William Shakespeare (Victor Hugo)/I/II
LIVRE II
LES GÉNIES
I
Le grand Art, à employer ce mot dans son sens absolu, c’est la région des Égaux.
Avant d’aller plus loin, fixons la valeur de cette expression, l’Art, qui revient souvent sous notre plume.
Nous disons l’Art comme nous disons la Nature ; ce sont là deux termes d’une signification presque illimitée. Prononcer l’un ou l’autre de ces mots, Nature, Art, c’est faire une évocation, c’est extraire des profondeurs l’idéal, c’est tirer l’un des deux grands rideaux de la création divine. Dieu se manifeste à nous au premier degré à travers la vie de l’univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l’homme.
La deuxième manifestation n’est pas moins sacrée que la première. La première s’appelle la Nature, la deuxième s’appelle l’Art. De là cette réalité : le poëte est prêtre.
Il y a ici-bas un pontife, c’est le génie.
Sacerdos magnus.
L’Art est la branche seconde de la Nature.
L’Art est aussi naturel que la Nature.
Par Dieu, — fixons encore le sens de ce mot, — nous entendons l’infini vivant.
Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu.
Dieu est l’invisible évident.
Le monde dense, c’est Dieu. Dieu dilaté, c’est le monde.
Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu.
Cela dit, continuons.
Dieu crée l’art par l’homme. Il a un outil, le cerveau humain. Cet outil, c’est l’ouvrier lui-même qui se l’est fait ; il n’en a pas d’autre.
Forbes, dans le curieux fascicule feuilleté par Warburton et perdu par Garrick, affirme que Shakespeare se livrait à des pratiques de magie, que la magle était dans sa famille, et que le peu qu’il y a de bon dans ses pièces lui était dicté par « un Alleur », un Esprit.
Disons-le à ce propos, car il ne faut reculer devant aucune des questions qui s’offrent, ç’a été une bizarre erreur de tous les temps de vouloir donner au cerveau humain des auxiliaires extérieurs. Antrum adjuvat vatem. L’œuvre semblant surhumaine, on a voulu y faire intervenir l’extra-humain ; dans l’antiquité le trépied, de nos jours la table. La table n’est autre chose que le trépied revenant.
Prendre au pied de la lettre le démon que Socrate se suppose, et le buisson de Moïse, et la nymphe de Numa, et le dive de Plotin, et la colombe de Mahomet, c’est être dupe d’une métaphore.
D’autre part, la table, tournante ou parlante, a été fort raillée. Parlons net, cette raillerie est sans portée. Remplacer l’examen par la moquerie, c’est commode, mais peu scientifique. Quant à nous, nous estimons que le devoir étroit de la science est de sonder tous les phénomènes ; la science est ignorante et n’a pas le droit de rire ; un savant qui rit du possible est bien près d’être un idiot. L’inattendu doit toujours être attendu par la science. Elle a pour fonction de l’arrêter au passage et de le fouiller, rejetant le chimérique, constatant le réel. La science n’a sur les faits qu’un droit de visa. Elle doit vérifier et distinguer. Toute la connaissance humaine n’est que triage. Le faux compliquant le vrai n’excuse point le rejet en bloc. Depuis quand l’ivraie est-elle prétexte à refuser le froment ? Sarclez la mauvaise herbe, l’erreur, mais moissonnez le fait et liez-le aux autres. La science est la gerbe des faits.
Mission de la science : tout étudier et tout sonder. Tous, qui que nous soyons, nous sommes les créanciers de l’examen ; nous sommes ses débiteurs aussi. On nous le doit et nous le devons. Éluder un phénomène, lui refuser le payement d’attention auquel il a droit, reconduire, le mettre à la porte, lui tourner le dos en riant, c’est faire banqueroute à la vérité, c’est laisser protester la signature de la science. Le phénomène du trépied antique et de la table moderne a droit comme un autre à l’observation. La science psychique y gagnera, sans nul doute. Ajoutons ceci, qu’abandonner les phénomènes à la crédulité, c’est faire une trahison à la raison humaine.
Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls, et il explique le fait, chant XVIII de l’Iliade, en disant que Vulcain leur forgeait des roues invisibles. L’explication ne simplifie pas beaucoup le phénomène. Platon raconte que les statues de Dédale gesticulaient dans les ténèbres, étaient volontaires, et résistaient à leur maître, et qu’il fallait les attacher pour qu’elles ne s’en allassent pas. Voilà d’étranges chiens à la chaîne. Fléchier mentionne à la page 52 de son Histoire de Théodose, à propos de la grande conspiration des sorciers du quatrième siècle contre l’empereur, une table tournante dont nous parlerons peut-être ailleurs pour dire ce que Fléchier ne dit point et semble ignorer. Cette table était couverte d’une lame ronde faite de plusieurs métaux, ex diversis metallicis materiis fabrefacta, comme les plaques de cuivre et de zinc employées actuellement par la biologie. On le voit, le phénomène, toujours rejeté et toujours reparaissant, n’est pas d’hier.
Du reste, quoi que la crédulité en ait dit ou pensé, ce phénomène des trépieds et des tables est sans rapport aucun, c’est là que nous voulons en venir, avec l’inspiration des poètes, inspiration toute directe. La sibylle a un trépied, le poëte non. Le poëte est lui-même trépied. Il est le trépied de Dieu. Dieu n’a pas fait ce merveilleux alambic de l’idée, le cerveau de l’homme, pour ne point s’en servir. Le génie a tout ce qu’il lui faut dans son cerveau. Toute pensée passe par là. La pensée monte et se dégage du cerveau, comme le fruit de la racine. La pensée est la résultante de l’homme. La racine plonge dans la terre ; le cerveau plonge en Dieu.
C’est-à-dire dans l’infini.
Ceux qui s’imaginent — il y en a, témoin ce Forbes, — qu’un poëme comme le Médecin de son honneur ou le Roi Lear peut être dicté par un trépied ou par une table, errent étrangement. Ces œuvres sont des œuvres de l’homme. Dieu n’a pas besoin de faire aider Shakespeare ou Calderon par un morceau de bois.
Donc écartons le trépied. La poésie est propre au poëte. Soyons respectueux devant le possible, dont nul ne sait la limite, soyons attentifs et sérieux devant l’extra-humain, d’où nous sortons et qui nous attend ; mais ne diminuons point les grands travailleurs terrestres par des hypothèses de collaborations mystérieuses qui ne sont point nécessaires, laissons au cerveau ce qui est au cerveau, et constatons que l’œuvre des génies est du surhumain sortant de l’homme.
II
L’art suprême est la région des Égaux.
Le chef-d’œuvre est adéquat au chef-d’œuvre.
Comme l’eau qui, chauffée à cent degrés, n’est plus capable d’augmentation calorique et ne peut s’élever plus haut, la pensée humaine atteint dans certains hommes sa complète intensité. Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, saint Paul, Juvénal, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantes, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven, quelques autres encore, marquent les cent degrés du génie.
L’esprit humain a une cime.
Cette cime est l’idéal.
Dieu y descend, l’homme y monte.
Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension. D’en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils côtoient les précipices ; un faux pas ne déplairait point à certains spectateurs. Les aventuriers poursuivent leur chemin. Les voilà haut, les voilà loin ; ce ne sont plus que des points noirs. Comme ils sont petits ! dit la foule^ Ce sont des géants. Ils vont. La route est âpre. L’escarpement se défend. A chaque pas un mur, à chaque pas un piège. A mesure qu’on s’élève, le froid augmente. Il faut se faire son escalier, couper la glace et marcher dessus, se tailler des degrés dans la haine. Toutes les tempêtes font rage. Cependant ces insensés cheminent. L’air n’est plus respirable. Le gouffre se multiplie autour d’eux. Quelques-uns tombent. C’est bien fait. D’autres s’arrêtent et redescendent ; il y a de sombres lassitudes. Les intrépides continuent ; les prédestinés persistent. La pente redoutable croule sous eux et tâche de les entraîner ; la gloire est traître. Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés par les éclairs ; l’ouragan est furieux. N’importe, ils s’obstinent. Ils montent. Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère.
Ces noms que nous venons de dire, et ceux que nous aurions pu ajouter, redites-les. Choisir entre ces hommes, impossible. Nul moyen de faire pencher la balance entre Rembrandt et Michel-Ange.
Et, pour nous enfermer seulement dans les écrivains et les poètes, examinez-les l’un après l’autre. Lequel est le plus grand ? Tous.
