. Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe. — Mais pourquoi, au lieu d’un cheval, ne pas nourrir une seconde vache ? — Oh ! son mari ne pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas d’un usage commun dans le pays. On disait, à présent, qu’il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe ; mais elle ne savait ni qui ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent… — Même d’assez près on lui eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que 28. Un Anglais qui n’a pas quitté son pays ne peut se figurer l’apparence de la majeure partie des paysannes en France : elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible ; je les crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération d’esclaves venant s’y joindre, elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin. À quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des deux royaumes ? Au gouvernement. — 23 milles.

Le 13. — Quitté Mar-le-Tour (Mars-la-Tour) à 4 heures du matin ; le berger du village sonnait son cor, et rien n’était plus drôle que de voir chaque porte vomir ses moutons et ses porcs, quelquefois des chèvres ; le troupeau se grossissant à chaque pas. Moutons misérables et porcs à dos géométriques, formant de grands segments de très petits cercles. Il doit y avoir ici abondance de communaux ; mais, si j’en juge par les animaux, ils doivent être terriblement surchargés. — Une des villes les plus fortes de France, on passe trois ponts-levis ; l’eau que l’on a à discrétion joue un aussi grand rôle que les ouvrages fortifiés. La garnison ordinaire est de 10,000 hommes, elle est plus faible maintenant. Visité M. de Payen, secrétaire de l’Académie des sciences ; il me demanda mon plan, que je lui expliquai ; puis il me remit à quatre heures après midi à l’Académie, où il y avait séance, en me promettant de me présenter à quelques personnes qui répondraient à mes questions. Je m’y trouvai : c’était une réunion hebdomadaire. M. Payen me présenta aux membres, et ils eurent la bonté de délibérer sur mes demandes et d’en résoudre plusieurs, avant de procéder à leurs affaires privées. Il est dit dans l’Almanach des Trois-Évêchés, 1789, que cette Académie a l’agriculture pour but principal ; je feuilletai la liste des membres honoraires pour voir quels hommages elle avait rendus aux hommes de ce temps qui ont le plus servi cet art. Je trouvai un Anglais, Dom Cowley, de Londres. Quel peut être ce Dom Cowley ? — Dîné à table d’hôte avec sept officiers, de la bouche desquels, dans un moment si décisif et quand la conversation est aussi libre que la presse, il n’est pas sorti une parole dont je donnerais un fêtu ; ils n’ont pas abordé de sujet plus important qu’un habit ou un petit chien. Avec eux il n’y a qu’absurdité et libertinage ; avec les marchands, un silence morne et stupide. Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon sens en une demi-heure en Angleterre qu’en six mois en France. Le gouvernement ! Toujours, en tout, le gouvernement ! — 15 milles.

Le 14. — Il y a un cabinet littéraire à Metz, dans le genre de celui que j’ai décrit à Nantes, mais sur une moins grande échelle ; tout le monde y est admis pour lire ou causer, moyennant 4 sous par jour. Je m’y rendis en hâte et trouvai les nouvelles de Paris fort intéressantes, tant celles que donnaient les journaux que d’autres que je tins d’un monsieur que j’y rencontrai. Versailles et Paris sont environnés de troupes : il y a déjà 35.000 hommes ; 20,000 sont en marche ; on rassemble un grand parc d’artillerie, et tout se prépare pour la guerre. Cette concentration a fait hausser le prix des vivres, et le peuple ne distingue pas aisément les achats pour le compte de l’armée de ceux qu’il croit faits pour le compte des accapareurs. Le désespoir s’empare de lui, aussi le désordre est extrême dans la capitale. Un monsieur, d’un jugement excellent, et très considéré, à en croire les égards qu’on avait pour lui, déplorait de la façon la plus touchante la situation de son pays dans un entretien que nous eûmes à ce sujet ; il considère la guerre civile comme inévitable. « Il n’y a pas à en douter, ajoutait-il, la cour, ne pouvant s’accorder avec l’Assemblée, voudra s’en débarrasser ; la banqueroute s’ensuivra, puis la guerre, et ce n’est qu’avec des flots de sang qu’on peut espérer établir une libre constitution : il faut cependant qu’elle s’établisse, car le vieux gouvernement est rivé à des abus désormais insupportables. Il convenait avec moi que les propositions de la séance royale, quoique loin d’être tout à fait satisfaisantes, pouvaient cependant servir de base à des négociations qui eussent assuré par degrés « tout ce que l’épée, même la plus triomphante, peut conquérir. La bourse est tout ; habilement tenue avec un gouvernement nécessiteux comme le nôtre, elle obtiendrait de lui tout ce que l’on souhaite. Quant à la guerre, Dieu sait ce qu’il en sortira ; son bonheur même peut nous ruiner : la France peut, aussi bien que l’Angleterre, nourrir un Cromwell dans son sein. »

Metz est la ville où j’ai vécu au meilleur marché sans exception. La table d’hôte est de 36 sous, y compris du bon vin à discrétion. Nous étions dix, et nous avions deux services et un dessert de dix plats chacun et abondamment fournis. Le souper est le même ; je le faisais chez moi avec une pinte de vin et un grand plat d’échaudés, pour 10 sous ; mon cheval me coûtait en foin et avoine, 25 sous ; mon logement rien ; le total de ma dépense journalière s’élevait à 71 sous, soit 2 sh. 11 1/2 d. ; en soupant à table d’hôte, c’eût été 97 sous, ou 4 sh. 1/2 d. Outre cela, une grande politesse et un bon service. C’était au Faisan. Pourquoi les hôtels où l’on vit à meilleur marché en France sont-ils les meilleurs ? — De Metz à Pont-à-Mousson, route pittoresque. La Moselle, qui est une belle rivière, coule dans la vallée entre deux rangs de hautes collines. Non loin de Metz se trouvent les restes d’un ancien aqueduc faisant traverser la Moselle aux eaux d’une source ; les paysans se sont bâti des maisons sous les arches placées de ce côté. À Pont-à-Mousson, M. Pichon, subdélégué de l’intendant pour lequel j’avais des recommandations, me reçut fort honnêtement, satisfit à mes recherches, ce qu’il était, par sa position, plus à même de faire que qui que ce soit, et il me fit voir les choses intéressantes de la ville. Il y en a peu : l’École militaire, pour les fils de gentilshommes sans fortune, et le couvent de Prémontré, dont la superbe bibliothèque a 107 pieds de long sur 25 de large. On me présenta à l’abbé, comme une personne ayant quelque connaissance de l’agriculture. — 17 milles.

Le 15. — J’arrivais à Nancy avec de grandes espérances, car on me l’avait donnée comme la plus jolie ville de France. Je pense qu’après tout elle n’usurpe pas sa réputation en ce qui touche à la construction, à la direction et à la largeur des rues. Bordeaux est plus grandiose, Bayonne et Nantes plus animées ; mais il y a plus d’égalité à Nancy ; presque tout en est bien, et les édifices publics sont nombreux. La place Royale et le quartier qui y touche sont superbes. — Des lettres de Paris ! tout est en désordre ! le ministère est changé, M. Necker a reçu le commandement de quitter le royaume sans bruit. L’effet sur le peuple de Nancy a été considérable. J’étais avec M. Willemet quand ses lettres arrivèrent, les curieux ne désemplissaient pas la maison ; tous s’accordèrent à regarder ces nouvelles comme fatales et devant occasionner de grands troubles. — Quel en sera le résultat pour Nancy ? — La réponse fut la même chez tous ceux à qui je fis cette question : Nous sommes de la province, il nous faut attendre pour voir ce que l’on fait à Paris ; mais il y a tout à craindre du peuple, parce que le pain est cher ; il est à moitié mort de faim, prêt par conséquent à se jeter dans tous les désordres. — Tel est le sentiment général ; ils sont presque autant intéressés que Paris, mais ils n’osent pas bouger ; ils n’osent pas même se faire une opinion jusqu’à ce que Paris se soit prononcé ; de sorte que, s’il n’y avait pas dans les débats une multitude affamée, personne ne penserait à remuer. Ceci confirme ce que j’ai souvent noté, que le déficit n’eût pas produit de révolution sans le haut prix du pain. Cela ne montre-t-il pas l’importance infinie des grandes villes pour la liberté du genre humain ? Sans Paris, je doute que la révolution actuelle, qui se propage rapidement en France, eût jamais commencé. Ce n’est pas dans les villages de la Syrie ou du Diarbékir que le Grand Seigneur entend murmurer contre ses décrets, c’est à Constantinople qu’il se voit obligé à des ménagements et à de la prudence même dans le despotisme.

M. Willemet, professeur de botanique, me montra le jardin dont la condition trahit le manque d’argent. Il me présenta à M. Durival, qui a écrit sur la vigne, il me donna un des traités de ce monsieur, avec deux brochures composées par lui-même, sur des sujets de botanique. Il me conduisit aussi chez M. l’abbé Grand-père, amateur d’horticulture ; celui-ci, aussitôt qu’il sut que j’étais Anglais, se mit en tête le caprice de me présenter à une dame de mes compatriotes, à laquelle il louait la plus grande partie de sa maison. Je me révoltai en vain contre l’inconvenance de cette démarche ; l’abbé n’avait jamais voyagé, il croyait, que, s’il se trouvait aussi éloigné que moi de son pays (les Français ne sont pas forts en géographie), il se sentirait heureux de rencontrer un Français, de même cette dame devait éprouver les mêmes sentiments en voyant un Anglais dont elle n’avait jamais entendu parler. Il nous entraîna et n’eut de cesse qu’après être entré dans l’appartement, C’est à la douairière lady Douglas que je fus ainsi présenté, elle se montra assez bonne pour pardonner cette indiscrétion. Il n’y avait que peu de jours qu’elle était là, avec deux belles jeunes personnes, ses filles ; elle avait un superbe chien de Kamtchatka. Les nouvelles que ses amis de la ville venaient de lui communiquer l’affectaient beaucoup ; car elle se voyait selon toute apparence forcée à quitter le pays, le renvoi de M. Necker et la formation du nouveau ministère, devant occasionner d’assez terribles mouvements pour qu’une famille étrangère ; y trouvât des ennuis sinon des dangers. — 18 milles.

Le 16. — Toutes les maisons de Nancy ont des gouttières et des tuyaux en étain, ce qui rend la promenade dans les rues très commode et très agréable ; c’est aussi, au point de vue de la politique, une consommation utile. Nancy et Lunéville sont éclairées à l’anglaise, au lieu d’avoir, ces réverbères suspendus au milieu de la rue communs aux autres villes de France. Avant de terminer ce qui a rapport à mon séjour ici, je veux mettre le voyageur en garde contre l’hôtel d’Angleterre, à moins qu’il ne soit grand seigneur et n’ait d’argent à n’en savoir que faire. On me demanda 3 livres pour la chambre, autant pour un mauvais dîner ; le souper, se composant d’une pinte de vin et d’une assiette d’échaudés que je payais 10 sous à Metz, on me le compta 20 sous. Enfin, je fus si peu satisfait, que je transportai mes quartiers à l’hôtel des Halles, où à table d’hôte, en compagnie d’officiers de fort bonnes manières, j’avais pour 36 sous deux beaux services, un dessert et une bouteille de vin, chambre 20 sous. L’hôtel d’Angleterre, cependant, est supérieur comme apparence, c’est le premier de la ville. Arrivé le soir à Lunéville. Les environs de Nancy sont très jolis. — 17 milles.

Le 17. — Lunéville étant le séjour de M. Lazowski, père de mon excellent ami, que l’on avait prévenu de mon voyage, j’allai lui rendre visite. Il me reçut non seulement avec courtoisie, mais avec une façon hospitalière que je commençais à croire inconnue dans cette partie du royaume. J’avais été, depuis Mareuil, si déshabitué de ces attentions cordiales, qu’elles éveillèrent en moi une foule d’agréables sentiments. Mon hôte m’avait fait préparer un appartement ; il me fallut l’occuper, et il me fallut promettre de passer quelques jours en vivant avec la famille, à laquelle je fus présenté, particulièrement à M. l’abbé Lazowski, qui avec l’empressement le plus obligeant se chargea de me faire les honneurs du pays En attendant le dîner, nous visitâmes l’établissement des orphelins, qui est bien entendu et bien dirigé. Il faut une semblable institution à Lunéville, qui n’ayant pas d’industrie, se trouve, par conséquent, très pauvre. On m’assura que la moitié de la population, c’est-à-dire 10,000 personnes, se trouve dans le dénûment. La vie est à bon marché. Une cuisinière se paye deux, trois et quatre louis ; une femme de chambre sachant coiffer, trois ou quatre louis ; une femme à tout faire, un louis. On paye de seize à dix-sept louis de loyer pour une belle maison, neuf louis pour des appartements de quatre à cinq pièces ou cabinets. Après le dîner nous rendîmes visite à M. Vaux, dit Pomponne, ami intime de M. Lazowski ; là aussi la cordialité se joignit à la politesse pour me faire accueil. Il me pressa tellement de dîner chez lui le lendemain, que, n’eût été une indisposition qui m’a tenu tout le jour, j’aurais accepté rien que pour jouir de la conversation d’un homme de sens droit et d’esprit cultivé, qui, bien qu’avancé en âge, conserve de l’entrain et le talent de rendre sa société agréable pour tout le monde. La chaleur d’hier a été après quelques coups de tonnerre, suivie d’une nuit fraîche : sans le savoir, je me suis endormi avec les fenêtres ouvertes et j’ai pris froid, selon que m’en a averti une douleur générale dans les membres. Je me lie aussi vite et aussi aisément que qui que ce soit, grâce à mon habitude de voyager ; mais je n’aime pas à me mêler aux étrangers quand je me sens malade ; c’est ennuyant, on s’en attire trop d’égards, on cause trop de dérangements. Ceci me fit refuser les instances obligeantes de MM. Lazowski et Pomponne et aussi d’une Américaine très jolie et d’agréable humeur que je rencontrai chez ce dernier. Son histoire est singulière, quoique fort naturelle. C’est une miss Blake, de New-York. Ce qui l’amena à la Dominique, je l’ignore, mais son teint ne souffrit pas du soleil des tropiques. Un officier français, M. Tibalier, lors de la conquête de l’île, la fit sa prisonnière, puis devint bientôt le sien, en tomba amoureux, l’épousa, ramena sa captive en France et l’établit à Lunéville, lieu de sa naissance. Le régiment dont il est major étant en garnison dans une province éloignée, elle se plaint de n’avoir pas vu son mari six mois dans deux ans. En voilà quatre qu’elle habite Lunéville, et la société de trois enfants l’a réconciliée avec une vie qui était toute nouvelle. M. Pomponne, qui, m’assura-t-elle, est le meilleur des hommes, reçoit tous les jours moins pour sa propre satisfaction que pour la distraire. Lui-même est, comme cet officier, un exemple d’affection pour sa ville natale ; attaché à la personne de Stanislas dans un emploi honorable, il a beaucoup vécu à Paris parmi les grands, dans la société intime des ministres ; mais l’amour du natale solum l’a ramené à Lunéville, où depuis longues années il vit aimé et respecté, au milieu d’une élégante bibliothèque dans laquelle les poètes ne sont pas oubliés, n’ayant pas lui-même peu de talent à traduire en vers fort agréables les sentiments qu’il éprouve. Quelques couplets de lui placés sous le portrait de ses amis sont coulants et bien tournés. J’aurais eu grand plaisir à rester quelques jours à Lunéville ; deux maisons m’y offraient une hospitalité cordiale et charmante ; mais le voyageur a ses misères : tantôt des contrariétés qui surviennent au moment du plaisir, tantôt un plan arrêté qui ne lui permet pas de se détourner de son sujet.

Le 18. — Héming. Pays sans intérêt. — 28 milles.

Le 19. — Saverne (Alsace). Le pays continue le même jusqu’à Phalsbourg, petite ville fortifiée sur les frontières. Les Alsaciennes portent toutes des chapeaux de paille aussi grands qu’en Angleterre ; ils abritent la figure et devraient abriter quelques jolies filles, mais je n’en ai pas encore vu une. Il y a, en sortant de Phalsbourg, des huttes misérables qui ont cependant et cheminées et fenêtres ; mais les habitants paraissent des plus pauvres. Depuis cette ville jusqu’à Saverne ce n’est qu’une montagne avec des futaies de chênes ; la descente est rapide, la route en zigzags. À Saverne je pus me croire vraiment en Allemagne : depuis deux jours le changement se faisait bien sentir ; mais ici, il n’y a pas une personne sur cent qui sache un mot de français. Les appartements sont chauffés par des poêles ; le fourneau de cuisine a trois ou quatre pieds de haut, plusieurs détails semblables montrent qu’on est chez un autre peuple. L’examen d’une carte de France et la lecture des historiens de Louis XIV ne m’avaient pas fait comprendre la conquête de l’Alsace comme le fit ce voyage. Franchir une haute chaîne de montagnes, entrer dans une plaine, qu’habite un peuple séparé des Français par ses idées, son langage, ses mœurs, ses préjugés, ses habitudes, cela me donna de l’injustice d’une telle politique une idée bien plus frappante que tout ce que j’avais lu, tant l’autorité des faits surpasse celle des paroles. — 22 milles.

Le 20. — Arrivé à Strasbourg, en traversant une des plus belles scènes de fertilité et de bonne culture que l’on puisse voir en France ; elle n’a de rivale que la Flandre, qui la surpasse cependant. Mon entrée à un moment critique pensa me faire casser le cou ; un détachement de cavalerie sonnant ses trompettes d’un côté, un autre d’infanterie battant ses tambours de l’autre, et les acclamations de la foule, effrayèrent tellement ma jument française, que j’eus peine à l’empêcher de fouler aux pieds Messieurs du tiers état. En arrivant à l’hôtel, j’ai appris les nouvelles intéressantes de la révolte de Paris : la réunion des gardes françaises au peuple, le peu de confiance qu’inspiraient les autres troupes, la prise de la Bastille, l’institution de la milice bourgeoise, en un mot le renversement complet de l’ancien gouvernement. Tout étant décidé à cette heure, le royaume entièrement aux mains de l’Assemblée, elle peut procéder comme elle l’entend à une nouvelle constitution ; ce sera un grand spectacle pour le monde à contempler dans ce siècle de lumières, que les représentants de vingt-cinq millions d’hommes, délibérant sur la formation d’un édifice de libertés comme l’Europe n’en connaît pas encore. Nous verrons maintenant s’ils copieront la constitution anglaise en la corrigeant, ou si, emportés par les théories, ils ne feront qu’une œuvre de spéculation : dans le premier cas, leurs travaux seront un bienfait pour la France ; dans le second, ils la jetteront dans les désordres inextricables des guerres civiles, qui, pour se faire attendre, n’en viendront pas moins sûrement. On ne dit pas qu’ils s’éloignent de Versailles ; en y restant sous le contrôle d’une foule armée, il faudra qu’ils travaillent pour elle ; j’espère donc qu’ils se rendront dans quelque ville du centre, Tours, Blois ou Orléans, afin que leurs délibérations soient libres. Mais Paris propage son esprit de révolte, il est ici déjà : ces troupes qui ont manqué me jouer un si mauvais tour sont placées pour surveiller le peuple, que l’on soupçonne. On a déjà brisé les vitres de quelques magistrats peu aimés, et une grande foule est assemblée qui demande à grands cris la viande à 5 sols la livre. Il y a parmi eux un cri qui les mènent loin : « Point d’impôts et vivent les états. » Visité M. Hermann, professeur d’histoire naturelle en cette université, pour lequel j’avais des lettres. Il a répondu à quelques-unes de mes questions, m’adressant pour les autres à M. Zimmer, qui, ayant pratiqué l’agriculture un peu de temps, s’y entendait assez pour donner de bons renseignements. — Vu les édifices publics et traversé le Rhin pour entrer un peu en Allemagne ; mais rien ne marque que l’on change de pays ; l’Alsace est allemande ; c’est à la descente des montagnes que ce passage se fait. La cathédrale a un bel aspect extérieur ; le clocher, si remarquable par sa beauté, sa légèreté et son élévation (c’est un des plus hauts de l’Europe), domine une plaine riche et magnifique, au milieu de laquelle le Rhin, grâce à ses nombreuses îles, ressemble plutôt à une suite de lacs qu’à un fleuve. — Monument du maréchal de Saxe, etc., etc. Je suis très embarrassé à cause de mon voyage à Carlsruhe, résidence du margrave de Bade : il y a longtemps que je m’étais promis de le faire, si jamais j’en venais à cent milles ; la réputation du margrave m’aurait fait désirer d’y aller. Il a établi dans une de ses grandes fermes M. Taylor de Bifrons en Kent, et les économistes dans leurs écrits parlent beaucoup d’une expérience entreprise selon leurs plans physiocratiques, qui, quelque absurdes qu’en fussent les principes, montrait beaucoup de mérite chez ce prince. M. Hermann m’a dit aussi qu’il a envoyé une personne en Espagne pour acheter des béliers afin d’améliorer la laine j’aurais souhaité que ce fût quelqu’un qui s’y entendît ce qu’il ne faut guère attendre d’un professeur de botanique. Ce botaniste est la seule personne que M. Hermann connaisse à Carlsruhe ; il ne peut, par suite, me donner de recommandation, et M. Taylor ayant quitté le pays, il me paraît impossible à moi, inconnu de tout le monde, de m’aventurer dans la résidence d’un prince souverain. — 22 1/2 milles.

Le 21. — J’ai passé une partie de ma matinée au cabinet littéraire à lire dans les gazettes et les journaux les détails sur les affaires de Paris ; je me suis aussi entretenu, avec quelques personnes sensées et intelligentes, sur la révolution présente.

L’esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du royaume, partout la disette a préparé le peuple à toutes les violences : à Lyon, il y a eu d’aussi furieux mouvements qu’à Paris ; dans plusieurs autres villes, il en est de même ; le Dauphiné est en armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On croit que la faim poussera les masses aux excès et qu’il en faut tout craindre, au moment où elles découvriront d’autres moyens de subsistance qu’un travail honnête. Voilà de quelle conséquence il est pour chaque pays, comme pour tous, d’avoir une saine législation sur les grains, législation assurant au cultivateur des prix assez élevés pour l’encourager à s’attacher à cette culture, et préservant par là le peuple des famines. Je suis fixé quant à Carlsruhe ; le margrave étant à Saw (Spa), je n’ai plus à m’en préoccuper. — Le soir. — J’ai assisté à une scène curieuse pour un étranger, mais terrible pour les Français qui y réfléchiront. En traversant la place de l’Hôtel-de-Ville, j’ai trouvé la foule qui en criblait les fenêtres de pierres, malgré la présence d’un piquet de cavalerie. La voyant à chaque minute plus nombreuse et plus hardie, je crus intéressant de rester pour voir où cela en viendrait, et grimpai sur le toit d’échoppes situées en face de l’édifice, objet de sa rage. C’était une place très commode. Voyant que la troupe ne répondait qu’en paroles, les perturbateurs prirent de l’audace et essayèrent de faire voler la porte en éclats avec des pinces en fer, tandis que d’autres appliquaient des échelles d’escalade. Après un quart d’heure, qui permit aux magistrats de s’enfuir par les portes de derrière, la populace enfonça tout et se précipita à l’intérieur comme un torrent, aux acclamations des spectateurs.

Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc., par toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à quatre-vingts pieds de façade ; il s’ensuivit une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui peut s’enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à pied qu’à cheval, restèrent impassibles. D’abord, elles n’étaient pas assez nombreuses pour intervenir avec succès ; plus tard, quand elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu’on pût faire autre chose que garder les approches sans permettre à personne de s’avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le voulaient avec leur butin[24]On avait mis, en même temps, des gardes à toutes les issues des monuments publics. Pendant deux heures, je suivis les détails de cette scène en différents endroits, assez loin pour ne pas craindre les éclats de l’incendie, assez près pour voir écraser devant moi un beau garçon d’environ quatorze ans, en train de passer du butin à une femme, que son expression d’horreur me fait croire être sa mère. Je remarquai plusieurs soldats avec leurs cocardes blanches au milieu de la foule, qu’ils excitaient sous les yeux des officiers du détachement. Il y avait aussi des personnes si bien vêtues, que leur vue ne me causa pas peu de surprise. Les archives publiques furent entièrement détruites ; les rues environnantes étaient jonchées de papiers c’est une barbarie gratuite, car il s’ensuivra la ruine de bien des familles, qui n’ont rien de commun avec les magistrats.

Le 22. — Schelestadt. À Strasbourg et par tout le pays où j’ai passé, les femmes portent leurs cheveux relevés en toupet sur le sommet de la tête, et nattés derrière en natte circulaire de trois pouces d’épaisseur, très bien arrangés, pour prouver qu’elles n’y passent jamais le peigne. Je ne pus m’empêcher d’y voir le x nidus de colonies vivantes, et elles n’approchaient pas de moi (la beauté n’est pas leur fort), qu’une démangeaison imaginaire ne me fît me gratter la tête. Dans ce pays tout est allemand, sitôt que vous sortez des villes ; les auberges ont de vastes salles communes, avec plusieurs tables toujours servies, où se mettent les différentes sociétés, riches comme pauvres. La cuisine aussi est allemande : on appelle schnitz[25]un plat composé de lard et de poires à la poêle ; on dirait d’un mets de la table de Satan, mais je fus bien étonné en y goûtant de le trouver plus que passable. À Schelestadt, j’eus le plaisir de rencontrer le comte de Larochefoucauld, le régiment de Champagne, dont il est le second major, étant en garnison ici. On ne saurait avoir des attentions plus cordiales que les siennes, elles me rappelaient celles en nombre infini que j’avais reçues de sa famille ; il me mit en relations avec un bon fermier, qui me donna les renseignements dont j’avais besoin. — 25 milles.

Le 23. — Journée agréable et tranquille, passée avec le comte de Larochefoucauld ; nous avons dîné en compagnie des officiers du régiment : le colonel est le comte de Loménie, neveu du cardinal actuel de ce nom. Soupé chez mon ami : il s’y trouvait un officier d’infanterie, Hollandais qui a beaucoup vécu dans les Indes Orientales et parle anglais. Ce jour m’a ravivé ; la compagnie de personnes instruites, libérales, bien élevées et communicatives, a été le remède à la sombre apathie des tables d’hôte.

Le 24. — Gagné Isenheim par Colmar. Le pays est entièrement plat ; on a les Vosges tout près sur la droite, les montagnes de Souabe à gauche, et entre les deux on en voit paraître une chaîne dans l’éloignement, vers le sud. La grande nouvelle à la table d’hôte de Colmar était curieuse : la reine avait formé le complot, qu’elle était à la veille d’exécuter, de faire sauter l’Assemblée par une mine, et au même moment d’envoyer l’armée massacrer Paris tout entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d’en douter, et fut à l’instant réduit au silence par le bavardage de ses adversaires. Un député l’avait écrit, ils avaient vu la lettre, il n’y avait pas d’hésitation. Sans me laisser intimider, je soutins que c’était une absurdité visible au premier coup d’œil, rien qu’une invention pour rendre odieuses des personnes qui, à mon avis, le méritaient, mais non certes par de pareils moyens. L’ange Gabriel serait descendu tout exprès et se serait mis à table pour les dissuader, qu’il n’aurait pas ébranlé leur foi. C’est ainsi que cela se passe dans les révolutions : mille imbéciles se trouvent pour croire ce qu’écrit un coquin. — 25 milles.

Le 25. — À partir d’Isenheim, le pays s’accidente et devient meilleur jusqu’à Béfort ; mais il n’y a ni clôtures, ni maisons disséminées. Grands troubles à Béfort ; hier la populace et les paysans ont demandé aux magistrats les armes en magasin ; il étaient de trois à quatre mille. Se voyant refuser, ils ont fait du bruit et ont menacé de mettre le feu à la ville ; alors on a fermé les portes. Aujourd’hui le régiment de Bourgogne est arrivé pour maintenir l’ordre. M. Necker vient de passer ici pour retourner de Bâle à Paris ; quatre-vingts bourgeois l’escortaient à cheval, et les musiques de régiment l’ont accompagné pendant qu’il traversait la ville. Mais la période brillante de sa vie est terminée : depuis sa rentrée au pouvoir jusqu’à l’assemblée des états, il a eu dans ses mains le sort de la France et des Bourbons, et, quelle que soit l’issue de la confusion présente, cette confusion lui sera reprochée par la postérité, puisqu’il pouvait donner aux états la forme qui lui plaisait. Il pouvait, par un décret, établir deux chambres, ou trois, ou une ; il pouvait organiser quelque chose qui eût abouti certainement à la constitution anglaise : rien ne lui manquait ; c’était la plus belle occasion pour élever un édifice politique qu’un homme eût jamais eue ; les plus grands législateurs de l’antiquité n’en connurent jamais de semblable. Selon moi, il l’a manquée complètement, et abandonné aux vents et aux flots ce qui aurait dû recevoir de lui et l’impulsion et la direction. J’avais des lettres pour M. de Bellonde, commissaire de guerre ; je le trouvai seul : il m’invita à souper, disant qu’il me ferait rencontrer des personnes bien informées. Lorsque je revins, il me présenta à madame de Bellonde et à un cercle d’une douzaine de dames et de trois ou quatre jeunes officiers ; lui-même quitta le salon pour se rendre auprès de madame la princesse de quelque chose, qui se sauvait en Suisse. J’envoyai de bonne heure la compagnie au diable, car je vis du premier coup d’œil, sur quoi elle avait tant de renseignements à me donner. Il y avait dans un coin une petite coterie autour d’un officier arrivant de Paris : ce monsieur voulut bien nous répéter ensuite que le comte d’Artois et tous les princes du sang, excepté Monsieur et le duc d’Orléans, toute la famille Polignac, le maréchal de Broglie et un nombre infini de gens de la première noblesse, s’étaient enfuis du royaume, que d’autres les imitaient chaque jour, et qu’enfin le roi, la reine et la famille royale se trouvaient à Versailles, dans une position aussi dangereuse qu’alarmante, sans confiance aucune dans les troupes, et, en réalité, prisonniers. Voici une révolution effectuée comme par magie : il ne reste debout dans le royaume que les Communes ; il n’y a plus qu’à voir quels architectes elles feront, maintenant qu’il faut élever un édifice au lieu de celui qui a si merveilleusement croulé. On annonça que le souper était servi ; comme je ne me pressai pas de quitter le salon avec les autres personnes, je restai seul en arrière ; j’en fus frappé, et je me trouvai dans une singulière position que j’avais cherchée, pour voir si elle m’arriverait. Je pris alors mon chapeau en souriant, et sortis tout droit de la maison. On me rejoignit au bas de l’escalier ; mais je parlai d’affaires, de plaisirs ou de quelque autre chose, ou de rien du tout, et retournai en hâte à l’hôtel. Je n’aurais pas rapporté ceci si le moment n’en fournissait l’excuse ; les inquiétudes et les distractions du jour doivent remplir la tête d’un homme ; quant aux dames, que peuvent penser les dames de France d’un homme qui voyage pour la charrue ? — 25 milles.

Le 26. — Pendant les 20 milles jusqu’à l’Isle-sur-Doubs la campagne ne varie pas beaucoup ; mais après cela, à Baume-les-Dames, ce n’est plus que montagnes et rochers, beaucoup de bois et de jolis tableaux formés par la rivière qui coule au bas. Tout le pays est dans la plus grande agitation ; dans l’une des petites villes où je passai, on me demanda pourquoi je n’avais pas la cocarde du tiers état. On me dit que c’était ordonné par le tiers et que, si je n’étais pas un seigneur, je devais obéir. « Mais supposons que je sois un seigneur, et après, mes ami ? — Après, me répliqua-t-on d’un air farouche, la corde ; car c’est tout ce que vous méritez ! » Il devenait évident que la plaisanterie n’était plus de mise ; jeunes garçons et jeunes filles commençaient à s’assembler, signe ordinaire en tous temps et en tous lieux de quelques tristes scènes ; si je ne m’étais pas déclaré Anglais, et dans l’ignorance de cet ordre, je ne m’en serais pas tiré à si bon marché. J’achetai immédiatement une cocarde, mais la friponne qui me la vendit la piqua si mal, qu’elle tomba à la rivière avant que j’eusse gagné l’Isle, où je courus encore le même danger. Il était inutile de me dire Anglais ; j’étais un seigneur déguisé peut-être, mais certainement un coquin de première volée. En ce moment, un prêtre arriva dans la rue, une lettre à la main ; le peuple s’amassa autour de lui, et il lut à haute voix des nouvelles de Béfort, sur le passage de M. Necker, avec quelques traits généraux de la situation de Paris, et des assurances que la position du peuple s’améliorerait. Quand il eut fini, il exhorta la foule à s’abstenir de toute violence et l’engagea à ne pas se bercer de l’idée que les impôts disparaîtraient entièrement, comme s’il avait la conviction que cet espoir devenait général.

