William Shakespeare (Victor Hugo)/III/I

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A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, éditeurs (p. 459-501).
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Conclusion

CONCLUSION

LIVRE I

APRÈS LA MORT —
SHAKESPEARE — L’ANGLETERRE


I


En 1784, Bonaparte avait quinze ans ; il arriva de Brienne à l’École militaire de Paris, conduit, lui quatrième, par un religieux minime ; il monta cent soixante-treize marches, portant sa petite valise, et parvint, sous les combles, à la chambre de caserne qu’il devait habiter. Cette chambre avait deux lits et pour fenêtre une lucarne ouvrant sur la grande cour de l’École. Le mur était blanchi à la chaux, les jeunes prédécesseurs de Bonaparte l’avaient un peu charbonné, et le nouveau venu put lire dans cette cellule ces quatre inscriptions que nous y avons lues nous-même il y a trentecinq ans : — « Une épaulette est bien longue à gagner. De Montgivray. — Le plus beau jour de la vie est celui d’une bataille. Vicomte de Tinténiac. — La vie n’est qu’un long mensonge. Le chevalier Adolphe Delmas. — Tout finit sous six pieds de terre. Le comte de La Villette. » En remplaçant « une épaulette » par « un empire », très-léger changement, c’était, en quatre mots, toute la destinée de Bonaparte, et une sorte de Mané Thecel Phares écrit d’avance sur cette muraille. Desmazis cadet, qui accompagnait Bonaparte, étant son camarade de chambrée et devant occuper un des deux lits, le vit prendre un crayon, c’est Desmazis qui a raconté le fait, et dessiner au-dessous des inscriptions qu’il venait de lire une vague ébauche figurant sa maison d’Ajaccio, puis, à côté de cette maison, sans se douter qu’il rapprochait de l’île de Corse une autre île mystérieuse alors cachée dans le profond avenir, il écrivit la dernière des quatre sentences : Tout finit sous six pieds de terre.

Bonaparte avait raison. Pour le héros, pour le soldat, pour l’homme du fait et de la matière, tout finit sous six pieds de terre ; pour l’homme de l’idée, tout commence là.

La mort est une force.

Pour qui n’a eu d’autre action que celle de l’esprit, la tombe est l’élimination de l’obstacle. Être mort, c’est être tout-puissant.

L’homme de guerre est un vivant redoutable ; il est debout, la terre se tait, siluit ; il a de l’extermination dans le geste, des millions d’hommes hagards se ruent à sa suite, cohue farouche, quelquefois scélérate ; ce n’est plus une tête humaine, c’est un conquérant, c’est un capitaine, c’est un roi des rois, c’est un empereur, c’est une éblouissante couronne de lauriers qui passe jetant des éclairs, et laissant entrevoir sous elle dans une clarté sidérale un vague profil de César ; toute cette vision est splendide et foudroyante : vienne un gravier dans le foie ou une écorchure au pylore, six pieds de terre, tout est dit. Ce spectre solaire s’efface. Cette vie en tumulte tombe dans un trou ; le genre humain poursuit sa route, laissant derrière lui ce néant. Si cet homme d’orage a fait quelque fracture heureuse, comme Alexandre de l’Inde, Charlemagne de la Scandinavie, et Bonaparte de la vieille Europe, il ne reste de lui que cela. Mais qu’un passant quelconque qui a en lui l’idéal, qu’un pauvre misérable comme Homère laisse tomber dans l’obscurité une parole, et meure, cette parole s’allume dans cette ombre, et devient une étoile.

Ce vaincu chassé d’une ville à l’autre se nomme Dante Alighieri ; prenez garde. Cet exilé s’appelle Eschyle, ce prisonnier s’appelle Ezéchiel. Faites attention. Ce manchot est ailé, c’est Michel Cervantes. Savez-vous qui vous voyez cheminer là devant vous ? C’est un infirme, Tyrtée ; c’est un esclave, Plaute ; c’est un homme de peine, Spinoza ; c’est un valet, Rousseau. Eh bien, cet abaissement, cette peine, cette servitude, cette infirmité, c’est la force. La force suprême, l’Esprit.

Sur le fumier comme Job, sous le bâton comme Epictète, sous le mépris comme Molière, l’esprit reste l’esprit. C’est lui qui dira le dernier mot. Le calife Almanzor fait cracher le peuple sur Averroès à la porte de la mosquée de Cordoue, le duc d’York crache en personne sur Milton, un Rohan, quasi prince, duc ne daigne, Rohan suis, essaye d’assassiner Voltaire à coups de bâton, Descartes est chassé de France de par Aristote, Tasse paye un baiser à une princesse de vingt ans de cabanon, Louis XV met Diderot à Vincennes, ce sont là des incidents, ne faut-il pas qu’il y ait des nuages ? Ces apparences qu’on prenait pour des réalités, ces princes, ces rois, se dissipent ; il ne demeure que ce qui doit demeurer : l’esprit humain d’un côté, les esprits divins de l’autre ; la vraie œuvre et les vrais ouvriers ; la sociabilité à compléter et à féconder, la science cherchant le vrai, l’art créant le beau, la soif de pensée, tourment et bonheur de l’homme, la vie inférieure aspirant à la vie supérieure. On a affaire aux questions réelles ; au progrès dans l’intelligence et par l’intelligence. On appelle à l’aide les poètes, les prophètes, les philosophes, les inspirés, les penseurs. On s’aperçoit que la philosophie est une nourriture et que la poésie est un besoin. Il faut un autre pain que le pain. Si vous renoncez aux poètes, renoncez à la civilisation. Il vient une heure où le genre humain est tenu de compter avec cet histrion de Shakespeare et ce mendiant d’Isaïe.