L’un, Homère, est l’énorme poëte enfant. Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l’ombre. Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter dieu des dieux, Agamemnon roi des rois, les peuples, troupeaux dès le commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l’Océan ; Diomède combattant, Ulysse errant ; les méandres d’une voile cherchant la patrie ; les cyclopes, les pygmées ; une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l’Olympe, et çà et là des trous de fournaise laissant voir l’Érèbe, les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches, les amitiés amours, les colères et les hydres, Vulcain pour le rire d’en haut, Thersite pour le rire d’en bas, les deux aspects du mariage résumés d’avance pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope ; le Styx, le Destin, le talon d’Achille, sans lequel le Destin serait vaincu par le Styx ; les monstres, les héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde antique, cette immensité, c’est Homère. Troie convoitée, Ithaque souhaitée. Homère, c’est la guerre et c’est le voyage, les deux modes primitifs de la rencontre des hommes ; la tente attaque la tour, le navire sonde l’inconnu, ce qui est aussi une attaque ; autour de la guerre, toutes les passions ; autour du voyage, toutes les aventures ; deux groupes gigantesques : le premier, sanglant, se nomme l’Iliade ; le deuxième, lumineux, se nomme l’Odyssée. Homère fait les hommes plus grands que nature ; ils se jettent à la tête des quartiers de rocs que douze jougs de bœufs ne feraient pas bouger ; les dieux se soucient médiocrement d’avoir affaire à eux. Minerve prend Achille aux cheveux ; il se retourne irrité : Que me veux-tu, déesse ? Nulle monotonie d’ailleurs dans ces puissantes statures. Ces géants sont nuancés. Après chaque héros, Homère brise le moule. Ajax fils d’Oïlée est de moins haute taille qu’Ajax fils de Télamon. Homère est un des génies qui résolvent ce beau problème de l’art, le plus beau de tous peut-être, la peinture vraie de l’humanité obtenue par le grandissement de l’homme, c’est-à-dire la génération du réel dans l’idéal. Fable et histoire, hypothèse et tradition, chimère et science, composent Homère. Il est sans fond, et il est riant. Toutes les profondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste azur de cet esprit. Lycurgue, ce sage hargneux, mi-parti de Solon et de Dracon, était vaincu par Homère. Il se détournait de sa route, en voyage, pour aller feuilleter, dans la maison de Cléophile, les poëmes d’Homère, déposés là en souvenir de l’hospitalité qu’Homère, disait-on, avait reçue jadis dans cette maison. Homère, pour les grecs, était dieu ; il avait des prêtres, les Homérides. Un rhéteur s’étant vanté de ne jamais lire Homère, Alcibiade donna à cet homme un soumet. La divinité d’Homère a survécu au paganisme. Michel-Ange disait : Quand je lis Homère, je me regarde pour voir si je n ’ai pas vingt pieds de haut. Une tradition veut que le premier vers de l’Iliade soit un vers d’Orphée, ce qui, doublant Homère d’Orphée, augmentait en Grèce la religion d’Homère. Le bouclier d’Achille, chant XVIII de l’Iliade, était commenté dans les temples par Danco, fille de Pythagore. Homère, comme le soleil, a des planètes. Virgile qui fait l’Enéide, Lucain qui fait la Pharsale, Tasse qui fait la Jérusalem, Arioste qui fait le Roland, Milton qui fait le Paradis Perdu, Camoëns qui fait les Lusiades, Klopstock qui fait la Messiade, Voltaire qui fait la Henriade, gravitent sur Homère, et, renvoyant à leurs propres lunes sa lumière diversement réfléchie, se meuvent à des distances inégales dans son orbite démesurée. Voilà Homère. Tel est le commencement de l’épopée.
L’autre, Job, commence le drame. Cet embryon est un colosse. Job commence le drame, et il y a quarante siècles de cela, par la mise en présence de Jéhovah et de Satan ; le mal défie le bien, et voilà l’action engagée. La terre est le lieu de la scène, et l’homme est le champ de bataille ; les fléaux sont les personnages. Une des plus sauvages grandeurs de ce poëme, c’est que le soleil y est sinistre. Le soleil est dans Job comme dans Homère, mais ce n’est plus l’aube, c’est le midi. Le lugubre accablement du rayon d’airain tombant à pic sur le désert emplit ce poëme chauffé à blanc. Job est en sueur sur son fumier. L’ombre de Job est petite et noire et cachée sous lui comme la vipère sous le rocher. Les mouches tropicales bourdonnent sur ses plaies. Job a au-dessus de sa tête cet affreux soleil arabe, éleveur de monstres, exagérateur de fléaux, qui change le chat en tigre, le lézard en crocodile, le pourceau en rhinocéros, l’anguille en boa, l’ortie en cactus, le vent en simoun, le miasme en peste. Job est antérieur à Moïse. Loin dans les siècles, à côté d’Abraham, le patriarche hébreu, il y a Job, le patriarche arabe. Avant d’être éprouvé, il avait été heureux : l’homme le plus haut de tout l’Orient, dit son poëme. C’était le laboureur roi. Il exerçait l’immense prêtrise de la solitude. Il sacrifiait et sanctifiait. Le soir, il donnait à la terre la bénédiction, le « barac ». Il était lettré. Il connaissait le rhythme. Son poëme, dont le texte arabe est perdu, était écrit en vers ; cela du moins est certain à partir du verset 3 du chapitre ni jusqu’à la fin. Il était bon. Il ne rencontrait pas un enfant pauvre sans lui jeter la petite monnaie kesitha ; il était « le pied du boiteux et l’œil de l’aveugle. » C’est de cela qu’il a été précipité. Tombé, il devient gigantesque. Tout le poëme de Job est le développement de cette idée : la grandeur qu’on trouve au fond de l’abîme. Job est plus majestueux misérable que prospère. Sa lèpre est une pourpre. Son accablement terrifie ceux qui sont là. On ne lui parle qu’après un silence de sept jours et de sept nuits. Sa lamentation est empreinte d’on ne sait quel magisme tranquille et lugubre. Tout en écrasant les vermines sur ses ulcères, il interpelle les astres. Il s’adresse à Orion, aux Hyades qu’il nomme la Poussinière, et « aux signes qui sont au midi. » Il dit : « Dieu a mis un bout aux ténèbres. » Il nomme le diamant qui se cache : « la pierre de l’obscurité. » Il mêle à sa détresse l’infortune des autres, et il a des mots tragiques qui glacent : la veuve est vide. Il sourit aussi, plus effrayant alors. Il a autour de lui Éliphas, Bildad, Tsophar, trois implacables types de l’ami curieux, il leur dit : « Vous jouez de moi comme d’un tambourin. » Son langage, soumis du côté de Dieu, est amer du côté des rois, « les rois de la terre qui se bâtissent des solitudes », laissant notre esprit chercher s’il parle là de leur sépulcre ou de leur royaume. Tacite dit : solitudinem faciunt. Quant à Jéhovah, il l’adore, et, sous la flagellation furieuse des fléaux, toute sa résistance est de demander à Dieu : « Ne me permettras-tu pas d’avaler ma salive ? » Ceci date de quatre mille ans. A l’heure même peut-être où l’énigmatique astronome de Denderah sculpte dans le granit son zodiaque mystérieux, Job grave le sien dans la pensée humaine, et son zodiaque à lui n’est pas fait d’étoiles, mais de misères. Ce zodiaque tourne encore au-dessus de nos têtes. Nous n’avons de Job que la version hébraïque, attribuée à Moïse. Un tel poëte fait rêver, suivi d’un tel traducteur ! L’homme du fumier est traduit par l’homme du Sinaï. C’est qu’en effet Job est un officiant et un voyant. Job extrait de son drame un dogme ; Job souffre et conclut. Or souffrir et conclure, c’est enseigner. La douleur, logique, mène à Dieu. Job enseigne. Job, après avoir touché le sommet du drame, remue le fond de la philosophie ; il montre, le premier, cette sublime démence de la sagesse qui, deux mille ans plus tard, de résignation se faisant sacrifice, sera la folie de la croix. Stultitiam crucis. Le fumier de Job, transfiguré, deviendra le calvaire de Jésus.
L’autre, Eschyle, illuminé par la divination inconsciente du génie, sans se douter qu’il a derrière lui, dans l’Orient, la résignation de Job, la complète à son insu par la révolte de Prométhée ; de sorte que la leçon sera entière, et que le genre humain, à qui Job n’enseignait que le devoir, sentira dans Prométhée poindre le droit. Une sorte d’épouvante emplit Eschyle d’un bout à l’autre ; une méduse profonde s’y dessine vaguement derrière les figures qui se meuvent dans la lumière. Eschyle est magnifique et formidable. ; comme si l’on voyait un froncement de sourcil au-dessus du soleil. Il a deux Caïns, Étéocle et Polynice ; la Genèse n’en a qu’un. Sa nuée d’océanides va et vient dans un ciel ténébreux, comme une troupe d’oiseaux chassés. Eschyle n’a aucune des proportions connues. Il est rude, abrupt, excessif, incapable de pentes adoucies, presque féroce, avec une grâce à lui qui ressemble aux fleurs des lieux farouches, moins hanté des nymphes que des euménides, du parti des Titans, parmi les déesses choisissant les sombres, et souriant sinistrement aux gorgones, fils de la terre comme Othryx et Briarée, et prêt à recommencer l’escalade contre le parvenu Jupiter. Eschyle est le mystère antique fait homme ; quelque chose comme un prophète païen. Son œuvre, si nous l’avions toute, serait une sorte de Bible grecque. Poëte hécatonchire, ayant un Oreste plus fatal qu’Ulysse et une Thèbes plus grande que Troie, dur comme la roche, tumultueux comme l’écume, plein d’escarpements, de torrents et de précipices, et si géant que, par-moments, on dirait qu’il devient montagne. Arrivé plus tard que l’Iliade, il a l’air d’un aîné d’Homère.