On m’entoura de nouveau quand il se fut retiré, on se montra soupçonneux, menaçant ; la position ne me semblait rien moins que plaisante, surtout lorsque quelqu’un proposa de s’assurer de moi jusqu’à ce que des personnes connues se portassent mes cautions. J’étais sur le perron de l’hôtel, je demandai à dire quelques mots. Pour leur prouver que j’étais bien Anglais, comme je l’avais dit, je désirais expliquer une particularité des taxes dans mon pays, qui servirait de commentaire à ce qui avait été avancé par M. l’abbé, et que je ne croyais pas absolument juste. Il avait avancé, qu’il fallait que les impôts fussent acquittés comme on l’avait fait jusque-là ; qu’ils dussent être payés, il n’y a pas de doute, mais non pas comme ils l’ont été, car on pourrait imiter en ceci l’Angleterre. Nous avons, messieurs, un grand nombre de taxes qui vous sont inconnues en France ; mais le tiers état, les pauvres n’en sont pas chargés ; ce sont les riches qui payent ; toute fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de six ; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et non pas le jardin du petit propriétaire ; le riche paye pour ses chevaux, ses voitures, ses domestiques, pour la permission de chasser les perdrix de son domaine ; le pauvre fermier en est exempt ; bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au soulagement du pauvre. Vous voyez donc bien que si, suivant M. l’abbé, il doit toujours y avoir des taxes parce qu’il y en a toujours eu, cela ne prouve pas qu’elles doivent être levées de même ; notre manière anglaise serait bien meilleure. Pas un mot de ce discours qui ne fût approuvé par mes auditeurs ; ils parurent penser que j’étais un assez bon diable, ce que je confirmai en criant : Vive le tiers sans impositions ! Ils me donnèrent alors une salve d’applaudissements et ne me troublèrent pas davantage. Mon mauvais français allait à peu près de pair avec leur patois. J’achetai cependant une autre cocarde, que je fis attacher de façon à ne plus la perdre. Le voyage me plaît moitié moins dans un moment de fermentation comme celui-ci ; personne n’est sûr de l’heure qui va suivre. — 35 milles.

Le 27. — Besançon. Au-dessus de la rivière, le pays est montagneux, couvert de rochers et de bois ; on y trouve quelques beaux points de vue. J’étais arrivé depuis une heure à peine, quand je vis passer devant l’hôtel un paysan à cheval suivi d’un officier de la garde bourgeoise ; son détachement, aux cocardes tricolores, en précédait un autre de fantassins et de cavaliers pris dans l’armée. Je demandai pourquoi la milice (qui compte ici 1,200 hommes, dont 200 toujours sous les armes) prenait ainsi le pas sur les troupes royales. « Par cette excellente raison, me fut-il répondu : les troupes seraient attaquées et massacrées par la populace, tandis qu’elle ne résistera pas à la garde bourgeoise. » Ce paysan, riche propriétaire dans un village où il se commet beaucoup de pillages et d’incendies, était venu chercher une sauvegarde. Les dégâts faits du côté des montagnes et de Vesoul sont aussi nombreux que repoussants. Bien des châteaux ont été brûlés, d’autres livrés au pillage, les seigneurs traqués comme des bêtes fauves, leurs femmes et leurs filles enlevées, leurs papiers et leurs titres mis au feu, tous leurs biens ravagés ; et ces abominations n’ont pas atteint seulement des personnes marquantes, que leur conduite ou leurs principes avaient rendues odieuses, mais une rage aveugle les a étendues sur tous pour satisfaire la soif du pillage. Des voleurs, des galériens, des mauvais sujets de toute espèce, ont poussé les paysans aux dernières violences. Quelques personnes m’informèrent à table d’hôte que des lettres reçues du Mâconnais, du Lyonnais, de l’Auvergne, du Dauphiné, etc., rapportaient des faits semblables et la crainte où l’on était qu’ils ne se reproduisissent par tout le royaume. La France est incroyablement en arrière pour ce qui touche aux communications. Depuis Strasbourg jusqu’ici, je n’ai pas pu voir un journal. Ici, j’ai demandé le cabinet littéraire, il n’y en a pas ; les gazettes, on les reçoit au café. C’est très aisé à répondre, mais moins aisé à trouver. Il n’y avait que la Gazette de France, pour laquelle, en ce moment, un homme sensé n’eût pas donné un sou. J’allai dans quatre autres maisons ; les unes n’avaient pas même le Mercure ; au café Militaire, le Courrier de l’Europe remontait à une quinzaine, et des personnes à l’air respectable s’entretiennent maintenant des nouvelles d’il y a deux ou trois semaines, et montrent clairement par leurs discours qu’elles ne savent rien de ce qui se passe. Dans toute la ville de Besançon, je n’ai trouvé ni le Journal de Paris, ni aucun autre donnant le détail des séances des états ; c’est cependant la capitale d’une province grande comme une demi-douzaine de nos comtés anglais et contenant 25,000 âmes, et, ce qui est étrange à dire, la poste n’y vient que trois fois par semaine ! Dans un moment où il n’y a ni droit de timbre ni censure, comment n’imprime-t-on pas à Paris un journal pour les provinces, en ayant soin d’en prévenir par des affiches et des placards le public auquel il serait destiné ! On croit en province que les députés sont à la Bastille, tandis que la Bastille est démolie ; et le peuple, dans son erreur, pille, brûle et dévaste. Cependant, malgré cette ignorance honteuse, on voit tous les jours aux états des hommes qui se disent fiers d’appartenir à la première nation de l’Europe, au plus grand peuple de l’univers ! Croient-ils donc que ce sont les assemblées politiques ou les cercles littéraires d’une capitale qui constituent un peuple, et non la diffusion rapide des lumières parmi des esprits préparés par l’habitude du raisonnement à recevoir la vérité et à en faire l’application ? Que cette affreuse ignorance de la masse sur ses intérêts soit l’œuvre de l’ancien gouvernement, personne n’en doutera. Si, ce qu’il y a de grandes raisons de croire, la noblesse dans toute la France est traquée comme en Franche-Comté, il est curieux de voir cet ordre entier souffrir pareille proscription, comme un troupeau de moutons, sans opposer la moindre résistance. Cela confond de la part d’un corps qui a sous la main une armée de 150,000 hommes ; sans doute, une partie de ces troupes se révolterait ; mais on doit cependant bien compter que les 40,000, peut-être 100,000 nobles de France, pourraient remplir la moitié des rangs de l’armée royale d’hommes qui leur seraient unis par une communauté d’idées et d’intérêts. Mais il n’existe ni réunions, ni associations entre eux, ni relations avec les soldats ; ils ne savent pas chercher sous les drapeaux un refuge pour défendre leur cause ou la venger ; heureusement pour la France, ils tombent sans lutte et meurent sans qu’on les frappe. Ce mouvement universel de l’intelligence, qui, en Angleterre, transmet avec la rapidité de la foudre, d’un bout du royaume à l’autre, la moindre émotion ou la moindre alarme, ne se retrouve pas en France. Aussi peut-on dire, et peut-être avec vérité, que la chute du roi, de la cour, des pairs, des nobles, de l’armée, de l’Église et des parlements, est due aux suites mêmes de l’esclavage dans lequel ils ont tenu le peuple ; que c’est, par conséquent, un juste salaire plutôt qu’un châtiment. — 18 milles.

Le 28. — Hier, à table d’hôte, quelqu’un raconta comment on l’avait forcé à s’arrêter à Salins, faute d’un passeport, et les ennuis qu’il y avait eu à subir. Je trouvai donc nécessaire de m’en procurer un, et me rendis pour cela au bureau, dans la maison d’un M. Bellamy, avocat, avec qui j’eus la conversation suivante :

« Mais, Monsieur, qui me répondra de vous ? Est-ce que personne vous connaît ? Connaissez-vous quelqu’un à Besançon ? — Non, personne ; mon dessein, était d’aller à Vesoul, d’où j’aurais eu des lettres ; mais j’ai changé de route à cause de ces tumultes. — Monsieur, je ne vous connais pas, et si vous êtes inconnu à Besançon, vous ne pouvez avoir de passeport. — Mais voici mes lettres ; j’en ai plusieurs d’autres villes de France ; il y en a même d’adressées à Vesoul et à Arbois : ouvrez-les et lisez-les, et vous trouverez que je ne suis pas inconnu ailleurs, bien que je le sois à Besançon. — N’importe, je ne vous connais pas ; il n’y a personne ici qui vous connaisse, ainsi vous n’aurez point de passeport. — Je vous dis, Monsieur, que ces lettres vous expliqueront… — Il me faut des gens, et non pas des lettres, pour m’expliquer qui vous êtes ; ces lettres ne me valent rien. — Cette façon d’agir me paraît assez singulière ; apparemment que vous la croyez très honnête ; pour moi, Monsieur, j’en pense bien autrement. — Eh ! Monsieur, je ne me soucie de ce que vous en pensez. — En vérité voici ce qui s’appelle avoir des manières gracieuses envers un étranger ; c’est la première fois que j’ai eu affaire avec ces messieurs du tiers état, et vous m’avouerez qu’il n’y a rien ici qui puisse me donner une haute idée du caractère de ces messieurs-là. — Monsieur, cela m’est fort égal. — Je donnerai, à mon retour en Angleterre, le détail de mon voyage au public, et assurément, Monsieur, je n’oublierai pas d’enregistrer ce trait de votre politesse, il vous fait tant d’honneur et à ceux pour qui vous agissez ! — Monsieur, je regarde tout cela avec la dernière indifférence. »

Le ton de mon interlocuteur était encore plus insolent que ses paroles ; il feuilletait ses paperasses de l’air véritablement d’un commis de bureau. Ces passeports sont des choses nouvelles d’hommes nouveaux, avec un pouvoir tout neuf ; cela montre qu’ils ne portent pas trop modestement leurs nouveaux honneurs. Ainsi il m’est impossible, sans donner de la tête contre le mur, de voir Salins ou Arbois, où M. de Broussonnet m’a adressé une lettre ; mais il me faut courir la chance et gagner aussi vite que possible Dijon, où le président de Virly me connaît pour avoir passé quelques jours à Bradfield, à moins qu’en sa qualité de président et de noble le tiers état ne l’ait déjà assommé. Ce soir au spectacle : misérables acteurs ; le théâtre, construit assez récemment, est lourd ; le cintre, qui sépare la scène de la salle, ressemble à l’entrée d’une caverne, et la ligne de l’amphithéâtre rappelle les contorsions d’une anguille blessée ; l’air et les manières des gens ici ne me reviennent pas du tout, et je voudrais voir Besançon englouti par un tremblement de terre plutôt que de consentir à y vivre. La musique, les hurlements et les grincements de l’Épreuve villageoise de Grétry, pièce détestable, n’eurent pas le pouvoir de me remettre de bonne humeur. Je ne prendrai pas congé de la ville de Besançon, dans laquelle je désire bien ne plus jamais remettre les pieds, sans dire qu’il y a une belle promenade, et que M. Artaud, l’arpenteur, auquel je m’adressai pour avoir des informations, sans avoir pour lui de lettre de recommandation, s’est montré très franc et très poli à mon égard. Il m’a donné tout sujet d’être satisfait par ses réponses à mes questions.

Le 29. — Jusqu’à Orechamp (Orchamps), le pays est sévère, plein de beaux bois et de rochers ; cependant il ne plaît pas ; il en est comme de ces gens dont les qualités sont estimables, mais que cependant nous ne saurions aimer. Pauvre culture aussi. Au sortir de Saint-Vété (Saint-Wit), riant paysage, formé par la rivière qui revient sur ses pas à travers la vallée qu’animent un village et quelques maisons éparses çà et là : la plus jolie vue que j’aie rencontrée en Franche-Comté. — 23 milles.

Le 30. — Le maire de Dôle est de même étoffe que le notaire de Besançon ; il n’a pas voulu me délivrer de passeport ; mais comme son refus n’était pas accompagné des airs importants de l’autre, je le laisse passer. Pour éviter les sentinelles, je fis le tour de la ville.

Auxonne. — Traversé la Saône, belle rivière bordée de prairies d’une admirable verdure ; il y a des pâturages communaux pour un nombre immense de bétail ; les meules de foin sont sous l’eau. Beau pays jusqu’à Dijon, quoique le bois y fasse défaut. On m’a demandé mon passeport à la porte ; sur ma réponse, deux mousquetaires bourgeois m’ont conduit à l’Hôtel de ville, où j’ai été interrogé : comme on a vu que j’avais des connaissances à Dijon, il me fut permis d’aller chercher un hôtel. Je joue de malheur : M. de Virly, sur qui je comptais le plus en cette ville, est à Bourbonne-les-Bains, et M. de Morveau, le célèbre chimiste, que je croyais avoir des lettres pour moi, n’en a aucune, et quoiqu’il m’ait reçu fort convenablement quand je me donnai comme son collègue à la Société royale de Londres, je me sentis très mal à mon aise : il m’a cependant prié de revenir demain matin. On me dit que l’intendant d’ici s’est sauvé, et que le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, est passé en Allemagne ; on assure positivement, et sans façon, que tous deux seraient pendus s’ils revenaient ; de telles idées n’indiquent pas une grande autorité de la garde bourgeoise, instituée pour arrêter les excès. Elle est trop faible pour maintenir l’ordre. La licence et l’esprit de déprédation, dont on parlait tant en Franche-Comté, se sont montrés ici, mais non pas de la même façon. Il y a à présent, dans cet hôtel (la Ville de Lyon), un monsieur, noble pour son malheur, sa femme, ses parents, trois domestiques et un enfant de quelques mois à peine, qui se sont échappés la nuit presque nus de leur château en flammes ; ils ont tout perdu, excepté la terre. Cependant ces malheureux étaient estimés de leurs voisins ; leur bonté aurait dû leur gagner l’amour des pauvres, dont le ressentiment n’était motivé par rien. Ces abominations gratuites attireront la haine contre la cause qui les a suscitées : on pouvait bien reconstituer le royaume sans recourir à cette régénération par le fer et le feu, le pillage et l’effusion du sang. Trois cents bourgeois montent la garde tous les jours à Dijon : ils sont armés par la ville, mais non payés par elle ; ils ont aussi six pièces de canon. La noblesse a cherché son seul refuge parmi eux ; aussi, plusieurs croix de Saint-Louis brillent dans les rangs. Le Palais des États est un vaste et superbe édifice, mais il ne frappe pas en proportion de sa masse et de ce qu’il a coûté. Les armes des Condé prédominent et le salon est appelé la salle à manger du Prince. Un artiste de Dijon y a peint un plafond et un tableau de la bataille de Senef ; il a choisi le moment où le grand Condé est jeté à bas de son cheval ; les deux ouvrages sont d’une bonne exécution. Tombe du duc de Bourgogne, 1404. — Tableau de Rubens à la Chartreuse. On vante la maison de M. de Montigny, mais on refuse de la laisser voir, parce que sa sœur y habite maintenant. En somme, Dijon est une belle ville ; les rues, quoique anciennes, sont larges, très bien pavées, et, ce qui n’est pas commun en France, garnies de trottoirs. — 28 milles.

Le 31. — Rendu visite à M. de Morveau, qui, fort heureusement, a reçu ce matin, de M. de Virly, une lettre de recommandation pour moi avec quatre lettres de M. de Broussonnet ; mais M. Vaudrey, de Dijon, auquel l’une d’elles est adressée, se trouve absent. Nous eûmes une conversation sur ce sujet si intéressant pour tous les physiciens, le phlogistique. M. de Morveau combat vivement son existence ; il regarde la dernière publication du docteur Priestley comme fort en dehors de la question, et me déclare qu’il tient cette controverse pour aussi décidée que celle de la liberté en France. Il me montra une partie de son article : Air pour la Nouvelle Encyclopédie, qui va se publier bientôt ; il pense y avoir établi au delà de toute discussion la doctrine des chimistes français sur sa non-existence. Il me pria de revenir le soir pour me présenter à une dame aussi instruite qu’aimable, et m’invita à dîner pour le lendemain. Après l’avoir quitté, je me mis à courir les cafés ; mais croirait-on que dans cette capitale de la Bourgogne, je n’en trouvai qu’un où je puisse lire le journal ! C’était sur la place, dans une maison de chétive apparence, où je dus l’attendre pendant une heure. Partout on est désireux de savoir les nouvelles, sans qu’il y ait moyen de satisfaire sa curiosité ; on se fera une idée de l’ignorance où l’on vit de ce qui se passe par le fait suivant. Personne, à Dijon, n’avait entendu parler du sac de l’Hôtel de ville de Strasbourg ; quand je me mis à en parler, on fit cercle autour de moi ; on n’en savait pas un mot ; cependant voilà neuf jours que c’est arrivé ; y en eût-il eu dix-neuf, je doute qu’on eût été mieux renseigné. Si les nouvelles véritables sont longues à se répandre, en revanche on est prompt à savoir ce qui n’est pas arrivé. Le bruit en vogue à présent, et qui obtient crédit est que la reine a été convaincue d’un complot pour empoisonner le roi et Monsieur, donner la régence au comte d’Artois, mettre le feu à Paris et faire sauter le Palais-Royal par une mine ! Pourquoi les différents partis des états n’ont-ils pas des journaux, expression de leurs sentiments et de leurs opinions, afin que chacun connaisse, ainsi les faits à l’appui de son opinion et les conséquences que de grands esprits en ont tirées. On a conseillé au roi bien des mesures contre les états, mais aucun de ses ministres ne lui a parlé de l’établissement des journaux et de leur prompte circulation, pour éclairer le peuple sur les points faussement présentés par ses ennemis. Quand de nombreuses feuilles paraissent opposées les unes aux autres, le peuple cherche à y démêler la vérité, et cette recherche seule l’éclaire ; il s’instruit et ne se laisse plus tromper si aisément. — Rien que trois convives à table d’hôte, moi et deux gentilshommes, chassés de leurs domaines, à en juger par leur conversation ; mais ils ne parlent pas d’incendie. Leur description de cette partie de la province d’où ils arrivent, entre Langres et Gray, est effrayante : il y a eu peu de châteaux brûlés, mais trois sur cinq ont été pillés, et leurs, propriétaires sont heureux de s’enfuir du pays la vie sauve. L’un d’eux, homme très judicieux et bien renseigné, croit que les rangs et les privilèges sont abolis de fait en France, et que les membres de l’Assemblée ayant eux-mêmes peu ou point de propriétés foncières, les attaqueront et procéderont à un partage égal. Le peuple s’y attend ; mais, que cela soit ou non, il considère la France comme absolument ruinée. « Vous allez trop loin, répliquai-je, la destruction des rangs n’implique pas la ruine. — J’appelle ruine, me dit-il, une guerre civile générale ou le démembrement du royaume ; selon moi, les deux sont inévitables ; peut-être pas pour cette année, mais pour l’autre ou celle d’après. Quelque gouvernement que ce soit, fondé sur l’état actuel des choses en France, ne pourra résister à des secousses un peu vives ; une guerre heureuse ou malheureuse l’anéantira. » Il parlait avec une profonde connaissance de l’histoire et tirait ses conclusions politiques de façon très rigoureuse. J’ai rencontré peu d’hommes comme lui à table d’hôte. — On peut croire que je n’oubliai pas le rendez-vous de M. de Morveau. Il m’avait tenu parole ; madame Picardet est à sa place au salon comme dans le cabinet d’étude ; femme d’une simplicité charmante, elle a traduit Scheele de l’allemand et une partie des ouvrages de M. Kirwan de l’anglais ; c’est un trésor pour M. de Morveau, car elle peut soutenir sa conversation sur des sujets de chimie aussi bien que sur d’autres, soit agréables, soit instructifs. Je les accompagnai à leur promenade du soir. Madame Picardet me dit que son frère, M. de Poule, était un grand fermier, qu’il avait semé beaucoup de sainfoin, dont il se servait pour l’engraissement des bœufs ; elle m’exprima ses regrets de ce qu’il fût trop occupé des affaires de la municipalité pour pouvoir m’accompagner à sa ferme.

1er août. — Dîné avec M. de Morveau, M. le professeur Chaussée et M. Picardet. Ç’a été un beau jour pour moi. La grande et juste réputation qu’a M. de Morveau d’être non seulement le premier chimiste de France, mais aussi l’un des plus célèbres dont l’Europe se fait honneur, suffisait à me faire désirer sa compagnie ; mais je goûtais encore le charme de trouver en lui un homme sans affectation, libre de ces airs de supériorité trop communs chez les personnes de renom, et de cette réserve qui voile aussi bien leurs talents que les faiblesses qu’ils veulent cacher. M. de Morveau est un homme affable, enjoué, éloquent, qui, dans tous les rangs de la société, se serait fait rechercher pour l’agrément de son commerce. Dans ce moment même, avec la révolution en marche, sa conversation roulait presque entièrement sur la chimie. Je le pressai, comme je l’avais déjà fait pour le docteur Priestley et M. Lavoisier, de diriger un peu plus ses recherches vers l’application de sa science à l’agriculture, lui représentant qu’il y avait là un magnifique champ d’expériences, où les découvertes ne lui manqueraient pas. Il en convint, en ajoutant qu’il n’avait pas le temps de suivre cette carrière. On voit, par son entretien, que ses vues se dirigent toutes sur l’absurdité du phlogistique, sauf quelques travaux pour l’établissement d’une nomenclature. Tandis que nous étions à dîner, on lui apporta une épreuve de la Nouvelle Encyclopédie, dont la partie chimique est imprimée à Dijon, pour sa convenance. Je pris la liberté de lui dire qu’un homme capable de concevoir une série d’expériences décisives sur les questions scientifiques, et d’en tirer les conclusions utiles, devrait être entièrement voué à ces travaux et à leur publication, et que, si j’étais roi de France, je voudrais que cette occupation fût pour lui si fructueuse, qu’il n’en cherchât pas d’autre. Il se mit à rire et me demanda, puisque j’étais si amateur de manipulations, si hostile aux écrits, ce que je pensais de mon ami le docteur Priestley ? En même temps, il expliqua aux deux autres convives combien ce grand physicien avait d’ardeur pour la métaphysique et la théologie militante. Il y aurait eu cent personnes à table, que ce sentiment eût été unanime. M. de Morveau parla toutefois avec une grande estime du talent de mon ami pour la partie, expérimentale : qui ferait autrement en Europe ? Je réfléchis ensuite sur les occupations qui empêchaient M. de Morveau d’appliquer la chimie et l’agriculture ; il trouve bien cependant du temps pour écrire dans le volumineux recueil de Panckoucke.

Je pose en principe que personne ne peut acquérir une renommée durable dans les sciences naturelles autrement que par les expériences, et qu’ordinairement plus un homme manipule et moins il écrit, mieux cela vaut ; ou, pour mieux dire, plus sa renommée sera de bon aloi ; ce que l’on gagne à écrire a ruiné bien des savants (ceux qui connaissent M. de Morveau sauront bien que ceci ne le regarde pas ; sa position dans le monde le met hors de cause). L’habitude d’ordonner et de condenser les matières, de disposer les faits de façon à faire ressortir rigoureusement les conclusions qu’ils sont destinés à établir, est contraire aux règles ordinaires de la compilation. Il y a par tous pays des compilateurs très capables et très dignes de considération, mais les expérimentateurs de génie devraient se placer dans une autre classe. Si j’étais souverain, ayant, par conséquent, le pouvoir de récompenser le mérite, du moment où je saurais un homme de génie engagé dans une telle entreprise, je lui offrirais le double de ce qui aurait été convenu avec l’éditeur pour le détourner et le remettre dans une voie où il ne trouve pas de rivaux. Quelques personnes trouveront cette opinion fantasque de la part d’un homme qui, comme je l’ai fait, a publié tant de livres ; mais elle passera pour naturelle, au moins dans cet ouvrage dont je n’attends aucun profit et dans lequel, par conséquent, il y a beaucoup plus de motifs pour être concis que pour s’étendre en dissertations.

La description du laboratoire de ce grand chimiste montrera qu’il ne reste pas inactif ; il y a consacré deux vastes salles admirablement garnies de tout le nécessaire. On y trouve six ou sept fourneaux divers, parmi lesquels celui de Macquer est le plus puissant, des appareils si compliqués et si variés, que je n’en ai vu nulle part de semblable ; enfin une collection d’échantillons pris dans les trois règnes de la nature, qui lui donne un air tout à fait pratique. De petits bureaux avec ce qu’il faut pour écrire sont épars çà et là, comme dans la bibliothèque, c’est d’une commodité très grande. Il suit maintenant une série d’expériences eudiométriques, principalement à l’aide des instruments de Fontana et de Volta. À son avis, ces expériences méritent toute confiance. Il garde son air nitreux dans des bouteilles fermées de bouchons ordinaires, ayant soin seulement de les renverser, et l’air résultant est toujours le même, pourvu qu’on se serve des mêmes matériaux. L’expérience qu’il fit devant nous pour déterminer la proportion d’air vital d’une partie de l’atmosphère est très simple et très élégante. On met un morceau de phosphore dans une cornue de verre, dont l’ouverture est bouchée par de l’eau ou du mercure ; puis on l’allume au moyen d’une bougie ; la diminution du volume occupé, par l’air indique combien il renfermait d’air vital selon la doctrine antiphlogistique. Une fois éteint, le phosphore bout, mais ne s’enflamme plus. M. de Morveau a des balances faites à Paris, qui, chargées de 3,000 grains, accusaient une différence de poids de 1/20e de grain, une pompe à air à cylindres de verre dont l’un a été cassé et réparé, un système de lentilles ardentes selon le comte de Buffon, un vase à absorption, un appareil respiratoire avec de l’air vital dans un vase et de l’eau de chaux dans l’autre, enfin une foule d’instruments nouveaux très ingénieux pour faciliter les recherches sur l’air selon les récentes théories. Ils sont si nombreux et en même temps si bien adaptés à leur fin, que cette sorte d’invention semble être la partie principale du mérite de M. de Morveau. Je voudrais qu’il suivît l’exemple du docteur Priestley, qu’il publiât les figures de ses appareils, cela n’ajouterait pas peu à son immense réputation si justement méritée, et aurait aussi cet avantage d’engager d’autres expérimentateurs dans la carrière qu’il a entreprise. Il eut la bonté de m’accompagner dans l’après-midi à l’Académie des sciences ; la réunion se tenait dans un grand salon, orné des bustes des hommes célèbres de Dijon : Bossuet, Fevret, de Brosses, de Crébillon, Piron, Bouhier, Rameau, et enfin Buffon. Quelque voyageur trouvera sans doute dans l’avenir qu’on y aura joint celui d’un autre homme qui ne le cède à aucun des précédents, le savant par qui j’avais l’honneur d’être présenté, M. de Morveau. Dans la soirée nous allâmes de nouveau chez madame Picardet, qui nous emmena à la promenade. Je fus charmé d’entendre M. de Morveau remarquer, à propos des derniers troubles, que les excès des paysans venaient de leur manque de lumières. À Dijon, on avait recommandé publiquement aux curés de mêler à leurs sermons de courtes explications politiques, mais ce fut en vain ; pas un ne voulut sortir de sa routine. Que l’on me permette une question : Est-ce qu’un journal n’éclairerait pas plus le peuple que vingt curés ? Je demandai à M. de Morveau si les châteaux avaient été pillés par les paysans seuls, ou par ces bandes de brigands que l’on disait si nombreuses. Il m’assura qu’il avait cherché très sérieusement à s’en assurer, et que toutes les violences à sa connaissance, dans cette province, venaient des seuls paysans ; on avait beaucoup parlé de brigands sans rien prouver. À Besançon, on m’avait dit qu’ils étaient 800 ; mais comment 800 bandits qui auraient traversé une province auraient-ils rendu leur existence problématique ? C’est aussi bouffon que l’armée de M. Bayes, qui marchait incognito. Le 2. — Beaune. On a, sur la droite, une chaîne de coteaux couverts de vignobles ; à gauche, une plaine unie, ouverte et par trop nue. À Nuits, petite ville sans importance, quarante hommes sont de garde tous les jours ; à Beaune ils sont bien plus nombreux. Muni d’un passeport signé du maire de Dijon et d’une cocarde flamboyante aux couleurs du tiers états j’espère bien éviter toutes difficultés, quoique le récit des troubles dans les campagnes soit si formidable, qu’il paraisse impossible de voyager en sûreté. — Fait une halte à Nuits pour me renseigner sur les vignobles de ce pays si renommé en France et dans toute l’Europe, et visité le Clos de Vougeot ; cent journaux de terre bien entourés de murs et appartenant à un couvent de Bernardins. Qui surprendra ces gens-là à faire un mauvais choix ? Les endroits qu’ils s’approprient montrent l’attention scrupuleuse qu’ils portent aux choses de l’esprit. — 22 milles.

Le 3. — En sortant de Chagny, où je quittai la grande route de Lyon, je suis passé près du canal de Chanlaix (Charolais) ; ses progrès sont bien lents ; c’est qu’une entreprise vraiment utile peut bien attendre, tandis que, s’il se fût agi du forage des canons ou du doublage des vaisseaux de ligne, il y a longtemps qu’elle serait achevée. Moncenis, vilain pays, mais assez singulier. C’est là que se trouve l’une des fonderies de canons de M. Wilkinson ; j’en ai déjà décrit une située près de Nantes. Les Français disent que cet actif Anglais est beau-frère du docteur Priestley, par suite ami de l’humanité, et que c’est pour donner la liberté à l’Amérique qu’il leur a montré à forer les canons. L’établissement est très considérable ; on y compte cinq cents à six cents ouvriers, sans y comprendre les charbonniers ; cinq machines à vapeur servent à faire aller les soufflets et à forer ; on en construit une sixième. Je causai avec un ouvrier anglais de la cristallerie ; ils étaient plusieurs autrefois, il n’en reste plus que deux. Il se plaignit du pays, disant qu’il n’y avait rien de bon que le vin et l’eau-de-vie, et je ne doute pas qu’il en fît bon usage. — 25 milles.

Le 4. — Arrivé à Autun par un affreux pays et par d’affreux chemins. Pendant les sept ou huit premiers milles l’agriculture fait pitié. Après, les clôtures ne cessent pas jusqu’auprès d’Autun, où elles laissent quelques interruptions. De la hauteur qui domine la ville on découvre une grande partie des plaines du Bourbonnais. Visité le temple de Janus, les remparts, la cathédrale, l’abbaye. Les rumeurs sur les brigands, les pillages et les incendies sont aussi nombreuses que par le passé ; quand on sut que je venais de traverser la Bourgogne et la Franche-Comté, huit ou dix personnes vinrent à l’hôtel me demander des nouvelles. La bande des brigands s’élève ici à 1,600. On fut très surpris de mon incrédulité à cet égard, car j’étais désormais convaincu que ces désordres étaient dus à la rapacité des paysans. Mes auditeurs ne partageaient pas cette croyance ; ils me citèrent nombre de châteaux brûlés par ces bandes ; mais l’analyse de ces récits ne tardait pas à faire voir leur peu de fondement. — 20 milles.

Le 5. — L’extrême chaleur d’hier m’a donné la fièvre, et je me suis réveillé avec le mal de gorge. J’étais tenté de perdre ici un jour à me soigner ; mais nous sommes tous assez sots pour jouer avec ce qui nous importe le plus : un homme qui voyage aussi en philosophe que je suis obligé de le faire, n’a en tête que la frayeur de perdre son temps et son argent. À Maison de Bourgogne, il me sembla entrer dans un nouveau monde ; non seulement le chemin bien sablé est excellent, mais le pays est tout bois et enclos. Nombreuses collines aux contours allongés, ornées d’étangs. Depuis le commencement d’août, le temps a été clair, splendide et brûlant : trop chaud pour ne pas gêner un peu vers midi ; mais comme il n’y a pas de mouches, peu m’importe. C’est là un caractère distinctif. En Languedoc, les chaleurs que je viens de passer sont accompagnées de myriades de mouches, j’en avais souffert. Bien m’en prenait d’être malade à Maison de Bourgogne ; un estomac sain n’y eût pas trouvé de quoi se rassasier ; c’est cependant une station de poste. Arrêté le soir à Lusy, autre poste misérable. — N. B. Dans toute la Bourgogne, les femmes portent des chapeaux d’hommes, à grands bords ; ils sont bien loin de faire autant d’effet que ceux en paille de mode chez les Alsaciennes. — 22 milles.