Ils sont d’autant plus présents qu’on ne les voit plus. Une fois morts, ces êtres-là vivent.

Comment ont-ils vécu ? Quels hommes étaient-ils ? Que savons-nous d’eux ? Quelquefois peu de chose, comme de Shakespeare ; souvent rien, comme de ceux des vieux âges. Job a-t-il existé ? Homère est-il un, ou plusieurs ? Méziriac fait droit Ésope, que Planude fait bossu. Est-il vrai que le prophète Osée, pour montrer son amour de sa patrie, même tombée en opprobre et devenue infâme, ait épousé une prostituée, et ait nommé ses enfants Deuil, Famine, Honte, Peste, et Misère ? Est-il vrai qu’Hésiode doive être partagé entre Cumes en Eolide où il était né et Ascra en Béotie où il aurait été élevé ? Velleius Paterculus le fait postérieur de cent vingt ans à Homère dont Quintilien le fait contemporain ; lequel des deux a raison ? Qu’importe ! les poètes sont morts, leur pensée règne. Ayant été, ils sont.

Ils font plus de besogne aujourd’hui parmi nous que lorsqu’ils étaient vivants. Les autres trépassés se reposent, les morts de génie travaillent.

Ils travaillent à quoi ? A nos esprits. Ils font de la civilisation.

Tout finit sous six pieds de terre ! Non, tout y commence. Non, tout y germe. Non, tout y éclôt, et tout y croît, et tout en jaillit, et tout en sort ! C’est bon pour vous autres, gens d’épée, ces maximes-là !

Couchez-vous, disparaissez, gisez, pourrissez. Soit.

Pendant la vie, les dorures, les caparaçons, les tambours et les trompettes, les panoplies, les bannières au vent, les vacarmes, font illusion. La foule admire du côté où est cela. Elle s’imagine voir du grand. Qui a le casque ? qui a la cuirasse ? qui a le ceinturon ? qui est éperonné, morionné, empanaché, armé ? le triomphe à celui-là ! A la mort, les différences éclatent. Juvénal prend Annibal dans le creux de sa main.

Ce n’est pas le césar, c’est le penseur qui peut dire en expirant : Deus fio. Tant qu’il est un homme, sa chair s’interpose entre les autres hommes et lui. La chair est nuage sur le génie. La mort, cette immense lumière, survient, et pénètre cet homme de son aurore. Plus de chair, plus de matière, plus d’ombre. L’inconnu qu’il avait en lui se manifeste et rayonne. Pour qu’un esprit donne toute sa clarté, il lui faut la mort. L’éblouissement du genre humain commence quand ce qui était un génie devient une âme. Un livre où il y a du fantôme est irrésistible.

Qui est vivant ne paraît pas désintéressé. On se défie de lui. On le conteste parce qu’on le coudoie. Être un vivant, et être un génie, c’est trop. Cela va et vient comme vous, cela marche sur la terre, cela pèse, cela offusque, cela obstrue. Il semble qu’il y ait de l’importunité dans une trop grande présence. Les hommes ne trouvent pas cet homme-là assez leur semblable. Nous l’avons dit déjà, ils lui en veulent. Quel est ce privilégié ? Ce fonctionnaire-là n’est point destituable. La persécution l’augmente, la décapitation le couronne. On ne peut rien contre lui, rien pour lui, rien sur lui. Il est responsable, mais pas devant vous. Il a ses instructions. Ce qu’il exécute peut être discuté, non modifié. Il semble qu’il ait une commission à faire de quelqu’un qui n’est pas l’homme. Cette exception déplaît. De là plus de huée que d’applaudissement.

Mort, il ne gêne plus. La huée, inutile, s’éteint. Vivant, c’était un concurrent ; mort, c’est un bienfaiteur. Il devient, selon la belle expression de Lebrun, l’homme irréparable. Lebrun le constate de Montesquieu ; Boileau le constate de Molière. Avant qu’un peu de terre, etc. Ce peu de terre a également grandi Voltaire. Voltaire, si grand au dix-huitième siècle, est plus grand encore au dix-neuvième. La fosse est un creuset. Cette terre, jetée sur un homme, crible son nom, et ne laisse sortir ce nom qu’épuré. Voltaire a perdu de sa gloire le faux, et gardé le vrai. Perdre du faux, c’est gagner. Voltaire n’est ni un poëte lyrique, ni un poëte comique, ni un poëte tragique ; il est le critique indigné et attendri du vieux monde ; il est le réformateur clément des mœurs ; il est l’homme qui adoucit les hommes. Voltaire, diminué comme poëte, a monté comme apôtre. Il a fait plutôt du bien que du beau. Le bien étant inclus dans le beau, ceux qui, comme Dante et Shakespeare, ont fait le beau, dépassent Voltaire ; mais au-dessous du poëte, la place du philosophe est encore trèshaute, et Voltaire est Je philosophe. Voltaire, c’est du bon sens à jet continu. Excepté en littérature, il est bon juge en tout. Voltaire a été, en dépit de ses insulteurs, presque adoré de son vivant ; il est admiré aujourd’hui en pleine connaissance de cause. Le dix-huitième siècle voyait son esprit ; nous voyons son âme. Frédéric II, qui le raillait volontiers, écrivait à d’Alembert : « Voltaire bouffonne. Ce siècle ressemble aux vieilles cours. Il a un fou, qui est Arouet. » Ce fou du siècle en était le sage.

Tels sont les effets de la tombe sur les grands esprits. Cette mystérieuse entrée ailleurs laisse derrière elle de la lumière. Leur disparition resplendit. Leur mort dégage de l’autorité.