L’autre, Isaïe, semble, au-dessus de l’humanité, un grondement de foudre continu. Il est le grand reproche. Son style, sorte de nuée nocturne, s’illumine coup sur coup d’images qui empourprent subitement tout l’abîme de cette pensée noire et qui vous font dire : Il éclaire ! Isaïe prend corps à corps le mal, qui, dans la civilisation, débute avant le bien. Il crie : Silence ! au bruit des chars, aux fêtes, aux triomphes. L’écume de sa prophétie déborde jusque sur la nature ; il dénonce Babylone aux taupes et aux chauves-souris, promet Ninive à la ronce, Tyr à la cendre, Jérusalem à la nuit, fixe une date aux oppresseurs, déclare aux puissances leur fin prochaine, assigne un jour contre les idoles, contre les hautes tours, contre les navires de Tarse, et contre tous les cèdres du Liban, et contre tous les chênes de Basan. Il est debout sur le seuil de la civilisation, et refuse d’entrer. C’est une espèce de bouche du désert parlant aux multitudes, et réclamant, au nom des sables, des broussailles et des souffles, la place où sont les villes ; parce que c’est juste ; parce que le tyran et l’esclave, c’est-à-dire l’orgueil et la honte, sont partout où il y a des enceintes de murailles ; parce que le mal est là, incarné dans l’homme ; parce que dans la solitude il n’y a que la bête, tandis que dans la cité il y a le monstre. Ce qu’Isaïe reproche à son temps, l’idolâtrie, l’orgie, la guerre, la prostitution, l’ignorance, dure encore ; Isaïe est l’éternel contemporain des vices qui se font valets et des crimes qui se font rois.
L’autre, Ézéchiel, est le devin fauve. Génie de caverne. Pensée à laquelle le rugissement convient. Maintenant, écoutez. Ce sauvage fait au monde une annonce. Laquelle ? Le progrès. Rien de plus surprenant. Ah ! Isaïe démolit ? Eh bien ! Ézéchiel reconstruira. Isaïe refuse la civilisation, Ézéchiel l’accepte, mais la transforme. La nature et l’humanité se mêlent dans le hurlement attendri que jette Ézéchiel. La notion du devoir est dans Job, la notion du droit est dans Eschyle ; Ézéchiel apporte la résultante, la troisième notion : le genre humain amélioré, l’avenir de plus en plus libéré. Que l’avenir soit un orient au lieu d’être un couchant, c’est la consolation de l’homme. Le temps présent travaille au temps futur, donc travaillez et espérez. Tel est le cri d’Ézéchiel. Ézéchiel est en Chaldée, et, de Chaldée, il voit distinctement la Judée, de même que de l’oppression on voit la liberté. Il déclare la paix comme d’autres déclarent la guerre. Il prophétise la concorde, la bonté, la douceur, l’union, l’hymen des races, l’amour. Cependant il est terrible. C’est le bienfaiteur farouche. C’est le colossal bourru bienfaisant du genre humain. Il gronde, il grince presque, et on le craint, et on le hait. Les hommes autour de lui sont épineux. Je demeure parmi les églantiers, dit-il. Il se condamne à être symbole, et fait de sa personne, devenue effrayante, une signification de la misère humaine et de l’abjection populaire. C’est une sorte de Job volontaire. Dans sa ville, dans sa maison, il se fait lier de cordes, et reste muet. Voilà l’esclave. Sur la place publique, il mange des excréments ; voilà le courtisan. Ceci fait éclater le rire de Voltaire et notre sanglot à nous. Ah ! Ézéchiel, tu te dévoues jusque-là. Tu rends la honte visible par l’horreur, tu forces l’ignominie à détourner la tête en se reconnaissant dans l’ordure, tu montres qu’accepter un homme pour maître, c’est manger le fumier, tu fais frémir les lâches de la suite du prince en mettant dans ton estomac ce qu’ils mettent dans leur âme, tu prêches la délivrance par le vomissement, sois vénéré ! Cet homme, cet être, cette figure, ce porc prophète, est sublime. Et la transfiguration qu’il annonce, il la prouve. Comment ? En se transfigurant lui-même. De cette bouche horrible et souillée sort un éblouissement de poésie. Jamais plus grand langage n’a été parlé, et plus extraordinaire : « Je vis des visions de Dieu. Un vent de tempête venait de l’aquilon, et une grosse nuée, et un feu s’entortillant. Je vis un char, et une ressemblance de quatre animaux. Au-dessus des animaux et du char était une étendue semblable à un cristal terrible. Les roues du char étaient faites d’yeux et si hautes qu’on avait peur. Le bruit des ailes des quatre anges était comme le bruit du Tout-Puissant, et quand ils s’arrêtaient ils baissaient leurs ailes. Et je vis une ressemblance qui était comme une apparence de feu, et qui avança une forme de main. Et une voix dit : « Les rois « et les juges ont dans l’âme des dieux de fiente. J’ôterai de leur poitrine « le cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair... » J’allai vers ceux du fleuve Kébar, et je me tins là parmi eux sept jours, tout étonné. » Et ailleurs : « Il y avait une plaine et des os desséchés. Et je dis : « Ossements, levez-vous. » Et je regardai. Et il vint des nerfs sur ces os, et de la chair sur ces nerfs, et une peau dessus ; mais l’Esprit n’y était point. Et je criai : « Esprit, viens des quatre vents, souffle, et que ces morts revivent. » L’Esprit vint. Le souffle entra en eux, et ils se levèrent, et ce fut une armée, et ce fut un peuple. Alors la voix dit : « Vous serez une seule nation, vous n’aurez plus de juge et de roi que moi, et je serai le Dieu qui a un peuple, et vous serez le peuple qui a un Dieu. » Tout n’est-il pas là ? Cherchez une plus haute formule, vous ne la trouverez pas. L’homme libre sous Dieu souverain. Ce visionnaire mangeur de pourriture est un résurrecteur. Ézéchiel a l’ordure aux lèvres et le soleil dans les yeux. Chez les juifs, la lecture d’Ézéchiel était redoutée ; elle n’était pas permise avant l’âge de trente ans. Les prêtres, inquiets, mettaient un sceau sur ce poëte. On ne pouvait le traiter d’imposteur. Son effarement de prophète était incontestable ; il avait évidemment vu ce qu’il racontait. De là son autorité. Ses énigmes mêmes le faisaient oracle. On ne savait ce que c’était que « ces femmes assises du côté de l’Aquilon qui pleuraient Thammus. » Impossible de deviner ce que c’est que le « hasmal », ce métal qu’il montre en fusion dans la fournaise du rêve. Mais rien de plus net que sa vision du progrès. Ézéchiel voit l’homme quadruple : homme, bœuf, lion et aigle ; c’est-à-dire, maître de la pensée, maître du champ, maître du désert, maître de l’air. Rien d’oublié ; c’est l’avenir entier, d’Aristote à Christophe Colomb, de Triptolème à Montgolfier. Plus tard l’Évangile aussi se fera quadruple dans les quatre évangélistes, subordonnera Matthieu, Luc, Marc et Jean à l’homme, au bœuf, au lion et à l’aigle, et, chose surprenante, pour symboliser le progrès, prendra les quatre faces d’Ézéchiel. Au surplus, Ézéchiel, comme Christ, s’appelle Fils de l’Homme. Jésus souvent dans ses paraboles évoque et indique Ézéchiel, et cette espèce de premier messie fait jurisprudence pour le second. Il y a dans Ézéchiel trois constructions : l’homme, dans lequel il met le progrès ; le temple, où il met une lumière qu’il appelle gloire ; la cité, où il met Dieu. Il crie au temple : « Pas de prêtres ici, ni eux, ni leurs rois, ni les carcasses de leurs rois. » (Ch. XLIII, v. 7.) On ne peut s’empêcher de songer que cet Ézéchiel, sorte de démagogue de la Bible, aiderait 93 dans l’effrayant balayage de Saint-Denis. Quant à la cité bâtie par lui, il murmure au-dessus d’elle ce nom mystérieux : JEHOVAH SCHAMMAH, qui signifie : l’Éternel-Est-Là. Puis il se tait pensif dans les ténèbres, montrant du doigt à l’humanité, là-bas, au fond de l’horizon, une continuelle augmentation d’azur.