Le 6. — En route dès quatre heures du matin pour Bourbon-Lancy, afin d’éviter la grande chaleur. Pays toujours le même, enclos, affreusement cultivé, susceptible cependant d’étonnantes améliorations. Si j’y possédais un grand domaine, je ne serais pas long, je pense, à faire ma fortune : le climat, les prix, les routes, les clôtures, tout me viendrait en aide, excepté le gouvernement. D’Autun jusqu’à la Loire, se déroule un magnifique champ pour les améliorations, non point par les opérations coûteuses du dessèchement et de la fumure, mais par la simple substitution de récoltes mieux appropriées au sol. Quand je vois un aussi beau pays si pitoyablement cultivé par des métayers mourant de faim, au lieu de prospérer sous des fermiers riches, je ne sais plus plaindre les seigneurs, quelque grandes que soient leurs souffrances d’aujourd’hui. J’en rencontrai un à qui j’expliquai ma manière de voir : il prétendait parler agriculture ; voyant que je m’en occupais aussi, il me dit qu’il avait le Cours complet de l’abbé Rozier, et que, suivant ses calculs, ce pays n’était bon qu’à faire du seigle. Je lui demandai si lui et l’abbé Rozier savaient distinguer les mancherons de la charrue de l’âge ? À quoi il me répondit que l’abbé était un homme de grand mérite, beaucoup d’agriculteur. — Traversé la Loire sur un bac ; elle présente le même triste lit de galets qu’en Touraine. Entré dans le Bourbonnais ; même pays coupé d’enclos ; le chemin, formé de sable, est très beau. À Chavannes-le-Roi, l’aubergiste, M. Joly, m’informa qu’il y avait trois fermes à vendre près de sa maison, qui est neuve et bien construite. Mon imagination travaillait à transformer cette auberge en bâtiment d’exploitation et j’en étais déjà aux semailles de navets et de trèfle, quand M. Joly ajouta que si je voulais aller seulement derrière l’écurie, je verrais à peu de distance les deux maisons dépendantes de ces domaines ; le prix était, pour le tout ensemble, de 50 à 60,000 livres (1,625 l. st.). On aurait ainsi une superbe ferme. Si j’avais vingt ans de moins, j’y penserais sérieusement ; mais telle est la vanité de notre vie : il y a vingt ans, par mon manque d’expérience, une telle spéculation eût causé ma ruine ; maintenant l’expérience est venue, mais l’âge avec elle, et je suis trop vieux. — 27 milles.

Le 7. — Moulins paraît être une pauvre ville, mal bâtie. Je descendis à la Belle-Image, mais je m’y trouvai si mal que je changeai pour le Lion-d’Or qui est encore pire. Cette capitale du Bourbonnais, située sur la grande route d’Italie, n’a pas une auberge comparable à celle du petit village de Chavannes. Pour lire le journal j’allai au café de madame Bourgeau, le meilleur de la ville ; j’y trouvai vingt tables pour les réunions ; quant au journal, j’aurais pu tout aussi bien demander un éléphant. Quel trait de retard, d’ignorance, d’apathie et de misère chez une nation ! Ne pas trouver dans la capitale d’une grande province, la résidence d’un intendant, et au moment où une assemblée nationale vote une révolution, un papier qui dise au peuple si c’est Lafayette, Mirabeau ou Louis XVI qui est sur le trône ! Assez de monde pour occuper vingt tables et assez peu de curiosité pour soutenir une feuille ! Quelle impudence et quelle folie ! Folie de la part des habitués, qui n’insistent pas pour avoir au moins une douzaine de journaux ; impudence de la maîtresse de maison qui ose ne pas les avoir. Un tel peuple eût-il jamais fait une révolution, fût-il jamais devenu libre ? Jamais, pour des milliers de siècles. C’est le peuple éclairé de Paris, au milieu des brochures et des publications, qui a tout fait. Je demandai pourquoi on n’avait pas de journaux. « Ils sont trop chers, » me répondit-elle, en me prenant vingt-quatre sous pour une tasse de café au lait et un morceau de beurre de la grosseur d’une noix. « C’est grand dommage qu’une bande de brigands ne campe pas dans votre établissement, madame. » Parmi les lettres que j’ai dues à M. de Broussonnet, peu m’ont été aussi utiles que celle qui m’adressait à M. l’abbé de Barut, principal du collège de Moulins. Il se pénétra vivement de l’objet de mon voyage et fit toutes les démarches possibles pour me satisfaire. Nous allâmes d’abord chez M. le comte de Grimau, lieutenant général du bailliage et directeur de la Société d’agriculture de Moulins, qui voulut nous garder à dîner. Il paraît avoir une fortune considérable, du savoir, et son accueil est très bienveillant. On parla de l’état du Bourbonnais ; il me dit que les terres étaient plutôt données que vendues, et que les métayers sont trop pauvres pour bien cultiver. Je suggérai quelques-uns des modes à suivre pour y remédier ; mais c’est perdre son temps d’en parler en France. Après le dîner, M. de Grimau m’emmena à sa maison de campagne, tout près de la ville ; elle est bien située et domine la vallée de l’Allier. — Des lettres de Paris : elles ne contiennent rien que des récits certainement effrayants sur les excès qui se commettent par tout le royaume, et particulièrement dans la capitale et sa banlieue. Le retour de M. Necker, qu’on croyait devoir tout calmer, n’a produit aucun effet.

On remarque dans l’Assemblée nationale un parti violent dont l’intention arrêtée est de tout pousser à l’extrême, des hommes qui ne doivent leur position qu’aux violences de l’époque, leur importance qu’à la confusion des choses ; ils feront tout pour empêcher un accord qui leur donnerait le coup mortel : élevés par l’orage, le calme les engloutirait. Parmi les personnes auxquelles me présenta M. l’abbé de Barut se trouve M. de Gouttes, chef d’escadre. Pris par l’amiral Boscawen à Louisbourg en 1758, il fut emmené en Angleterre, où il étudia notre langue dont il lui reste encore quelque souvenir. J’avais dit à M. l’abbé qu’une personne riche de mon pays m’avait chargé de chercher une bonne acquisition en terres : sachant l’intention du marquis de vendre un de ses domaines, il lui en parla. Celui-ci me fit alors une telle description de ce bien, que, quoique je fusse à court de temps, je ne crus pas perdre une journée en l’allant voir, d’autant plus qu’il n’y a que 8 milles de Moulins, et que le marquis devait venir me prendre en voiture. À l’heure dite, nous partions, en compagnie de M. l’abbé Barut, pour le château de Riaux, situé au milieu des terres que l’on m’offrit à des conditions telles, que jamais je ne fus plus tenté de faire une spéculation. C’était bien moi que cela regardait ; car je n’ai pas le moindre doute que la personne qui m’avait donné cette commission, comptant trouver ici un séjour de plaisance, dût en être bien dégoûtée depuis les troubles. C’était, en somme, un marché beaucoup plus beau que je ne me l’imaginais, et confirmant la maxime de M. de Grimau, qu’en Bourbonnais les terres sont plutôt données que vendues. Le château est vaste et bien construit, ayant, au rez-de-chaussée, deux belles salles pouvant contenir trente personnes, et trois autres plus petites ; au premier, dix belles chambres à coucher, et, sous les combles, des mansardes fort convenablement arrangées ; des communs de toute espèce bien bâtis, à l’usage d’une nombreuse famille, des granges assez grandes pour tenir la moitié des gerbes du domaine, et des greniers assez vastes pour en recevoir tout le grain. Il y a aussi un pressoir et des celliers pour en garder le produit dans les années les plus abondantes. La position est agréable, sur le penchant d’une hauteur ; la vue, peu étendue, mais très jolie ; tout le pays ressemble à ce que j’ai décrit jusqu’ici : c’est une des plus charmantes régions de la France. Tout près du château se trouve une pièce de terre d’environ cinq à six arpents, bien entourée de murs, dont la moitié est en potager et fournit beaucoup de fruits de toute espèce. Douze étangs sont traversés par un petit cours d’eau qui fait tourner deux moulins loués 1,000 liv. (43 l. 15 sh.) par an. Les étangs approvisionnent la table du propriétaire de carpes, de tanches, de perches et d’anguilles de première qualité, et donnent, en outre, un revenu régulier de 1,000 liv. Vingt arpents de vignobles, avec des chaumières pour les vignerons, produisent d’excellent vin tant rouge que blanc ; des bois fournissent aux besoins du château pour le combustible, et enfin neuf terres, louées à des métayers pour la moitié du produit, rapportent 10,500 liv. (459 l. st. 7 sh. 6 d.), soit en tout, pour revenu brut des fermes, des moulins et du poisson, 12,500 liv. Sa surface, autant que j’en ai pu juger par le coup d’œil et les notes que j’ai recueillies, peut dépasser 3,000 arpents ou acres contigus et attenant au château. Les charges, comme impôts personnels, réparations, garde-chasse (car on jouit de tous les droits, seigneuriaux, haute justice, etc.), intendant, vin extra, etc., se montent environ à 4,400 liv. (192 l. st. 10 sh.). Le produit net est donc, par an, de 8,000 liv. (350 l. st.). On en demande 300,000 liv. (12,125 l. st.) ; mais pour ce prix on cède l’ameublement complet du château, toutes les coupes de bois, évaluées, pour le chêne seulement, à 40,000 liv. (1,750 l. st.), et tout le bétail du domaine, savoir : 1,000 moutons, 60 vaches, 72 boeufs, 9 juments et je ne sais combien de porcs. Sachant très bien que je trouverais à emprunter sur ce gage tout l’argent nécessaire à l’acheter, ce ne fut pas peu de chose pour moi de résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de l’Europe peut-être ; d’excellentes routes, des voies navigables jusqu’à Paris ; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l’on peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique ; un bon château, un beau jardin, des marchés pour tous les produits ; par-dessus tout 4,000 acres de terres tout encloses, capables de rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n’y avait-il pas là de quoi tenter un homme comptant vingt-cinq ans de pratique constante de l’agriculture convenable à ce terrain ? Mais l’état des choses, la possibilité de voir les meneurs de la démocratie à Paris abolir, dans leur sagesse, la propriété ainsi que les rangs, la perspective d’acheter avec ce domaine ma part d’une guerre civile, m’empêchèrent de m’engager sur le moment ; cependant je suppliai le marquis de ne vendre à personne avant d’avoir reçu mon refus définitif. Quand j’aurai à faire un marché, je souhaite avoir affaire à un homme comme le marquis de Gouttes. Sa physionomie me plaît : à un grand fonds d’honneur et de probité il joint la facilité de rapports et la courtoisie de ses compatriotes, et l’apparence digne venant de son origine noble et respectable ne lui ôte rien de ses dispositions aimables. Je le regarde comme un homme du commerce le plus sûr dans toutes les occasions. Je serais resté un mois dans le Bourbonnais si j’avais voulu visiter toutes les terres à vendre. À côté de celle de M. Gouttes, il y en a une appelée Ballain, que l’on fait 270,000 liv. M. l’abbé Barut ayant pris rendez-vous avec le propriétaire, me mena, dans l’après-midi, voir le château et une partie des terres. Le pays est partout le même et cultivé de même. Il y a à Ballain huit fermes, que le propriétaire garnit de gros bétail et de moutons ; les étangs donnent aussi un beau produit. Le revenu est à présent de 10,000 liv. (437 l. st. 10 sh.) ; le prix de 260,000 (11,375 l. st.) ; plus 10,000 liv. pour le bois : c’est la rente de vingt-cinq années. Près de Saint-Pourçain s’en trouve une autre de 400,000 liv. (17,500 l. st.), dont les bois, s’étendant sur 170 acres, rapportent 5,000 liv. par an ; le vin des 80 acres de vignes est si bon qu’on l’envoie à Paris. La terre est propre à la culture du froment et en partie emblavée ; le château est moderne, avec toutes les aisances. On m’a parlé de bien d’autres propriétés encore. Je crois qu’on pourrait se créer en Bourbonais, à présent, un des domaines les plus beaux et les mieux arrondis de l’Europe. On m’informe qu’il y a maintenant en France plus de 6,000 domaines à vendre. Si les choses vont toujours du même pas, ce ne seront plus des domaines, ce seront des royaumes qu’on parlera d’acheter, et la France elle-même sera mise à l’encan. J’aime un système politique qui inspire assez de confiance pour donner de la valeur aux terres et qui rend les hommes si heureux sur leurs domaines, que l’idée de s’en défaire soit la dernière qui leur vienne. Retourné à Moulins. — 30 milles.

Le 10. — Quitté Moulins, où les propriétés à vendre et les projets de fermage avaient chassé de mon souvenir Maria et le peuplier, ne laissant pas même de place pour le tombeau de Montmorency. Après avoir payé une note extravagante pour les murs de boue, les tentures de toiles d’araignées et les odieuses senteurs du Lion-d’Or, je tournai la tête de ma jument vers Chateauneuf, sur la route d’Auvergne. Le fleuve donne de l’agrément au paysage. Je trouvai l’auberge pleine de bruit et d’activité. Monseigneur l’évêque était venu pour la Saint-Laurent, fête de la paroisse ; comme je demandais la commodité, on me pria de faire un tour dans le jardin. Ceci m’est arrivé deux ou trois fois en France. Je ne les soupçonnais pas, auparavant, d’être aussi bons cultivateurs ; je suis peu fait pour dispenser cette sorte de fertilité mais Monseigneur et trente prêtres bien gras doivent sans doute, après un dîner qui a demandé les talents réunis de tous les cuisiniers du voisinage, contribuer amplement à la prospérité des oignons et des laitues de M. le maître de poste. Saint-Poncin (Saint-Pourçain). — 30 milles.

Le 11. — Arrivé de bonne heure à Riom, en Auvergne. Près de cette ville, le pays devient pittoresque ; une belle vallée bien boisée s’étend sur la gauche, entourée de tous côtés par les montagnes, dont la chaîne de droite présente des lignes hardies. Une partie de Riom est jolie ; la ville tout entière est bâtie en lave tirée des carrières de Volvic, point excessivement intéressant pour le naturaliste. La plaine que j’ai traversée pour arriver à Clermont est le commencement de la fameuse Limagne d’Auvergne, qui passe pour la province la plus fertile de France : c’est une erreur, j’ai vu des terres plus riches, soit dans les Flandres, soit en Normandie. Elle est aussi unie que la surface d’un lac au repos ; les montagnes sont toutes volcaniques, et, par suite, de formes très pittoresques. Vu en passant à Montferrand et à Clermont des irrigations qui frapperont le regard de tout agriculteur. Riom, Montferrand et Clermont sont toutes les trois bâties sur le sommet de rochers. Clermont, au centre d’une contrée excessivement curieuse, entièrement volcanique, est bâti et pavé en lave ; c’est, dans certaines de ses parties, un des endroits les plus mal bâtis, les plus sales et les plus puants que j’aie rencontrés sur mon chemin. Il y a des rues qui, pour la couleur, la saleté et la mauvaise odeur, ne peuvent se comparer qu’à des tranchées dans un tas de fumier. L’infection qui corrompt l’air dans ces ruelles remplies d’ordures, quand la brise des montagnes n’y souffle pas, me faisait envier les nerfs des braves gens qui, pour ce qui m’en parut, s’en trouvent bien. C’est la foire ; la ville est pleine, la table d’hôte également. — 25 milles.

Le 12. — Clermont ne mérite qu’en partie les reproches que j’ai adressés à Moulins et à Besançon ; il y a une salle à lecture chez M. Bovares (Beauvert), libraire ; j’y trouvai plusieurs journaux et écrits périodiques ; mais ce fut en vain que j’en demandai au café ; on me dit cependant que les gens sont grands amateurs de politique et attendent avec impatience l’arrivée de chaque courrier. La conséquence est qu’il n’y a pas eu de troubles ; ce sont les ignorants qui font le mal. La grande nouvelle arrivée à l’instant de Paris de la complète abolition des dîmes, des droits féodaux, de chasse, de garenne, de colombier, etc., etc., a été reçue avec la joie la plus enthousiaste par la grande masse du peuple, et en général par tous ceux que cela ne blesse pas directement. Quelques-uns même, parmi ces derniers, approuvent hautement cette déclaration ; mais j’ai beaucoup causé avec deux ou trois personnages de grand sens qui se plaignent amèrement de la grossière injustice et de la dureté de ces déclarations, qui ne produisent pas leur effet au moment même. M. l’abbé Arbre, auquel j’étais recommandé par M. de Brousonnet, eut non seulement la bonté de me communiquer les renseignements d’histoire naturelle qu’il avait recueillis lui-même dans les environs de Clermont, mais aussi il me fit connaître M. Chabrol, amateur très ardent de l’agriculture, qui me mit au courant de tout ce qui y touchait avec le plus grand empressement.

Le 13. — Royat, près de Clermont. Dans les montagnes volcaniques qui l’entourent et qui ont tant occupé les esprits ces années passées, il y a des sources que les physiciens représentent comme les plus belles et les plus abondantes de France ; on ajoutait que les irrigations environnantes méritaient qu’on les visitât ; cela m’engagea à prendre un guide. Quand la renommée parle de choses que ne connaissent pas ceux qui la répandent, on est sûr de la trouver exagérée : les irrigations se réduisent à une pente de montagne convertie par l’eau en prairie passable, mais à la grosse et sans entente de l’affaire. Celles de la vallée, entre Riom et Montferrand, sont bien au-dessus. Les sources sont abondantes et curieuses : elles sortent, ou plutôt jaillissent en sortant des rochers en quatre ou cinq courants dont chacun peut faire tourner un moulin ; c’est dans une caverne, un peu plus bas que le village, qu’elles se trouvent. Il y en a beaucoup d’autres une demi-lieue plus haut ; au fait, elles sont si nombreuses qu’il n’y a pas de rocher qui en soit dépourvu. Je m’aperçus au village que mon guide ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une femme pour m’indiquer les sources d’en haut : à notre retour elle fut arrêtée par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable village, lui-même, a sa milice nationale), pour s’être faite, sans permission, le guide d’un étranger. On la conduisit à un monceau de pierres, appelé le château : quant à moi, on me dit qu’on n’avait que faire de moi ; cette femme seulement devait recevoir une leçon qui lui enseignât la prudence à l’avenir. Comme la pauvre diablesse se trouvait dans l’embarras à cause de ma personne, je me décidai sur-le-champ à la suivre pour la faire relâcher, en attestant son innocence. Toute la populace du village nous accompagna, ainsi que les enfants de cette femme, qui pleuraient de crainte que leur mère ne fût emprisonnée. Arrivés au château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit l’accusation : tous furent d’accord que, dans des temps aussi dangereux, lorsque tout le monde savait qu’une personne du rang et du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à causer les plus vives alarmes, c’était pour une femme un très grand crime de se faire le guide d’un étranger, surtout un étranger qui avait pris tant de renseignements suspects : elle devait aller en prison. J’assurai qu’elle était complètement innocente, car il était impossible de lui prêter aucun mauvais dessein. J’avais vu les sources inférieures : désireux de visiter les autres je cherchais un guide, elle s’était offerte, elle ne pouvait avoir d’autre espérance que de rapporter quelques sols pour sa pauvre famille. Ce fut alors sur moi que tombèrent les interrogations. Puisque mon but n’était que de voir les sources, pourquoi cette multitude de questions sur le prix, la valeur et le revenu des terres ? Qu’est-ce que cela avait à faire avec les sources et les volcans ? Je leur répondis que ma position de cultivateur en Angleterre me faisait prendre à ces choses un intérêt personnel ; que s’ils voulaient envoyer prendre des informations à Clermont, ils pourraient trouver des personnes respectables qui leur attesteraient la vérité de ce que j’avançais. J’espérais que l’indiscrétion de cette femme (je ne pouvais l’appeler une faute) étant la première qu’elle ait commise, on la renverrait purement et simplement. On me le refusa d’abord, pour me l’accorder ensuite, sur ma déclaration que si on la menait en prison, je l’y suivrais en rendant la municipalité responsable. Elle fut renvoyée après une réprimande, et je repris mon chemin sans m’étonner de l’ignorance de ces gens, qui leur fait voir la reine conspirant contre leurs rochers et leurs sources ; il y a longtemps que je suis blasé sur ce chapitre-là. Je vis mon premier guide au milieu de la foule qui l’avait accablé d’autant de questions sur moi que je lui en avais posé sur les récoltes. Deux opinions se balançaient : la première, que j’étais un commissaire, venu pour évaluer les ravages faits par la grêle ; l’autre, que la reine m’avait chargé de faire miner la ville pour la faire sauter, puis d’envoyer aux galères tous les habitants qui en réchapperaient. Le soin que l’on a pris de noircir la réputation de cette princesse aux yeux du peuple est quelque chose d’incroyable, et il n’y a si grossières absurdités, ni impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans hésitation. — Le soir, théâtre. On donnait l’Optimiste : bonne troupe. Avant de quitter Clermont, je noterai qu’il m’est arrivé de dîner ou souper cinq fois à table d’hôte en compagnie de vingt à trente personnes, marchands, négociants, officiers, etc., etc. Je ne saurais rendre l’insignifiance, le vide de la conversation. À peine un mot de politique, lorsqu’on ne devrait penser à autre chose. L’ignorance ou l’apathie de ces gens doit être inimaginable ; il ne se passe pas de semaine dans ce pays qui n’abonde d’événements qui seraient discutés et analysés en Angleterre par les charpentiers et les forgerons. L’abolition des dîmes, la destruction des gabelles, le gibier devenu une propriété, les droits féodaux anéantis, autant de choses françaises, qui, traduites en anglais six jours après leur accomplissement, deviennent, ainsi que leurs conséquences, leurs modifications, leurs combinaisons, le sujet de dissertations pour les épiciers, les marchands de chandelles, les marchands d’étoffes et les cordonniers de toutes nos villes ; cependant les Français eux-mêmes ne les jugent pas dignes de leur conversation, si ce n’est en petit comité. Pourquoi ? parce que le bavardage privé n’exige pas de connaissances. Il en faut pour parler en public, et c’est pourquoi ils se taisent : je le suppose au moins, car la vraie solution est hérissée de mille difficultés. Cependant, combien de gens et de sujets dans lesquels la volubilité ne provient que de l’ignorance ? Enfin, que l’on s’explique le fait comme on voudra, pour moi il est constant et n’admet pas le moindre doute.

Le 14. — Issoire. Le pays est rendu pittoresque par la quantité de montagnes coniques qui s’élèvent de tous les côtés. Quelques-unes sont couronnées de villes, sur d’autres s’élèvent des forteresses romaines ; l’idée que tout cela est le produit d’un feu souterrain, quoique remontant à des âges bien trop éloignés pour qu’il en reste aucun témoignage que l’œuvre elle-même, cette idée tient constamment l’attention en éveil. M. de l’Arbre m’a donné une lettre pour M. de Brès, docteur en médecine à Issoire ; je trouvai celui-ci au milieu de ses concitoyens réunis à l’Hôtel de ville, pour entendre la lecture d’un journal. Il me conduisit au fond de la salle et me fit asseoir près de lui : le sujet de la lecture était la suppression des ordres monastiques et la conversion des dîmes. Je remarquai que les auditeurs, parmi lesquels il y en avait de la plus basse classe, étaient très attentifs ; tous paraissaient approuver ce qu’on avait dit des dîmes et des moines. M. de Brès, qui est un homme de grand sens, m’emmena à sa ferme, à demi-lieue de la ville, sur un terrain d’une richesse admirable ; comme toutes les autres fermes, celle-ci est aux mains d’un métayer. Soupé ensuite chez lui en bonne compagnie ; la discussion politique a été fort animée. On parlait des nouvelles du jour, on semblait disposé à approuver chaleureusement les dernières mesures ; je soutins que l’assemblée ne suivait aucun plan régulier ; elle avait la rage de la destruction sans le goût qui fait édifier de nouveau : si elle continuait ainsi, détruisant tout et n’établissant rien, elle jetterait à la fin le royaume dans une telle confusion, qu’elle-même n’aurait plus assez de pouvoir pour ramener l’ordre et la paix ; on serait sur le bord de l’abîme, ou de la banqueroute, ou de la guerre civile.

— Je hasardai mon avis que, sans une chambre haute, il ne peut y avoir de constitution solide et durable. Ce point fut très débattu, mais c’était assez pour moi que la discussion fût possible, et que de six ou sept messieurs il s’en trouvât deux pour adopter un système si peu au goût du jour que le mien. — 17 milles.

Le 15. — Jusqu’à Brioude, la campagne offre toujours le même intérêt. Le sommet de chacune des montagnes d’Auvergne est couronné d’un vieux château, d’un village ou d’une ville. Pour aller à Lampde (Lempdes), traversé la rivière sur un grand pont d’une seule arche. Là j’ai rendu visite à M. Greyffier de Talairat, avocat et subdélégué, pour lequel j’avais une recommandation ; il a eu la bonté de répondre avec soin à toutes mes demandes sur l’agriculture des environs. Il s’enquit beaucoup de lord Bristol, et apprit avec plaisir que je venais de la même province. Nous bûmes à la santé de ce seigneur avec du vin blanc très fort, très goûté par lui et conservé depuis quatre ans au soleil. — 18 milles.

Le 16. — En route de bonne heure pour éviter la chaleur dont je m’étais senti légèrement incommodé ; arrivé, à Fix. Traversé la rivière sur un bac, tout près d’un pont en construction, et monté graduellement dans un district d’origine volcanique où tout a été bouleversé par le feu. À la descente près de Chomet (la Chaumette), on remarque, à côté du chemin à droite, un amas de colonnes basaltiques ; ce sont de petits prismes hexagones très réguliers ; à gauche, dans la plaine, s’élève Poulaget (Paulhaguet). Fait halte à Saint-Georges, où je me procurai un guide et des mules pour visiter la chaussée basaltique de Chilliac (Chilhac), qui ne vaut certes pas qu’on se dérange. À Fix, j’ai vu un beau champ de trèfle, spectacle qui n’avait pas réjoui mes yeux, je crois, depuis l’Alsace. Je demandai à qui il appartenait : à M. Coffier, docteur en médecine. J’entrai chez lui pour obtenir quelques renseignements qu’il me donna très courtoisement en me permettant de parcourir presque toute sa ferme. Il me fit présent d’une bouteille de vin mousseux fait en Auvergne. Je lui demandai le moyen de visiter les mines d’antimoine à quatre heures d’ici ; mais il me dit que l’on était si enragé dans les environs et qu’il y avait eu dernièrement de si grands excès, qu’il me conseillait d’abandonner ce projet. À en juger par le climat et par les bois de pin, l’altitude doit être assez grande ici. Depuis trois jours je fondais de chaleur ; aujourd’hui, quoique le soleil soit brillant, je suis aussi à mon aise qu’un jour d’été en Angleterre. Il ne fait jamais plus chaud, mais on se plaint de l’intensité du froid de l’hiver ; l’année passée, il y a eu seize pouces de neige. L’empreinte des volcans est marquée partout ; les édifices et les murs de clôture sont en lave, les chemins formés de lave, de pouzzolane et de basalte : partout on remarque l’action du feu souterrain. Il faut cependant faire des réflexions pour s’apercevoir de la fertilité du sol. Les récoltes n’ont rien d’extraordinaire ; quelques-unes même sont mauvaises, mais aussi il faut considérer la hauteur. Nulle part je n’ai vu de cultures à cette altitude ; le blé vient sur des sommets de montagnes où l’on ne chercherait que des rochers, du bois ou de la bruyère (erica vulgaris). — 42 milles.

Le 17. — Les 15 milles de Fix au Puy en Velay sont du dernier merveilleux. La nature, pour enfanter ce pays tel que nous le voyons, a procédé par des moyens difficiles à retrouver autre part. L’aspect général rappelle l’Océan furieux. Les montagnes s’entassent dans une variété infinie, non pas sombres et désolées comme dans d’autres pays, mais couvertes jusqu’au sommet d’une culture faible à la vérité. De beaux vallons réjouissent l’œil de leur verdure ; vers le Puy, le tableau devient plus pittoresque par l’apparition de rochers les plus extraordinaires que l’on puisse voir nulle part.

Le château de Polignac, d’où le duc de ce nom prend son titre, s’élève sur l’un d’eux, masse énorme et hardie, de forme presque cubique, qui se dresse perpendiculairement au-dessus de la petite ville rassemblée à ses pieds. La famille de Polignac prétend à une origine très antique ; ses prétentions remontent à Hector ou Achille, je ne sais plus lequel ; mais je n’ai trouvé personne en France qui consentît à lui donner au delà du premier rang de la noblesse, auquel elle a assurément des droits. Il n’est peut-être pas de château ni mieux fait que celui-ci pour donner à une famille un orgueil local ; il n’est personne qui ne sentît une certaine vanité de voir son nom attaché depuis les temps les plus anciens à un rocher si extraordinaire ; mais si je joignais sa possession au nom, je ne le vendrais pas pour une province. L’édifice est si vieux, sa situation si romantique, que les âges féodaux vous reviennent à l’imagination par une sorte d’enchantement ; vous y reconnaissez la résidence d’un baron souverain, qui à une époque plus éloignée et plus respectable, quoique également barbare, fut le généreux défenseur de sa patrie contre l’invasion et la tyrannie de Rome. Toujours, depuis les révolutions de la nature qui l’ont vu surgir, cette masse a été choisie comme une forteresse.

Nos sentiments ne sont pas aussi flattés de donner notre nom à un château que rien ne distingue au milieu d’une belle plaine par exemple ; les antiques souvenirs des familles remontent à un âge de profonde barbarie où la guerre civile et l’invasion emportaient les habitants du plat pays. Les Bretons des plaines d’Angleterre se virent chassés jusqu’en Bretagne ; mais, retranchés derrière les montagnes du pays de Galles, ils y ont persisté jusqu’à aujourd’hui. À environ une portée de fusil de Polignac, il y a un autre rocher aussi remarquable, quoique moins grand. Dans la ville du Puy il s’en trouve un autre assez élevé et un second remarquable par sa forme de tour, sur lequel est bâtie l’église Saint Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies recouvrent de la lave ; tout, en un mot, est le produit du feu ou a subi son action, Le Puy, jour de foire, table d’hôte, ignorance habituelle. Plusieurs cafés, dont quelques-uns considérables, mais pas de journaux. — 15 milles.

Le 18 — En sortant du Puy, la montagne que l’on monte pour aller à Costerous, pendant quatre ou cinq milles, offre une vue de la ville bien plus pittoresque que celle de Clermont. La montagne avec sa ville conique, couronnée par son grand rocher et ceux de Saint-Michel et de Polignac, forme un tableau singulier. La route est superbe, toute en lave et en pouzzolane. Les pentes qui y touchent semblent se transformer en prismes basaltiques pentagones et hexagones ; les pierres servant de bornes sont des fragments de colonnes basaltiques. Pradelles, auberge tenue par les trois sœurs Pichot, une des plus mauvaises de France. Étroitesse, misère, saleté et ténèbres. — 20 milles.