II


Shakespeare est la grande gloire de l’Angleterre. L’Angleterre en politique a Cromwell, en philosophie Bacon, en science Newton ; trois hauts génies. Mais Cromwell est taché de cruauté et Bacon de bassesse ; quant à Newton, son édifice s’ébranle en ce moment. Shakespeare est pur, ce que Cromwell et Bacon ne sont point, et inébranlable, ce que n’est pas Newton. En outre, il est plus haut comme génie. Au-dessus de Newton il y a Kopernic et Galilée ; au-dessus de Bacon il y a Descartes et Kant ; au-dessus de Cromwell il y a Danton et Bonaparte ; au-dessus de Shakespeare, il n’y a personne. Shakespeare a des égaux, mais n’a pas de supérieur. C’est un étrange honneur pour une terre d’avoir porté cet homme. On peut dire à cette terre : alma parens. La ville natale de Shakespeare est une ville élue ; une éternelle lumière est sur ce berceau ; Stratford-sur-Avon a une certitude que n’ont point Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes, les sept villes qui se disputent la naissance d’Homère.

Shakespeare est un esprit humain ; c’est aussi un esprit anglais. Il est très-anglais, trop anglais ; il est anglais jusqu’à amortir les rois horribles qu’il met en scène quand ce sont des rois d’Angleterre, jusqu’à amoindrir Philippe-Auguste devant Jean-sans-Terre, jusqu’à faire exprès un bouc, Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu’à partager dans, une certaine mesure les hypocrisies d’histoire prétendue nationale. Enfin il est anglais jusqu’à essayer d’atténuer Henri VIII ; il est vrai que l’œil fixe d’Elisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons-y, car c’est par là qu’il est grand, oui, ce poëte anglais est un génie humain. L’art, comme la religion, a ses Ecce Homo. Shakespeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole : Il est l’Homme.

L’Angleterre est égoïste. L’égoïsme est une île. Ce qui manque peut-être à cette Albion toute à son affaire, et parfois regardée de travers par les autres peuples, c’est de la grandeur désintéressée ; Shakespeare lui en donne. Il jette cette pourpre sur les épaules de sa patrie. Il est cosmopolite et universel par la renommée. Il déborde de toutes parts l’île et l’égoïsme. Otez Shakespeare à l’Angleterre et voyez de combien va sur-le-champ décroître la réverbération lumineuse de cette nation. Shakespeare modifie en beau le visage anglais. Il diminue la ressemblance de l’Angleterre avec Carthage.

Signification étrange de l’apparition des génies ! Il n’est pas né un grand poëte à Sparte, il n’est pas né un grand poëte à Carthage. Cela condamne ces deux villes. Creusez et vous trouvez ceci : Sparte n’est que la ville de la logique ; Carthage n’est que la ville de la matière ; à l’une et à l’autre l’amour fait défaut. Carthage immole ses enfants par le glaive et Sparte sacrifie ses vierges par la nudité ; l’innocence est tuée ici, et la pudeur là. Carthage ne connaît que ses ballots et ses caisses ; Sparte se confond avec la loi ; c’est là son vrai territoire ; c’est pour les lois qu’on meurt aux Thermopyles. Carthage est dure. Sparte est froide. Ce sont deux républiques à fond de pierre. Donc pas de livres. L’éternel semeur qui ne se trompe jamais n’a pas ouvert sur ces terres ingrates sa main pleine de génies. On ne confie pas ce froment à la roche.

L’héroïsme pourtant ne leur est point refusé ; elles auront au besoin, soit le martyr, soit le capitaine ; Léonidas est possible à l’une et Annibal à l’autre ; mais ni Sparte ni Carthage ne sont capables d’Homère. Il leur manque ce je ne sais quoi de tendre dans le sublime qui fait jaillir des entrailles d’un peuple le poëte. Cette tendresse latente, ce flebile nescio quid, l’Angleterre l’a. Preuve, Shakespeare. On pourrait ajouter aussi : preuve, Wilberforce.

. L’Angleterre, marchande comme Carthage, légale comme Sparte, vaut mieux que Sparte et Carthage. Elle est honorée de cette exception auguste, un poëte : avoir enfanté Shakespeare ; cela grandit l’Angleterre.

La place de Shakespeare est parmi les plus sublimes dans cette élite de génies absolus qui, de temps en temps accrue d’un nouveau venu splendide, couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakespeare est légion. A lui seul il contre-balance notre beau dix-septième siècle français et presque le dix-huitième.

Quand on arrive en Angleterre, la première chose qu’on cherche du regard c’est la statue de Shakespeare. On trouve la statue de Wellington. Wellington est un général qui a gagné une bataille en collaboration avec le hasard.

Si vous vous obstinez, on vous mène à un endroit nommé Westminster où il y a des rois, une foule de rois ; il y a aussi un coin qu’on appelle coin des poètes. Là, dans l’ombre de quatre ou cinq monuments démesurés où resplendissent en marbre et en bronze des inconnus royaux, on vous montre sur un petit socle une figurine et sous cette figurine ce nom : WILLIAM SHAKESPEARE.