L’autre, Lucrèce, c’est cette grande chose obscure : Tout. Jupiter est dans Homère, Jéhovah est dans Job ; dans Lucrèce, Pan apparaît. Telle est la grandeur de Pan qu’il a sous lui le Destin qui est sur Jupiter. Lucrèce a voyagé, et il a songé ; ce qui est un autre voyage. Il a été à Athènes ; il a hanté les philosophes ; il a étudié la Grèce et deviné l’Inde. Démocrite l’a fait rêver sur la molécule et Anaximandre sur l’espace. Sa rêverie est devenue doctrine. Nul ne connaît ses aventures. Comme Pythagore, il a fréquenté les deux écoles mystérieuses de l’Euphrate, Neharda et Pombeditha, et il a pu y rencontrer des docteurs juifs. Il a épelé les papyrus de Sepphoris, qui, de son temps, n’était pas transformée encore en Diocésarée ; il a vécu avec les pêcheurs de perles de l’île Tylos. On trouve dans les Apocryphes des traces d’un étrange itinéraire antique recommandé, selon les uns, aux philosophes par Empédocle, le magicien d’Agrigente, et, selon les autres, aux rabbis par ce grand-prêtre Éléazar qui correspondait avec Ptolémée Philadelphe. Cet itinéraire aurait servi plus tard de patron aux voyages des apôtres. Le voyageur qui obéissait à cet itinéraire parcourait les cinq satrapies du pays des Philistins, visitait les peuples charmeurs de serpents et suceurs de plaies, les Psylles, allait boire au torrent Bosor qui marque la frontière de l’Arabie déserte, puis touchait et maniait le carcan de bronze d’Andromède encore scellé au roche de Joppé. Balbeck dans la Syrie Creuse, Apamée sur l’Oronte où Nicanor nourrissait ses éléphants, le port d’Asiongaber où s’arrêtaient les vaisseaux d’Ophir, chargés d’or, Segher, qui produisait l’encens blanc, préféré à celui d’Hadramauth, les deux Syrtes, la montagne d’émeraude Smaragdus, les Nasamones qui pillaient les naufragés, la nation noire Agyzimba, Adribé, ville des crocodiles, Cynopolis, ville des chiens, les surprenantes cités de la Comagène, Claudias et Barsalium, peut-être même Tadamora, la ville de Salomon ; telles étaient les étapes de ce pèlerinage, presque fabuleux, des penseurs. Ce pèlerinage, Lucrèce l’a-t-il fait ? On ne peut le dire. Ses nombreux voyages sont hors de doute. Il a vu tant d’hommes qu’ils ont fini par se confondre tous dans sa prunelle et que cette multitude est devenue pour lui fantôme. Il est arrivé à cet excès de simplification de l’univers qui en est presque l’évanouissement. Il a sondé jusqu’à sentir flotter la sonde. Il a questionné les vagues spectres de Byblos ; il a causé avec le tronc d’arbre coupé de Chytéron, qui est Junon-Thespia. Peut-être a-t-il parlé dans les roseaux à Oannès, l’homme-poisson de la Chaldée, qui avait deux têtes, en haut une tête d’homme, en bas une tête d’hydre, et qui, buvant le chaos par sa gueule inférieure, le revomissait sur la terre par sa bouche supérieure, en science terrible. Lucrèce a cette science. Isaïe confine aux archanges, Lucrèce aux larves. Lucrèce tord le vieux voile d’Isis trempé dans l’eau des ténèbres, et il en exprime, tantôt à flots, tantôt goutte à goutte, une poésie sombre. L’illimité est dans Lucrèce. Par moments passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d’ombre : Circum sefoliis acfrondibus involventes. Çà et là une vaste image de l’accouplement s’ébauche dans la forêt : Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum ; et la forêt, c’est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. Lucrèce tourne le dos à l’humanité et regarde fixement l’Énigme. Lucrèce, esprit qui cherche le fond, est placé entre cette réalité, l’atome, et cette impossibilité, le vide ; tour à tour attiré par ces deux précipices, religieux quand il contemple l’atome, sceptique quand il aperçoit le vide ; de là ses deux aspects, également profonds, soit qu’il nie, soit qu’il affirme. Un jour ce voyageur se tue. C’est là son dernier départ. Il se met en route pour la Mort. Il va voir. Il est monté successivement sur tous les esquifs, sur la galère de Trevirium pour Sanastrée en Macédoine, sur la trirème de Carystus pour Metaponte en Grèce, sur le rémige de Cyllène pour l’île de Samothrace, sur la sandale de Samothrace pour Naxos où est Bacchus, sur le céroscaphe de Naxos pour la Syrie Salutaire, sur le vaisseau de Syrie pour l’Egypte, et sur le navire de la mer Rouge pour l’Inde. Il lui reste un voyage à faire, il est curieux de la contrée sombre, il prend passage sur le cercueil, et, défaisant lui-même l’amarre, il pousse du pied vers l’ombre cette barque obscure que balance le flot inconnu.
L’autre, Juvénal, a tout ce qui manque à Lucrèce, la passion, l’émotion, la fièvre, la flamme tragique, l’emportement vers l’honnêteté, le rire vengeur, la personnalité, l’humanité. Il habite un point donné de la création, et il s’en contente, y trouvant de quoi nourrir et gonfler son cœur de justice et de colère. Lucrèce est l’univers, Juvénal est le lieu. Et quel lieu ! Rome. A eux deux ils ont la double voix qui parle à la terre et à la ville. Urbi et orbi. Juvénal a au-dessus de l’empire romain l’énorme battement d’ailes du gypaëte au-dessus du nid de reptiles. Il fond sur ce fourmillement et les prend tous l’un après l’autre dans son bec terrible, depuis la couleuvre qui est empereur et s’appelle Néron, jusqu’au ver de terre qui est mauvais poëte et s’appelle Codrus. Isaïe et Juvénal ont chacun leur prostituée ; mais il y a quelque chose de plus sinistre que l’ombre de Babel, c’est le craquement du lit des Césars, et Babylone est moins formidable que Messaline. Juvénal, c’est la vieille âme fibre des républiques mortes ; il a en lui une Rome dans l’airain de laquelle sont fondues Athènes et Sparte. De là, dans son vers, quelque chose d’Aristophane et quelque chose de Lycurgue. Prenez garde à lui ; c’est le sévère. Pas une corde ne manque à cette lyre, ni à ce fouet. Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, juste, inépuisable en images, âprement gracieux, lui aussi, quand bon lui semble. Son cynisme est l’indignation de la pudeur. Sa grâce, tout indépendante, et figure vraie de la liberté, a des griffes ; elle apparaît tout à coup, égayant par on ne sait quelles souples et fières ondulations la majesté rectiligne de son hexamètre ; on croit voir le chat de Corinthe rôder sur le fronton du Parthénon. Il y a de l’épopée dans cette satire ; ce que Juvénal a dans la main, c’est le sceptre d’or dont Ulysse frappait Thersite. Enflure, déclamation ",. exagération, hyperbole ! crient les difformités meurtries, et ces cris, stupidement répétés par les rhétoriques, sont un bruit de gloire. — Le crime est égal de commettre ces choses ou de les raconter, disent Tillemont, Marc Muret, Garasse, etc., des niais, qui, comme Muret, sont parfois des drôles. L’invective de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, effrayant incendie de poésie qui brûle Rome en présence des siècles. Ce foyer splendide éclate et, loin de diminuer avec le temps, s’accroît sous un tourbillonnement de fumée lugubre ; il en sort des rayons pour la liberté, pour la probité, pour l’héroïsme, et l’on dirait qu’il jette jusque dans notre civilisation des esprits pleins de sa lumière. Qu’est-ce que Régnier ? qu’est-ce que d’Aubigné ? qu’est-ce que Corneille ? Des étincelles de Juvénal.