Le 19. — Les forêts de pins sont très grandes près de Thuytz (Thueyts) ; il y a des scieries, une roue d’engrenage qui, poussant les pièces de bois, dispense d’employer un homme à cette besogne ; c’est un grand progrès sur ce qui se fait aux Pyrénées. Passé près d’une magnifique route neuve sur le versant d’immenses montagnes de granit, des châtaigniers se voient partout, étendant une verdure luxuriante sur des roches nues où il n’y a pas de terre. On sait que ce bel arbre aime les sols volcaniques ; il y en a de remarquables, j’en mesurai un de quinze pieds de circonférence à cinq pieds du sol ; beaucoup ont de neuf à dix pieds, avec une hauteur de cinquante à soixante pieds. À Maisse (Mayres), la belle route fait place à une autre route presque naturelle, qui traverse le rocher pendant quelques milles ; mais elle reprend environ 1/2 mille avant Thuytz ; elle égale tout ce que l’on peut voir. Formée de matériaux volcaniques, elle a quarante pieds de largeur, sans un caillou ; c’est une surface de niveau cimentée par la nature. On m’assura qu’un espace de 1,800 toises, soit 2 milles 1/2, avait coûté 180,000 liv. (8,250 liv.). Elle conduit, comme d’habitude, à une misérable auberge, mais l’écurie est large, et sous tous les rapports, l’établissement de M. Grenadier surpasse celui des demoiselles Pichot. Les mûriers font ici leur apparition, et avec eux les mouches ; c’est le premier jour où je m’en sois trouvé incommodé. À Thuytz, je me proposais de passer un jour pour aller à quatre milles de là visiter la Montagne de la Coup au Colet d’Ajza,[26] dont M. Faujas de Saint-Fond a donné une vue remarquable dans ses Recherches sur les volcans éteints. Je commençai mes dispositions en me procurant un guide et une mule pour le lendemain. À l’heure du dîner, le guide et sa femme vinrent me trouver et semblèrent désapprouver mes projets par les difficultés qu’ils élevaient à chaque moment ; comme je les avais questionnés sur le prix des vivres et d’autres choses, je suppose qu’ils me regardaient comme suspect, et me crurent de mauvaises intentions. Je tins bon cependant ; on me dit alors qu’il fallait prendre deux mules. « Très bien, ayez-en deux ! » Ils revinrent ; il n’y avait pas d’homme pour conduire ; à cela venaient s’ajouter de nouvelles expressions de surprise sur mon désir de voir des montagnes qui ne me regardaient en rien. Enfin, après avoir fait des difficultés à tout ce que je disais, ils me déclarèrent tout uniment que je n’aurais ni mule ni guide, et d’un air à ne me laisser aucun espoir. Environ une heure après, vint un messager très poli du marquis de Deblou, seigneur de la paroisse, qui, ayant su qu’il y avait à l’auberge un Anglais très désireux de visiter les volcans, me proposait de faire une promenade avec moi. J’acceptai son offre avec empressement, et prenant sur-le-champ la direction de sa demeure, je le rencontrai en chemin. Je lui expliquai mes motifs et les difficultés que j’avais rencontrées ; il me dit alors que mes questions avaient inspiré les soupçons les plus absurdes aux gens du pays, et que les temps étaient si critiques, qu’il me conseillait de m’abstenir de toute excursion hors de la grande route à moins qu’on ne montrât de l’empressement à me satisfaire en cela. Dans un autre moment, il eût été heureux de me conduire lui-même ; mais à présent, on ne saurait avoir trop de prudence. Impossible de résister à de telles raisons ; mais quelle mortification de laisser sans les voir les traces volcaniques les plus curieuses du pays ! car dans le dessin de M. de Saint-Fond, les contours du cratère sont aussi distincts que si la lave coulait encore. Le marquis me montra alors son jardin et son château, au milieu des montagnes ; derrière se trouve celle de Gravenne, volcan éteint selon toutes probabilités quoique le cratère soit difficile à distinguer. En causant avec lui et un autre monsieur sur l’agriculture, et particulièrement sur le produit des mûriers, ils me citèrent une petite pièce de terre qui, par la soie seule, donnait chaque année 120 liv. (5 liv. st. 5 s.) ; comme elle était près du chemin, nous y entrâmes. Sa petitesse me frappa comparée à son produit ; je la parcourus pour voir ce qu’elle contenait, et j’en pris note dans mon portefeuille. Peu après, à la brune, je pris congé de ces messieurs et rentrai à l’auberge. Mes actions avaient eu plus de témoins que je n’imaginais, car à onze heures, une bonne heure après que je m’étais endormi, un piquet de vingt hommes de la milice bourgeoise, armés de fusils, d’épées, de sabres et de piques, entra dans ma chambre et entoura mon lit selon les ordres du chef, qui me demanda mon passe port mais qui ne parlait pas anglais. Il s’ensuivit un dialogue trop long pour être rapporté ; je dus donner mon passeport, puis, cela ne leur suffisant pas, mes papiers. On me déclara que j’étais sûrement de la conspiration tramée par la reine, le comte d’Artois et le comte d’Entragues (grand propriétaire ici), et qu’ils m’avaient envoyé comme arpenteur pour mesurer leurs champs, afin d’en doubler les taxes. Ce qui me sauva fut que mes papiers étaient en anglais. Ils s’étaient mis en tête que ce nom était pour moi un déguisement, car ils parlent un tel jargon, qu’ils ne pouvaient s’apercevoir à mon accent que j’étais étranger. Ne trouvant ni cartes, ni plans, ni rien que leur imagination pût convertir en cadastre de leur paroisse, cela leur fit une impression dont je ne jugeai qu’à leurs manières, car ils ne s’entretenaient qu’en patois. Voyant cependant qu’ils hésitaient encore, et que le nom du comte d’Entragues revenait souvent sur leurs lèvres, j’ouvris un paquet de lettres scellées, en disant : « Voici, Messieurs, mes lettres de recommandation pour différentes villes de France et d’Italie, ouvrez celle qu’il vous plaira, et vous verrez, car elles sont écrites en français, que je suis un honnête fermier d’Angleterre, et non pas le scélérat que vous vous êtes imaginé. » Là-dessus, nouveau débat qui se termina en ma faveur, ils refusèrent d’ouvrir mes lettres, et se préparèrent à me quitter. Mes questions si nombreuses sur les terres, mon examen détaillé d’un champ après que j’avais prétendu n’être venu que pour les volcans, tout cela avait élevé des soupçons qui, me firent-ils remarquer, étaient très naturels lorsque l’on savait à n’en pouvoir douter que la reine, le comte d’Artois et le comte d’Entragues conspiraient contre le Vivarais. À ma grande satisfaction, ils me souhaitèrent une bonne nuit et me laissèrent aux prises avec les punaises qui fourmillaient dans mon lit comme des mouches dans un pot de miel. Je l’échappai belle, c’eût été une position délicate d’être jeté dans quelque prison commune, ou au moins gardé à mes frais jusqu’à ce qu’un courrier envoyé à Paris apportât des ordres, moi payant les violons. — 20 milles.

Le 20. — Mêmes montagnes imposantes jusqu’à Villeneuve-de-Berg. La route, pendant un demi-mille, passe au-dessous d’une immense masse de lave basaltiques, offrant différentes configurations et reposant sur des colonnes régulières ; au centre s’avance un grand promontoire. La hauteur, la forme, le caractère volcanique, pris par toute cette masse, présentent un spectacle magnifique aux yeux du vulgaire comme à ceux du savant. Au moment d’entrer à Aubenas, me trompant sur la route, qui n’est qu’à moitié finie, il me fallut tourner : c’était un terrain en pente et il y a rarement de parapets. Ma jument française a le malheur de reculer trop tout d’un coup, quand elle s’y met ; elle ne s’en fit pas faute en ce moment et nous fit rouler, la chaise de poste, elle et moi, dans le précipice ; la fortune voulut qu’en cet endroit la montagne offrît une sorte de plate-forme inférieure qui ne nous laissa tomber que d’environ 5 pieds. Je sautai de la voiture et tombai sans me faire de mal ; la chaise fut culbutée et la jument jetée sur le flanc et prise dans les harnais, ce qui la retint de tomber de soixante pieds de haut. Heureusement elle resta tranquille ; elle se serait débattue que la chute eût été imminente. J’appelai à mon aide quelques chaufourniers qui consentirent à grand’peine à se laisser diriger, en abandonnant chacun son plan particulier d’où il n’aurait pu résulter que du mal. Nous retirâmes d’abord la jument, puis la chaise fut relevée et la plus grande difficulté fut de ramener l’une et l’autre sur la route. C’est le plus grand risque que j’aie jamais couru. Quel pays pour s’y casser le cou ! Rester six semaines ou deux mois au Cheval blanc d’Aubenas, auberge qui serait le purgatoire d’un de mes pourceaux, seul, sans un parent, ni un ami, ni un domestique, au milieu de gens dont il n’y a pas un sur soixante qui parle français ! Grâces soient rendues à la bonne Providence qui m’en a préservé ! Quelle situation ! j’en frémis plus en y réfléchissant que je ne faisais en tombant dans le précipice. Je donnai aux sept hommes qui m’entouraient un petit écu de trois livres qu’ils refusèrent, pensant avec sincérité que c’était beaucoup trop. J’ai fait réparer mes harnais à Aubenas et visité, sans sortir de la ville, des moulins pour le dévidage de la soie qui sont considérables.

Villeneuve-de-Berg. — J’ai été traqué immédiatement par la milice bourgeoise. Où est votre certificat ? Puis la difficulté ordinaire : qu’il ne contenait pas de signalement. Pas de papiers ? La chose était, disaient-ils, de grande importance, et chacun d’eux parlait comme s’il se fût agi d’un bâton de maréchal. Ils m’accablèrent de questions et finirent par me déclarer suspect, ne pouvant concevoir qu’un fermier de Suffolk vînt voyager dans le Vivarais. Avait-on jamais entendu parler de voyages entrepris par intérêt pour l’agriculture ? Il fallait emporter mon passe-port à l’Hôtel de ville, assembler le conseil permanent et mettre un homme de faction à ma porte. Je leur répondis qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semblait, pourvu qu’ils ne m’empêchent pas de dîner, parce que j’avais faim ; ils se retirèrent. À peu près une demi-heure ensuite, un homme de bonne mine, croix de Saint-Louis, vint me faire quelques questions très polies et ne sembla pas conclure de mes réponses qu’il y eût en ce moment de conspiration très dangereuse entre Marie-Antoinette et A. Young. Il sortit en me disant qu’il espérait que je n’aurais à rencontrer aucune difficulté. Une autre demi-heure se passa et un soldat vint me prendre pour me conduire à l’Hôtel de ville, où le conseil était assemblé. On me posa de nombreuses questions, et j’entendis quelquefois s’étonner qu’un fermier anglais voyageât si loin pour observer l’agriculture, mais d’une manière convenable et bienveillante ; et quoique ce voyage parût aussi nouveau que celui de ce philosophe ancien qui faisait le tour du monde monté sur une vache et se nourrissant de son lait, on ne trouva rien d’invraisemblable dans mon récit, mon passe-port fut signé, on m’assura de tous les bons offices dont je pourrais avoir besoin, et ces messieurs me congédièrent en hommes bien élevés. Je leur contai la façon dont j’avais été traité à Thuytz, ils la condamnèrent fortement. Saisissant l’occasion, je leur demandai où se trouvait Pradel (Pradelles), terre d’Olivier de Serres, le fameux écrivain français sur l’agriculture du temps d’Henri IV. On me fit voir sur-le-champ par la fenêtre sa maison de ville, en ajoutant que Pradelles était à moins d’une demi-lieue. Comme c’était une des choses que j’avais notées avant de venir en France, je ne fus pas peu satisfait de ces renseignements. Pendant cet interrogatoire, le maire m’avait présenté à un monsieur qui avait fait une traduction de Sterne ; à mon retour à l’auberge je vis que c’était M. de Boissière, avocat général au parlement de Grenoble. Je ne voulus pas quitter cette ville sans connaître un peu une personne qui s’était distinguée plus d’une fois par sa connaissance de la littérature anglaise : j’écrivis donc un billet où je lui demandai la faveur de m’accorder un entretien avec un homme qui avait fait parler à notre inimitable auteur la langue du peuple qu’il aimait tant. M. de Boissière vint immédiatement, m’emmena chez lui, me présenta à sa femme et à quelques amis, et comme je montrais beaucoup d’intérêt pour ce qui avait rapport à Olivier de Serres, il me proposa une promenade à Pradelles. On croira aisément que cela entrait trop bien dans mes goûts pour refuser, et j’ai rarement passé de soirée plus agréable. Je contemplais la demeure de l’illustre père de l’agriculture française, de l’un des plus grands écrivains sur cette matière qui eussent alors paru dans le monde, avec cette vénération que ceux-là sentent seuls qui se sont adonnés à quelques recherches particulières et dont ils savourent en de tels moments les plus exquises jouissances. Je veux ici rendre honneur à sa mémoire, deux cents ans après ses efforts. C’était un excellent cultivateur et un excellent patriote, et Henri IV ne l’eût pas choisi comme l’agent principal de son grand projet de l’introduction de la culture des mûriers en France, sans sa renommée considérable, renommée gagnée à juste titre, puisque la postérité l’a confirmée. Il y a trop longtemps qu’il est mort pour se faire une idée précise de ce que devait être la ferme. La plus grande partie se trouve sur un sol calcaire ; il y a près du château un grand bois de chênes, beaucoup de vignes et des mûriers en abondance, dont quelques-uns sont assez vieux pour avoir été plantés de la main vénérable de l’homme de génie qui a rendu ce sol classique. Le domaine de Pradelles, dont le revenu est d’environ 5,000 livres (218 liv. st. 15 sh.), appartient à présent au marquis de Mirabel, qui le tient de sa femme, descendante des de Serres. J’espère qu’on l’a exempté de taxes à tout jamais ; celui qui, dans ses écrits, a posé les fondements de l’amélioration d’un royaume, devrait laisser à sa postérité quelques marques de la gratitude de ses concitoyens. Quand on montra, comme on me l’a montrée, la ferme de Serres à l’évêque actuel de Sisteron, il remarqua que la nation devrait élever une statue à la mémoire de ce grand génie : le sentiment ne manque pas de mérite, quoiqu’il ne dépasse pas en banalité l’offre d’une prise de tabac ; mais si cet évêque a en main une ferme bien cultivée, il lui fait honneur. Soupé avec monsieur et madame de Boissière, etc., et joui d’une agréable conversation. — 21 milles.

Le 21. — M. de Boissière, voulant avoir mon avis sur les améliorations à faire dans une ferme qu’il avait achetée à six ou sept milles de Berg, sur la route de Viviers, où j’allais, il m’accompagna jusque-là. Je lui conseillai d’en enclore bien une partie chaque année, finissant avec soin la chose commencée avant de passer à une autre, ou de ne pas s’en mêler du tout ; puis je le prémunis contre l’abus de l’écobuage. Je crains cependant que son homme d’affaires ne l’emporte sur le fermier anglais. J’espère qu’il aura reçu la graine de navets que je lui ai envoyée. Dîné à Viviers et passé le Rhône. L’arrivée à l’Hôtel de Monsieur, grand et bel établissement à Montélimart, après les auberges du Vivarais où il n’y a que de la saleté, des punaises et des buffets mal garnis, ressemblait au passage d’Espagne en France : le contraste est frappant, et je me frottai les mains d’être de nouveau dans un pays chrétien, chez les milords Ninchitreas et les miladis Bettis de M. Chabot[27]— 23 milles.

Le 22. — Ayant une lettre pour M. Faujas de Saint-Fond, le célèbre naturaliste, auquel le monde doit plusieurs ouvrages importants sur les volcans, les aérostats et d’autres sujets de l’étude de la nature, j’eus la satisfaction d’apprendre, en le demandant, qu’il était à Montélimart, et de voir, en lui rendant visite, un homme de sa valeur bien logé et paraissant dans l’aisance. Il me reçut avec cette politesse franche qui fait partie de son caractère, et me présenta sur-le-champ à M. l’abbé Bérenger, qui est un de ses voisins de campagne et un excellent cultivateur, et à un autre monsieur qui partage les mêmes goûts. Le soir, il m’emmena faire visite à une dame de ses amies adonnée aux mêmes recherches, madame Cheinet, dont le mari est membre de l’Assemblée nationale ; s’il a le bonheur de rencontrer à Versailles une dame aussi accomplie que celle qu’il a laissée à Montélimart, sa mission ne sera pas stérile et il pourra s’employer mieux qu’à voter des régénérations. Cette dame nous accompagna dans une promenade aux environs, et je fus enchanté de la trouver excellente fermière, très habile dans la culture, et tout à fait disposée à répondre à nos questions, particulièrement sur la culture de la soie. La naïveté de ce caractère et l’agréable conversation de cette personne avaient un charme qui m’aurait rendu délicieux un plus long séjour ici ; mais la charrue !…

Le 23. — Accompagné M. Faujas à sa terre de l’Oriol (Loriol), à 15 milles nord de Montélimart ; il est en train de bâtir une belle maison. Je fus content de voir sa ferme monter à 280 septerées de terre ; ma satisfaction eût été plus grande si je n’y avais pas trouvé un métayer. M. Faujas me plaît beaucoup ; la vivacité, l’entrain, le phlogistique de son caractère ne dégénèrent pas en légèreté ni en affectation ; il poursuit obstinément un sujet, et montre que ce qui lui plaît dans la conversation, c’est l’éclaircissement d’un point douteux par l’échange et l’examen consommé des idées qui s’y rapportent, et non pas cette vaine montre de facilité de parole qui n’amène aucun résultat. Le lendemain, M. l’abbé Bérenger vint avec un autre monsieur passer la journée ; on alla visiter sa ferme. C’est un excellent homme, qui me convient beaucoup ; il est curé de la paroisse et préside le conseil permanent. Il est à présent enflammé d’un projet de réunir les protestants à son église, et il nous parla avec bonheur du pouvoir qu’il avait eu de leur persuader de se mêler comme des frères à leurs concitoyens dans l’église catholique pour chanter le Te Deum, le jour des actions de grâces générales pour l’établissement de la liberté ; ils y avaient consenti par égard pour son caractère personnel. Sa conviction est ferme que chaque parti cédant un peu et adoucissant ou retranchant ce qu’il y a de trop blessant pour l’autre, ils pourront parvenir à un complet accord. Cette idée est si généreuse que je doute qu’elle convienne à la multitude, indocile à la voix de la raison, mais soumise à des futilités et à des cérémonies, et attachée à sa religion en raison des absurdités qu’elle y trouve. Il n’y a pas pour moi le moindre doute que la populace anglaise serait plus scandalisée de voir délaisser le symbole de saint Athanase, que tout le banc des évêques dont les lumières pourraient être une réflexion exacte de celles de la Couronne. M. l’abbé Bérenger vient d’achever un mémoire pour l’Assemblée nationale, dans lequel il propose son projet d’union des deux églises, et il a l’intention d’y ajouter une clause pour faire autoriser le mariage des prêtres. Il lui semblait évident que l’intérêt de la morale et celui de la nation demandaient que, cessant de rester isolé, le clergé partageât les relations et les attachements de ses concitoyens. Il faisait voir combien était triste la vie d’un curé de campagne, et, flattant mes goûts, il avançait que personne ne pouvait se livrer a la culture sans l’espoir de voir ses travaux continués par ses héritiers. Il me montra son mémoire, et je vis avec grand plaisir la bonne harmonie qui régnait entre gens des deux confessions, grâce, sans doute, à d’aussi bons curés. Le nombre des protestants est très considérable dans ce pays. Je l’engageai fortement à mettre à exécution son plan de mémoire sur le mariage, en l’assurant que, dans les circonstances actuelles, le plus grand honneur reviendrait à tous ceux qui soutiendraient ce mémoire, qu’on devait considérer comme la revendication des droits de l’humanité violemment et injurieusement déniés au grand détriment de la nation. Hier, avec M. Faujas de Saint-Fond, nous sommes passés près d’une congrégation de protestants, assemblés comme des druides sous cinq ou six beaux chênes, pour offrir leurs actions de grâces au Père qui leur donne le bonheur et l’espérance. Sous un semblable ciel, quel temple de pierre et de ciment pourrait égaler la dignité de celui-ci que leur a préparé la main du Dieu qu’ils révèrent ? Voici un des jours les mieux remplis que j’aye passés en France : nous avons dîné longuement et en fermiers, nous avons bu à l’anglaise au progrès de la charrue, et nous avons si bien parlé agriculture que j’aurais voulu avoir mes voisins de Suffolk pour partager ma satisfaction. Si M. Faujas de Saint-Fond vient en Angleterre, je le leur présenterai avec plaisir. — Retourné le soir à Montélimart. — 30 milles.

Le 25. — Traversé le Rhône au château de Rochemaure. Ce château s’élève sur un rocher de basalte, presque perpendiculaire, décelant, par sa structure prismatique, son origine ignée. Voyez les Recherches de M. Faujas. L’après-midi, gagné Pierrelatte au milieu d’un pays stérile et sans intérêt, bien inférieur aux environs de Montélimart. — 22 milles.

Le 26. — Il ne devient guère meilleur du côté d’Orange ; une chaîne de montagnes borde l’horizon sur la gauche, on ne voit rien du Rhône. Dans cette dernière ville, on voit les ruines d’un édifice romain de 60 à 80 pieds de haut, que l’on prend pour un cirque ; d’un arc de triomphe, dont les beaux ornements n’ont pas tout à fait disparu, et, dans une maison pauvre, un beau pavé très bien conservé, mais inférieur à celui de Nîmes. Le vent de bise a soufflé très fort ces derniers jours, sous un ciel clair, tempérant les chaleurs, qui sans lui seraient accablantes. Je ne sais si la santé des Français s’en accommode, mais il a sur la mienne un effet diabolique, je me sentais comme prêt à tomber malade, le corps dans un malaise nouveau pour moi. Ne pensant pas au vent, je ne savais à quoi l’attribuer, mais la coïncidence des deux choses me fit voir leur rapport comme probable ; l’instinct, en outre, beaucoup plus que la raison, me fait m’en garder autant que possible. Vers quatre ou cinq heures, le matin, il est si âpre qu’aucun voyageur ne se met en chemin. Il est plus pénétrant que je ne l’aurais imaginé ; les autres vents arrêtent la transpiration, celui-ci semble vous dessécher jusqu’à la moelle des os. — 20 milles.

Le 27. — Avignon. Soit pour avoir vu ce nom si souvent répété dans l’histoire du moyen âge, soit les souvenirs du séjour des papes, soit plus encore la mention qu’en fait Pétrarque dans ses poèmes, qui dureront autant que l’élégance italienne et les sentiments du cœur humain, je ne saurais le dire, mais j’approchais de cette ville avec un intérêt, une attente, que peu d’autres ont excité en moi. La tombe de Laure est dans l’église des Cordeliers ; ce n’est qu’une dalle portant une image à moitié effacée, et une inscription en caractères gothiques ; une seconde fixée dans le mur montre les armes de la famille de Sade. Incroyable puissance du talent quand il s’emploie à décrire des passions communes à tous les cœurs ! Que de millions de jeunes filles, belles comme Laure aussi tendrement aimées, qui, faute d’un Pétrarque, ont vécu et sont mortes dans l’oubli ! tandis que des milliers de voyageurs, guidés par ces lignes impérissables, viennent, poussés par des sentiments que le génie seul peut exciter, mêler leurs soupirs à ceux du poète qui, a voué ces restes à l’immortalité ! J’ai vu dans la même église un monument au brave Crillon, j’ai visité aussi d’autres églises et d’autres tableaux ; mais à Avignon, c’est toujours Laure et Pétrarque qui dominent. — 19 milles.

Le 28. — Visite au père Brouillony, visiteur provincial, qui, avec, la plus grande obligeance, me mit en rapport avec les personnes les plus capables en agriculture. De la roche où s’élève le palais du légat, on jouit d’une admirable vue des sinuosités du Rhône ; ce fleuve forme deux grande îles, arrosées et couvertes, comme le reste de la plaine, de mûriers, d’oliviers et d’arbres à fruits, les montagnes de la Provence, du Dauphiné et du Languedoc bornant l’horizon. J’ai été frappé de la ressemblance des femmes d’ici avec les Anglaises. Je ne pouvais d’abord me rendre compte en quoi elle consistait ; mais c’est dans la coiffure : elles se coiffent d’une manière tout à fait différente des autres Françaises.[28]. Une particularité plus à l’avantage du pays, c’est qu’on ne porte pas de sabots, je n’en ai pas vu non plus en Provence. Je me suis souvent plaint de l’ignorance de mes commensaux à table d’hôte, c’est bien pis ici : la politesse française est proverbiale, mais elle n’est certainement pas sortie des mœurs de ceux qui fréquentent les auberges. On n’aura pas, une fois sur cent, la moindre attention pour un étranger, parce qu’il est étranger. La seule idée politique qui ait cours chez ces gens-là est que, si les Anglais attaquent la France, il y a un million d’hommes armés pour les recevoir ; et leur ignorance ne semble pas distinguer un homme armé pour défendre sa maison de celui qui combat loin de sa terre natale. Sterne l’a bien remarqué, leur compréhension surpasse de beaucoup leur pouvoir de réfléchir. Ce fut en vain que je leur fis des questions comme les suivantes : Si une arme à feu, rouillée, dans les mains d’un bourgeois en faisait un soldat ? quand les soldats leur avaient manqué pour faire la guerre ? si jamais il leur avait manqué autre chose que de l’argent ? si la transformation d’un million d’hommes en porteurs de mousquets le rendrait plus abondant ? si le service personnel ne leur semblait pas une taxe ? si, par conséquent, la taxe payée par le service d’un million d’hommes aiderait à en payer d’autres plus utiles ? si la régénération du royaume, en mettant les armes à la main a un million d’hommes, avait rendu l’industrie plus active, la paix intérieure plus assurée, la confiance plus grande et le crédit plus ferme ? Enfin je les assurai que, si les Anglais les attaquaient en ce moment, la France jouerait probablement le rôle le plus malheureux qu’elle ait connu depuis le commencement de la monarchie. « Mais, poursuivais-je, l’Angleterre, malgré l’exemple que vous lui avez donné dans la guerre d’Amérique, dédaignera une telle conduite ; elle voit avec peine la constitution que vous vous faites, parce qu’elle la croit mauvaise ; mais, quoi que vous établissiez, Messieurs, vous n’aurez de vos voisins que des vœux de réussite, pas un obstacle. » Ce fut en vain, ils étaient persuadés que leur gouvernement était le meilleur du monde, que c’était une monarchie et non une république, ce que je contestai ; que les Anglais le croyaient excellent et qu’ils aboliraient très certainement leur chambre des lords ; je les laissai se complaire dans un espoir si bien fondé. Arrivé le soir à Lille (Lisle), dont le nom s’est perdu dans la splendeur de celui de Vaucluse. Impossible de voir de plus belles cultures, de meilleures irrigations et un sol plus fertile que pendant ces seize milles. La situation de Lille est fort jolie. Au moment d’y entrer, je trouvai de belles allées d’arbres entourées de cours d’eau murmurant sur des cailloux ; des personnes parfaitement mises étaient réunies pour jouir de la fraîcheur du soir, dans un endroit que je croyais être un village de montagnes. Ce fut pour moi comme une scène féerique. « Allons, disais-je, quel ennui de quitter ces beaux bois et ces eaux courantes pour m’enterrer dans quelque ville sale, pauvre, puante, étouffant entre ses murs, l’un des contrastes les plus pénibles à mes sentiments ! » Quelle agréable surprise ! l’auberge était hors de la ville, au milieu de ce paysage que j’avais admiré, et, de plus, une excellente auberge. Je me promenai pendant une heure au clair de la lune, sur les bords de ce ruisseau célèbre, dont les flots couleront toujours dans une œuvre de mélodieuse poésie. Je ne rentrai que pour souper, on me servit les truites les plus exquises et les meilleures écrevisses du monde. Demain je verrai cette fameuse source. — 16 milles.

Le 29. — Les environs de Lille m’enchantent ; de belles routes plantées d’arbres qui en font des promenades partent de cette ville comme d’une capitale, et la rivière se divise en tant de branches et conduites avec tant de soins, qu’il en résulte un effet délicieux, surtout pour celui dont l’œil sait reconnaître les bienfaits de l’irrigation.

Fontaine de Vaucluse, presque aussi célèbre, que celle d’Hélicon et à juste titre. On traverse une vallée que n’égale pas le tableau qu’on se fait de Tempé ; la montagne qui se dresse perpendiculairement présente à ses pieds une belle et immense caverne à moitié remplie par une eau dormante, mais limpide ; c’est la fameuse fontaine ; dans d’autres saisons elle remplit toute la caverne et bouillonne comme un torrent à travers les rochers ; son lit est marqué par la végétation. À présent l’eau ressort, à 200 yards plus bas, de masses de rochers, et, à très peu de distance, forme une rivière considérable détournée immédiatement par les moulins et les irrigations. Sur le haut d’un roc, auprès du village, mais au-dessous de la montagne, il y a une ruine appelée par le peuple le château de Pétrarque, qui, nous dit-on, était habité par M. Pétrarque et madame Laure.

Ce tableau est sublime ; mais ce qui le rend vraiment intéressant pour notre cœur, c’est la célébrité qu’il doit au génie. La puissance qu’ont les rochers, les eaux et les montagnes de captiver notre attention et de bannir de notre sein les insipides préoccupations de la vie ordinaire, ne tient pas à la nature inanimée elle-même. Pour donner de l’énergie à de telles sensations, il faut la vie prêtée par la main créatrice d’une forte imagination : décrite par le poète ou illustrée par le séjour, les actions, les recherches ou les passions des grands génies, la nature vit personnifiée par le talent, et attire l’intérêt qu’inspirent les lieux que la renommée a consacrés.

Orgon. — Quité le territoire du pape en traversant la Durance J’ai visité l’essai de navigation de Boisgelin, ouvrage entrepris par l’archevêque d’Aix. C’est un noble projet parfaitement exécuté là où il est fini ; pour le faire, on a percé une montagne sur une longueur d’un quart de mille, effort comparable à ce qu’on n’a jamais tenté dans ce genre. Voilà cependant bien des années qu’on n’y travaille plus, faute d’argent. — Le vent de bise a passé ; il souffle sud-ouest maintenant, et la chaleur est devenue grande ; ma santé s’en est remise à un point qui prouve combien ce vent m’est contraire, même au mois d’août. — 20 milles.

Le 30. — J’avais oublié de remarquer que, depuis quelques jours, j’ai été ennuyé par la foule de paysans qui chassent. On dirait qu’il n’y a pas un fusil rouillé en Provence qui ne soit à l’œuvre, détruisant toute espèce d’oiseaux. Les bourres ont sifflé cinq ou six fois à mes oreilles, ou sont tombées dans ma voiture. L’Assemblée nationale a déclaré chacun libre de chasser le gibier sur ses terres, et en publiant cette déclaration absurde telle qu’elle est, bien que sage en principe, parce qu’aucun règlement n’assure ce droit à qui il appartient, a rempli, me dit-on partout, la France entière d’une nuée de chasseurs insupportables. Les mêmes effets ont suivi les déclarations relatives aux dîmes, taxes, droits féodaux, etc., etc. On parle bien dans ces déclarations de compensations et d’indemnités, mais une populace ingouvernable saisit les bienfaits de l’abolition en se riant des obligations qu’elle impose. Parti au lever du jour pour Salon, afin de voir la Crau, une des parties les plus curieuses de la France par son sol, ou plutôt à cause de son manque de sol, car elle est couverte de pierres fort semblables à des galets : elle nourrit cependant de nombreux moutons. Visité les améliorations que M. Pasquali tente sur ses terres ; il entreprend de grandes choses, mais à la grosse : j’aurais voulu le voir et m’entretenir avec lui, malheureusement il n’était pas à Salon. Passé la nuit à Saint-Canat. — 40 milles.

Le 31. — Aix. Beaucoup de maisons manquent de vitres aux fenêtres. Les femmes portent des chapeaux d’homme, mais pas de sabots. Rendu visite à Aix à M. Gibelin, que les traductions des ouvrages du docteur Priestley et des Philosophical transactions ont rendu célèbre. Il me reçut avec cette politesse simple et avenante naturelle à son caractère ; il paraît être très affable. Il fit tout en son pouvoir pour me procurer les renseignements dont j’avais besoin, et il m’engagea à l’accompagner le lendemain à la Tour d’Aigues, pour voir le baron de ce nom, président du parlement d’Aix, pour lequel j’avais aussi des lettres. Ses essais dans les Trimestres de la Société d’agriculture de Paris prennent rang parmi les écrits les plus remarquables sur l’économie rurale que cette publication contienne.