Du reste, des statues partout : des statues en veux-tu en voilà ; statue pour Charles, statue pour Édouard, statue pour Guillaume, statues pour trois ou quatre Georges, dont un idiot. Statue Richmond à Huntly ; statue Napier à Portsmouth ; statue Father Mathew à Cork ; statue Herbert Ingram je ne sais plus où. Avoir bien fait faire l’exercice aux riflemen, cas de statue ; avoir bien commandé la manœuvre aux horse-guards, cas de statue. Avoir été le souteneur du passé, avoir dépensé toute la richesse de l’Angleterre à soudoyer une coalition de rois contre 1789, contre la démocratie, contre la lumière, contre le mouvement ascensionnel du genre humain, vite un piédestal à cela, une statue à M. Pitt. Avoir vingt ans combattu sciemment la vérité, dans l’espoir qu’elle serait vaincue, s’apercevoir un beau matin qu’elle a la vie dure, qu’elle est la plus forte et qu’il pourrait bien se faire qu’elle fût chargée de composer un cabinet, et alors passer brusquement de son côté, autre piédestal, une statue à M. Peel. Partout, dans toutes les rues, sur toutes les places, à chaque pas, de gigantesques points d’admiration sous forme de colonnes : colonne au duc d’York, qui devrait, celle-là, être faite en points d’interrogation ; colonne à Nelson, montrée du doigt par le spectre de Caracciolo ; colonne à Wellington déjà nommé ; colonnes pour tout le monde ; il suffit d’avoir un peu traîné un sabre. À Guernesey, au bord de la mer, sur un promontoire, une haute colonne, pareille à un phare, presque une tour. Cela est frappé de la foudre. Eschyle s’en contenterait. Pour qui est-ce ? pour le général Doyle. Qui ça le général Doyle ? un général. Qu’a-t-il fait, ce général ? il a percé des routes. A ses frais ? non, aux frais des habitants. Colonne. Rien pour Shakespeare, rien pour Milton, rien pour Newton ; le nom de Byron est obscène. L’Angleterre en est là, un illustre et puissant peuple.

Ce peuple a beau avoir pour éclaireur et pour guide cette généreuse presse britannique qui est plus que libre, qui est souveraine, et qui par d’innombrables journaux excellents fait la lumière à la fois sur toutes les questions, il en est là ; et que la France ne rie pas trop haut avec sa statue de Négrier, ni la Belgique avec sa statue de Belliard, ni la Prusse avec sa statue de Blücher, ni l’Autriche avec la statue qu’elle a probablement de Schwartzenberg, ni la Russie avec la statue qu’elle doit avoir de Souwaroff. Si ce n’est pas Schwartzenberg, c’est Windischgraëtz ; si ce n’est pas Souwaroff, c’est Kutusoff.

Soyez Paskiewitch ou Jellachich, statue ; soyez Augereau ou Bessières, statue ; soyez le premier Arthur Wellesley venu, on vous fera colosse, et les ladies vous dédieront vous-même à vous-même, tout nu, avec cette inscription : Achille. Un jeune homme de vingt ans fait cette action héroïque d’épouser une belle jeune fille ; on lui dresse des arcs de triomphe, on vient le voir par curiosité, on lui envoie le grand-cordon comme le lendemain d’une bataille, on couvre les places publiques de feux d’artifice, des gens qui pourraient avoir des barbes blanches mettent des perruques pour venir le haranguer presque à genoux, on jette en l’air des millions sterling en fusées et en pétards aux applaudissements d’une multitude en haillons, qui ne mangera pas demain ; le Lancashire affamé fait pendant à la noce ; on s’extasie, on tire le canon, on sonne les cloches, Rule, Britannia ! God save ! Quoi, ce jeune homme a la bonté de faire cela ! quelle gloire pour la nation ! Admiration universelle, un grand peuple entre en frénésie, une grande ville tombe en pâmoison, on loue un balcon sur le passage du jeune homme cinq cents guinées, on s’entasse, on se presse, on se foule aux roues de sa voiture, sept femmes sont écrasées par l’enthousiasme, leurs petits enfants sont ramassés morts sous les pieds, cent personnes, un peu étouffées, sont portées à l’hôpital, la joie est inexprimable. Pendant que ceci se passe à Londres, le percement de l’isthme de Panama est remplacé par une guerre, la coupure de l’isthme de Suez dépend d’un Ismaïl-Pacha quelconque ; une commandite entreprend la vente de l’eau du Jourdain à un louis la bouteille ; on invente des murailles qui résistent à tous les boulets, après quoi on invente des boulets qui détruisent toutes les murailles ; un coup de canon Armstrong coûte douze cents francs ; Byzance contemple Abdul-Azis, Rome va à confesse ; les grenouilles, mises en goût par la grue, demandent un héron ; la Grèce, après Othon, reveut un roi ; le Mexique, après Iturbide, reveut un empereur ; la Chine en veut deux, le Roi du Milieu, tartare, et le Roi du Ciel (Tien-Wang), chinois... — O terre ! trône de la bêtise !


III


La gloire de Shakespeare est arrivée en Angleterre du dehors. Il y a eu presque un jour et une heure où l’on aurait pu assister à Douvres au débarquement de cette renommée.

Il a fallu trois cents ans pour que l’Angleterre commençât à entendre ces deux mots que le monde entier lui crie à l’oreille : William Shakespeare.

Qu’est-ce que l’Angleterre ? c’est Elisabeth. Pas d’incarnation plus complète. En admirant Elisabeth, l’Angleterre aime son miroir. Fière et magnanime avec des hypocrisies étranges, grande avec pédanterie, hautaine avec habileté, prude avec audace, ayant des favoris, point de maîtres, chez elle jusque dans son lit, reine toute-puissante, femme inaccessible, Elisabeth est vierge comme l’Angleterre est île. Comme l’Angleterre, elle s’intitule Impératrice de la Mer, Basilea Maris. Une profondeur redoutable, où se déchaînent les colères qui décapitent Essex et les tempêtes qui noient l’Armada, défend cette vierge et défend cette île de toute approche. L’Océan a sous sa garde cette pudeur. Un certain célibat, en effet, c’est tout le génie de l’Angleterre. Des alliances, soit ; pas de mariage. L’univers toujours un peu éconduit. Vivre seule, aller seule, régner seule, être seule.

En somme, reine remarquable et admirable nation.