L’autre, Tacite, est l’historien. La liberté s’incarne en lui comme en Juvénal, et monte, morte, au tribunal, ayant pour toge son suaire, et cite à sa barre les tyrans. L’âme d’un peuple devenue l’âme d’un homme, c’est Juvénal ; nous venons de le dire ; c’est aussi Tacite. A côté du poëte condamnant, se dresse l’historien puissant. Tacite, assis sur la chaise curule du génie, mande et saisit dans leur flagrant délit ces coupables, les Césars. L’empire romain est un long crime. Ce crime commence par quatre démons, Tibère, Caligula, Claude, Néron. Tibère, l’espion empereur ; l’œil qui guette le monde ; le premier dictateur qui ait osé détourner pour soi la loi de majesté faite pour le peuple romain ; sachant le grec, spirituel, sagace, sardonique, éloquent, horrible ; aimé des délateurs ; meurtrier des citoyens, des chevaliers, du sénat, de sa femme, de sa famille ; ayant plutôt l’air de poignarder les peuples que de les massacrer ; humble devant les barbares ; traître avec Archélaüs, lâche avec Artabane ; ayant deux trônes, pour sa férocité, Rome, pour sa turpitude, Caprée ; inventant des vices, et des noms pour ces vices ; vieillard avec un sérail d’enfants ; maigre, chauve, courbé, cagneux, fétide, rongé de lèpres, couvert de suppurations, masqué d’emplâtres, couronné de lauriers ; ayant l’ulcère comme Job, et de plus le sceptre ; entouré d’un silence lugubre ; cherchant un successeur, flairant Caligula, et le trouvant bon ; vipère qui choisit un tigre. Caligula, l’homme qui a eu peur ; l’esclave devenu maître, tremblant sous Tibère, terrible après Tibère, vomissant son épouvante d’hier en atrocité. Rien n’égale ce fou. Un bourreau se trompe et tue, au lieu d’un condamné, un innocent ; Caligula sourit, et dit : Le condamné ne l’avait pas plus mérité. Il fait manger une femme vivante par des chiens, pour voir. Il se couche en public sur ses trois sœurs toutes nues. Une d’elles meurt, Drusille ; il dit : Qu’on décapite ceux qui ne la pleureront pas, car c’est ma sœur, et qu’on crucifie ceux qui la pleureront, car c’est une déesse. Il fait son cheval pontife, comme plus tard Néron fera son singe dieu. Il offre à l’univers ce spectacle sinistre : l’anéantissement du cerveau sous la toute-puissance. Prostitué, tricheur au jeu, voleur, brisant les bustes d’Homère et de Virgile, coiffé comme Apollon de rayons et chaussé d’ailes comme Mercure, frénétiquement maître du monde, souhaitant l’inceste à sa mère, la peste à son empire, la famine à son peuple, la déroute à son armée, sa ressemblance aux dieux, et une seule tête au genre humain pour pouvoir la couper, c’est là Caïus Caligula. Il force le fils à assister au supplice du père et le mari au viol de la femme, et à rire. Claude est une ébauche qui règne. C’est un à peu près d’homme fait tyran. Caboche couronnée. Il se cache, on le découvre, on l’arrache de son trou et on le jette terrifié sur le trône. Empereur, il tremble encore, ayant la couronne, mais pas sûr d’avoir la tête. Il tâte sa tête par moments, comme s’il la cherchait. Puis il se rassure, et il décrète trois lettres de plus à l’alphabet. Il est savant, cet idiot. On étrangle un sénateur, il dit : Je ne l’avais point commandé ; mais puisque c’est fait, c’est bien. Sa femme se prostitue devant lui ; il la regarde et dit : Qui est cette femme ? Il existe à peine ; il est ombre ; mais cette ombre écrase le monde. Enfin, l’heure de sa sortie vient. Sa femme l’empoisonne ; son médecin l’achève. Il dit : Je suis sauvé, et meurt. Après sa mort, on vient voir son cadavre ; de son vivant, on avait vu son fantôme. Néron est la plus formidable figure de l’ennui qui ait jamais paru parmi les hommes. Le monstre bâillant que les anciens appelaient Livor et que les modernes appellent Spleen nous donne à deviner cette énigme : Néron. Néron cherche tout simplement une distraction. Poëte, comédien, chanteur, cocher, épuisant la férocité pour trouver la volupté, essayant le changement de sexe, époux de l’eunuque Sporus et épouse de l’esclave Pythagore, et se promenant dans les rues de Rome entre sa femme et son mari ; ayant deux plaisirs : voir lé peuple se jeter sur les pièces d’or, les diamants et les perles, et voir les lions se jeter sur le peuple ; incendiaire par curiosité et parricide par désœuvrement. C’est à ces quatre-là que Tacite dédie ses quatre premiers poteaux. Il leur accroche leur règne au cou. Il leur met ce carcan. Son livre de Caligula s’est perdu. Rien de plus aisé à comprendre que la perte et l’oblitération de ces sortes de livres. Les lire était un crime. Un homme ayant été surpris lisant l’histoire de Caligula par Suétone, Commode fit jeter cet homme aux bêtes. Feris objici jussit, dit Lampride. L’horreur de ces temps est prodigieuse. Toutes les mœurs, en bas comme en haut, sont féroces. On peut juger de la cruauté des romains par l’atrocité des gaulois. Une émeute éclate en Gaule, les paysans couchent les dames romaines nues et vivantes sur des herses dont les pointes leur entrent dans le corps çà et là, puis ils leur coupent les mamelles et les leur cousent dans la bouche pour qu’elles aient l’air de les manger. Vix vindicta est, « ce sont à peine des représailles, » dit le général romain Turpilianus. Ces dames romaines avaient l’habitude, tout en causant avec leurs amants, d’enfoncer des épingles d’or dans les seins des esclaves persanes ou gauloises qui les coiffaient. Telle est l’humanité à laquelle assiste Tacite. Cette vue le rend terrible. Il constate, et vous laisse conclure. La Putiphar mère du Joseph, c’est ce qu’on ne rencontre que dans Rome. Quand Agrippine, réduite à sa ressource suprême, voyant sa tombe dans les yeux de son fils, lui offre son lit, quand ses lèvres cherchent celles de Néron, Tacite est là qui la suit des yeux, lasciva oscula et prœnuntias flagitii blanditias, et il dénonce au monde cet effort de la mère monstrueuse et tremblante pour faire avorter le parricide en inceste. Quoi qu’en ait dit Juste Lipse, qui légua sa plume à la sainte Vierge, Domitien exila Tacite, et fit bien. Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité. Tacite applique son style sur une épaule d’empereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde. Juvénal, tout-puissant poëte, se disperse, s’éparpille, s’étale, tombe et rebondit, frappe à droite, à gauche, cent coups à la fois, sur les lois, sur les mœurs, sur les mauvais magistrats, sur les méchants vers, sur les libertins et les oisifs, sur César, sur le peuple, partout ; il est prodigue comme la grêle ; il est épars comme le fouet. Tacite a la concision du fer rouge.
L’autre, Jean, est le vieillard vierge. Toute la sève ardente de l’homme, devenue fumée et tremblement mystérieux, est dans sa tête, en vision. On n’échappe pas à l’amour. L’amour, inassouvi et mécontent, se change à la fin de la vie en un sinistre dégorgement de chimères. La femme veut l’homme ; sinon l’homme, au lieu de la poésie humaine, aura la poésie spectrale. Quelques êtres pourtant résistent à la germination universelle, et alors ils sont dans cet état particulier où l’inspiration monstrueuse peut s’abattre sur eux. L’Apocalypse est le chef-d’œuvre presque insensé de cette chasteté redoutable. Jean, tout jeune, était doux et farouche. Il aima Jésus, puis ne put rien aimer. Il y a un profond rapport entre le Cantique des Cantiques et l’Apocalypse ; l’un et l’autre sont des explosions de virginité amoncelée. Le cœur volcan s’ouvre ; il en sort cette colombe, le Cantique des Cantique, ou ce dragon, l’Apocalypse. Ces deux poèmes sont les deux pôles de l’extase ; volupté et horreur ; les deux limites extrêmes de l’âme sont atteintes ; dans le premier poëme l’extase épuise l’amour ; dans le second, la terreur, et elle apporte aux hommes, désormais inquiets à jamais, l’effarement du précipice éternel. Autre rapport, non moins digne d’attention, entre Jean et Daniel. Le fil presque invisible des affinités est soigneusement suivi du regard par ceux qui voient dans l’esprit prophétique un phénomène humain et normal, et qui, loin de dédaigner la question des miracles, la généralisent et la rattachent avec calme au phénomène permanent. Les religions y perdent et la science y gagne. On n’a pas assez remarqué que le septième chapitre de Daniel contient en germe l’Apocalypse. Les empires y sont représentés comme des bêtes. Aussi la légende a-t-elle associé les deux poètes ; elle a fait traverser à l’un la fosse aux lions et à l’autre la chaudière d’huile bouillante. En dehors de la légende, la vie de Jean est belle. Vie exemplaire qui subit des élargissements étranges, passant du Golgotha à Pathmos, et du supplice d’un messie à un exil de prophète. Jean, après avoir assisté à la souffrance du Christ, finit par souffrir pour son compte ; la souffrance vue le fait apôtre, la souffrance endurée le fait mage ; de la croissance de l’épreuve résulte la croissance de l’esprit. Évêque, il rédige l’Évangile. Proscrit, il fait l’Apocalypse. Œuvre tragique, écrite sous la dictée d’un aigle, le poëte ayant au-dessus de sa tête on ne sait quel sombre frémissement d’ailes. Toute la Bible est entre deux visionnaires, Moïse et Jean. Ce poëme des poëmes s’ébauche par le chaos dans la Genèse et s’achève dans l’Apocalypse par les tonnerres. Jean fut un des grands errants de la langue de feu. Pendant la Cène sa tête était sur la poitrine de Jésus, et il pouvait dire : Mon oreille a entendu le battement du cœur de Dieu. Il alla raconter cela aux hommes. Il parlait un grec barbare, mêlé de tours hébraïques et de mots syriaques, d’un charme âpre et sauvage. Il alla à Éphèse, il alla en Médie, il alla chez les parthes. Il osa entrer à Ctésiphon, ville des parthes, bâtie pour faire contre-poids à Babylone. Il affronta l’idole vivante Cobaris, roi, dieu et homme, à jamais immobile sur son bloc percé de jade néphrite, qui lui sert de trône et de latrine. Il évangélisa la Perse, que l’Écriture appelle Paras. Quand il parut au concile de Jérusalem, on crut voir la colonne de l’Église. Il regarda avec stupeur Cérinthe et Ébion, lesquels disaient que Jésus n’est qu’un homme. Quand on l’interrogeait sur le mystère, il répondait : Aimez-vous les uns les autres. Il mourut à quatre-vingt-quatorze ans, sous Trajan. Selon la tradition, il n’est pas mort, il est réservé, et Jean est toujours vivant, à Pathmos comme Barberousse à Kaiserslautern. Il y a des cavernes d’attente pour ces mystérieux vivants-là. Jean, comme historien, a des pareils, Matthieu, Luc et Marc ; comme visionnaire, il est seul. Aucun rêve n’approche du sien, tant il est avant dans l’infini. Ses métaphores sortent de l’éternité, éperdues ; sa poésie a un profond sourire de démence ; la réverbération de Jéhovah est dans l’œil de cet homme. C’est le sublime en plein égarement. Les hommes ne le comprennent pas, le dédaignent et en rient. Mon cher Thiriot, dit Voltaire, l’Apocalypse est une ordure. Les religions, ayant besoin de ce livre, ont pris le parti de le vénérer ; mais, pour n’être pas jeté à la voirie, il fallait qu’il fût mis sur l’autel. Qu’importe ! Jean est un esprit. C’est dans Jean de Pathmos, parmi tous, qu’est sensible la communication entre certains génies et l’abîme. Dans tous les autres poètes, on devine cette communication ; dans Jean, on la voit, par moments on la touche, et l’on a le frisson de poser, pour ainsi dire, la main sur cette porte sombre. Par ici, on va du côté de Dieu. Il semble, quand on lit le poëme de Pathmos, que quelqu’un vous pousse par derrière. La redoutable ouverture se dessine confusément. On en sent l’épouvante et l’attraction. Jean n’aurait que cela, qu’il serait immense.