Le 1er septembre. — Tour d’Aigues est à 20 milles nord d’Aix, de l’autre côté de la Durance, que nous passâmes dans un bac. Le pays, auprès du château, est accidenté et pittoresque et devient montagneux à 5 ou 6 milles de là. Le président me reçut d’une façon très amicale ; la simplicité de ses manières lui donne une dignité pleine de naturel : il est très amateur d’agriculture et de plantations. L’après-midi se passa à visiter sa ferme et ses beaux bois, qui font exception dans cette province si nue. Le château, avant qu’il eût été incendié par accident en grande partie, doit avoir été un des plus considérables de France ; mais il n’offre plus à présent qu’un triste spectacle. Le baron a beaucoup souffert de la révolution ; une grande étendue de terres, appartenant autrefois absolument à ses ancêtres, avait été donnée à cens ou pour de semblables redevances féodales, de sorte qu’il n’y a pas de comparaison entre les terres ainsi concédées et celles demeurées immédiates dans la famille. La perte des droits honorifiques est bien plus considérable qu’elle ne paraît, c’est la ruine totale des anciennes influences. Il était naturel d’en espérer quelque compensation aisée à établir, mais la déclaration de l’Assemblée nationale n’en alloue aucune, et l’on ne sait que trop dans ce château que les redevances matérielles que l’Assemblée avait déclarées rachetables se réduisent à rien, sans l’ombre d’une indemnité. Le peuple est en armes et très agité dans ce moment. La situation de la noblesse dans ce pays est terrible : elle craint qu’on ne lui laisse rien que les chaumières épargnées par l’incendie, que les métayers s’emparent des fermes sans s’acquitter de la moitié du produit, et qu’en cas de refus, il n’y ait plus ni lois ni autorité pour les contraindre. Il y a cependant ici une nombreuse et charmante société, d’une gaieté miraculeuse quand on songe aux temps, à ce que perd un si grand seigneur, qui a reçu de ces ancêtres tant de biens, dévorés maintenant par la révolution. Ce château superbe, même dans sa ruine, ces bois antiques, ce parc, tous ces signes extérieurs d’une noble origine et d’une position élevée, sont, avec la fortune et même la vie de leurs maîtres, à la merci d’une populace armée. Quel spectacle ! Le baron a une belle bibliothèque bien remplie, une partie est entièrement consacrée aux livres et aux brochures publiés sur l’agriculture dans toutes les langues de l’Europe. Sa collection est presque aussi nombreuse que la mienne. — 20 milles.

Le 2. — M. le président avait destiné cette journée à une visite à sa ferme dans les montagnes, à 5 milles environ, où il possède une vaste étendue de terrain et l’un des plus beaux lacs de la France, mesurant 2,000 toises de circonférence et 40 pieds de profondeur. Sur ses bords se dresse une montagne composée de coquilles agglomérées de façon à former une roche, malheureusement elle n’est pas plantée, les arbres sont l’accompagnement forcé de l’eau. La carpe atteint 25 livres et les anguilles 12 livres. Dans le lac du Bourget, en Savoie, on pèche des carpes de 60 livres. Un voisin, M. Jouvent, très au courant de l’agriculture du pays, nous accompagna et passa le reste du jour au château. J’obtins de précieux renseignements de M. le baron, de ce monsieur et de M. l’abbé***, j’ai oublié son nom. Le soir je parlai ménage avec une des dames, et j’appris entre autres choses que les gages d’un jardinier sont de 300 livres (13 l. st. 2/6 d.), de 150 livres (7 l. st.) pour un domestique ordinaire, de 75 à 90 livres (3 l. st. 18/9 d.) pour une cuisinière bourgeoise, de 60 à 70 livres (3 l. st. 1/3 d.) pour une bonne. Une belle maison bourgeoise se loue de 7 à 800 livres (35 l. st.). — 10 milles.

Le 3. — Pris congé de l’hospitalier baron de la Tour d’Aigues et retourné à Aix avec M. Gibelin. — 20 milles.

Le 4. — Jusqu’à Marseille il n’y a que des montagnes, mais beaucoup sont plantées de vignes et d’oliviers, l’aspect cependant est nu et sans intérêt. La plus grande partie du chemin est dans un état d’abandon scandaleux pour l’une des routes les plus importantes de la France ; à de certains endroits deux voitures n’y sauraient passer de front. Quel peintre décevant que l’imagination ! J’avais lu je ne sais quelles exagérations sur les bastides des environs de Marseille, qui ne se comptaient pas par centaines, mais par milliers. Louis XIV avait ajouté à ce nombre en construisant une forteresse, etc. J’ai vu d’autres villes en France où elles sont aussi nombreuses, et les environs de Montpellier, qui n’a pas de commerce extérieur, sont aussi soignés que ceux de Marseille ; cependant Montpellier n’a rien de rare. L’aspect de Marseille au loin ne frappe pas. Le nouveau quartier est bien bâti, mais le vieux, comme dans d’autres villes, est assez mal bâti et sale ; à en juger par la foule des rues, la population est grande, je n’en connais pas qui la surpasse sous ce rapport. Je suis allé le soir au théâtre ; il est neuf, mais sans mérite, et ne peut marcher de pair avec ceux de Bordeaux et de Nantes. La ville elle-même est loin d’égaler Bordeaux, les nouvelles constructions ne sont ni si belles, ni si nombreuses, le nombre des vaisseaux si considérable, et le port lui-même n’est qu’une mare à côté de la Garonne. — 20 milles.

Le 5. — Marseille ne mérite en aucune façon le reproche que j’ai si souvent fait à d’autres villes de manquer de journaux. J’en trouvai plusieurs au café d’Acajon, où je déjeunai. Distribué mes lettres, qui m’ont valu des renseignements sur le commerce, mais j’ai été désappointé de n’en pas recevoir une que j’attendais pour me recommander à M. l’abbé Raynal, le célèbre écrivain. Ici, comme à Aix, le comte de Mirabeau est le sujet des conversations de table d’hôte ; je le croyais plus populaire, d’après les extravagances que l’on a faites pour lui en Provence et à Marseille. On le regarde simplement comme un fort habile politique, dont les principes sont ceux du jour ; quant à son caractère privé, on ne s’en mêle pas, en disant que mieux vaut se servir d’un fripon de talent que d’un honnête homme qui en est dépourvu. Il ne faut pas entendre par là, cela se conçoit, que M. de Mirabeau mérite une semblable épithète. On le dit possesseur d’un domaine en Provence. Ce renseignement, je l’observai sur le moment, me causa un certain plaisir ; une propriété, dans des temps comme ceux-ci, est la garantie qu’un homme ne jettera pas partout la confusion pour se donner une importance qui lui serait refusée à une époque tranquille. Rester à Marseille sans connaître l’abbé Raynal, l’un des précurseurs, incontestablement, de cette révolution, eût été par trop mortifiant. N’ayant pas le temps d’attendre de nouvelles lettres, je résolus de me présenter moi-même. L’abbé était chez son ami M. Bernard. Je lui expliquai ma situation, et avec cette aisance et cette courtoisie qui annoncent l’usage du monde, il me répondit qu’il se sentirait toujours heureux d’obliger un homme de mon pays, puis, me montrant son ami : « Voici, Monsieur, me dit-il, une personne qui aime les Anglais et comprend leur langue. » En nous entretenant sur l’agriculture, que je leur dis être l’objet de mon voyage, ils me marquèrent tous les deux une grande surprise qu’il résultât de données vraisemblablement authentiques, que nous importions de grandes quantités de froment au lieu d’en exporter comme nous le faisions autrefois. Ils voulurent savoir, si le fait était exact, à quoi on devait l’attribuer, et l’un d’eux, en recourant au Mercure de France pour un état comparatif des importations et des exportations de blé, le lut comme une citation tirée de M. Arthur Young. Ceci me donna l’occasion de leur dire que j’étais ce Young, et fut pour moi la plus heureuse des présentations. Impossible d’être mieux reçu et avec plus d’offres de services le cas échéant. J’expliquai le changement qui s’était fait sous ce rapport par un très grand accroissement de population, cause qui agissait encore avec plus d’énergie que jamais. Notre conversation se tourna ensuite sur l’agriculture et l’état actuel des affaires, que tous deux pensaient aller mal : ils ne craignaient rien tant qu’un gouvernement purement démocratique, une sorte de république pour un grand pays comme la France. J’avouai alors l’étonnement que j’avais ressenti tant de fois de ce que M. Necker n’ait pas assemblé les états sous une forme et avec un règlement qui auraient conduit naturellement à l’adoption de la constitution d’Angleterre, débarrassée des taches que le temps y a fait découvrir. Sur quoi M. Bertrand me donna un pamphlet qu’il avait adressé à l’abbé Raynal, dans lequel il proposait de transporter dans la constitution française certaines dispositions de celle d’Angleterre. M. l’abbé Raynal fit remarquer que la révolution d’Amérique avait amené la révolution française ; je lui dis que, s’il en résultait la liberté pour la France, cette révolution avait été un bienfait pour le monde entier, mais bien plus pour l’Angleterre que pour l’Amérique. Ils crurent que je faisais un paradoxe, et je m’expliquai en ajoutant que, selon moi, la prospérité dont l’Angleterre avait joui depuis la dernière guerre surpassait, non seulement celle d’aucune période de son histoire, mais aussi celle de tout autre pays en aucun temps, depuis l’établissement des monarchies européennes ; c’est un fait prouvé par l’accroissement de la population, de la consommation, du commerce maritime, du nombre de marins ; par l’augmentation et les progrès de l’agriculture, des manufactures et des échanges ; en un mot, par l’aisance et la félicité croissantes du peuple. Je citai les documents publics sur lesquels je m’appuyais, et je m’aperçus que l’abbé Raynal, qui suivait attentivement ce que je disais ne connaissait en aucune façon ces faits curieux. Il n’est pas le seul, car je n’ai pas rencontré une personne qui les connût. Cependant ce sont les résultats de l’expérience la plus curieuse et la plus remarquable dans le champ de la politique, que le monde ait jamais vu : un peuple perdant un empire, treize provinces, et que cette perte fait croître en bonheur, en richesses, en puissance ! Quand donc adoptera-t-on les conclusions évidentes de cet événement merveilleux que toutes possessions au-delà des mers sont une cause de faiblesse, et que ce serait sagesse d’y renoncer ? Faites-en l’application en France., à Saint-Domingue, en Espagne, au Pérou, en Angleterre, au Bengale, et remarquez les réponses que vous recevrez. Cependant, je ne doute pas de ce fait. Je complimentai l’abbé sur sa généreuse donation de 1,200 liv. pour fonder un prix à la Société d’agriculture de Paris ; il me dit qu’il en avait été remercié, non point à la manière usuelle par une lettre du secrétaire, mais que tous les membres avaient signé. Son intention est de faire de même pour les Académies des sciences et des belles-lettres ; il a déjà donné pareille somme à l’Académie de Marseille comme un prix à décerner pour des recherches sur le commerce de cette ville. Il nourrit ensuite le projet de consacrer, quand il aura suffisamment fait d’épargnes, 1,200 liv. par an à l’achat, par les soins de la Société d’agriculture, de modèles des instruments de culture les plus utiles que l’on trouvera en pays étranger, principalement en Angleterre, afin d’en répandre l’usage en France. L’idée est excellente et mérite de grands éloges, cependant on peut douter que l’effet réponde à tant de sacrifices. Donnez l’instrument lui-même au fermier, il ne saura pas comment s’en servir et aura trop de préjugés pour le trouver bon ; il se donnera encore bien moins la peine de le copier. De grands propriétaires, répandus dans toutes les provinces et faisant valoir les terres avec l’enthousiasme de l’art, appliqueraient volontiers ces modèles, mais je crains qu’on n’en trouve aucun en France. L’esprit et l’occupation de la noblesse doivent prendre une tournure moins frivole avant qu’on en arrive là. On m’approuva de recommander les navets et les pommes de terre, mais la France manque de bonnes espèces, et l’abbé me cita une expérience que lui-même avait faite en employant, pour faire du pain, des pommes de terre anglaises et provençales : les premières avaient donné un tiers de plus en farine. Entre autres causes de la mauvaise culture en France, il compta la prohibition de l’usure ; à présent, les personnes de la campagne qui ont de l’argent le renferment au lieu de le prêter pour des améliorations. Ces sentiments font honneur à l’illustre écrivain, et je fus heureux de le voir accorder une partie de son attention à des objets qui avaient accaparé la mienne, et plus encore de le voir, quoique âgé, plein d’animation et pouvant vivre encore bien des années pour éclairer le monde par les productions d’une plume qui n’a jamais servi qu’au bonheur du genre humain.

Le 8. — Cuges. Pendant trois ou quatre milles, la route circule entre deux rangs de bastides et de murs ; elle est en pierre blanche qui donne une poussière incroyable ; à vingt perches de chaque côté, les vignes semblaient poudrées à blanc. Partout des montagnes et des pins rabougris. Vilain pays sans intérêt ; de petites plaines sont couvertes de vignes et d’oliviers. Vu des câpriers pour la première fois à Cuges. À Aubagne, on m’a servi à dîner six plats assez bons, un dessert et une bouteille de vin pour 24 sous, cela pour moi seul, car il n’y a pas de table d’hôte. On ne s’explique pas comment M. Dutens a pu appeler la poste aux chevaux de Cuges, une bonne auberge, c’est un misérable bouge ; j’avais pris sa meilleure chambre, il n’y avait pas de carreaux aux fenêtres. — 21 milles.

Le 9. — En approchant de Toulon, le pays se change en mieux, les montagnes sont plus imposantes, la mer se joint au tableau, et une certaine gorge entre des rochers est d’un effet sublime. Les neuf dixièmes de ces montagnes sont incultes, et malgré le climat ne produisent que des pins, du buis et de maigres herbes aromatiques. Aux environs de Toulon, surtout à Ollioules, il y a dans les buissons des grenadiers avec des fruits aussi gros que des pommes de nonpareille, il y a aussi quelques orangers. Le bassin de Toulon, avec ses lignes de vaisseaux à trois ponts et son quai plein de vie et d’activité, est très beau. La ville n’a rien de remarquable ; quant à l’arsenal, les règlements qui en défendent l’entrée, sont aussi sévèrement exécutés ici qu’à Brest ; j’avais cependant des lettres, mais toutes mes démarches furent vaines. — 25 milles.

Le 10. — Lady Craven m’avait envoyé chasser l’oie sauvage à Hyères (wild-goose chase). On croirait, à l’entendre, elle et bien d’autres, que ce pays est un jardin, mais on l’a bien trop vanté. La vallée est magnifiquement cultivée et plantée de vignes et d’oliviers, au milieu desquels se trouvent aussi des mûriers, des figuiers et d’autres arbres à fruit. Les montagnes sont un amas de roches dénudées, ou couvertes d’une pauvre végétation d’arbres toujours verts, comme des pins, des lentisques, etc. La vallée, quoique de blanches bastides l’animent de toutes parts, trahit cependant cette pauvreté du manteau de la nature qui choque l’œil dans les pays où dominent les oliviers et les arbres à fruit. Tout cela paraît sec en comparaison de la riche verdure de nos forêts du Nord. Les seules choses remarquables sont l’oranger et le citronnier, qui viennent ici en pleine terre, atteignent une grande taille, et font admirer chaque jardin par le voyageur qui se rend dans le Midi ; mais l’hiver dernier les a dépouillés de leurs richesses. Ils ont été en général si maltraités, qu’on a dû les couper jusqu’au collet, ou au moins les ébrancher complètement, mais ils jettent de nouveaux scions. Je crois que ces arbres, même bien portants et couverts de feuilles, pris en eux-mêmes, ajoutent peu à la beauté du paysage. Renfermés dans des jardins et entourés de murs, ils perdent encore de leur effet. Suivant toujours le tour de lady Craven, j’allai à la chapelle de Notre Dame de Consolation et sur les collines qui mènent chez M. Glapierre de Saint-Tropez ; je demandai aussi le père Laurent, qui parut très peu flatté de l’honneur qu’elle lui avait fait. On a une assez jolie vue des hauteurs qui entourent la ville. Les montagnes, les rochers, les collines, les îles de Porte-Croix (Portcros), de Porquerolles et du Levant, forment un ensemble harmonieux. Cette dernière est jointe à la terre ferme par une chaussée et un marais salant, que dans le pays on appelle une mare. Les pins qui s’élèvent çà et là ne font guère meilleur effet que des ajoncs. La verdure de la vallée est en contraste désagréable avec celle des oliviers. Les lignes du paysage sont belles, mais pour un pays dont la végétation est la gloire, celle-ci est pauvre et ne rafraîchit pas l’imagination par l’idée d’un abri contre un soleil brûlant. Je n’ai pas entendu parler qu’il y ait de cotonniers en Provence, comme l’avancent certains livres ; mais la datte et la pistache viennent bien, le myrte est partout spontané ainsi que le jasmin (commune et fruticans). Dans l’île du Levant se trouvent le Genista caudescens et le Teucrium herbopoma. À mon retour de la promenade à l’hôtel de Necker, l’hôte m’assomma d’une liste d’Anglais qui passent l’hiver à Hyères ; on a bâti beaucoup de maisons pour les louer à raison de deux à trois jours par mois, tout compris, mobilier, linge, couverts, etc., etc. Beaucoup de ces maisons dominent la vallée et la mer, et je crois bien que si le vent de bise ne s’y fait pas sentir, on y doit jouir d’un délicieux climat d’hiver. Peut-être en en est-il ainsi en novembre, décembre, janvier et février, mais en mars et avril ? L’hiver il y a à l’hôtel de Necker une table d’hôte très bien servie à 4 liv. par tête. Visité le jardin du roi, qui peut avoir dix à douze acres, et est rempli de tous les fruits de la région ; sa seule récolte d’orangers a donné l’année dernière 21,000 liv. (918 l. st. 15). Les orangers ont donné à Hyères jusqu’à deux louis par pied. Dîné avec M. de Sainte-Césaire, qui a une jolie maison nouvellement bâtie, avec un beau jardin entouré de murs et un domaine attenant ; il voudrait la vendre ou la louer. Lui et le docteur Battaile mirent une extrême obligeance à me renseigner sur ce pays. Retourné le soir à Toulon. — 34 milles.

Le 11. — Les préparatifs de mon voyage en Italie m’ont assez occupé. On m’a souvent répété, et des personnes habituées à ce pays, que je ne dois pas penser à y aller avec ma voiture à un cheval. J’aurais à perdre un temps infini pour surveiller les repas de mon cheval, et si je ne le faisais pas aussi bien pour le foin que pour l’avoine, on me volerait l’un et l’autre. Il y a en outre des parties périlleuses pour un voyageur seul, à cause des voleurs qui infestent les routes. Persuadé par les raisons de gens qui devaient s’y connaître mieux que moi, je me déterminai à vendre jument et voiture, et à me servir des vetturini qui semblent se trouver partout et à bon marché. À Aix on m’offrit 20 louis du tout ; à Marseille, 18 ; de sorte que plus j’allais, plus je devais m’attendre, à voir le prix baisser pour me tirer des mains des aubergistes et des garçons d’écurie, qui croyaient partout que je leur appartenais, je fis promener ma voiture et mon cheval dans les principales rues de Toulon, avec un grand écriteau portant à vendre et le prix 25 louis ; je les avais payés 32 à Paris. Mon plan réussit, je les vendis 22, ils m’avaient servi pendant plus de 1,200 milles ; cependant le marché fut bon aussi pour l’officier qui me les acheta. Il fallut ensuite penser à gagner Nice ; le croirait-on ? de Marseille, qui contient 100,000 âmes, comme de Toulon, qui en contient 30,000, sur la grande route d’Italie par Antibes et Nice, il ne part ni diligence ni service régulier. Un monsieur, à table d’hôte, m’assura qu’on lui avait demandé 3 louis pour une place dans une voiture allant à Antibes, et encore, il avait fallu attendre jusqu’à ce que l’autre place fût prise pour le même prix. Ceci paraîtra incroyable à ceux qui sont accoutumés au nombre infini de voitures qui sillonnent l’Angleterre dans toutes les directions. On ne trouve pas entre les plus grandes cités de la France les communications existant chez nous entre les villes secondaires de province : preuve concluante de leur manque de consommation et d’activité. Un autre monsieur qui connaissait bien la Provence, et qui avait été de Nice à Toulon par mer, me conseilla de prendre pour un jour la barque ordinaire qui fait ce service ; je verrais ainsi les îles d’Hyères : je lui dis que j’avais été à Hyères et visité la côte. « Vous n’avez rien vu, me dit-il, si vous n’avez pas vu ce petit archipel et la côte, contemplée de la mer, est ce qu’il y a de plus beau en Provence. Vous n’aurez qu’un jour de mer, puisque vous pouvez débarquer à Cavalero (Cavalaire) et prendre des mules pour Fréjus, et vous ne perdrez rien, puisque toute la route ressemble à ce que vous connaissez déjà : des montagnes, des vignes et des oliviers. » Son avis prévalut, et je m’entendis pour mon passage jusqu’à Cavalero avec le capitaine Jassoire, d’Antibes.

Le 12. — À six heures du matin, j’étais à bord ; le temps était délicieux, et la sortie du port de Toulon et de se rade m’intéressa au plus haut point. Il est impossible d’imaginer un port plus abrité et plus sûr. La partie la plus intérieure semble artificielle, elle est séparée du grand bassin par un môle sur lequel est bâti le quai. Il ne peut y entrer qu’un vaisseau à la fois, mais une flotte y tiendrait à l’aise. Il y a maintenant à l’ancre, sur deux lignes, le Commerce-de-Marseille, de 130 canons, le plus beau vaisseau de guerre de la marine française, 17 de 90 canons chacun, et d’autres plus petits. Dans le grand bassin, qui a 2 ou 3 milles de large, vous vous croyez entouré de tous côtés par les montagnes, ce n’est qu’au moment d’en sortir que vous devinez où se trouve l’issue qui le joint à la mer. La ville, les navires, la haute montagne sur laquelle ils se détachent, les collines couvertes de plantations et de bastides, s’unissent pour former un coup d’œil admirable. Quant aux îles d’Hyères et au tableau des côtes dont je devais jouir, la personne qui me les avait vantés manquait ou d’yeux ou de goût : ce sont des rochers nus où les pins donnent seuls l’idée de la végétation. N’étaient quelques maisons solitaires et ici et là quelque peu de culture pour varier l’aspect de la montagne, je me serais imaginé, à cet air sombre, sauvage et morne, avoir devant les yeux les côtes de la Nouvelle-Zélande ou de la Nouvelle-Hollande. Les pins et les buissons d’arbustes toujours verts la couvrent de plus de tristesse que de verdure. Débarqué le soir à Cavalero, que je m’imaginais être au moins une petite ville : il n’y a que trois maisons et plus de misère qu’on ne peut se l’imaginer. On me jeta un matelas sur les dalles de la chambre, car il n’y avait pas de lit ; pour me refaire de la faim que je venais d’endurer tout le jour, on ne me donna que des oeufs couvés, de mauvais pain et du vin encore pis ; quant aux mules qui devaient me mener à Fréjus, il n’y avait ni cheval, ni mule ni âne, rien que quatre bœufs pour le labourage. Je me voyais dans une triste position, et j’allais me décider à remonter à bord quoique le vent commençât à n’être rien moins que favorable, si le capitaine ne m’avait promis deux de ses hommes pour porter mon bagage à deux lieues de là, dans un village où je trouverais des bêtes de somme ; cette assurance me fit retourner à mon matelas.

Le 13. — Le capitaine m’a envoyé trois matelots, un Corse, le second à moitié Italien, le troisième Provençal, ne possédant pas à eux tous assez de français pour une heure de conversation. Nous nous mîmes en chemin à travers les montagnes, les sentiers tortueux, les lits de torrents, et nous nous trouvâmes enfin au village de Cassang (Gassin), sur le sommet d’une hauteur et à plus d’une lieue d’où nous devions nous rendre. Les matelots se rafraîchirent ; deux d’entre eux avec du vin, l’autre ne voulut jamais prendre que de l’eau. Je lui demandai s’il se sentait aussi fort que les autres avec ce régime. « Certainement, me répondit-il, aussi fort que tout autre homme de ma taille. » Je serais longtemps, je crois, avant de trouver un marin anglais qui veuille se prêter à l’expérience. Pas de lait ; déjeuné avec du raisin, du pain de seigle et de mauvais vin. On nous avait donné ce village, ou plutôt celui que nous avions manqué, comme très triche en mules ; mais le propriétaire des deux seules dont on nous parla étant absent, je n’eus d’autre ressource que de m’arranger avec un homme qui, pour 3 livres, me mena à une lieue de là, à Saint-Tropez, en faisant porter mon bagage sur un âne. En deux heures je gagnai cette ville, dans une jolie position et assez bien bâtie sur un beau bras de mer. Depuis Cavalero il n’y a que des montagnes couvertes, pour les dix-neuf vingtièmes, de pins ou de misérables arbustes toujours verts. Traversé le bras de mer, qui a plus d’une lieue de large. Les passeurs avaient servi à bord d’un vaisseau de ligne et se plaignaient beaucoup des traitements qu’ils avaient subis, mais en ajoutant que, maintenant qu’ils étaient libres, ils seraient mieux considérés, et que, en cas de guerre, les Anglais se verraient payés d’autre monnaie ; ils n’avaient eu devant eux que des esclaves, ils auraient des hommes maintenant. Débarqué à Saint-Maxime, où j’ai loué deux mules et un guide pour Fréjus. Mêmes montagnes, mêmes solitudes de pins et de lentisques ; quelque arbousiers vers Fréjus. Très peu de culture avant la plaine qui y touche. J’ai traversé 30 milles aujourd’hui ; 5 sont tout à fait incultes. La côte de Provence présente partout le même désert ; cependant le climat devrait permettre de trouver sur ces montagnes de quoi nourrir des moutons et du bétail, au lieu d’y laisser des broussailles inutiles. Il vaudrait bien mieux que la liberté fît voir ses effets sur les champs qu’à bord d’un navire de guerre. — 30 milles.

Le 14. — Je suis resté à Fréjus pour me reposer, examiner les environs, quoiqu’ils n’aient rien de beau, et préparer mon voyage à Nice. Il y a des restes d’un amphithéâtre et d’un aqueduc En demandant une voiture de poste, je trouvai qu’il n’y avait rien de semblable ici ; je n’avais d’autre ressource que les mules. Je m’arrangeai avec le garçon d’écurie (car le maître de poste se croit trop d’importance pour se mêler de rien), et il revint me dire que cela ne me coûterait que 12 liv. jusqu’à Estrelles. Un pareil prix pour 10 milles monté sur une misérable bête, c’était engageant : j’offris la moitié ; le garçon m’assura qu’il m’avait dit le prix le plus bas et s’en alla croyant me tenir sous sa griffe. J’allai me promener autour de la ville pour recueillir quelques plantes qui étaient en fleurs, et, rencontrant une femme qui menait un âne chargé de raisin, je lui demandai à quoi elle s’occupait ; un interprète me répondit qu’elle gagnait son pain à rapporter ainsi du raisin. Je lui proposai de porter ainsi mon bagage à Estrelles (l’Esterel), et lui demandai son prix. 40 sous. Elle les aura. Le point du jour étant pris pour heure de départ, je retournai à l’hôtel au moins en grand économiste, épargnant 10 livres par ma marche.

Le 15. — Moi, mon guide féminin et l’âne, nous cheminâmes joyeusement à travers la montagne ; le malheur était que nous ne nous entendions pas, je sus seulement qu’elle avait un mari et trois enfants. J’essayai de connaître si ce mari était bon et si elle l’aimait beaucoup ; mais impossible d’en venir à bout ; peu importe, c’était son âne qui me servait, et non pas sa langue. À Estrelles je pris des chevaux de poste : il n’y avait ni ânes, ni femmes pour les conduire, sans cela je les aurais préférés. Je ne saurais dire combien est agréable pour un homme qui marche bien, une promenade de quinze milles quand on en a fait mille assis dans une voiture. Toujours ce même vilain pays, montagne sur montagne, ces mêmes broussailles, pas un mille en culture sur vingt. Les jardins de Grasse font seuls exception, on y fait de grands mais bien singuliers travaux. Les roses sont la principale culture, pour la fabrication de l’essence que l’on suppose venir du Bengale. On dit que quinze cents fleurs n’en donnent qu’une goutte, vingt fleurs se vendent un sol et une once d’essence 400 livres (17 liv. st. 10 sh.) Les tubéreuses se cultivent pour les parfumeurs de Paris et de Londres. Le romarin, la lavande, la bergamote, l’oranger forment ici de grands objets de culture. La moitié de l’Europe tire d’ici ses essences. La situation de Cannes est jolie, tout près du rivage, avec les îles Sainte-Marguerite, où se trouve une affreuse prison d’État, à deux milles en mer, et à l’horizon, les lignes pittoresques des montagnes d’Estrelles. Ces montagnes sont de la dernière nudité. Dans tous les villages depuis Toulon, à Fréjus. Estrelles, etc, j’ai demandé du lait, il n’y en a pas, même de chèvre ou de brebis ; quant au beurre, l’aubergiste d’Estrelles me dit que c’était un article qui venait de Nice en contrebande. Grands Dieux ! quelles idées nous nous faisons, nous autres gens du Nord, avant de les avoir connus, d’un beau soleil, d’un climat délicieux, qui produisent les myrtes, les orangers, les citronniers, les grenadiers, les jasmins et les haies d’aloès ; si l’eau y manque, ce sont les plus grands déserts du globe. Dans nos bruyères, nos tourbières les plus affreuses, on a du beurre, du lait, de la crème : que l’on me donne de quoi nourrir une vache, je laisserai de bon cœur les orangers de la Provence. La faute, cependant, en est plus aux gens qu’au climat ; et comme le peuple ne peut pas faire de fautes, lui, jusqu’à ce qu’il devienne le maître, tout est l’effet du gouvernement. On trouve dans ces déserts les arbousiers (Arbutus) ; le laurier-tin (Laurus tinus), les cistes (Cistus) et le genêt d’Espagne. Personne à l’auberge, excepté un marchand de Bordeaux, revenant d’Italie. Nous soupâmes ensemble, et notre entretien ne fut pas dénué d’intérêt : « il était triste, disait-il, de voir le mauvais effet de la révolution française en Italie, partout où il avait passé. — Malheureuse France ! » s’écriait-il souvent. Il me fit beaucoup de questions et me dit que ses lettres confirmaient mes récits. Tous les Italiens semblaient convaincus que la rivalité de l’Angleterre et de la France était finie ; la première était maintenant pleinement à même de se venger de la guerre d’Amérique par la prise de Saint-Domingue et de toutes les autres possessions de la France outre-mer. Je lui dis que cette idée était pernicieuse et tellement contraire aux intérêts personnels des hommes du gouvernement d’Angleterre, qu’il n’y fallait pas penser. Il me dit que nous serions merveilleusement magnanimes de ne pas le faire, et que nous donnerions là un exemple de pureté politique suffisant à éterniser la partie de notre caractère que l’on croyait la plus faible : la modération. Il se plaignait amèrement de la conduite de certains meneurs de l’Assemblée nationale qui semblaient déterminés à la banqueroute et peut-être à la guerre civile. — 22 milles.

Le 16. — À Cannes, je n’avais pas le choix, ni postes ni voitures, ni chevaux ni mules de louage : j’en fus réduit à me rabattre sur une femme et son âne. À cinq heures du matin je partis pour Antibes. Ces neuf milles sont cultivés, sauf les montagnes, qui sont désertes en général. Antibes, comme ville de frontière, est régulièrement fortifiée, le môle est joli et on y jouit d’une belle vue. Pris une chaise de poste pour Nice ; passé le Var et dit, pour le moment, adieu à la France[29].