Shakespeare, au contraire, est un génie sympathique. L’insularisme est sa ligature, non sa force. Il le romprait volontiers. Un peu plus, Shakespeare serait européen. Il aime et loue la France ; il l’appelle « le soldat de Dieu ». En outre, chez cette nation prude, il est le poëte libre.

L’Angleterre a deux livres : un qu’elle a fait, l’autre qui l’a faite ; Shakespeare et la Bible. Ces deux livres ne vivent pas en bonne intelligence. La Bible combat Shakespeare.

Certes, comme livre littéraire, la Bible, vaste coupe de l’Orient, plus exubérante encore en poésie que Shakespeare, fraterniserait avec lui ; au point de vue social et religieux, elle l’abhorre. Shakespeare pense, Shakespeare songe, Shakespeare doute. Il y a en lui de ce Montaigne qu’il aimait. Le To be or not to be sort du que sais-je ?

En outre Shakespeare invente. Profond grief. La foi excommunie l’imagination. En fait de fables, la foi est mauvaise voisine et ne pourlèche que les siennes. On se souvient du bâton de Solon levé sur Thespis. On se souvient du brandon d’Omar secoué sur Alexandrie. La situation est toujours la même. Le fanatisme moderne a hérité de ce bâton et de ce brandon. Cela est vrai en Espagne, et n’est pas faux en Angleterre. J’ai entendu un évêque anglican discuter sur l’Iliade, et tout condenser dans ce mot pour accabler Homère : Ce n’est point vrai. Or, Shakespeare est bien plus encore qu’Homère « un menteur ».

Il y a deux ou trois ans, les journaux annoncèrent qu’un écrivain français venait de vendre un roman quatre cent mille francs. Cela fit rumeur en Angleterre. Un journal conformiste s’écria : Comment peut-on vendre si cher un mensonge ?

De plus, deux mots, tout-puissants en Angleterre, se dressent contre Shakespeare, et lui font obstacle : Improper, shocking. Remarquez que, dans une foule d’occasions, la Bible aussi est improper, et l’Écriture sainte est shocking. La Bible,-même en français, et par la rude bouche de Calvin, n’hésite pas à dire : Tu as paillardé, Jérusalem. Ces crudités font partie de la poésie aussi bien que de la colère, et les prophètes, ces poètes courroucés, ne s’en gênent pas. Ils ont sans cesse les gros mots à la bouche. Mais l’Angleterre, qui lit continuellement la Bible, n’a pas l’air de s’en apercevoir. Rien n’égale la puissance de surdité volontaire des fanatismes. Veut-on de cette surdité un autre exemple ? A l’heure qu’il est, l’orthodoxie romaine n’a pas encore consenti aux frères et sœurs de Jésus-Christ, quoique constatés par les quatre évangélistes. Matthieu a beau dire : « Ecce mater etfratres ejus stabant foris... Etfratres ejus Jacobus et Joseph et Simon et Judas. Et sorores ejus nonne omnes apud nos sunt ? » Marc a beau insister : « Nonne hic estfaber, filius Mariœ, frater Jacobi et Joseph et Judœ et Simonis ? Nonne et sorores ejus hic nobiscum sunt ? » Luc a beau répéter : Venerunt autem ad illum mater et fratres ejus.  » Jean a beau recommencer : « Ipse et mater ejus et fratres ejus... Neque enim fratres « ejus credebant in eum... Ut autem ascenderunt fratres ejus. » Le catholicisme n’entend pas.

En revanche, pour Shakespeare, « un peu païen, comme tous les poëtes » (REV. JOHN WHEELER), le puritanisme a l’ouïe délicate. Intolérance et inconséquence sont sœurs. D’ailleurs, quand il s’agit de proscrire et de damner, la logique est de trop. Lorsque Shakespeare, par la bouche d’Othello, appelle Desdemona whore, indignation générale, révolte unanime, scandale de fond en comble, qu’est-ce que c’est donc que ce Shakespeare ? toutes les sectes bibliques se bouchent les oreilles, sans songer qu’Aaron adresse exactement la même epithète à Séphora, femme de Moïse. Il est vrai que c’est dans un apocryphe, la Vie de Moïse. Mais les apocryphes sont des livres tout aussi authentiques que les canoniques.

De là en Angleterre, pour Shakespeare, un fond de froideur irréductible. Ce qu’Elisabeth a été pour Shakespeare, l’Angleterre l’est encore. Nous le craignons du moins. Nous serions heureux d’être démenti. Nous sommes pour la gloire de l’Angleterre plus ambitieux que l’Angleterre elle-même. Ceci ne peut lui déplaire.

L’Angleterre a une bizarre institution, « le poëte lauréat », laquelle constate les admirations officielles et un peu les admirations nationales. Sous Elisabeth, et pendant Shakespeare, le poëte d’Angleterre se nommait Drummond.

Certes, nous ne sommes plus au temps où l’on affichait : Macbeth, opéra de Shakespeare, altéré par sir William Davenant. Mais si l’on joue Macbeth, c’est devant peu de public. Kean et Macready y ont échoué.

A l’heure qu’il est, on ne jouerait Shakespeare sur aucun théâtre anglais sans effacer dans le texte le mot Dieu partout où il se trouve. En plein dix-neuvième siècle, le lord chambellan pèse encore sur Shakespeare. En Angleterre, hors de l’église, le mot Dieu ne se dit pas. Dans la conversation, on remplace God par Goodness (Bonté). Dans les éditions ou dans les représentations de Shakespeare, on remplace God par Heaven (le ciel). Le sens louche, le vers boîte, peu importe. Le « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! » (Lord ! Lord ! Lord !), appel suprême de Desdemona expirante, fut supprimé par ordre dans l’édition Blount et Jaggard de 1623. On ne le dit pas à la scène. Doux Jésus ! serait un blasphème ; une dévote espagnole sur le théâtre anglais est tenue de s’écrier : doux Jupiter ! Exagérons-nous ? veut-on la preuve ? Qu’on ouvre Mesure pour Mesure. Il y a là une nonne, Isabelle. Qui invoque-t-elle ? Jupiter. Shakespeare avait écrit Jésus [1].