L’autre, Paul, saint pour l’Église, pour l’humanité grand, représente ce prodige à la fois divin et humain, la conversion. Il est celui auquel l’avenir est apparu. Il en reste hagard, et rien n’est superbe comme cette face à jamais étonnée du vaincu de la lumière. Paul, né pharisien, avait été tisseur de poil de chameau pour les tentes et domestique d’un des juges de Jésus-Christ, Gamaliel ; puis les scribes l’avaient élevé, le trouvant féroce. Il était l’homme du passé, il avait gardé les manteaux des jeteurs de pierres, il aspirait, ayant étudié avec les prêtres, à devenir bourreau ; il était en route pour cela ; tout à coup un flot d’aurore sort de l’ombre et le jette à bas de son cheval, et désormais il y aura dans l’histoire du genre humain cette chose admirable, le chemin de Damas. Ce jour de la métamorphose de saint Paul est un grand jour, retenez cette date, elle correspond au 25 janvier de notre année grégorienne. Le chemin de Damas est nécessaire à la marche du progrès. Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute transfiguration, cela est sublime. C’est l’histoire de saint Paul. A partir de saint Paul, ce sera l’histoire de l’humanité. Le coup de lumière est plus que le coup de foudre. Le progrès se fera par une série d’éblouissements. Quant à ce Paul, qui a été renversé par la force de la conviction nouvelle, cette brusquerie d’en haut lui ouvre le génie. Une fois remis sur pied, le voici en marche, il ne s’arrête plus. En avant ! c’est là son cri. Il est cosmopolite. Ceux du dehors, que le paganisme appelait les barbares et que le christianisme appelle les gentils, il les aime ; il se donne à eux. Il est l’apôtre extérieur. Il écrit aux nations des lettres de la part de Dieu. Écoutez-le parlant aux galates : « O galates insensés ! comment pouvez-vous retourner à ces jougs où vous étiez attachés ? Il n’y a plus ni juifs, ni grecs, ni esclaves. N’accomplissez pas vos grandes cérémonies ordonnées par vos lois. Je vous déclare que tout cela n’est rien. Aimez-vous. Il s’agit que l’homme soit une nouvelle créature. Vous êtes appelés à la liberté. » Il y avait à Athènes, sur la colline de Mars, des gradins taillés dans le roc qu’on y voit encore aujourd’hui. Sur ces gradins s’asseyaient de puissants juges, ceux devant qui Oreste avait comparu. C’est là que Socrate avait été jugé. Paul y va ; et là, la nuit, l’aréopage ne siégeait que la nuit, il dit à ces hommes sombres : Je viens vous annoncer le Dieu inconnu. Les lettres de Paul aux gentils sont naïves et profondes, avec la subtilité si puissante sur les sauvages. Il y a dans ces messages des lueurs d’hallucination ; Paul parle des Célestes comme s’il les apercevait distinctement. Comme Jean, mi-parti de vie et d’éternité, il semble qu’il a une moitié de sa pensée sur la terre et une moitié dans l’Ignoré, et l’on dirait, par instants, qu’un de ses versets répond à l’autre par-dessus la muraille obscure du tombeau. Cette demi-possession de la mort lui donne une certitude personnelle et souvent distincte et séparée du dogme, et une accentuation de ses aperçus individuels qui le rend presque hérétique. Son humilité, appuyée sur le mystère, est hautaine. Pierre disait : On peut détourner les paroles de Paul en de mauvais sens. Le diacre Hilaire et les lucifériens rattachent leur schisme aux épîtres de Paul. Paul est au fond si antimonarchique que le roi Jacques Ier, très-encouragé par l’orthodoxe université d’Oxford, fait brûler par la main du bourreau l’épître aux Romains, commentée, il est vrai, par David Pareus. Plusieurs des œuvres de Paul sont rejetées canoniquement ; ce sont les plus belles ; et entre autres son épître aux laodicéens, et surtout son Apocalypse, raturée par le concile de Rome sous Gélase. Il serait curieux de la comparer à l’Apocalypse de Jean. Sur l’ouverture que Paul avait faite au ciel, l’Église a écrit : Porte condamnée. Il n’en est pas moins saint. C’est là sa consolation officielle. Paul a l’inquiétude du penseur ; le texte et la formule sont peu pour lui ; la lettre ne lui suffit pas ; la lettre, c’est la matière. Comme tous les hommes de progrès, il parle avec restriction de la loi écrite ; il lui préfère la grâce, de même que nous lui préférons la justice. Qu’est-ce que la grâce ? C’est l’inspiration d’en haut, c’est le souffle, flat ubi vult ", c’est la liberté. La grâce est l’âme de la loi. Cette découverte de l’âme de la loi appartient à saint Paul ; et ce qu’il nomme grâce au point de vue céleste, nous, au point de vue terrestre, nous le nommons droit. Tel est Paul. Le grandissement d’un esprit par l’irruption de la clarté, la beauté de la violence faite par la vérité à une âme, éclate dans ce personnage. C’est là, insistons-y, la vertu du chemin de Damas. Désormais, quiconque voudra de cette croissance-là suivra le doigt indicateur de saint Paul. Tous ceux auxquels se révélera la justice, tous les aveuglements désireux du jour, toutes les cataractes souhaitant guérir, tous les chercheurs de conviction, tous les grands aventuriers de la vertu, tous les serviteurs du bien en quête du vrai, iront de ce côté. La lumière qu’ils y trouveront changera de nature, car la lumière est toujours relative aux ténèbres ; elle croîtra en intensité ; après avoir été la révélation, elle sera le rationalisme ; mais elle sera toujours la lumière. Voltaire est comme saint Paul sur le chemin de Damas. Le chemin de Damas sera à jamais le passage des grands esprits. Il sera aussi le passage des peuples. Car les peuples, ces vastes individus, ont comme chacun de nous leur crise et leur heure ; Paul, après sa chute auguste, s’est redressé armé, contre les vieilles erreurs, de ce glaive fulgurant, le christianisme ; et deux mille ans après, la France, terrassée de lumière, se relèvera, elle aussi, tenant à la main cette flamme épée, la Révolution.