RETOUR D’ITALIE

Le 21 décembre. — Jour le plus court de l’année pour une expédition qui eût demandé tout le contraire, le passage du mont Cenis, sur lequel tant de choses ont été écrites. Pour ceux que la lecture a remplis de l’attente de quelque chose de sublime, c’est une illusion aussi grande qu’on en peut trouver dans les romans ; si l’on en croyait les voyageurs, la descente en ramassant sur la neige se fait avec la rapidité de l’éclair ; mon malheur ne me permit pas de rencontrer quelque chose d’aussi merveilleux. À la Grande-Croix, nous nous assîmes entre quatre bâtons parés du nom de traîneau, on y attelle une mule, et un conducteur qui marche entre l’animal et le traîneau sert principalement à fouetter de neige la figure du voyageur. Arrivés au précipice qui mène à Lanebourg (Lans-le-Bourg), on renvoie la mule et on commence à ramasser. Le poids de deux personnes, le guide s’étant assis à l’avant du traîneau pour le diriger avec ses talons dans la neige, est suffisant à mettre le tout en mouvement. Pendant la plus grande partie de la route, il se contente de suivre très modestement le sentier des mules, mais de temps en temps, pour éviter un détour, il prend la droite ligne, et alors le mouvement est assez rapide pour être agréable. Les guides pourraient raccourcir de moitié et satisfaire les Anglais avec cette rapidité, qui leur plaît tant. Actuellement on ne va pas plus vite qu’un bon cheval anglais au trot. Les exagérations viennent peut-être de voyageurs qui, passant dans l’été, ont cru les muletiers sur parole. Voyager sur la neige fait naître assez communément de risibles incidents ; la route des traîneaux n’est pas plus large que ce véhicule, et quelquefois nous rencontrions des mules, etc. On se demandait souvent qui céderait le pas, et avec raison, car la neige a dix pieds de profondeur, et les pauvres bêtes y regardaient un peu avant de s’engloutir. Une jeune Savoyarde, montée sur un mulet, fut tout à fait malheureuse ; en passant près du traîneau, sa monture, qui était rétive, trébucha et la jeta dans la neige ; la pauvrette y tomba la tête la première et assez profondément pour que ses grâces fissent l’effet d’un poteau fourchu. Les mauvais plaisants de muletiers riaient de trop bon cœur pour songer à la tirer d’embarras. Si c’eût été une ballerina italienne, l’attitude n’aurait eu pour elle rien de bien mortifiant. Ces aventures joviales et un beau soleil firent passer agréablement la journée, et à Lanebourg nous étions d’assez bonne humeur pour avaler de bon appétit un dîner qu’en Angleterre nous eussions fait porter au chenil. — 20 milles.

Le 22. — Passé tout le jour dans les hautes Alpes. Les villages paraissent pauvres, les maisons sont mal bâties, et les gens n’ont pour leur bien-être que du bois de pin en abondance, encore les forêts qui le fournissent sont-elles le refuge des loups et des ours. Dîné à Modane, couché à Saint-Michel. — 25 milles.

Le 23. — Traversé Saint-Jean de Maurienne, siège épiscopal ; rencontré tout auprès quelque chose de mieux qu’un évêque, la plus jolie, ou plus exactement la seule jolie des femmes que nous ayons vues en Savoie. On nous dit que c’était madame de la Coste, femme d’un fermier des tabacs ; j’aurais été plus content de savoir qu’elle appartenait à la charrue. Les montagnes se montrent moins menaçantes, elles s’écartent assez pour offrir à la courageuse industrie des habitants quelque chose comme une vallée, mais le torrent, qui en est jaloux, s’en empare avec la violence du despotisme, et comme ses frères, les tyrans, il ne règne que pour ravager. Les vignes s’étendent sur quelques pentes, les mûriers commencent à paraître, les villages deviennent plus grands, mais ce sont des amas informes de pierres plutôt que des rangées régulières de maisons. Cependant à l’intérieur de ces humbles chaumières, au pied de ces montagnes couvertes de neige, où la lumière ne vient que tardivement et où la main de l’homme semble plutôt l’exclure que la rechercher, la paix et le contentement qui accompagnent une vie honnête pourraient, devraient trouver un asile, si la nature seule y faisait sentir sa misère ; le poids du despotisme peut être plus lourd encore. Par instants la vue est pittoresque et agréable, des enclos s’attachent aux parois de la montagne, comme un tableau fixé au mur d’une chambre. Les gens sont en général mortellement laids et de petite taille. La Chambre, triste dîner, couché à Aiguebelle. — 30 milles.

Le 24. — Aujourd’hui le pays devient bien meilleur, nous approchons de Chambéri, les montagnes s’éloignent, tout en gardant leur hauteur imposante, les vallées s’élargissent, les versants se cultivent, et près de la capitale de la Savoie, de nombreuses maisons de campagne animent cette scène. Au-dessus de Mal-Taverne se trouve Châteauneuf, résidence de la comtesse de ce nom. Je fus indigné de voir au village un carcan avec une chaîne et un collier de fer, signe de l’arrogance seigneuriale de la noblesse et de la servitude du peuple. Je demandai pourquoi il n’avait pas été brûlé avec l’horreur qu’il méritait. Cette question n’excita pas la surprise comme je m’y attendais, et comme elle l’aurait fait avant la révolution française. Ceci amena une conversation dans laquelle j’appris qu’en haute Savoie il n’y a pas de seigneurs ; les gens y sont en général à leur aise, ils ont quelques petites propriétés, et, malgré la nature, la terre y est presque aussi chère que dans le pays bas, où les gens sont pauvres et malheureux. « Pourquoi ? — Parce qu’il y a partout des seigneurs. » Quel malheur que la noblesse, au lieu d’être le soutien, la bienfaitrice de ses pauvres voisins, devienne son tyran par ces exécrables droits féodaux ! N’y a-t-il donc que les révolutions qui, en brûlant ses châteaux, la force à céder à la violence ce qu’elle devrait accorder à la misère et à l’humanité ? Nous nous étions arrangés de manière à arriver de bonne heure à Chambéri, pour visiter le peu qu’il y a de curieux. C’est le séjour d’hiver de presque toute la noblesse savoyarde. Le plus beau domaine du duché ne donne pas au delà de 60,000 liv. de Piémont (3,000 l. st.), mais on vit ici en grand seigneur pour 20,000 liv. Un gentilhomme qui n’a que 150 louis de revenu veut passer trois mois à la ville ; pour y faire pauvre figure, il doit donc mener une misérable vie pendant les neuf mois de campagne. Les oisifs voient leur Noël manquée, la cour n’a pas permis l’entrée de la troupe ordinaire de comédiens français, craignant qu’ils n’apportassent avec eux, à ces rudes montagnards, l’esprit de liberté de leur pays. Est-ce faiblesse, est-ce bonne politique ? Chambéri avait pour moi des objets plus intéressants. Je brûlais de voir les Charmettes, le chemin, la maison de madame de Warens, la vigne, le jardin, tout, en un mot, de ce qui a été décrit par l’inimitable plume de Rousseau. Il y avait dans madame de Warens quelque chose de si délicieusement aimable, en dépit de ses faiblesses ; sa gaieté constante, son égalité d’humeur, sa tendresse, son humanité, ses entreprises agricoles, et plus que tout, l’amour de Rousseau, ont gravé son nom parmi le petit nombre de ceux dont la mémoire nous est chère, par des raisons plus aisées à sentir qu’à expliquer. La maison est à un mille environ de Chambéri, faisant face au chemin rocailleux qui mène à la ville et à la châtaigneraie, située dans la vallée. Elle est petite, semblable à celle d’un fermier de cent acres, sans prétentions, en Angleterre : le jardin pour les fleurs et les arbustes est très simple. Le tableau plaît, on aime à se savoir près de la ville sans la sentir en rien, comme Rousseau l’a décrit. Il ne pouvait que m’intéresser et je le vis avec la plus grande émotion, il me souriait même avec la triste nudité de décembre. Je m’égarai sur ces collines où Rousseau s’était certainement promené et qu’il avait peintes de couleurs si agréables. En retournant à Chambéri, mon cœur était plein de madame de Warens. Nous avions dans notre compagnie un jeune médecin, M. Bernard de Modane en Maurienne, homme de bonnes manières, ayant des relations à Chambéri ; je fus fâché de le voir ignorant de tout ce qui concernait madame de Warens, excepté sa mort. En me remuant un peu, j’obtins le certificat suivant :

Extrait du registre mortuaire de l’église paroissiale de
Saint-Pierre de Lemens.

« Le 30 juillet 1762 a été inhumée, dans le cimetière de Lemens, dame Louise-Françoise-Éléonore de la Tour, veuve du seigneur baron de Warens, native de Vevey, canton de Berne, en Suisse ; morte hier, à dix heures du soir, en bonne chrétienne et munie des derniers sacrements de l’Église, à l’âge de 63 ans. Elle avait abjuré la religion protestante il y a trente-six ans, persévérant depuis dans la nôtre. Elle a fini ses jours au faubourg de Nesin, où elle vivait depuis environ huit ans, dans la maison de M. Crépine. Elle avait demeuré auparavant pendant quatre ans au Rectus, dans la maison du marquis d’Allinge. Elle n’avait pas quitté cette ville depuis son abjuration. »

« Signé : GAIME, Recteur de Lemens. »

« Je soussigné, recteur actuel de la paroisse dudit Lemens, certifie que ceci est un extrait fait par moi, du registre mortuaire de l’église dudit lieu, sans y avoir ajouté ou retranché quoi que ce soit, et, après l’avoir colligé, je l’ai trouvé conforme à l’original. En foi de quoi j’ai signé les présentes à Chambéri, ce vingt-quatre décembre 1789.

Signé : A. SACHOD, Recteur de Lemens. »

Le 20 — Quitté Chambéri avec le regret de ne pas le connaître davantage. Rousseau fait une agréable peinture du caractère de ses habitants,[30], j’aurais voulu pouvoir l’apprécier. Voici la pire journée qu’il y ait eu pour moi depuis bien des mois : un dégel glacial accompagné de pluie et de neige fondue ; cependant à cette époque de l’année où la nature laisse à peine paraître un sourire, les environs étaient charmants ; les vallées, les collines se mêlent dans une telle confusion, que l’ensemble est assez pittoresque pour accompagner une scène du désert, et assez adouci par la culture et les habitations pour produire une beauté enchanteresse. Tout le pays est enclos jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, première ville de France où nous nous arrêtâmes pour dîner et passer la nuit. Le passage des Echelles, taillé dans le roc par le duc de Savoie, est un superbe et prodigieux ouvrage. À Pont, nous entrons de nouveau dans ce noble royaume, et nous revoyons ces cocardes de liberté et ces armes dans les mains du peuple, qui, nous l’espérons, ne serviront qu’à maintenir la paix du pays et celle de l’Europe. — 24 milles.

Le 26. — Dîné à Tour-du-Pin, couché à Verpilière (la Verpillière). Cette entrée est, sous le rapport de la beauté, la plus avantageuse pour la France. Que l’on vienne d’Espagne, d’Angleterre, des Flandres ou de l’Italie par Antibes, rien n’égale ceci. Le pays est réellement magnifique, bien planté, bien enclos et paré de mûriers et de quelques vignes. On n’y trouve à redire que pour les maisons, qui, au lieu d’être blanches et bien bâties comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en chaume, sans cheminées, la fumée sortant ou par un trou dans le toit ou par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons ont un air de pauvreté qui jure avec l’aspect général de la campagne. En sortant de Tour-du-Pin, nous avons vu de grands communaux. Passé par Bourgoin, ville importante. Gagné Verpilière. Ce pays est très accidentés très beau, bien planté et parsemé de châteaux, de fermes et de chaumières. Un soleil radieux ne contribuait pas peu à sa beauté. Depuis dix ou douze jours il a fait, de ce côté des Alpes, un temps magnifique et chaud ; dans les Alpes, et de l’autre côté, dans les plaines de la Lombardie, nous étions gelés et enterrés dans les neiges. La garde bourgeoise examina nos passe ports à Pont-de-Beauvoisin et à Bourgoin, mais nulle part ensuite. On nous assure que le pays est parfaitement calme, on ne monte plus la garde dans les villages, et on ne recherche plus les émigrés comme cet été. Passé, non loin de Verpilière, à côté du château de M. de Veau, qui a été incendié ; il est bien situé et adossé à un beau bois. M. Grundy était ici en août ; quelques jours après ces ravages, il y avait encore un paysan pendu à un arbre de l’avenue, le seul de ceux que la garde bourgeoise avait saisis pour ces brigandages. — 27 milles.

Le 27. — Changement soudain ; la campagne, l’une des plus belles de France, devient plate et sombre. Arrivé a Lyon, et là, pour la dernière fois, j’ai vu les Alpes. On a du quai le magnifique coup d’œil du mont Blanc, que je ne connaissais pas auparavant : j’éprouve une certaine mélancolie en pensant que je quitte l’Italie, la Savoie et les Alpes, pour ne les revoir probablement jamais. Quelle terre peut se comparer à l’Italie pour tout ce qui la rend illustre ! Elle a été le séjour des grands hommes, le théâtre des grandes actions, la seule carrière où les beaux-arts aient régné sans partage. Où trouver plus de charmes pour les yeux, les oreilles, plus de sujets de curiosité ? Pour chacun l’Italie est le second pays du monde, preuve certaine qu’il en est le premier. Au théâtre : une chose en musique qui m’a trop rappelé l’Italie par le contraste ! Quelle ordure que cette musique française ! Les contorsions de la dissonance incarnée ! Le théâtre ne vaut pas celui de Nantes, encore bien moins celui de Bordeaux. — 18 milles.

Le 28 — J’avais des lettres pour M. Goudard, grand négociant en soies, et j’étais passé hier chez lui ; il m’avait invité à déjeuner pour ce matin. J’essayai de toutes les façons d’avoir quelques renseignements sur la manufacture de Lyon, ce fuit en vain : toujours c’est selon ou c’est suivant. Visite à M. l’abbé Rozier, auteur du volumineux Dictionnaire d’agriculture in-quarto. Je voulais simplement voir l’homme que l’on élevait aux nues, et non pas lui demander, selon mon habitude, des notions simples et pratiques, qu’il ne fallait pas attendre du compilateur d’un dictionnaire. Quand M. Rozier était à Béziers, il occupait une ferme considérable ; mais en devenant citadin, il plaça sur sa porte la devise suivante : « Laudato ingentia rura, exiguum colito » mauvais excuse pour se passer tout à fait de ferme. Par deux ou trois fois j’essayai d’amener la conversation sur la pratique, mais il s’échappa de ce sujet par des rayons tellement excentriques de la science, que je sentis la vanité de mes tentatives. Un médecin présent à notre entretien me fit observer que si je tenais à des choses purement pratiques, c’était aux fermiers ordinaires qu’il fallait m’adresser, montrant par son ton et ses manières que cela lui semblait au-dessous de la science. M. l’abbé Rozier possède cependant de vastes connaissances, quoiqu’il ne soit pas fermier, et dans les branches où son inclination l’a poussé, il est célèbre à juste titre : il n’est éloge qu’il ne mérite pour avoir fondé le Journal de physique, qui, en somme, est de beaucoup le meilleur qu’il y ait en Europe. Sa maison est magnifiquement située, en face d’un beau paysage, sa bibliothèque est garnie de bons livres, et tout chez lui annonce l’aisance. Visité ensuite M. Frossard, ministre protestant, qui mit avec un aimable empressement tout ce qu’il connaissait à ma disposition, et, pour le reste, m’adressa à M. Roland la Platerie (de la Platière), inspecteur des fabriques de Lyon. Ce monsieur avait sur différents sujets des notes qui enrichissaient son entretien, et, comme il ne s’en montrait pas jaloux, j’eus l’agréable certitude de ne pas quitter Lyon sans emporter ce que j’y étais venu chercher. M. Roland, quoique déjà assez âgé, a une jeune et belle femme, celle à qui il adressait ses lettres d’Italie, publiées ensuite en cinq ou six volumes. M. Frossard ayant invité M. de la Platerie à dîner, notre entretien recommença sur l’agriculture, les manufactures et le commerce ; nos opinions étaient à peu près les mêmes, excepté sur le dernier traité, qu’il condamnait injustement selon moi ; la discussion s’engagea. Il soutenait avec chaleur que la soie aurait dû jouir des avantages assurés à la France : je lui représentai que l’offre en avait été faite au ministère français, qui l’avait refusée ; j’allai plus loin, j’osai soutenir que, si cela avait eu lieu, l’avantage aurait été pour nous, en supposant, suivant les idées ordinaires, que le bénéfice et la balance du commerce soient la même chose. Je lui demandai sa raison de croire que la France achèterait les soies de Piémont et de Chine, et les vendrait à meilleur marché que l’Angleterre, tandis que nous achetons les cotons de France pour nos fabriques et nous pouvons, malgré les droits et les charges, les donner à meilleur compte que ce pays. Ces points et quelques autres semblables furent discutés avec cette attention et cette bonne foi qui leur donnent tant d’intérêt auprès des personnes qui aiment un entretien libre sur des sujets instructifs. Le point de jonction des deux fleuves, la Saône et le Rhône, est à Lyon un des objets les plus dignes de la curiosité des voyageurs. La ville serait sans doute mieux placée sur ce terrain égal à la moitié de l’espace qu’elle couvre actuellement ; les travaux au moyen desquels il a été conquis sur les fleuves ont ruiné leurs entrepreneurs. Je préfère Nantes à Lyon. Lorsqu’une ville s’élève au confluent de deux rivières, on doit supposer que celles-ci ajoutent à la magnificence du tableau qu’elle présente. Sans quais larges, propres et bien bâtis, que sont les fleuves pour les cités, sinon des canaux qui leur apportent la houille et le goudron ? Mettons à l’écart la terrasse d’Adelphi et les nouveaux bâtiments de Somerset-place, la Tamise contribue-t-elle plus à la beauté de Londres que Fleetditch tout enterré qu’il est ? Je ne connais rien qui trompe autant notre attente que les villes, il y en a si peu dont le tracé satisfasse aux exigences du goût !

Le 29. — Parti de bon matin avec M. Frossard pour visiter une ferme des environs. Mon compagnon est un champion dévoué de la nouvelle constitution qui s’établit en France. Justement, tous ceux de la ville avec qui j’ai parlé représentent l’état des fabriques comme atteignant la plus extrême misère. Vingt mille personnes ne vivent que de charités, et la détresse des basses classes est la plus grande que l’on ait vue, plus grande que l’on ne pourrait se l’imaginer. La cause principale du mal que l’on ressent ici est la stagnation du commerce, causée par l’émigration des riches et le manque absolu de confiance chez les marchands et les manufacturiers, d’où de fréquentes banqueroutes. Dans une période où on peut mal supporter un accroissement de charges, on s’épuise en souscriptions énormes pour le soutien des pauvres ; on ne paye pas pour eux moins de 40,000 louis d’or par an, y compris le revenu des hôpitaux et des fondations charitables. Mon compagnon de voyage, désirant arriver au plus tôt à Paris, m’a persuadé de l’accompagner dans sa chaise de poste, façon de voyager détestable à mon goût, mais la saison m’y forçait. Un autre motif : c’était d’avoir plus de temps à passer à Paris pour observer ce spectacle extraordinaire d’un roi, d’une reine et d’un dauphin de France, prisonniers de leur peuple. J’acceptai donc, et nous nous sommes mis en route aujourd’hui après dîner. Au bout de dix milles nous atteignîmes les montagnes. La campagne est triste, ni clôtures, ni mûriers, ni vignes, de grandes terres incultes, et rien qui indique le voisinage d’une grande ville. Couché à Arnas. Bon hôtel. — 17 milles.

Le 30. — En chemin de bon matin pour Tarare, dont la montagne est moins formidable en réalité qu’on veut bien le dire. Même pays jusqu’à Saint-Symphorien. Les maisons deviennent plus belles, plus nombreuses en approchant de la Loire, que l’on passe à Roanne ; c’est déjà une belle rivière, navigable depuis bien des milles, et conséquemment à une grande distance de son embouchure. Beaucoup d’énormes bateaux plats. — 50 milles.

Le 31. — Belle journée, soleil brillant ; nous n’en connaissons guère de semblable en Angleterre dans cette saison. Les bois du Bourbonnais commencent après Droiturier. Le pays devient meilleur : à Saint-Gérand le Puy, il est animé par de jolies maisons blanches et des châteaux ; cela continue jusqu’à Moulins. J’ai cherché ici mon vieil ami M. l’abbé Barut, et j’ai revu M. le marquis de Gouttes, à l’occasion de la vente du domaine de Riaux ; je désirais qu’il m’assurât de nouveau de me prévenir avant de s’entendre avec un autre acheteur ; il me le promit, et je n’hésitai pas à me fier à sa parole. Jamais aucune occasion ne m’a tenté comme celle-ci d’acquérir une magnifique propriété dans l’une des plus belles parties de la France et l’un des plus beaux climats de l’Europe. Dieu veuille, s’il lui plaît de prolonger ma vie, que dans ma triste vieillesse je ne me repente pas d’avoir repoussé, sans y penser à deux fois, une offre que la prudence m’ordonnait d’accepter, tandis que le seul préjugé m’empêchait de le faire. Le ciel m’accorde la paix et la tranquillité pour le soir de mes jours, qu’ils se passent en Suffolk ou dans le Bourbonnais ! — 38 milles.

ANNÉE 1790

1er janvier. — Nevers a un bel aspect, se dressant avec orgueil sur les bords de la Loire ; mais après l’entrée, elle est comme mille autres villes. Vues de loin, toutes ressemblent à un groupe de femmes se pressant l’une contre l’autre ; vous voyez ondoyer leurs plumes et étinceler leurs diamants ; vous croyez ces ornements des signes certains de la beauté ; mais approchez, vous reconnaîtrez trop souvent l’argile commune. Vaste panorama au nord de la montagne qui descend à Pougues et, après Pouilly, beau paysage où serpente la Loire. — 75 milles.

Le 2. — Briare. Le canal annonce les heureux effets de l’industrie. Nous quittons ici la Loire. Sur toute la route, la campagne est très variée, sèche en grande partie ; des rivières, des collines, des bois, la rendent fort agréable ; mais presque partout le sol est pauvre. Passé en vue de nombreux châteaux, parmi lesquels il en a de beaux. Couché à Nemours, chez un aubergiste surpassant en friponnerie tous ceux que nous avions rencontrés en Italie comme en France. Notre souper se composait de : une soupe maigre, une perdrix et un poulet rôtis, un plat de céleri, un petit chou-fleur, deux bouteilles de méchant vin du pays et un dessert consistant en deux biscuits et quatre pommes. Voici la note : Potage 1 l. 10 s. — Perdrix, 2 l. 10 s. — Poulet, 2 l. — Céleri, 1 l. 4 s. — Chou-fleur, 2 l. — Pain et dessert, 2 l. — Feu et appartement, 6 l. — Total, 19 l. 8 s. Nous eûmes beau nous récrier sur ce vol, ce fut en vain. Nous insistâmes alors pour qu’il acquittât sa note, ce qu’il fit de mauvaise grâce en mettant à l’Étoile, Foulliare. Mais comme, en nous menant à l’auberge, on ne nous avait pas annoncé l’Étoile, mais l’Écu de France, nous soupçonnions quelque duperie ; effectivement, nous vîmes, en sortant de la maison pour l’examiner, que l’enseigne était bien celle de l’Écu, et on nous apprit que le nom de ce coquin était Roux au lieu de Foulliare. Il ne s’attendait pas à être ainsi démasqué, non plus qu’au torrent d’injures et de reproches qui nous échappa sur son infâme conduite ; mais il se sauva à toutes jambes et fut se cacher jusqu’à notre départ. En bonne conscience, on doit au monde de noter un tel gredin. — 60 milles.

Le 3. — Traversé la forêt de Fontainebleau, gagné Melun, puis Paris. Les soixante postes de Lyon à Paris, équivalant à 300 milles anglais, nous reviennent, y compris les trois louis du loyer de la chaise (vieux cabriolet français à deux roues) et les dépenses d’auberge, etc., à 15 liv. st., soit 1 sh. par mille ou 6 d. par mille et par tête. À Paris, je me dirigeai immédiatement vers mon ancienne demeure, l’hôtel de Larochefoucauld ; j’avais reçu à Lyon une lettre du duc de Liancourt, par laquelle il me priait de me considérer dans son hôtel comme chez moi, ainsi que je le faisais du temps de sa regrettable mère, la duchesse d’Estissac, qui était morte pendant mon voyage en Italie. Je trouvai mon ami Lazowski en bonne santé, et nous pûmes parler à gorge déployée de ce qui s’était passé en France depuis mon départ de Paris. — 46 milles.

Le 4 — Après le déjeuner, j’ai fait un tour aux Tuileries, où se présenta le spectacle le plus extraordinaire que Français ou Anglais ait vu dans cette ville : le roi se promenant avec un ou deux officiers de sa maison et un page au milieu de six grenadiers de la garde bourgeoise. Les portes du jardin étaient fermées, par respect pour lui, afin d’en exclure toute personne qui n’a pas le titre de député ou une carte d’admission. Quand il rentra dans le palais, on les ouvrit pour tout le monde sans distinction, quoique la reine se promenât encore avec une dame de la cour. Elle aussi était escortée par des gardes françaises, et de si près, que, pour n’être pas entendue d’eux, elle devait parler à voix basse. La populace la suivait, parlant très haut et ne lui marquant d’autre respect que de lui ôter son chapeau quand elle passait ; c’est plus que je n’aurais cru. Sa Majesté ne paraît pas bien portante, elle semble affectée et sa figure en garde des traces. Le roi est aussi gras que s’il n’avait aucun souci. Par ses ordres, on a réservé un petit jardin pour l’amusement du Dauphin, on y a bâti un petit pavillon où il se retire en cas de pluie : je le vis à l’ouvrage avec sa bêche et son râteau, mais non sans deux grenadiers pour l’accompagner. C’est un joli petit garçon, d’un air très avenant ; il ne passe pas sa sixième année ; il se tient bien. Partout où il va, on lui ôte son chapeau, ce que j’observais avec plaisir. Le spectacle de cette famille prisonnière (car telle est sa véritable situation) choque au premier abord ; ce serait à bon droit, si, comme je le crois, il ne le fallait pas absolument pour effectuer la révolution ; mais dans cette nécessité personne ne peut blâmer le peuple de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour assurer cette liberté saisie par la violence. Il n’y a de condamnable, dans un tel moment, que ce qui met en danger la liberté de la nation. Je dois cependant avouer ici mes doutes : je ne sais si ce traitement de la famille royale doit être regardé comme une garantie de liberté, ou si, au contraire, ce n’est pas une démarche fort périlleuse qui expose au hasard tout ce que l’on a gagné. Je me suis entretenu avec plusieurs personnes aujourd’hui, et leur ai fait part de mes appréhensions en les peignant même plus vives qu’elles ne sont en réalité, afin de connaître leur sentiment ; il est évident que l’on est à présent dans la crainte d’une contre-révolution. Grande partie de ce danger, sinon le tout, vient de la violence faite à la famille royale. Avant, l’Assemblée nationale ne répondait que des lois et de la future constitution, à présent elle a toute la responsabilité du gouvernement de l’État, du pouvoir exécutif comme du législatif. Cette situation critique a nécessité des efforts constants de la milice parisienne. Le grand but de M. de La Fayette et des autres chefs militaires est d’améliorer sa discipline et de la former assez pour pouvoir y placer leur confiance s’il en était besoin pour le champ de bataille. Mais tel est l’esprit de liberté, même dans les choses militaires, qu’on peut être officier aujourd’hui et rentrer demain dans les rangs, méthode qui rend difficile d’atteindre le point que l’on se propose. L’armée permanente se compose à Paris de 8,000 hommes, payés 15 sous par jour. Dans ce nombre sont compris les gardes françaises qui passèrent au peuple à Versailles ; il y a également 800 cavaliers, coûtant chacun 1 500 liv. (62 liv. st. 15 sh. 6 d.) par an, leurs officiers ont la paye double de ceux de l’armée.

Le 5. — L’adresse présentée hier au roi par l’Assemblée nationale lui a fait honneur auprès de tous. Je l’ai entendu louer par des gens de toute opinion. Elle avait trait à la fixation de la liste civile. On avait arrêté d’envoyer au roi une députation pour le prier d’en déterminer le montant, en consultant moins son goût pour l’économie que le sentiment de la dignité dont il convient d’entourer le trône. Dîné avec le duc de Liancourt, dans les appartements des Tuileries, qui, au retour de Versailles, lui ont été assignés comme grand maître de la garde-robe : deux fois la semaine il donne un grand dîner aux députés, il en vient de vingt à quarante. On avait fixé trois heures et demie, mais j’attendis avec quelques députés, qui avaient quitté l’Assemblée, jusqu’à sept heures, que le duc arriva avec le reste des convives.

Il y a dans l’Assemblée un écrivain de valeur, auteur d’un très bon livre, dont j’attendais quelque chose au-dessus de la médiocrité ; mais il est plein de tant de gentillesse, que j’en fus ébahi en le voyant. Sa voix est le murmure d’une femme, comme si ses nerfs ne lui permettaient pas un exercice aussi violent que de parler assez haut pour se faire entendre ; quand il soupire ses idées, c’est les yeux à demi fermés ; il tourne la tête de côté et d’autre comme si ses paroles devaient être reçues comme des oracles, et il a tant de laisser-aller et de prétentions à l’aisance et à la délicatesse sans avantages personnels qui secondent ses gentillesses, que j’admirai par quel art on avait formé un tel ensemble d’éléments hétérogènes. N’est-il pas étrange de lire avec ravissement le livre d’un auteur, de se dire : Cet homme est complet, tout se tient chez lui, il n’y a point de cette boursouflure, de ces niaiseries si communes chez les autres, et de trouver tant de petitesse !

Le 6, le 7 et le 8. — Le duc de Liancourt ayant l’intention de prendre une ferme pour la cultiver selon les principes anglais, il me pria de l’accompagner, ainsi que mon ami Lazowski, à Liancourt, pour lui donner mon opinion sur les terres et les moyens d’accomplir ses projets, ce à quoi je me rendis sur-le-champ. Je fus témoin d’une scène qui me fit sourire : à peu de distance du château de Liancourt, il y a un vaste terrain inculte, tout à côté de la route, et qui appartient au duc. Je vis quelques ouvriers très occupés à le couper en petites divisions par des hayes, à le niveler, à le défoncer, enfin perdant un travail précieux sur un terrain qui n’en valait pas la peine. Je demandai à l’intendant s’il croyait cette dépense utile : il me répondit que les pauvres de la ville, au début de la révolution, déclarèrent que, faisant partie de la nation, la terrains incultes, propriétés de la nation, leur appartenaient ; en conséquence, passant de la théorie à la pratique, ils en prirent possession sans autre formalités et commencèrent à cultiver ; le duc, ne voyant pas leur industrie avec déplaisir, n’y mit aucun obstacle. Ceci montre l’esprit général et prouve que, poussé un peu plus loin, ce ne serait pas peu de chose pour la propriété dans ce royaume. Dans ce cas, cependant, je ne puis que le louer ; car s’il y a une injustice criante, c’est qu’un homme garde inutilement de la terre qu’il ne veut ni cultiver ni laisser cultiver aux autres. Les pauvres gens meurent de faim devant des déserts qui les nourriraient par milliers. Ils sont sages, et suivent la raison et la philosophie en s’emparant de ces terrains, et je souhaite de tout cœur qu’une loi permette chez nous ce qu’ont fait ici les paysans français. — 72 milles.

Le 9. — Déjeuné aux Tuileries. M. Desmarets, de l’Académie des sciences, a apporté un Mémoire présenté par la Société royale d’agriculture à l’Assemblée nationale, sur les améliorations à introduire dans l’agriculture ; on y signale, entre autres choses, de plus grands soins à donner aux abeilles, à la panification et à l’obstétrique. À l’avènement d’un gouvernement libre et patriote, dont l’agriculture peut espérer des jours d’or, ces objets sont sans doute d’une extrême importance. Quelques parties de ce Mémoire méritent vraiment l’attention. Rendu visite à M. de Nicolaï, mon compagnon de voyage, c’est un homme considérable ; grand hôtel, domestiques nombreux ; son père est maréchal de France et lui-même premier président d’une chambre du parlement de Paris, la noblesse de cette ville l’avait choisi pour son représentant aux états généraux, il a décliné cet honneur. Il m’a invité à dîner dimanche, me promettant d’avoir M. Decrétot, le célèbre fabricant de Louviers. — Assemblée nationale. Le comte de Mirabeau a parlé sur les membres de la chambre des vacations au parlement de Rennes ; il est vraiment éloquent, plein d’ardeur, de vie, d’énergie, d’impétuosité. Soirée chez la duchesse d’Anville : il y avait le marquis et la marquise de Condorcet, etc. ; on n’a parlé que de politique.