Le ton d’une certaine critique puritaine vis-à-vis de Shakespeare s’est, à coup sûr, amélioré, pourtant la convalescence n’est pas complète.

Il n’y a pas longues années qu’un économiste anglais, homme d’autorité, faisant, à côté des questions sociales, une excursion littéraire, affirmait dans une digression hautaine et sans perdre un instant l’aplomb, ceci : — Shakespeare ne peut vivre parce qu’il a surtout traité des sujets étrangers ou anciens, Hamlet, Othello, Roméo et Juliette, Macbeth, Lear, Jules César, Coriolan, Timon d’Athènes, etc., etc. ; or il n’y a de viable en littérature que les choses d’observation immédiate et les ouvrages faits sur des sujets contemporains. — Que dites-vous de la théorie ? Nous n’en parlerions point si ce système n’avait pas rencontré des approbateurs en Angleterre et des propagateurs en France. Outre Shakespeare, il exclut simplement de la « vie » littéraire Schiller, Corneille, Milton, Tasse, Dante, Virgile, Euripide, Sophocle, Eschyle et Homère. Il est vrai qu’il met dans une gloire Aulu-Gelle et Restif de la Bretonne. O critique, ce Shakespeare n’est pas viable, il n’est qu’immortel !

Vers le même temps, un autre, anglais aussi, mais de l’école écossaise, puritain de cette variété mécontente dont Knox est le chef, déclarait la poésie enfantillage, répudiait la beauté du style comme un obstacle interposé entre l’idée et le lecteur, ne voyait dans le monologue d’Hamlet qu’« un froid lyrisme », et dans l’adieu d’Othello aux drapeaux et aux camps qu’« une déclamation », assimilait les métaphores des poètes aux enluminures des livres, bonnes à amuser les bébés, et dédaignait particulièrement Shakespeare, comme « barbouillé d’un bout à l’autre de ces enluminures ».

Pas plus tard qu’au mois de janvier dernier, un spirituel journal de Londres, avec une ironie accentuée d’indignation, se demandait lequel est le plus célèbre, en Angleterre, de Shakespeare ou de « M. Calcraft, le bourreau » : — « Il y a des localités dans ce pays éclairé où, si vous prononcez le nom de Shakespeare, on vous répondra : « Je ne sais pas quel peut être ce Shakespeare autour duquel vous faites tout ce bruit, mais je parie que Hammer Lane de Birmingham se battra avec lui pour cinq livres. » Mais on ne se trompe pas sur Calcraft. » (Daily-Telegraph, 13 janvier 1864.)


IV


Quoi qu’il en soit, le monument que l’Angleterre doit à Shakespeare, Shakespeare ne l’a point.

La France, disons-le, n’est pas, dans des cas pareils, beaucoup plus rapide. Une autre gloire, bien différente de Shakespeare, mais non moins grande, Jeanne d’Arc, attend, elle aussi, et depuis plus longtemps encore, un monument national, un monument digne d’elle.

Cette terre qui a été la Gaule, et où ont régné les Vellédas, a, catholiquement et historiquement, pour patronnes deux figures augustes, Marie et Jeanne. L’une, sainte, est la Vierge ; l’autre, héroïque, est la Pucelle. Louis XIII a donné la France à l’une ; l’autre a donné la France à la France. Le monument de la seconde ne doit pas être moins haut que le monument de la première. Il faut à Jeanne d’Arc un trophée grand comme Notre-Dame. Quand l’aura-t-elle ?

L’Angleterre a fait faillite à Shakespeare, mais la France a fait banqueroute à Jeanne d’Arc.

Ces ingratitudes veulent être sévèrement dénoncées. Sans doute les aristocraties dirigeantes, qui mettent la nuit sur les yeux des masses, sont les premières coupables, mais, en somme, la conscience existe pour un peuple comme pour un individu, l’ignorance n’est qu’une circonstance atténuante, et quand ces dénis de justice durent des siècles, ils restent la faute des gouvernements, mais deviennent la faute des nations. Sachons, dans l’occasion, dire leur fait aux peuples. France et Angleterre, vous avez tort.

Flatter les peuples serait pire que flatter les rois. L’un est bas, l’autre serait lâche.

Allons plus loin, et puisque cette pensée s’est présentée à nous, généralisons-la utilement, dussions-nous sortir un moment de notre sujet. Non, les peuples n’ont pas le droit de rejeter indéfiniment la faute sur les gouvernements. L’acceptation de l’oppression par l’opprimé finit par être complicité ; la couardise est un consentement toutes les fois que la durée d’une chose mauvaise qui pèse sur un peuple et que ce peuple empêcherait s’il voulait dépasse la quantité possible de patience d’un honnête homme ; il y a solidarité appréciable et honte partagée entre le gouvernement qui fait le mal et le peuple qui le laisse faire. Souffrir est vénérable, subir est méprisable. Passons.

Coïncidence à noter, le négateur de Shakespeare, Voltaire, est aussi l’insulteur de Jeanne d’Arc. Mais qu’est-ce donc que Voltaire ? Voltaire, disons-le avec joie et avec tristesse, c’est l’esprit français. Entendons-nous, c’est l’esprit français jusqu’à la Révolution exclusivement. A partir de la Révolution, la France grandissant, l’esprit français grandit, et tend à devenir l’esprit européen. Il est moins local et plus fraternel, moins gaulois et plus humain. Il représente de plus en plus Paris, la ville cœur du monde. Quant à Voltaire, il demeure ce qu’il est, l’homme de l’avenir, mais l’homme du passé ; il est une de ces gloires qui font dire au penseur oui et non ; il a contre lui ses deux sarcasmes, Jeanne d’Arc et Shakespeare. Il est puni par où il a raillé.