L’autre, Dante, a construit dans son esprit l’abîme. Il a fait l’épopée des spectres. Il évide la terre ; dans le trou terrible qu’il lui fait, il met Satan. Puis il la pousse par le purgatoire jusqu’au ciel. Où tout finit, Dante commence. Dante est au delà de l’homme. Au delà, pas en dehors. Proposition singulière, qui pourtant n’a rien de contradictoire, l’âme étant un prolongement de l’homme dans l’indéfini. Dante tord toute l’ombre et toute la clarté dans une spirale monstrueuse. Cela descend, puis cela monte. Architecture inouïe. Au seuil est la brume sacrée. En travers de l’entrée est étendu le cadavre de l’espérance. Tout ce qu’on aperçoit au delà est nuit. L’immense angoisse sanglote confusément dans l’invisible. On se penche sur ce poëme gouffre ; est-ce un cratère ? On y entend des détonations ; le vers en sort étroit et livide comme des fissures d’une solfatare ; il est vapeur d’abord, puis larve ; ce blêmissement parle ; et alors on reconnaît que le volcan entrevu, c’est l’enfer. Ceci n’est plus le milieu humain. On est dans le précipice inconnu. Dans ce poëme, l’impondérable, mêlé au pondérable, en subit la loi, comme dans ces écroulements d’incendies où la fumée, entraînée par la ruine, roule et tombe avec les décombres et semble prise sous les charpentes et les pierres ; de là des effets étranges ; les idées semblent souffrir et être punies dans les hommes. L’idée assez homme pour subir l’expiation, c’est le fantôme ; une forme qui est de l’ombre ; l’impalpable, mais non l’invisible ; une apparence où il reste une quantité de réalité suffisante pour que le châtiment y ait prise ; la faute à l’état abstrait ayant conservé la figure humaine. Ce n’est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c’est le mal. Toutes les mauvaises actions possibles y sont au désespoir. Cette spiritualisation de la peine donne au poëme une puissante portée morale. Le fond de l’enfer touché, Dante le perce, et remonte de l’autre côté de l’infini. En s’élevant, il s’idéalise, et la pensée laisse tomber le corps comme une robe ; de Virgile il passe à Béatrix ; son guide pour l’enfer, c’est le poëte ; son guide pour le ciel, c’est la poésie. L’épopée continue, et grandit encore ; mais l’homme ne la comprend plus. Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on était bien de l’enfer, mais on n’est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poëme devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les amants ou emparadisez les âmes, c’est bon, mais cherchez le drame ailleurs que là. Du reste, qu’importe à Dante que vous ne le suiviez plus ! il va sans vous. Il va seul, ce lion. Cette œuvre est un prodige. Quel philosophe que ce visionnaire ! quel sage que ce fou ! Dante fait loi pour Montesquieu ; les divisions pénales de l’Esprit des lois sont calquées sur les classifications infernales de la Divine Comédie. Ce que Juvénal fait pour la Rome des césars, Dante le fait pour la Rome des papes ; mais Dante est justicier à un degré plus redoutable que Juvénal ; Juvénal fustige avec des lanières, Dante fouette avec des flammes ; Juvénal condamne, Dante damne. Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l’inexplicable lueur de ses yeux !
L’autre, Rabelais, c’est la Gaule ; et qui dit la Gaule dit aussi la Grèce, car le sel attique et la bouffonnerie gauloise ont au fond la même saveur, et si quelque chose, édifices à part, ressemble au Pirée, c’est la Râpée. Aristophane trouve plus grand que lui ; Aristophane est méchant. Rabelais est bon. Rabelais défendrait Socrate. Dans l’ordre des hauts génies, Rabelais suit chronologiquement Dante ; après le front sévère, la face ricanante. Rabelais, c’est le masque formidable de la comédie antique détaché du proscenium grec, de bronze fait chair, désormais visage humain et vivant, resté énorme, et venant rire de nous chez nous et avec nous. Dante et Rabelais arrivent de l’école des cordeliers, comme plus tard Voltaire des jésuites ; Dante le deuil, Rabelais la parodie, Voltaire l’ironie ; cela sort de l’église contre l’église. Tout génie a son invention ou sa découverte ; Rabelais a fait cette trouvaille, le ventre. Le serpent est dans l’homme, c’est l’intestin. Il tente, trahit et punit. L’homme, être un comme esprit et complexe comme homme, a pour sa mission terrestre trois centres en lui : le cerveau, le cœur, le ventre ; chacun de ces centres est auguste par une grande fonction qui lui est propre : le cerveau a la pensée, le cœur a l’amour, le ventre a la paternité et la maternité. Le ventre peut être tragique. Feri ventrem, dit Agrippine. Catherine Sforce, menacée de la mort de ses enfants otages, se fit voir jusqu’au nombril sur le créneau de la citadelle de Rimini, et dit à l’ennemi : Voilà de quoi en faire d’autres. Dans une des convulsions épiques de Paris, une femme du peuple, debout sur une barricade, leva sa jupe, montra à l’armée son ventre nu et cria : Tuez vos mères. Les soldats trouèrent ce ventre de balles. Le ventre a son héroïsme ; mais c’est de lui pourtant que découlent, dans la vie la corruption et dans l’art la comédie. La poitrine où est le cœur a pour cap la tête ; lui, il a le phallus. Le ventre étant le centre de la matière est notre satisfaction et notre danger ; il contient l’appétit, la satiété et la pourriture. Les dévouements et les tendresses qui nous prennent là sont sujets à mourir ; l’égoïsme les remplace. Facilement les entrailles deviennent boyaux. Que l’hymne puisse s’aviner, que la strophe se déforme en couplet, c’est triste. Cela tient à la bête qui est dans l’homme. Le ventre est essentiellement cette bête. La dégradation semble être sa loi. L’échelle de la poésie sensuelle a, à son échelon d’en haut, le Cantique des Cantiques et, à son échelon d’en bas, la gaudriole. Le ventre dieu, c’est Silène ; le ventre empereur, c’est Vitellius ; le ventre animal, c’est le porc. Un de ces horribles Ptolémées s’appelait le Ventre, Physcon. Le ventre est pour l’humanité un poids redoutable ; il rompt à chaque instant l’équilibre entre l’âme et le corps. Il emplit l’histoire. Il est responsable presque de tous les crimes. Il est l’outre des vices. C’est lui qui par la volupté fait le sultan et par l’ébriété le czar. C’est lui qui montre à Tarquin le lit de Lucrèce ; c’est lui qui finit par faire délibérer sur la sauce d’un turbot ce sénat qui avait attendu Brennus et ébloui Jugurtha. C’est lui qui conseille au libertin ruiné César le passage du Rubicon. Passer le Rubicon, comme ça vous paye vos dettes ! passer le Rubicon, comme ça vous donne des femmes ! quels bons dîners après ! et les soldats romains, entrent dans Rome avec ce cri : Urbani, claudite uxores ; mœchum calvum adducimus. L’appétit débauche l’intelligence. Volupté remplace volonté. Au début, comme toujours, il y a un peu de noblesse. C’est l’orgie. Il y a une nuance entre se griser et se soûler. Puis l’orgie dégénère en gueuleton. Où il y avait Salomon, il y a Ramponneau. L’homme est barrique. Un déluge intérieur d’idées ténébreuses submerge la pensée ; la conscience noyée ne peut plus faire signé à l’âme ivrogne. L’abrutissement est consommé. Ce n’est même plus cynique, c’est vide et bête. Diogène s’évanouit ; il ne reste plus que le tonneau. On commence par Alcibiade, on finit par Trimalcion. C’est complet. Plus rien, ni dignité, ni pudeur, ni honneur, ni vertu, ni esprit ; la jouissance animale toute crue, l’impureté toute pure. La pensée se dissout en assouvissement ; la consommation charnelle absorbe tout ; rien ne surnage de la grande créature souveraine habitée par l’âme ; qu’on nous passe le mot, le ventre mange l’homme. État final de toutes les sociétés où l’idéal s’éclipse. Cela passe pour prospérité et s’appelle s’arrondir. Quelquefois même les philosophes aident étourdiment à cet abaissement en mettant dans les doctrines le matérialisme qui est dans les consciences. Cette réduction de l’homme à la bête humaine est une grande misère. Son premier fruit est la turpitude visible partout sur tous les sommets, le juge vénal, le prêtre simoniaque, le soldat condottiere. Lois, mœurs et croyances sont fumier. Totus homofit excrementum. Au seizième siècle, toutes les institutions du passé en sont là ; Rabelais s’empare de cette situation ; il la constate ; il prend acte de ce ventre qui est le monde. La civilisation, n’est plus qu’une masse, la science est matière, la religion a pris des flancs, la féodalité digère, la royauté est obèse ; qu’est-ce que Henri VIII ? une panse. Rome est une grosse vieille repue ; est-ce santé ? est-ce maladie ? C’est peut-être embonpoint, c’est peut-être hydropisie ; question. Rabelais, médecin et curé, tâte le pouls à la papauté. Il hoche la tête, et il éclate de rire. Est-ce parce qu’il a trouvé la vie ? non, c’est parce qu’il a senti la mort. Cela expire en effet. Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue. Lequel va le mieux au but ? Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape ; rire fait d’un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Eh bien, quoi ! J’ai cru que c’était une ripaille, c’est une agonie ; on peut se tromper de hoquet. Rions tout de même. La mort est à table. La dernière goutte trinque avec le dernier soupir. Une agonie en goguette ; c’est superbe. L’intestin colon est roi. Tout ce vieux monde festoie et crève. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres : Grangousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille ; ce qui est grand, quand on songe que manger c’est dévorer. Il y a du gouffre dans le goinfre. Mangez donc, maîtres, et buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D’autres creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables ; en fait de souterrain, ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n’est pas autre chose. Les sept cercles d’Alighieri bondent et enserrent cette tonne prodigieuse. Regardez le dedans de la futaille monstre, vous les y revoyez. Dans Rabelais ils s’intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice, Colère, Luxure, Gourmandise ; et c’est ainsi que tout à coup vous vous retrouvez avec le rieur redoutable, où ? dans l’église. Les sept péchés, c’est le prône de ce curé. Rabelais est prêtre ; correction bien ordonnée commence par soi-même ; c’est donc sur le clergé qu’il frappe d’abord. Ce que c’est qu’être de la maison ! La papauté meurt d’indigestion, Rabelais lui fait une farce. Farce de Titan. La joie pantagruélique n’est pas moins grandiose que la gaieté jupitérienne. Mâchoire contre mâchoire ; la mâchoire monarchique et sacerdotale mange ; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux à jamais cette confrontation sévère : le masque de la Théocratie regardé fixement par le masque de la Comédie.