Le 10. — Les chefs de l’Assemblée nationale sont : Target, Chapelier, Mirabeau, Barnave, Volney le voyageur ; jusqu’à l’attaque contre les biens du clergé, l’abbé Sieyès en était ; mais cette mesure lui a tellement déplu, qu’il ne s’avance plus autant maintenant. Les démocrates violents, qui ont la réputation d’être si républicains en principe, qu’ils n’admettent pas même la nécessité politique du nom de roi, sont appelés les enragés. Ils ont une assemblée à l’église des Jacobins, que l’on nomme le Club de la Révolution ; elle se tient chaque soir dans la même salle où fut formée la fameuse ligue sous le règne de Henri III, et ils sont si nombreux que toutes les propositions sont discutées ici avant d’être portées à l’Assemblée nationale. J’ai rendu visite ce matin à plusieurs personnes, toutes très dévouées à ce parti et je leur ai dit que ceci ressemblait trop à une junte parisienne gouvernant toute la France, pour ne pas devenir à la longue impopulaire et dangereux. Il m’a été répondu que l’ascendant que Paris s’était arrogé était absolument nécessaire pour la sûreté de la nation entière ; que si rien ne se faisait que par le consentement préalable de tous, on perdrait les plus précieuses occasions, et l’Assemblée serait constamment exposée à une contre-révolution. On avouait cependant que cela faisait naître de grandes jalousies, surtout à Versailles, où (ajoutait-on) se trouvent sans doute les complots qui ont la personne du roi pour objet.

Il y a là des émeutes fréquentes, sous prétexte de la cherté du pain, et de tels mouvements sont certainement très dangereux, car ils ne peuvent éclater si près de Paris sans que le parti aristocratique de l’ancien gouvernement ne s’efforce d’en prendre avantage pour les tourner vers un but bien différent de celui qu’elles s’étaient d’abord proposé. Je remarquai dans toutes les conversations combien est générale la croyance des menées du vieux parti pour mettre le roi en liberté. On semble presque persuadé que la révolution ne sera entièrement consommée que par l’une de ces tentatives. Il est curieux de voir l’opinion déclarer que, si l’une d’elles offrait la moindre apparence de succès, le roi la payerait immanquablement de sa vie ; le caractère national est si changé, non seulement sous le rapport de l’affection envers le souverain mais aussi de cette douceur et de cette humanité pour laquelle on l’a si longtemps admiré, que l’on admet cette supposition sans horreur ni remords. En un mot, la ferveur de la liberté est maintenant une sorte de rage ; elle absorbe toute autre passion et ne laisse paraître aux regards que ce qui promet d’assurer cette liberté. Dîné en grande compagnie chez M. de Larochefoucauld ; les dames, les messieurs faisaient également de la politique. Je dois remarquer un autre effet de la révolution, qui n’a rien que de naturel, c’est l’amoindrissement ou plutôt l’anéantissement de l’énorme pouvoir du sexe ; auparavant les dames se mêlaient de tout pour tout gouverner ; je vois clairement la fin de leur règne. Les hommes de ce pays étaient des marionnettes mues par leurs femmes ; au lieu de donner à présent le ton, elles doivent, dans les questions d’intérêt national, le recevoir et se résigner à se mouvoir dans la sphère de quelque chef politique, c’est-à-dire qu’elles sont redescendues au niveau pour lequel la nature les avait créées ; elles en seront plus aimables et la nation mieux gouvernée.

Le 11. — On dit que les troubles de Versailles sont sérieux, et on parle de complots ; 800 hommes seraient en marche à l’instigation d’une certaine personne, pour rejoindre ici certaine autre personne, dans l’intention de massacrer La Fayette, Bailly et Necker ; chaque moment voit naître les plus sottes rumeurs. Il a suffi de cela pour que M. La Fayette publie hier une instruction sur le mode à suivre dans le rassemblement de la milice au cas d’alarme soudaine. 800 hommes avec deux pièces de canon sont de garde tous les jours aux Tuileries. Rencontré ce matin quelques royalistes soutenant que l’opinion publique, dans le royaume, s’avance rapidement vers un changement complet ; que les plus grands progrès sont dus à la pitié qu’inspire le roi et à l’improbation de quelques mesures prises dernièrement par l’Assemblée. Ils disent qu’il serait absurde de rien tenter maintenant pour le roi, que sa position actuelle fait plus pour sa cause que toute autre force, le sentiment général de la nation se déclarant en sa faveur. Ils ne se font pas scrupule de dire qu’un effort vigoureux et bien concerté le placerait à la tête d’une puissante armée, à laquelle se joindrait bientôt un grand corps trop outragé. Je répliquai qu’un honnête homme devait espérer que cela n’arriverait point ; car si une contre-révolution réussissait, la France gémirait sous un despotisme beaucoup plus lourd qu’auparavant. Ils n’en voulaient pas convenir ; ils croyaient, au contraire, qu’aucun gouvernement ne serait assuré qu’en donnant au peuple des droits et des privilèges bien plus étendus que ceux qu’il possédait sous l’ancienne constitution. Dîné chez mon compagnon de voyage, M. de Nicolaï ; dans la compagnie se trouvait, suivant la promesse du comte, M. Decrétot, célèbre fabricant de Louviers, qui m’apprit l’étendue de la détresse présente en Normandie. Les filatures qu’il m’avait montrées l’année dernière à Louviers sont arrêtées depuis neuf mois, et le peuple, dans sa croyance que les machines lui étaient nuisibles, a détruit tant de métiers, que le commerce est dans une situation déplorable. Accompagné le soir M. Lazowski à l’Opéra italien. On donnait il Barbiere di Siviglia, de Paesiello, une des compositions les plus agréables de ce maître vraiment grand. Mandini et Raffanelli sont excellents, Baletti a une voix fort douce. Il n’y a pas en Italie d’opéra-comique comme celui de Paris, la salle est toujours pleine ; cela fera dans la musique française une aussi grande révolution que celle qui a eu lieu dans le gouvernement. Que pensera-t-on, dans peu, de Lully et de Rameau ? Quel triomphe pour les mânes de Jean-Jacques !

Le 12. — Assemblée nationale ; suite des débats sur la conduite de la chambre des vacations au parlement de Rennes. M. l’abbé Maury, royaliste zélé, a fait un discours très long et très éloquent en faveur du parlement ; sa diction est abondante et précise, il ne se sert pas de notes. Il a répondu à ce qui avait été demandé par le comte de Mirabeau quelques jours avant, et il s’exprima avec véhémence contre son injustifiable appel du peuple de Bretagne à ce qu’il nomma un redoutable dénombrement. Mieux valait, selon lui, pour les membres de cette assemblée, passer en revue leurs principes, leurs devoirs et les fruits de leur soin à respecter des privilèges des sujets du royaume, que de provoquer un dénombrement qui livrerait au fer et au feu toute une province. Par six différentes fois, il fut obligé de s’arrêter à cause du tumulte tant des tribunes que de l’assemblée ; rien ne l’émut, il attendait froidement le retour du calme et reprenait comme si rien ne s’était passé. Son discours était très remarquable ; les royalistes l’admirèrent beaucoup, mais les enragés le condamnèrent comme au-dessous du pire. Personne autre ne parla sans notes : le comte de Clermont lut un discours où se trouvaient quelques passages brillants, mais contenant toute autre chose qu’une réponse à celui qui avait précédé ; et en vérité c’eût été merveille qu’il en fût autrement, ayant été préparé avant que l’abbé eût pris la parole. Impossible de rendre l’ennui que ce mode de lecture donne aux séances de cette assemblée. Qui de nous voudrait rester dans les tribunes de la Chambre des communes, si M. Pitt devait apporter une réponse écrite à ce que M. Fox aurait à prononcer avant lui ? Un autre mal aussi grand qui en découle, c’est la longueur des séances, puisqu’il y a dix personnes contre une qui sera capable de parler impromptu. Le manque d’ordre, la confusion dominent comme au temps que l’Assemblée siégeait à Versailles ; les interruptions sont longues et fréquentes, et les orateurs auxquels le règlement refuse la parole ne laissent pas de la vouloir prendre. Le comte de Mirabeau demanda qu’il lui fût permis de répondre à l’abbé Maury ; le président mit sa proposition aux voix, et la Chambre fut unanime pour la rejeter, de sorte que le premier de leurs orateurs n’a pas assez d’influence pour faire entendre ses explications. Nous n’avons pas l’idée d’un tel règlement ; cependant le grand nombre des membres rend ceci nécessaire. J’oubliais de dire qu’aux deux extrémités de la salle, il y a des tribunes entièrement publiques ; celles qui occupent les côtés ne s’ouvrent qu’aux amis des députés qui montrent des cartes : dans toutes, l’auditoire est fort bruyant, applaudit à outrance ce qui le charme, va parfois jusqu’à siffler ce qui lui déplaît, indécence incompatible avec la liberté de discussion. Je n’attendis pas la fin, et je m’en retournai chez le duc de Liancourt, aux Tuileries, pour dîner avec sa compagnie habituelle ; il y avait ce soir MM. Chapelier et Desmeuniers (Mounier), qui tous deux ont présidé l’Assemblée et y tiennent encore une place éminente ; M. Volney, le célèbre voyageur, le prince de Poix, le comte de Montmorency, etc, etc. En attendant le duc de Liancourt, qui n’arriva qu’à sept heures et demie, avec la majeure partie des convives, la conversation roula presque entièrement sur le soupçon véhément que l’on avait d’envois d’argent faits par l’Angleterre pour jeter le trouble dans le royaume. Le comte de Thiard, cordon bleu, qui commande en Bretagne, mentionna ce seul fait que certains régiments en garnison à Brest, dont la conduite avait toujours été bonne et sur lesquels on pouvait faire autant de fonds que sur aucun autre de l’armée, avaient changé tout d’un coup d’allures, par suite de distributions d’argent considérables. L’un des députés, demandant à quelle époque cela avait eu lieu, il lui fut répondu que c’était tout dernièrement ; sur quoi il fit observer immédiatement que cela suivait l’envoi de 1,100,000 liv. (48,125 l. st.) par l’Angleterre, qui avait occasionné tant de conjectures et de conversations. Cet envoi, dont on s’était particulièrement préoccupé, était si mystérieux et si obscur, que le fait seul avait pu être découvert ; toutes les personnes présentes m’en attestèrent l’exactitude. D’autres n’hésitaient pas à joindre ces deux rapports et à les croire dépendants l’un de l’autre. Je fis remarquer que, si l’Angleterre était réellement mêlée à cette affaire, ce qui me paraissait incroyable, on devait présumer que c’était dans son propre intérêt ou selon les intentions supposées de son roi, ce qui se trouvait être alors la même chose exactement : si on envoyait de l’argent, ce serait donc pour soutenir un trône menacé et non pas pour en détacher les fidèles serviteurs. Dans ce cas, ce serait sur Metz que seraient dirigés les fonds, afin de maintenir les troupes dans leur devoir, et non pas sur Brest, afin de les corrompre ; l’idée serait trop absurde. Tous semblèrent admettre la justesse de cette remarque, mais ne s’en tinrent pas moins convaincus des deux faits, qu’ils fussent ou non en relation entre eux. Au dîner, selon l’usage, la plupart des députés, surtout les plus jeunes, étaient habillés en polissons, beaucoup sans poudre et quelques-uns en bottes ; quatre ou cinq au plus avaient une tenue convenable. Que les temps sont changés ! Quand il n’avait rien de mieux à faire, le Parisien du beau monde était la correction en personne dans tout ce qui touche à la toilette ; on le croyait frivole. Maintenant qu’il a à s’occuper d’autres choses plus importantes, le caractère léger qu’on lui prête habituellement disparaîtra. Tout dans ce monde dépend du gouvernement.

Le 13. — Il y a eu une grande émotion la nuit dernière parmi le peuple qui s’est soulevé, dit-on, pour deux motifs : le premier, pour qu’on lui livre le baron de Besenval afin de le pendre ; le deuxième, pour que le pain soit mis à deux sols la livre. Il le paye cependant vingt-deux millions de moins par an que le reste du royaume et il lui faut encore des réductions. L’opinion est qu’on doit satisfaire le peuple en exécutant un aventurier du nom de Favras qui se trouve en prison car pour Besenval, les cantons suisses ont protesté si fermement en sa faveur, qu’on n’oserait le toucher. La garde a été doublée ce matin de bonne heure, et huit mille hommes d’infanterie et de cavalerie font des patrouilles dans les rues. Chacun parle de projets d’enlèvement du roi, on dit que ces mouvements ne sont pas, non plus que ceux de Versailles, ce qu’ils semblent être, de simples émeutes, mais l’effet de menées des aristocrates, qui, s’ils prenaient assez d’importance pour occuper la milice parisienne, favoriseraient une autre partie de la conspiration contre le nouveau gouvernement. Nul doute qu’on ne fasse bien d’être sur le qui-vive ; car, bien qu’il n’y ait actuellement aucun complot, la tentation est si grande, les probabilités si fortes pour qu’il s’en forme, que la moindre négligence serait sûre d’en produire. Je me suis trouvé avec le lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie, venant de ses quartiers ; il dit que tous ses hommes, sans exception, sont à la dévotion du roi, prêts à marcher et à se montrer comme il l’ordonnerait, pourvu que cela ne fût pas contre leurs sentiments d’autrefois. Il ajoutait que cette obéissance n’eût pas été si grande avant le voyage du roi à Paris ; et, selon ce qu’il avait appris dans ses conversations avec les officiers de différents corps, il en était de même chez eux. S’il y a des projets sérieux pour une contre-révolution et l’enlèvement du roi, et que leur exécution ait été ou soit prévenue à l’avenir, la postérité le saura probablement mieux que nous. Certes, les yeux de tous les souverains et de tous les grands dignitaires d’Europe sont fixés sur la révolution française, ils envisagent avec étonnement, avec terreur, une situation qui plus tard peut devenir la leur ; ils doivent donc attendre avec anxiété que l’on fasse des efforts pour étouffer un exemple qui ne manquera pas d’être imité quand les occasions seront favorables. Dîné au Palais-Royal, en compagnie choisie, tous politiques, car tous sont Français. On discuta la question suivante : Les complots, dont il est si généralement question aujourd’hui, sont-ils réels ou bien inventés et répandus par les chefs de la révolution, afin d’animer la milice et d’assurer par elle le gouvernement sur ses nouvelles bases ?

Le 14. — Des complots ! des complots ! — Le marquis La Fayette a pris hier deux cents personnes sur onze cents qui s’étaient réunies aux Champs-Elysées. Elles avaient de la poudre et des balles, mais pas de fusils. On se demande quelles elles peuvent être, et il n’est pas facile d’imaginer une réponse. Selon les uns, ce sont des brigands venus à Paris, dans de sinistres intentions ; selon les autres, des gens de Versailles ; un troisième les dit Allemands, mais tous s’accordent à vouloir vous persuader qu’ils font partie d’un plan de contre-révolution. Les bruits sont si divers, si contradictoires, qu’il n’y a pas de confiance à y mettre ; on ne doit croire non plus que la dixième partie de ce qui se dit. Il est singulier, et cela a fait beaucoup parler, que La Fayette ne s’en est pas fié à l’armée, c’est-à-dire aux huit mille hommes soldés régulièrement, et dont les gardes françaises forment une grande partie ; mais que pour cette expédition il a pris seulement la bourgeoisie, ce qui a flatté ces derniers en raison de ce que les autres en ont eu du dépit. L’heure est grosse d’événements : il y a une anxiété, une attente, une incertitude visible dans tous les regards ; les hommes même qui sont le mieux informés et le moins susceptibles de se laisser égarer par les murmures de la foule, ne semblent pas dégagés de l’inquiétude de tentatives pour enlever le roi et culbuter l’Assemblée. Beaucoup croient aisé de faciliter la fuite du roi, de la reine et du Dauphin, sans danger pour eux, pourvu qu’une armée suffisante soit prête à les recevoir : les Tuileries sont très favorablement situées pour un tel dessein. Dans ce cas il s’ensuivrait une guerre civile, qui aboutirait au despotisme, quel que fût le vainqueur : par conséquent ce dessein ne saurait venir d’un vrai patriote. Si j’ai l’occasion de passer mon temps en bonne compagnie dans cette ville, il faut que j’en donne aussi à consulter des livres, des manuscrits, que je ne pourrais avoir en Angleterre ; je prends sur la nuit pour faire des extraits. J’ai aussi des documents publics, dont la copie exige du temps. Qui veut donner un bon aperçu d’un royaume comme la France, doit être infatigable dans la recherche des matériaux : eût-il rassemblé ses pièces avec tout le soin possible, quand il les examine de sang-froid, pour les arranger, il en trouve beaucoup de peu de valeur réelle, et plus encore d’une inutilité absolue.

Le 15. — Visité au Palais-Royal les peintures du duc d’Orléans, ce qui m’avait été refusé déjà une ou deux fois. On sait que la collection est très riche en œuvres des maîtres hollandais et flamands, dont quelques-unes sont finies avec ce soin minutieux donné par l’école aux détails d’expression. Mais c’est un genre peu intéressant lorsque l’on trouve tout auprès les tableaux des grands artistes de l’Italie ; sous ce rapport la collection du Palais-Royal est une des premières du monde ; Raphaël, A. Carrache, Titien, Dominiquin, Corrège, Paul Véronèse, s’y trouvent réunis. Le premier morceau de la collection est l’un des plus beaux qui soient jamais sortis d’un chevalet : ce sont les Trois Maries et le Christ mort, par A. Carrache ; le pouvoir de l’expression ne saurait aller plus loin. Il y a un Saint Jean, de Raphaël, semblable à ceux de Florence et de Bologne, et une inimitable Vierge à l’enfant, du même. Une Vénus au bain et une Magdeleine, par Titien ; une Lucrèce, par André del Sarto ; une Léda par Paul Véronèse, et une autre, par Tintoret ; Mars et Vénus et quelques autres choses, de Paul Véronèse ; une femme nue, par Bonieu, peintre français encore vivant, morceau assez agréable. Quelques belles toiles de Poussin et de Lesueur. Les appartements tromperont tout le monde : je n’ai pas vu une belle salle ; tout cela est au-dessous du rang et de l’immense fortune du duc, qui est le premier propriétaire d’Europe. Dîné chez le duc de Liancourt ; dans la compagnie se trouvait M. de Bougainville, le célèbre voyageur autour du monde ; il est aussi aimable que judicieux ; le comte de Castellane et le comte de Montmorency, jeunes députés aussi enragés que s’ils s’appelaient Barnave ou Rabaud.

Dans quelques allusions à la constitution d’Angleterre, je trouvai que ces messieurs en faisaient bon marché, quant aux libertés politiques. On discuta sur les idées du moment, les conspirations ; mais on semble s’accorder sur ce point, que, bien que la constitution puisse être retardée par de tels moyens, il était maintenant absolument impossible de l’empêcher de se faire. Le soir, à ce que l’on appelle le Cirque national, au Palais-Royal, édifice élevé dans le jardin, d’une folie coûteuse et extravagante au delà de ce qu’on peut imaginer. C’est une grande salle de bal enfoncée sous terre à moitié de sa hauteur, et comme si cela ne suffisait pas pour la rendre humide, il y a une rivière qui coule tout autour et un jardin planté sur le toit ; des jets d’eau jaillissant çà et là en font sans doute une place choisie pour une soirée d’hiver. Ce qu’a coûté ce bâtiment, projeté, je le suppose, par quelques amis du duc d’Orléans, exécuté à ses frais, aurait suffi à l’établissement complet d’une ferme anglaise, bâtiments, bétail, outillage, récoltes, sur une échelle qui eût fait honneur au premier souverain de l’Europe ; car on eût ainsi changé 5,000 arpents de déserts en jardin. Pour le résultat atteint de cette manière, je ne saurais trouver les épithètes qu’il mérite. On a voulu avoir un concert, un bal, un café, un billard, un bazar, etc, etc., quelque chose dans le genre de notre Panthéon. Il y avait concert ce soir ; mais la salle étant presque vide, c’était, en somme également froid et sombre.

Le 16. — La frayeur des complots en est venue jusqu’à alarmer grandement les meneurs de la révolution. Le dégoût, qui s’étend de plus en plus sur leurs mesures, vient plutôt de la position du roi que d’autre chose. Ils ne peuvent, après ce qui s’est passé, mettre le roi en liberté avant d’avoir achevé la constitution, et ils craignent également le changement qui s’opère en sa faveur dans les esprits. Dans cette alternative, on a projeté de persuader au roi de se rendre à l’Assemblée, de se déclarer satisfait des mesures qu’elle a prises, et de se montrer comme à la tête de la révolution en des termes qui excluent toute idée de contrainte à son égard. Voilà le plan favori ; il reste à persuader au roi de faire une démarche qui, selon toute apparence, lui enlèvera les avantages que l’esprit général des provinces aurait pu lui valoir : après une telle déclaration, il doit s’attendre à voir ses amis seconder les efforts du parti démocratique, en désespoir de l’efficacité de tout autre principe. On pense arriver là ; si cela se vérifie, ce serait le meilleur projet pour se débarrasser de la crainte des conspirations. J’ai couru les librairies, un catalogue à la main, pour rassembler des publications dont, malheureusement pour ma bourse, je sens le besoin, afin de connaître sous différents rapports l’état actuel de la France. Elles sont à présent si nombreuses, surtout en ce qui touche au commerce, aux colonies, aux finances, aux impôts, au déficit, etc., sans parler de la révolution elle-même, qu’il faut plusieurs heures par jour pour en diminuer le nombre à acheter, en les lisant la plume à la main. La collection que le duc de Liancourt a rassemblée dès le commencement de la révolution, à la réunion des notables, est prodigieuse : elle a coûté plusieurs centaines de louis. Très complète, elle sera par la suite de la plus grande valeur à consulter dans nombre de questions intéressantes.

Le 17. — C’est en vain que l’on a pressé le roi d’accepter le plan dont j’ai parlé hier. Sa Majesté l’a reçu de façon à laisser peu d’espoir de le voir adopter : mais le marquis de La Fayette le soutient si vigoureusement, que, loin de l’abandonner tout à fait, on le représentera à quelque moment plus favorable. Les royalistes qui connaissent ce projet (car il n’est pas public) sont enchantés de son échec. On attribue le refus à la reine. Une autre cause de grandes inquiétudes pour les chefs de la révolution, ce sont les rapports que l’on reçoit journellement des provinces, sur la misère, la faim même qui tourmentent les manufacturiers, artisans, marins ; elles prennent de plus en plus un caractère sombre et rendent d’autant plus alarmante l’idée d’efforts pour arrêter la révolution. La seule industrie encore florissante est le commerce avec les colonies sucrières, et l’idée d’émanciper les noirs, ou au moins d’en arrêter la traite (idée venue d’Angleterre), a jeté Nantes, Bordeaux, le Havre, Marseille et les autres villes intéressées à ce commerce, quoique indirectement, dans une extrême agitation. Le comte de Mirabeau se dit sûr d’obtenir un vote qui abolisse l’esclavage ; c’est la conversation du jour, surtout parmi les meneurs, qui disent que la révolution étant fondée sur la philosophie, et supportée par la métaphysique, un tel projet ne peut que lui convenir. Mais certainement aussi, le commerce dépend plus de la pratique que de la théorie, et les planteurs et les négociants, venus à Paris pour s’opposer à cette mesure, sont mieux préparés à montrer l’importance de leurs transactions, qu’à raisonner philosophiquement sur l’abolition de l’esclavage. Plusieurs brochures ont paru sur ce sujet dont quelques-unes méritent l’attention.

Le 18. — J’ai rencontré aujourd’hui à dîner, chez le duc de Liancourt le marquis de Casaux, auteur du Mécanisme des Sociétés ; malgré toute la chaleur, le feu d’argumentation, la vivacité de manières qui caractérisent ses écrits, il est très calme dans la conversation, et n’a que peu de cette effervescence que ses livres font attendre de lui. Le comte de Marguerite a avancé aujourd’hui à table, devant près de trente députés, un fait excessivement grave : parlant du vote sur l’affaire de Toulon, il a soutenu que plusieurs députés s’en sont fait ouvertement les champions en prétendant qu’il fallait encore plus d’insurrections. Je regardai tout autour de moi pour voir venir une réponse : à mon extrême surprise, personne ne répliqua un mot. Après une pause de quelques moments, M. Volney, le voyageur, déclara qu’il croyait le peuple de Toulon dans son droit, et justifiable dans toute sa conduite. L’histoire de Toulon est connue de tout le monde. Ce comte de Marguerite a la tête dure, sa conduite est ferme, ce n’est sûrement pas un enragé. À dîner, M. Blin, député de Nantes, parlant du club de la Révolution qui se tient aux Jacobins, dit : « Nous vous avons donné un bon président, » puis il demanda au comte pourquoi il n’y venait pas. Celui-ci répondit : « Je me trouve heureux, en vérité, de n’avoir jamais été d’aucune société politique particulière ; je pense que mes fonctions sont publiques et qu’elles peuvent aisément se remplir sans associations particulières. » Personne ne répliqua. Le soir M. Decrétot et M. Blin m’ont mené à ce club des Jacobins : la salle où il se tient est, comme je l’ai déjà dit, celle où fut signée la fameuse Ligue. Il y avait plus de cent députés présents, et le président sur son fauteuil. On me présenta à lui comme l’auteur de l’Arithmétique politique ; alors il se leva, répéta mon nom à l’assemblée, en demandant s’il éveillait quelques objections : « Aucune. » Voilà toute la cérémonie, non pas seulement de présentation, mais même d’élection : car on me dit qu’à présent je puis toujours être admis en ma qualité d’étranger. On procéda ainsi à dix ou douze autres élections. On débat dans ce club toute question qui doit être portée à l’Assemblée nationale, on y lit les projets de lois, qui sont rejetés ou approuvés après correction. Quand ils ont obtenu l’assentiment général, tout le parti s’engage à les soutenir. On y arrête des plans de conduite, on y élit les personnes qui devront faire partie des comités, on y nomme des présidents pour l’assemblée. Revenu chez la duchesse d’Anville, où le temps coule toujours pour moi d’une manière agréable.

L’une des choses les plus amusantes d’un voyage à l’étranger, c’est le spectacle de la différence des coutumes dans les choses de la vie usuelle. Sous ce rapport, les Français ont été généralement regardés en Europe comme ayant fait les plus grands progrès, et, par suite, leurs manières, leurs coutumes ont été plus copiées que celles de toute autre nation. Il n’y a qu’une opinion sur leur cuisine ; car, en Europe, tout homme qui tient table a soit un cuisinier français, soit un de leurs élèves. Je n’hésite pas à la proclamer bien supérieure à la nôtre. Nous avons en Angleterre une demi-douzaine de plats vraiment nationaux surpassant, à mon avis, tout ce que peut offrir la France ; j’entends un turbot à la sauce au homard, du poulet avec du jambon, de la tortue, un quartier de venaison, une dinde à la sauce aux huîtres, et puis c’est tout. C’est un vrai préjugé de mettre le rosbif dans cette liste ; car il n’y a pas de bœuf au monde comme celui de Paris. Sur toutes les grandes tables où j’ai dîné, il y en avait toujours de magnifiques morceaux, Les formes variées que les cuisiniers savent donner à une même chose sont vraiment surprenantes, et les légumes de toutes sortes prennent avec leurs sauces une saveur dont manquent absolument ceux que nous faisons bouillir dans l’eau. Cette différence ne se borne pas à la comparaison d’une grande table en France avec une autre en Angleterre ; elle frappe aussi bien quand on rapproche le menu de familles modestes dans les deux pays. Le dîner anglais que l’on offre au voisin, la fortune du pot, composée d’un morceau de viande et d’un pudding, est une mauvaise fortune en Angleterre ; en France, rien que par le savoir faire, cela donne quatre plats pour un et couvre convenablement une table. Chez nous on ne s’attend à un mince dessert que dans une fort grande maison, ou, dans un rang moins élevé, dans une occasion extraordinaire ; en France, c’est une partie essentielle à toutes les tables, ne consisterait-il qu’en une grappe de raisin ou une pomme : on le sert aussi régulièrement que la soupe. J’ai rencontré de nos compatriotes dans la croyance que la sobriété est telle chez les Français, qu’un ou deux verres de vin sont tout ce que l’on peut avoir dans un repas ; c’est une erreur. Les domestiques vous versent l’eau et le vin dans la proportion qu’il vous plaît : devant la maîtresse de la maison, comme devant quelques amis de la famille, à différents endroits de la table, il y a de larges coupes remplies de verres propres pour les vins plus généreux et plus rares, que l’on boit à rasades assez larges. Dans toutes les classes on trouve de la répugnance à se servir du verre d’un autre : chez un charpentier, un forgeron, chacun a le sien. Cela vient de ce que la boisson commune est l’eau rougie ; mais si, à une grande table, comme en Angleterre, il y avait à la fois du porter, de l’ale, du cidre et du poiré, il serait impossible de mettre trois ou quatre verres à chaque place et aussi de les tenir bien séparés et distincts. Quant au linge de table, on est ici plus propre et mieux entendu ; on n’en a que de grossier pour le changer souvent. Il semble ridicule à un Français de dîner sans nappe ; chez nous on s’en passe, même chez les gens de fortune moyenne. Un charpentier français a sa serviette aussi bien que sa fourchette, et, à l’auberge, la fille en met une propre à chaque place sur la table servie dans la cuisine pour les plus pauvres voyageurs. Nous dépensons énormément pour cet article, parce que nous prenons du linge trop fin ; il serait beaucoup plus raisonnable d’en avoir de plus gros et d’en changer souvent. La propreté est diverse chez les deux nations : les Français sont plus propres sur eux ; les Anglais, dans leur intérieur, je parle de la masse du peuple et non pas des gens très riches. Dans tout appartement il se trouve un bidet aussi bien qu’une cuvette pour les mains ; c’est un trait de propreté personnelle que je voudrais voir plus commun en Angleterre. Au contraire, les commodités sont des temples d’abomination, et l’habitude générale, chez les grands comme chez les petits, de cracher partout dans les appartements est détestable : j’ai vu un gentilhomme cracher si près de la robe d’une duchesse que son inattention m’a ébahi.

Quant à ce qui concerne les écuries, chevaux, palefreniers, harnais et équipages de rechange, les Anglais l’emportent de beaucoup, Vous voyez en province des cabriolets datant à coup sûr du siècle dernier ; un Anglais, si petite que soit sa fortune, ne se montrera pas dans une voiture remontant au-delà de quarante ans : il aimera mieux aller à pied, s’il n’en peut avoir d’autre. Il est faux de dire qu’il n’y ait pas à Paris d’équipages complets ; j’en ai vu, et plusieurs : la voilure, l’attelage, les harnais, la livrée ne laissaient rien à désirer, mais le nombre en est certes de beaucoup inférieur à ce que l’on voit à Londres. Dans ces dernières années on a beaucoup introduit de voitures, de chevaux et de grooms anglais.

Nous avons bien dépassé nos voisins pour l’ameublement et l’arrangement des maisons, L’acajou est rare ici ; chez nous on le prodigue. Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par l’habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique qui, à défaut des autres, m’aurait fait aimer la nation. Quand le fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père, il y a un appartement tout prêt pour eux ; si une fille n’épouse pas un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui rend leur table très animée. On ne peut, comme en d’autres circonstances, attribuer ceci à des raisons d’économie, parce qu’on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du royaume. Cela s’accorde avec les manières françaises ; en Angleterre, l’échec serait certain et dans toutes les classes de la société : ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de certitude que la nation chez laquelle cela réussit est celle qui a le meilleur caractère. Il n’y a qu’une heureuse disposition qui puisse rendre agréable et même supportable ce mélange des familles.