V


Au fait, un monument à Shakespeare, à quoi bon ? La statue qu’il s’est faite à lui-même vaut mieux, avec toute l’Angleterre pour piédestal. Shakespeare n’a pas besoin d’une pyramide ; il a son œuvre.

Que voulez-vous que le marbre fasse pour lui ? Que peut le bronze là où est la gloire ? Le jade et l’albâtre ont beau faire, le jaspe, la serpentine, le basalte, le porphyre rouge comme aux Invalides, le granit, Paros et Carrare, perdent leur peine ; le génie est le génie sans eux. Quand toutes les pierres s’en mêleraient, grandiraient-elles cet homme d’une coudée ? Quelle voûte sera plus indestructible que celle-ci : le Conte d’hiver, la Tempête, les Joyeuses Épouses de Windsor, les Deux Gentilshommes de Vérone, Jules César, Coriolan ? Quel monument sera plus grandiose que Lear, plus farouche que le Marchand de Venise, plus éblouissant que Roméo et Juliette, plus dédaléen que Richard III ? Quelle lune jettera à cet édifice une lumière plus mystérieuse que le Songe d’une nuit d’été ? Quelle capitale, fût-ce Londres, fera autour de lui une rumeur aussi gigantesque que l’âme en tumulte de Macbeth ? Quelle charpente de cèdre ou de chêne durera autant qu’Othello ? Quel airain sera airain autant que Hamlet ? Aucune construction de chaux, de roche, de fer et de ciment ne vaut le souffle. Le profond souffle du génie, qui est la respiration de Dieu à travers l’homme. Une tête où il y a une idée, voilà le sommet ; les entassements de pierre et de brique font des efforts inutiles. Quel édifice égale une pensée ? Babel est au-dessous d’Isaïe ; Chéops est plus petite qu’Homère ; le Colisée est inférieur à Juvénal ; la Giralda de Séville est naine à côté de Cervantes ; Saint-Pierre de Rome ne va pas à la cheville de Dante. Comment vous y prendrez-vous pour faire une tour aussi haute que ce nom : Shakespeare ?

Ajoutez donc quelque chose à un esprit !

Supposez un monument. Supposez-le splendide, supposez-le sublime. Un arc de triomphe, un obélisque, un cirque avec piédestal au centre, une cathédrale. Nul peuple n’est plus illustre, plus noble, plus magnifique et plus magnanime que le peuple français. Accouplez ces deux idées, l’Angleterre et Shakespeare, et faites-en jaillir un édifice. Une telle nation célébrant un tel homme, ce sera superbe. Supposez le monument, supposez l’inauguration. Les pairs sont là, les communes adhèrent, les évêques officient, les princes font cortège, la reine assiste. La vertueuse femme en qui le peuple anglais, royaliste, comme on sait, voit et vénère sa personnification actuelle, cette digne mère, cette noble veuve, vient, avec le respect profond qui convient, incliner la majesté matérielle devant la majesté idéale ; la reine d’Angleterre salue Shakespeare ; l’hommage de Victoria répare le dédain d’Elisabeth. Quant à Elisabeth, elle est probablement là aussi, sculptée quelque part dans le soubassement, avec Henri VIII son père et Jacques Ier son successeur, nains sous le poëte. Le canon éclate, le rideau tombe, on découvre la statue qui semble dire : Enfin ! et qui a grandi dans l’ombre depuis trois cents ans ; trois siècles, c’est la croissance d’un colosse ; elle est immense. On y a utilisé tous les bronzes York, Cumberland, Pitt et Peel ; on a, pour la composer, désencombré les places publiques d’un tas de cuivres non justifiés ; on a amalgamé dans cette haute figure toutes sortes de Henris et d’Edouards, on y a fondu les divers Guillaumes et les nombreux Georges, l’Achille de Hyde-Park a fait l’orteil ; c’est beau, voilà Shakespeare presque aussi grand qu’un Pharaon ou qu’un Sésostris. Cloches, tambours, fanfares, applaudissements, hurrahs !

Eh bien ?

Cela est honorable à l’Angleterre, indifférent à Shakespeare.

Qu’est-ce qu’une salutation de la royauté, de l’aristocratie, de l’armée, et même de la population anglaise encore ignorante à cette heure comme presque toutes les autres nations, qu’est-ce que la salutation de tous ces groupes diversement éclairés, pour qui a l’acclamation éternelle, et avec réflexion, de tous les siècles et de tous les hommes ! Quelle oraison de l’évêque de Londres ou de l’archevêque de Cantorbery vaudra le cri d’une femme devant Desdemona, d’une mère devant Arthur, d’une âme devant Hamlet ?

Aussi, quand l’insistance universelle réclame de l’Angleterre un monument à Shakespeare, ce n’est pas pour Shakespeare, c’est pour l’Angleterre.

Il y a des cas où le payement de la dette importe plus au débiteur qu’au créancier.

Un monument est exemplaire. La haute tête d’un grand homme est une clarté. Les foules comme les vagues ont besoin de phares au-dessus d’elles. Il est bon que le passant sache qu’il y a des grands hommes. On n’a pas le temps de lire, on est forcé de voir. On va par là, on se heurte au piédestal, on est bien obligé de lever la tête et de regarder un peu l’inscription, on échappe au livre, on n’échappe pas à la statue. Un jour, sur le pont de Rouen, devant la belle statue due à David d’Angers, un paysan monté sur un âne me dit : Connaissez-vous Pierre Corneille ? — Oui, répondis-je. — Il répliqua : Et moi aussi. Je repris : — Et connaissez-vous le Cid ? — Non, dit-il.