Les Français ont donné le ton à toute l’Europe pendant plus d’un siècle pour les modes ; mais ce n’est pas chez eux, excepté dans les classes élevées, un sujet de dépenses comme parmi nous où (pour me servir du terme usuel) les meilleures choses sont plus répandues dans la masse qu’ici : cela me frappe, surtout par rapport aux dames françaises de tout rang, dont la toilette ne coûte pas la moitié de celle des nôtres. On attribue de la légèreté et de l’inconstance aux Français, c’est une grossière exagération en ce qui concerne les modes. Elles changent en Angleterre pour la forme, la couleur, l’assemblage, avec dix fois plus de rapidité ; les vicissitudes de chaque partie de notre vêtement sont vraiment fantastiques. Je ne vois pas qu’il en soit de même ici : par exemple, la forme des perruques d’homme n’a pas varié, tandis qu’il y a eu cinq modes différentes en Angleterre. Rien ne contribue davantage à rendre les gens heureux qu’une facilité d’humeur qui les fasse se conformer aux diverses circonstances de la vie ; c’est ce que possèdent les Français, bien plus que l’esprit capricieux et léger qu’on leur a attribué. Il en découle pour eux cette heureuse conséquence, qu’ils sont bien plus exempts que nous de l’extravagance de mener une vie au delà de leurs moyens. Tous les pays offrent ces tristes exemples dans les rangs les plus élevés ; mais pour un petit noble de province, qui en France sort de sa sphère, vous en trouverez dix en Angleterre. L’idée que je m’étais formée de ce peuple par mes lectures s’est trouvée fausse sur trois points que je croyais prédominants. En comparant les Français avec les Anglais je m’attendais à un plus grand penchant à la causerie, à plus de caprices, à plus de politesse. Je pense, au contraire, qu’ils ne sont pas si causeurs que nous, n’ont pas tant d’entrain et pas un grain de politesse davantage. Je parle non pas d’une classe, mais de la grande masse. Je crois le caractère français incomparablement bien meilleur, et je me demande si on ne doit pas attendre ce résultat d’un gouvernement arbitraire, plutôt que d’habitudes de liberté.

Le 19. — Dernier jour passé à Paris ; je l’ai donc employé à prendre congé de mes amis, parmi lesquels je mets le duc de Liancourt au premier rang. Je dois aux bons offices, pleins de politesse, de cordialité, dont ce gentilhomme n’a cessé de me combler, les instants heureux ou agréables que j’ai passés à Paris : sa bonté ne s’est pas démentie, et à la fin j’ai dû lui promettre que, si je revenais en France, je viendrais lui demander asile dans son hôtel à Paris ou dans son château à la campagne. Je ne dois pas oublier de dire que, dès le commencement de la révolution, sa conduite a été droite et ferme. Son rang, sa famille, sa richesse, son poste à la cour, tout se réunissait pour en faire un des personnages les plus influents du royaume, et quand la confusion des affaires publiques rendit nécessaires des assemblées de la noblesse, son désir de posséder les questions alors débattues se trouva secondé par cette attention et cette application exigées, lorsqu’il n’y avait d’importance dans l’État qu’en raison de la capacité. Dès la première réunion des états généraux, il a pris le parti de la liberté, et se fût joint tout d’abord aux députés du tiers, si les ordres de ses commettants ne l’en eussent empêché. Il leur demanda ou d’y consentir ou de le remplacer ; et en même temps, avec la même loyauté, il déclara que si ses devoirs envers la nation devenaient incompatibles avec sa charge à la cour, il la résignerait : acte non seulement inutile, mais absurde, du moment où le roi se mettait à la tête de la révolution. En épousant la cause du peuple, il a suivi les principes de tous ceux de sa race, qui, dans les troubles et les guerres civiles des siècles passés, se sont toujours opposés aux mesures arbitraires de la cour. Le monde entier connaît sa démarche à Versailles auprès du roi, etc. On doit, sans hésiter, le classer ceux qui ont eu la part principale dans la révolution ; mais il a toujours été guidé par des vues constitutionnelles ; il est certain qu’il s’est toujours montré aussi contraire aux violences inutiles et aux mesures sanguinaires que les plus dévoués partisans de l’ancien régime. J’ai passé cette dernière soirée avec mon ami M. Lazowski, tâchant de nous persuader, lui, de me faire prendre une ferme en France ; moi, de lui faire quitter les troubles de Paris pour la paix de l’Angleterre.

Du 20 au 25. — Londres, où je viens d’arriver par la diligence, — et, quoique les sièges fussent très bons, je soupirais après un cheval, la meilleure manière de voyager, après tout. C’était un contraste assez déplaisant de quitter la meilleure société de Paris pour la populace qu’on rencontre quelquefois en diligence ; mais l’idée de revoir l’Angleterre, ma famille, mes amis, adoucissait tout pour moi. — 272 milles.

Le 30. — Bradfield. — Ici s’arrêtent, je l’espère, mes voyages. Après avoir examiné l’agriculture et les ressources politiques de l’Angleterre et de l’Irlande, il y avait, à en faire autant pour la France, un intérêt dont l’importance me fit tenter l’entreprise. Cependant quelque agréable que soit la perspective de donner au public le meilleur aperçu de l’agriculture qu’on ait fait jusqu’à ce jour, je me sens plus heureux encore de l’espoir de rester désormais dans ma ferme, dans cette calme retraite convenable à ma fortune et, j’en ai la confiance, d’accord avec mon caractère. — 72 milles.

fin du premier volume

INDEX ALPHABÉTIQUE

des matières contenues dans le premier volume

A
Auve, p. 240.
Abbeville. — Population, manufactures de drap, p. 11.
Agen. — Constructions neuves, p. 81.
Agriculture. — Dédaignée par le gouvernement anglais, p. 160.
Aiguillon. — Château et environs, p. 81.
Aire, p. 79.
Aix. — Visite à M. Gibelin, p. 314.
Alpes. — Passage du Mont-Cenis, p. 333.
Amandiers, p. 66.
Amboise. — Aciéries du duc de Choiseul, p. 95.
Amiens. — Ville, manufacture, p. 13.
Ancenis. — Vendanges, p. 166.
Angoulême. — Environs, p. 88.
Anjou, p. 168.
Anspan, voy. Hasparren.
Antibes, p. 332.
Anville (duchesse d’), p. 178.
Argenson (Voyer d’). — Château de la famille, p. 91.
Argenton, p. 25.
Arras. — Marché, foule oisive, p. 136.
Assemblée nationale. — Elle se forme de la réunion des trois ordres, p. 206. Séances, p. 199, 356.
Assemblées provinciales, p. 104.
Aubagne, p. 322.
Auberges. — Comparaison entre celles de France et d’Angleterre, p. 44.
Auch. — Population de nobles, p. 80.
Aumale, p. 137.
Auray, p. 158.
Autun. — Aspect du pays. — Brigands, p. 277.
Auvergnac. — Réception chez M. de Labourdonnais, p. 159.
Avignon. — Palais des papes ; tombeaux de Laure et de Crillon, p. 308.
Aï. — Vin de Champagne, p. 237.
B
Bacs. — Comparaison entre ceux de France et d’Angleterre, p. 33.
Bagnères-de-Bigorre, p. 74.
Bagnères-de-Luchon. — Vie que l’on y mène, dépenses, usages, p. 45.
Barbézieux. — Campagnes des environs, p. 87.
Barentin, p. 139.
Barsac. — Culture de la vigne ; — grande population, p. 82.
Bastille (prise de la), p. 251.
Baume-les-Dames, p. 259.
Bayeux, p. 144.
Bayonne. — Promenade, port, population, p. 77.
Beauce, p. 21.
Beaune, p. 276.
Beaumont. — Dernières vignes au N.-O., p. 174.
Bédarrieux, p. 68.
Beek, voy. Vie.
Béfort. — Aspect du pays, troubles, p. 257.
Bernay, p. 174.
Bertrand (Saint-) de Comminges, p. 42.
Besançon. — Ignorance des nouvelles. Refus de passeport, 261.
Béziers, p. 57.
Bibliothèque royale, p. 195.
Bissy. — Plantation de mûriers, p. 178.
Blois (château de), p. 95.
Bois. — Leur grande extension, p. 21.
Bolbec, p. 139.
Bordeaux. — Description détaillée. Port, moulins, théâtre, p. 83.
Boulogne. — Aspect de la ville, population anglaise, p. 8.
Bourbonnais. — Aspect général, p. 281.
Bourgogne. — État du pays pendant la Révolution, p. 267.
Brasseuse. — Ferme de madame de Pont, p. 108.
Brest. — Défense rigoureuse de visiter les arsenaux, p. 155.
Bretagne, p. 153.
Breteuil. — Aspect du pays, p. 13.
Bretons. — Physionomie, langage, p. 155.
Brieuc (Saint-), p. 153.
Briare. — Friponnerie de l’aubergiste, p. 346.
Brighthelmstone (Brighton). — Contraste avec les ports de France, désillusion, p. 182.
Brioude, p. 292.
Brives. — Environs, p. 32.
Broussonnet (M. de), secrétaire de l’Académie, p. 17, p. 125, p. 197, p. 203, p. 207.
Broglie (de). — Essais utiles, p. 89 ; château de Bernay, p. 174 ; commandant de 50, 000 hommes, p. 239.
C.
Cahors. — Aspect de la ville. Commerce des vins, p. 35.
Calais, p. 7, 134, 185.
Cambray, p. 131.
Canal de Boisgelin, p. 313 ; de Briare, p. 346 ; de Brienne, p. 40 ; de Charolais,  276 ; de Languedoc, p. 56 ; de Picardie, visite de Joseph II, p. 129.
Cannes, p. 332.
Capitaineries. — Leurs abus, p. 15.
Carentan, p. 144.
Caractère français, p. 109.
Carcassonne, p. 69.
Castres, p. 82.
Cassel, p. 132.
Caussade, p. 37.
Cavernes. — Habitations près de Tours, p. 93.
Chabrol de Volvic, p. 287.
Châlons, p. 239.
Chambéry. — Ville, environs ; les Charmettes ; détails sur madame de Warens, p. 337.
Chambord. — Château, anecdote : parti à en tirer selon l’auteur, p 96.
Chanteloup. — Retraite de Choiseul, p. 94.
Chantilly. — Château et forêt, p. 13.
Charente, p. 88.
Charenton. — École vétérinaire, ferme, p. 120.
Chasse. — Abus de ce privilège par les nobles, p. 87,  94,  101. — Abus venant de son abolition, p. 310.
Châtaigniers, p.  26,  30.
Châteaulin, p. 156.
Château-Thierry, p. 235.
Châtellerault. — Coutellerie, marchandes, ouvriers, p. 90.
Chavannes-le-Roi, p. 279.
Cher, p. 24.
Cherbourg. — Causes de son établissement, cônes, etc., p. 145.
Chilhac. — Chaussée basaltique, p. 292.
Chomet. — Colonnes basaltiques, p. 293.
Circulation. — Elle est nulle en France, p.  56,  70,  72.
Clermont en Beauvoisis, p.  13,  104.
Clermont-Ferrand. — Ville ; salon de lecture, p. 286.
Cléry. — Tombeau de Louis XI, p. 98.
Climat, p.  4,  69,  98,  296,  339.
Colmar. — Son procès contre l’évêque d’Amiens, p.  12.
Colonies. — Leurs désavantages, p. 320.
Combourg. — Résidence de Chateaubriand. Misère et sauvagerie, p. 150.
Commerce (traité avec l’Angleterre). — Voir aux différentes villes commerciales l’impression produite par ce traité.
Constitution anglaise, p. 224.
Corbon (vallée de), p. 142.
Cordon bleu. — Cérémonie de la décoration du duc de Berry à Versailles, p. 18.
Corvées, p.  10,  9.
Coucy, p. 129.
Coutances, p. 149.
Coutumes et mœurs. — Comparaison entre les Français et les Anglais, p. 367.
Crau (La), p. 313.
Cuges, p. 321.
Cuisine. — Comparaison entre celle des deux pays, p. 367.
D
Dax. — Landes. Source thermale,  78.
Daubenton, p. 120.
Denainvilliers. — Domaine de Duhamel du Monceau, p. 99.
Dieppe, p. 182.
Dijon. — Description de la ville, son état pendant la Révolution, p. 267.
Diligences de Calais à Paris, p. 185.
Dol, p. 150.
Dole, p. 266.
Dordogne, p. 87.
Dugny. — Domaine de M. Cretté de Palieul, p. 203.
Dunes, p. 133.
Dunkerque. — Port, absurdité des exigences anglaises, douanes,  132.
E
Écuries. — Leur mauvaise tenue en France, p. 15.
École militaire. — Sa valeur comme institution, p. 121.
Elbeuf, p. 174.
Épernay, p. 237.
Ermenonville. — Description du
parc, p. 106.
Espagne. — Contraste avec la France, p. 53.
F
Flixcourt, p. 11.
Femmes. — Différence de leurs occupations en France et en Angleterre, p. 10. — Leur position dans la société doit changer par suite de la Révolution, p. 354.
Ferté-Lowendahl (La), p. 23.
Fix, p. 293.
Fleurance, p. 80.
Foires de Beaucaire, de Guibray, p. 143.
Fontainebleau. — Château, forêt, p. 100.
Fréjus, p. 329.
Frontignan. — Vin muscat, p. 61.
G
Garonne, p. 292.
Gaudens (Saint-), p. 292.
Georges (Saint-), p. 292.
Germain (Saint-), p. 292.
Girons (Saint-), p. 71. p. 292.
Gobelins, p. 292.
Gobain (Saint-). — Manufacture de glaces, p. 292.
Granville, p. 292.
Grasse, p. 330.
Gravelines, p. 133.
Grisolles, p. 38.
Guibray, voy. Foire, p. 143.
Guignes, p. 221.
Guingamp, p. 153.
H
Halle aux blés de Paris, p. 114.
Harcourt, p. 144.
Haras, p. 30.
Hasparren, p. 77.
Havre-de-Grâce (Le), p. 139.
Hédé, p. 151.
Hyères, p. 322.
I
Impôts. — Discours sur les impôts, p. 260.
Instruments d’agriculture perfectionnés. — Encouragements à les introduire, p. 320.
Isenheim, p. 256.
Isigny, p. 144.
Issoire, p. 291.
Islettes (Les). p. 240.
Italie, p. 339.
J
Jacobins (club des), p. 366.
Jorry (Saint-), p. 39.
L
La Flèche, p. 168.
Lamballes, p. 153.
Lempdes, p. 292.
Landes, p. 78.
Landerneau, p. 156.
Landivisiau, p. 155.
Langon, p. 82.
Lans-le-Bourg, p. 333.
Larbousse (vallée de), p. 50.
Lavoisier. — Visite et entretien, p. 115.
Lazowski, p. 17.
Lectoure, p. 80.
Léonnais, p. 155.
Lézards. — Ils apparaissent en même temps que les châtaigniers, p. 26.
Leyrac, p. 81.
Liancourt. — Château, etc., p. 101.
Lille, p. 131.
Lisle. — Environs, fontaine de Vaucluse, p. 311.
L’Isle-sur-Doubs. — Cocarde. — Soupçons, p. 259.
Limagne, p. 286.
Limoges, p. 27.
Lisieux, p. 142.
Lodève, p. 68.
Loge (La), p. 24.
Loire, p. 166.
Lorient. — Lancement du Tourville. — Magasins de la Compagnie des Indes, p. 157.
Loriol, p. 305.
Lourdes, p. 75.
Louviers, p. 177.
Luciennes. — Pavillon de madame Du Barry, p. 123.
Lunéville, p. 247.
Lyon, p. 340.
M
Maison de Bourgogne, p. 278.
Malesherbes. – Plantations de mûriers, d’arbres exotiques, p. 100.
Mans (Le), p. 173.
Mareuil. — Visite À M. Leblanc, p. 236.
Marly-la-Machine, p. 123.
Marmoutiers, p. 93.
Marseille. — Commerce, port. — Conversation avec l’abbé Raynal, p. 316.
Mars-la-Tour, p. 242.
Martory (Saint-), p. 73.
Maudières, p. 68.
Maupertuis — Domaine de M. de Montesquiou, p. 233.
Maurice (Saint-), p. 68.
Maurienne (Saint-Jean-de-), p. 334.
Maury (l’abbé), p. 356.
Meaux, p. 233, p. 234.
Menehould (Sainte-), p. 249.
Metz, p. 242.
Milhau. — Amandiers, p. 66.
Mirabeau, p. 200, p. 318, p. 352.
Mirepoix, p. 69.
Modane, p. 334.
Modes. — Elles sont plus inconstantes en Angleterre qu’en France, p. 311.
Moissons. — Tableau des moissons en Languedoc, p. 51.
Monneins, p. 76.
Montadier, p. 61.
Montagnes. — Différence d’aspect en France et en Angleterre, p. 43.
Montauban, p. 31.
Montcenis. — Établissement de Wilkinson, p. 276.
Mont-Cenis (passage du), p. 333.
Montélimart. — Conversation avec M. Faujas de Saint-Fond, p. 305.
Montgeron, p. 101.
Montpellier, p. 61.
Montreuil, p. 10.
Mortfontaine, p. 106.
Morlaix, p. 155.
Morveau (Guiton de), p. 268.
Moulins, p. 219.
Mouchy (maréchal de). — Maison de campagne, p. 21.
Mûriers, p. 37.
Muziliac, p. 159.
N
Nancy, p. 245.
Nangis, p. 228.
Nantes. — Ville, théâtre, établissement de Wilkinson, état des esprits, p. 162.
Narbonne, p. 55.
Navarreins, p. 77.
Nazaire (Saint-), p. 161.
Necker. — Caractère, p. 196. — Anecdotes, p. 215, — Retour, p. 217.
Nemours. — Friponnerie de l’aubergiste p. 346.
Neufchatel-en-Bray, p. 131.
Neuilly. — Pont, p. 122.
Nevers, p. 346.
Nismes. — Monuments, foire, table d’hôte, p. 62.
Noailles, p. 33.
Noblesse. — Son manque d’énergie, p. 263.
Nouant-le-Fuzelier, p. 23.
Nuits. — Clos de Vougeot, p. 216.
O
Olivier de Serres, p. 302.
Ollioules, p. 322.
Omer (Saint-). — Collège des catholiques anglais, p. 135.
Orange. — Ruines, p. 307.
Orgon, p. 313.
Orléans. — Ville, cathédrale, pont, p. 22.
Orléans (duc d’}. — Caractère, tenue, etc., p. 194, p. 219.
Ormes (Les). — Château d’Argenson, p. 90.
Orchamps, p. 266.
Ours. — Leurs ravages dans les Pyrénées, p. 52.
P
Palais-Royal, p. 188, — Intérieur, tableau, p. 360, — Jardin, p. 362.
Palais (Saint-}, p. 77.
Pamiers, p. 71.
Paris. — 1e Voyage, p. 16, p. 110, — 3e Voyage, p. 347.
Parmentier, p. 125, p. 207.
Pau. — Souvenirs de Henri IV, p. 75.
Perdrix. — Leurs ravages, p. 101.
Perges, p. 36.
Perpignan, p. 54.
Peupliers d’italie. — Leur introduction en France, p. 12.
Peyrae, p. 34.
Pézénas, p. 60.
Picquigny. — Procès des chanoines d’Amiens contre M. Colmar, p. 12.
Pierre-Buffière, p. 30.
Pins, p. 78.
Plessis-lès-Tours, p. 92.
Poitou, p. 89.
Polignac. — (Château, famille, p. 294.
Politesse. — Comparaison, p. 12.
Pompadour. — Haras, prix des saillies, p. 30.
Pompignan, p. 38.
Ponts en général, p. 22.
Pont du Gard, p. 64.
Pont-Audemer, p. 141.
Pont-de-Beauvoisin. — Rentrée en France, p. 339.
Pont-l’Evèque, p. 141.
Pont-Sainte-Maxence, p. 108.
Pont-à-Mousson, p. 244.
Pontorson, p. 150.
Poitiers, p. 90.
Postes, p. 15, p. 341.
Pradelles, p. 295.
Puy-en-Velay, p. 295.
Pyrénées, p. 50.
Q
Quentin(St-). — Manufactures, p. 129.
Quimper, p. 151.
Quimperlé, p. 157.
Quercy, p. 33.
R
Raynal (l’abbé). — Prix offert par lui. — Conversation avec l’auteur, p. 317.
Rennes. — Description, état des esprits, p. 151.
Rheims, p. 238.
Rhodez, p. 66.
Riom, p. 286.
Rivesaltes, p. 55.
Roanne, p. 344. p. 58.
Roanne, p. 344.
Roche-Bernard (la), p. 159.
Rochefoucauld (la). — Relations de l’auteur avec cette famille, p. 17, p. 45, p. 88, p. 101, p. 178, p. 195, p. 347, p. 366.
Roche-Guyon (la), p. 171.
Roland de la Platière. — Conversation avec lui, p. 342.
Rouen, p. 137, p. 175.
Royat. — Sources, p. 281.
Rozier (l’abbé). — Visite à sa ferme, p. 58, — Conversation avec lui, p. 341.
S
Sancerre. — Vin, p. 24.
Saumur. — Environs, p. 93.
Sauve. — Château de Sabatier, p. 65.
Savenay, p. 161.
Saverne. — Premier aspect de l’Alsace, p. 250.
Savoie, p. 335.
Saxe (maréchal de), p. 96.
Schelestadt. — Coutumes allemandes, p. 255.
Séance royale du 23 juin 1789. – Discours de Mirabeau, p. 214.
Sénart. — Forêt, p. 101.
Serment du Jeu-de-Paume, p. 208.
Siéyès. — Portrait, p. 212.
Sitlery, p. 249.
Société royale d’Agriculture. — Séance à l’Hôtel de ville, p. 192 — Élection de Washington, p. 201.
Soissons, p. 129.
Sever (Saint-), p. 19.
Sologne, p. 23.
Souillac, p. 83.
Strasbourg, — Pillage de l’Hôtel de ville, p. 251.
Suffren. — Sa position à la cour, p. 19.
T
Tables d’hôte en France, p. 244.
Tarare, p. 344.
Télégraphie électrique de Lomond, p. 117.
Théâtre-Français, p. 120.
Thouin, p. 198.
Thuytz, p. 296.
Tonneins, p. 82.
Toulon. — Port, chantier, arsenal, p. 322.
Toulouse. — Maison Du Barry, p. 40.
Tour d’Aigues, p. 314.
Tourbilly. — Difficulté pour le trouver, description, cause de sa vente, p. 168.
Tours, p. 91.
Toury, p. 21.
Tropez (Saint-), p. 328.
Trianon. — Description, p. 123.
Turgot. — Sa réputation dans le Limousin, p. 29. — Plantations de son frère, p. 142.
U
Uzerche, p. 31.
V
Valenciennes, p. 131.
Vannes. — Port, promenades, p. 159.
Vatan, p. 24.
Vaucluse. — Fontaine, p. 312.
Vérification des pouvoirs, p. 186.
Verpillière. — L’entrée en France la plus avantageuse, p. 339.
Versailles. — Palais, parc, etc., p. 17, p. 124.
Verteuil. — Château. — Mot de
Charles-Quint, p. 88.
Vesoul. — Troubles de la Franche-Comté, p. 262.
Vic, p. 80.
Vierzon, p. 24.
Villeneuve-de-Berg, p. 301.
Villeneuve-Saint-Georges, p. 101.
Vivarais. — Volcans. — État du pays, p. 298.
Y
Yvetot, p. 139.
Sur l’objet du Calcul des Fonctions et sur les Fonctions en général. 
 7


TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.


Avertissement de la présente édition 
 i
Avertissement Du Traducteur 
 v
Notice Sur Young 
 ix
Préface de l’auteur 
 xliii
Premier Voyage : du 15 mai au 8 novembre 1787 
 1
L’auteur, débarqué à Boulogne, traverse la Picardie pour gagner Paris et de là se rend aux Pyrénées par l’Orléanais, la Sologne, le Limousin et le Quercy ; il visite le Languedoc, puis revient à Paris par le Béarn, la Gascogne, la Guyenne, l’Angoumois, le Poitou, la Touraine, la Beauce et le Gâtinais ; après un court séjour il se dirige par l’Île-de-France et la Flandre sur Calais.
Second Voyage : du 30 juillet au 15 octobre 1788 
 135
Après avoir traversé la Picardie, l’auteur entre en Normandie ; il parcourt cette province jusqu’à Cherbourg, revient par le Cotentin vers la Bretagne, dont il fait le tour ; puis, remontant la Loire, il passe par l’Anjou et le Maine, en se rendant à la Roche-Guyon. Des inquiétudes sur sa famille le font se rembarquer à Dieppe sans avoir quitté les provinces de l’Ouest.
Troisième voyage : du 2 juin 1789 au 30 janvier 1790 
 183
Séjour à Paris pendant le mois de juin. Après les événements de Versailles, Young visite la Brie, la Champagne, la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté, la Bourgogne, le Bourbonnais, l’Auvergne, le Vivarais, le Comtat-Venaissin et la Provence. Sorti de France par Antibes, il y rentre par le Mont-Cenis et la Savoie. À Lyon il prend la poste et se dirige directement sur Paris, où il reste près d’un mois avant de retourner en Angleterre.

ERRATA
(Tome I.)
Page 14, ligne 16, lisez : droites, au lieu de étroites.
» 26, » 31, » châtaigniers, » noyers.
» 76, » 17, » Yeomen, » semainiers.
» 114, » 13, » 150 pas, » 150 pieds.
» 121, » 1, ajoutez : dont un troupeau est gardé pour les démonstrations.
» 133, Note, ajoutez : J’aime cette partie de l’art militaire : elle ne s’occupe que de la défense, et laisse l’odieux de l’attaque au voisin.
» 141, ligne 25, lisez : Il bronchait, au lieu de Il broutait.

  1. Il faut que les choses aient changé depuis A. Young, car nous avons vu les Anglaises travailler aux champs, et même la surprise n’a pas été petite de rencontrer une paysanne, en robe à trois étages de volants, en train de sarcler ses navets. En Écosse, où les gens de la campagne ont conservé le costume qu’exige leur situation, ces travaux ne nuisent en rien à l’ordre du ménage et à la bonne tenue de la famille.
  2. Je lui en demandai depuis une barrique ; mais, soit que (ce que je ne veux pas croire) il m’en ait envoyé de mauvais, soit que ce vin soit tombé en de mauvaises mains ; je n’en sais rien ; mais je compte l’argent qu’il m’a coûté comme un gaspillage.
  3. Il en est de même en Écosse, où les femmes du peuple vont généralement nu-pieds, surtout les servantes et les ouvrières des manufactures. C’est un spectacle très commun aux abords des villes où se tiennent les marchés, que celui de jeunes personnes en chapeau, avec de belles robes, de beaux châles de Paisley et le boa de rigueur, se lavant les pieds pour mettre les bas et les souliers qu’elles ont apportés avec elles.
  4. Le récit de cette excursion se trouve dans le volume publié en 1860 sous le titre de Voyages en Italie et en Espagne pendant les années 1787, et 1789, trad. de M. Lesage, p. 347 et suiv. Paris, Guillaumin, in-18 de 424 p.
  5. Je puis renchérir là-dessus, car deux étudiants de Cambridge avec lesquels j’allais à Londres, me demandèrent : " Est-ce que la Saxe est en Allemagne ? Est-ce que le Saxon (peut-être entendaient-ils l’anglo-saxon) y est le langage usuel ? " — J’en pourrais citer d’autres exemples venant de personnes des classes moyennes à Londres, mais ces exemples ne signifient que peu de chose, et on en trouverait partout.
    (Zimmermann, traduct. allem. Berlin, 1791, vol. I, p. 70. Note.)
  6. Je puis assurer le lecteur que tels étaient alors mes sentiments.
  7. Charrue servant à la fois à ouvrir les sillons à y semer le grain et à le recouvrir de terre. On en trouve de nombreuses descriptions avec planches dans l’ouvrage de Bailey. — Zimmermann (Traduc. all. de ce Voyage, 93.)
  8. MM. Cannivet et Fortin, à Paris, travaillent d’une manière parfaite. Ce dernier a fait l’appareil en question. — Zimmermann.
  9. Whitehurst, Formation de la terre, 2e édit., p. 26.)
  10. Je souris, en transcrivant ces lignes, de quelques appréciations que les événements survenus depuis ont placées dans un jour très singulier. Je ne change rien à aucun de ces passages : ils montrent quelle était, avant la Révolution, sur les sujets les plus importants, l’opinion de la France ; les événements ne les ont rendus que plus intéressants. — Juin 1790.
    (Note de l’Auteur.)
  11. Brown est connu par toute l’Angleterre par son talent à dessiner des jardins anglais. On l’appelle d’ordinaire Brown la Capacité, parce qu’il se sert toujours de ce mot à la vue d’un terrain où il lui parait possible de faire quelque chose — Zimmermann.
  12. L’auteur n’a pas pensé à mentionner les brouettes ou chaises à deux roues, ou bien ne les a pas remarquées. — Zimmermann.
  13. Je me réjouis de donner à l’auteur, en cela comme dans la plupart de ses remarques sur Paris, une entière approbation. Moi non plus, je n’ai pas trouvé de ville qui autant que Paris satisfasse aux besoins des savant — Zimmermann.
  14. Ce sont des fossés, des remparts et des ponts-levis sans fin. J’aime cette partie de l’art militaire : elle ne s’occupe que de la défense, et laisse l’odieux de l’attaque au voisin.
    (Note de l’Auteur.)
  15. On sait que C. Fox n’est pas marié. — Zimmermann
  16. Il ne fallait pas être grand prophète pour prédire ceci ; mais les derniers événements ont montré que j’étais bien loin du compte en parlant de cinquante ans. (Note de l’auteur.)
  17. Connu par son voyage à Madagascar, que G. Forster a traduit en allemand. — Zimmermann.
  18. J’ai vu cela une fois chez le duc de Liancourt. (Note de l’auteur.)
  19. Il y a bien un vicia biennis qui croît en Sibérie et forme un excellent fourrage, mais pas de lathyrus biennis. De même, pour le melilotus siberica, à moins que l’on entende par là le trif. melil. officinalis ou le trif. lupinaster. (Note de M. Wildenow.) — Zimmermann.
  20. J’ai depuis cultivé ces plantes sur une petite échelle, et je leur crois une grande importance. (Note de l’auteur.)
  21. Il eût été tué que personne n’en aurait eu grand regret. Dans une réunion de la Société d’agriculture, à la campagne, où l’on avait admis des fermiers à la table avec des personnes de premier rang, cet imbécile n’avait-il pas fait des difficultés pour prendre place dans une telle compagnie ! (Note de l’auteur.)
  22. Je me permettrai de remarquer ici, longtemps après avoir écrit cette prédiction, que quoiqu’elle ne se soit pas accomplie, j’étais dans le vrai en la faisant, et que la suite ordinaire des choses eût amené la guerre civile, à laquelle tout tendait depuis la séance royale. De même je persiste plus que jamais à croire qu’il fallait accepter les propositions offertes. Il n’y avait pas plus à s’occuper de ce qui est advenu ensuite que de mes chances pour devenir roi de France. (Note de l’auteur.)
  23. La marquise de Sillery (Mme de Genlis) s’est fait en Angleterre comme en Allemagne une grande réputation : ici je ne l’entends jamais nommer que d’un air railleur et avec un sourire de malveillance. Elle est la bête noire des gens de lettres ; (Extrait des lettres d’un Allemand habitant en Angleterre écrites pendant ses voyages en France et en Hollande, en 1787, 1790 et 1791. — Leipzig, Dyck. — 1792.)
  24. On rejetait la faute sur le général Klinglin (M. le baron de Klinglin, maréchal de camp du 1er mars 1780), qui n’avait pas voulu l’empêcher : son émigration semble le prouver. — Zimmermann.
  25. On appelle schnitzen, sur les bords du Rhin, des fruits coupés et séchés au four ; on les mange avec du jambon fumé, en dialecte alsacien dürrfleischZimmermann.
  26. Montagne de la Coste, au Coulet d’Ayzac (Carte de Cassini).
  27. Ici l’auteur n’est pas compréhensible, même pour ses compatriotes. — Zimmerman.
  28. Nous avons été, comme vous, frappés de la ressemblance des femmes d’Avignon avec les Anglaises, mais elle nous parut venir de leur teint, qui est naturellement plus beau que celui des autres Françaises, plutôt que de leur coiffure, qui diffère autant de la nôtre que de celle de leurs compatriotes. (Note d’une dame de mes amies.) (Note de l’auteur.)
  29. Voir pour les trois mois suivants les Voyages en Italie et en Espagne. Paris, 1860, Guillaumin. In-18 de xii-424 p.
  30. « S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est Chambéri. »