Corneille, pour lui, c’était la statue.

Ce commencement de connaissance des grands hommes est nécessaire au peuple. Le monument provoque à connaître l’homme. On désire apprendre à lire pour savoir ce que c’est que ce bronze. Une statue est un coup de coude à l’ignorance.

Il y a donc, à l’exécution de ces monuments, utilité populaire ainsi que justice nationale.

Faire l’utile en même temps que le juste, cela finira certes par tenter l’Angleterre. Elle est la débitrice de Shakespeare. Laisser une telle créance en souffrance, ce n’est point là une bonne attitude pour la fierté d’un peuple. Il est moral que les peuples soient bons payeurs en fait de reconnaissance. L’enthousiasme est probité. Quand un homme est une gloire au front de sa nation, la nation qui ne s’en aperçoit pas étonne autour d’elle le genre humain.


VI


L’Angleterre, fin qu’il était aisé de prévoir, bâtira un monument à son poëte.

Au moment où nous achevions d’écrire les pages qu’on vient de lire, on a annoncé à Londres la formation d’un comité pour la célébration solennelle du trois centième anniversaire de la naissance de Shakespeare. Ce comité dédiera à Shakespeare, le 23 avril 1864, un monument et une fête qui dépasseront, nous n’en doutons pas, l’incomplet programme ébauché par nous tout à l’heure. On n’épargnera rien. L’acte d’admiration sera éclatant. On peut tout attendre, en fait de magnificence, de la nation qui a créé le prodigieux palais de Sydenham, ce Versailles d’un peuple. L’initiative prise par le comité entraînera certainement les pouvoirs publics. Nous écartons, quant à nous, et le comité écartera, nous le pensons, toute idée d’une manifestation par souscription. Une souscription, à moins d’être à un sou, c’est-à-dire ouverte à tout le peuple, est nécessairement fractionnelle. Ce qui est dû à Shakespeare, c’est une manifestation nationale ; un jour férié, une fête publique, un monument populaire, votés par les chambres et inscrits au budget. L’Angleterre le ferait pour le roi. Or, qu’est-ce que le roi de l’Angleterre à côté de l’homme de l’Angleterre ? Toute confiance est due au comité du Jubilé de Shakespeare, comité composé de personnes hautement distinguées dans la presse, la pairie, la littérature, le théâtre et l’église. Des hommes éminents de tous les pays, représentants de l’intelligence en France, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, complètent ce comité, à tous les points de vue excellent et compétent. Un deuxième comité, formé à Stratford-sur-Avon, seconde le comité de Londres. Nous félicitons l’Angleterre.

Les peuples ont l’oreille dure et la vie longue ; ce qui fait que leur surdité n’a rien d’irréparable. Ils ont le temps de se raviser. Les anglais se réveillent enfin du côté de leur gloire. L’Angleterre commence à épeler ce nom, Shakespeare, sur lequel l’univers lui a mis le doigt.

En avril 1664, il y avait cent ans que Shakespeare était né, l’Angleterre était occupée à acclamer Charles II, le vendeur de Dunkerque à la France moyennant deux cent cinquante mille livres sterling, et à regarder blanchir sous la bise et la pluie au gibet de Tyburn quelque chose qui était un squelette et qui avait été Cromwell. En avril 1764, il y avait deux cents ans que Shakespeare était né, l’Angleterre contemplait l’aurore de Georges III, roi destiné à l’imbécillité, lequel, à cette époque, dans des conciliabules et des aparté peu constitutionnels avec les chefs tories et les landgraves allemands, ébauchait cette politique de résistance au progrès qui devait lutter, d’abord contre la liberté en Amérique, puis contre la démocratie en France, et qui, rien que sous le seul ministère du premier Pitt, avait, dès 1778, endetté l’Angleterre de quatre-vingt millions sterling. En avril 1864, il y aura trois cents ans que Shakespeare est né, l’Angleterre élève une statue à Shakespeare. C’est tard, mais c’est bien.

  1. Du reste, quelques lords-chambellans qu’il y ait, la censure française est difficile à distancer. Les religions sont diverses, mais le bigotisme est un ; et tous ses spécimens se valent. Ce qu’on va lire est extrait des notes jointes par le nouveau traducteur de Shakespeare à sa traduction :
    « Jésus ! Jésus ! cette exclamation de Shallow fut retranchée de l’édition de 1623, conformément au statut qui interdisait de prononcer le nom de la divinité sur la scène. Chose digne de remarque, notre théâtre moderne a dû subir, sous les ciseaux de la censure des Bourbons, les mêmes mutilations cagotes auxquelles la censure des Stuarts condamnait le théâtre de Shakespeare. Je lis ce qui suit sur la première page du manuscrit de Hernani, que j’ai entre les mains :

    « Reçu au Théâtre-Français, le 8 octobre 1829.
    « Le Directeur de la scène,

    « ALBERTIN. »
    Et plus bas, à l’encre rouge :

    « Vu à la charge de retrancher le nom de Jésus partout où il se trouve, et de se conformer « aux changements indiqués aux pages 27, 28, 29,, 62, 74 et 76.

    Le ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur,
    « LA BOURDONNAYE. »
    (Tome XI. Notes sur Richard II et Henri IV, note 71, p. 462.)

    Nous ajoutons que dans le décor représentant Saragosse (deuxième acte de Hernani) il fut interdit de mettre aucun clocher ni aucune église, ce qui rendit la ressemblance difficile, Saragosse ayant au seizième siècle trois cent neuf églises et six cent dix-sept couvents.