L’autre, Cervantes, est, lui aussi, une forme de la moquerie épique ; car, ainsi que le disait en 1827 [1] celui qui écrit ces lignes, il y a, entre le moyen âge et l’époque moderne, après la barbarie féodale, et comme placés là pour conclure, « deux Homères bouffons, Rabelais et Cervantes. » Résumer l’horreur par le rire, ce n’est pas la manière la moins terrible. C’est ce qu’a fait Rabelais ; c’est ce qu’a fait Cervantes ; mais la raillerie de Cervantes n’a rien du large rictus rabelaisien. C’est une belle humeur de gentilhomme après cette jovialité de curé. Caballeros, je suis le seigneur don Miguel Cervantes de Saavedra, poëte d’épée, et, pour preuve, manchot. Aucune grosse gaieté dans Cervantes. A peine un peu de cynisme élégant. Le rieur est fin, acéré, poli, délicat, presque galant, et courrait même le risque quelquefois de se rapetisser dans toutes ces coquetteries s’il n’avait le profond sens poétique de la renaissance. Cela sauve la grâce de devenir gentillesse. Comme Jean Goujon, comme Jean Cousin, comme Germain Pilon, comme Primatice, Cervantes a en lui la chimère. De là toutes les grandeurs inattendues de l’imagination. Ajoutez à cela une merveilleuse intuition des faits intimes de l’esprit et une philosophie inépuisable en aspects qui semble posséder une carte nouvelle et complète du cœur humain. Cervantes voit le dedans de l’homme. Cette philosophie se combine avec l’instinct comique et romanesque. De là le soudain, faisant irruption à chaque instant dans ses personnages, dans son action, dans son style ; l’imprévu, magnifique aventure. Que les personnages restent d’accord avec eux-mêmes, mais que les faits et les idées tourbillonnent autour d’eux, qu’il y ait un perpétuel renouvellement de l’idée mère, que ce vent qui apporte des éclairs souffle sans cesse, c’est la loi des grandes œuvres. Cervantes est militant ; il a une thèse ; il fait un livre social. Ces poètes sont des combattants de l’esprit. Où ont-ils appris la bataille ? à la bataille même. Juvénal a été tribun militaire ; Cervantes arrive de Lépante comme Dante de Campalbino, comme Eschyle de Salamine. Après quoi ils passent à une autre épreuve. Eschyle va en exil, Juvénal en exil, Dante en exil, Cervantes en prison. C’est juste, puisqu’ils vous ont rendu service. Cervantes, comme poëte, a les trois dons souverains : la création, qui produit les types, et qui recouvre de chair et d’os les idées ; l’invention, qui heurte les passions contre les événements, fait étinceler l’homme sur le destin, et produit le drame ; l’imagination, qui, soleil, met le clair-obscur partout, et, donnant le relief, fait vivre. L’observation, qui s’acquiert et qui, par conséquent, est plutôt une qualité qu’un don, est incluse dans la création. Si l’avare n’était pas observé, Harpagon ne serait pas créé. Dans Cervantes, un nouveau venu, entrevu chez Rabelais, fait décidément son entrée ; c’est le bon sens. On l’a aperçu dans Panurge, on le voit en plein dans Sancho Pança. Il arrive comme le Silène de Plaute, et lui aussi peut dire : Je suis le dieu monté sur un âne. La sagesse tout de suite, la raison fort tard ; c’est là l’histoire étrange de l’esprit humain. Quoi de plus sage que toutes les religions ? quoi de moins raisonnable ? morales vraies, dogmes faux. La sagesse est dans Homère et dans Job ; la raison, telle qu’elle doit être pour vaincre les préjugés, c’est-à-dire complète et armée en guerre, ne sera que dans Voltaire. Le bon sens n’est pas la sagesse, et n’est pas la raison ; il est un peu l’une et un peu l’autre, avec une nuance d’égoïsme. Cervantes le met à cheval sur l’ignorance, et en même temps, achevant sa dérision profonde, il donne pour monture à l’héroïsme la fatigue. Ainsi il montre l’un après l’autre, l’un avec l’autre, les deux profils de l’homme, et les parodie, sans plus de pitié pour le sublime que pour le grotesque. L’hippogriffe devient Rossinante. Derrière le personnage équestre, Cervantes crée et met en marche le personnage asinal. Enthousiasme entre en campagne, Ironie emboîte le pas. Les hauts faits de don Quichotte, ses coups d’éperon, sa grande lance en arrêt, sont jugés par l’âne, connaisseur en moulins. L’invention de Cervantes est magistrale à ce point qu’il y a, entre l’homme type et le quadrupède complément, adhérence statuaire ; le raisonneur comme l’aventurier fait corps avec la bête qui lui est propre, et l’on ne peut pas plus démonter Sancho Pança que don Quichotte. L’Idéal est chez Cervantes comme chez Dante ; mais traité d’Impossible, et raillé. Béatrix est devenue Dulcinée. Railler l’idéal, ce serait là le défaut de Cervantes ; mais ce défaut n’est qu’apparent ; regardez bien ; ce sourire a une larme ; en réalité, Cervantes est pour don Quichotte comme Molière est pour Alceste. Il faut savoir Ère, particulièrement, les livres du seizième siècle ; il y a dans presque tous, à cause des menaces pendantes sur la liberté de pensée, un secret qu’il faut ouvrir et dont la clef est souvent perdue ; Rabelais a un sous-entendu, Cervantes a un aparté, Machiavel a un double fond, un triple fond peut-être. Quoi qu’il en soit, l’avènement du bon sens est le grand fait de Cervantes ; le bon sens n’est pas une vertu ; il est l’œil de l’intérêt il eût encouragé Thémistocle et déconseillé Aristide ; Léonidas n’a pas de bon sens, Régulus n’a pas de bon sens ; mais en présence des monarchies égoïstes et féroces entraînant les pauvres peuples dans leurs guerres à elles, décimant les familles, désolant les mères, et poussant les hommes à s’entre-tuer avec tous ces grands mots : honneur militaire, gloire guerrière, obéissance à la consigne, etc., etc., c’est un admirable personnage que le bon sens survenant tout à coup et criant au genre humain : Songe à ta peau !
L’autre, Shakespeare, qu’est-ce ? On pourrait presque répondre : c’est la Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère il y a le Tout ; sur le globe il y a l’homme. Ici le mystère extérieur ; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c’est l’être ; Shakespeare, c’est l’existence. De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakespeare. L’espace, le bleu, comme disent les allemands, n’est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l’agonie, entre l’œil qui s’ouvre et l’œil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l’inquiétude. Lucrèce est ; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère de Dante. L’un complète l’autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature ; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond ; il y a de l’homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare ; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate-forme d’Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que sais-je ? demi-chimère, demi-vérité, s’ébauche là comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l’horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Sheakespeare en déborde ; partout la chair vive ; Shakespeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité ; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe ; Shakespeare marque la fin du moyen âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantes la font aussi ; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel ; l’esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C’était là leur mission, ils l’ont accomplie ; c’était là leur tâche, Ss l’ont faite. La troisième grande crise humaine est la Révolution française ; c’est la troisième porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le dix-neuvième siècle l’entend rouler sur ses gonds. De là, pour la poésie, le drame et l’art, l’ère actuelle, aussi indépendante de Shakespeare que d’Homère.
III
Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, saint Jean, saint Paul, Tacite, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.
Ceci est l’avenue des immobiles géants de l’esprit humain.
Les génies sont une dynastie. Il n’y en a même pas d’autre. Ils portent toutes les couronnes, y compris celle d’épines.
Chacun d’eux représente toute la somme d’absolu réalisable à l’homme.
Nous le répétons, choisir entre ces hommes, préférer l’un à l’autre, indiquer du doigt le premier parmi ces premiers, cela ne se peut. Tous sont l’Esprit.
Peut-être, à l’extrême rigueur, et encore toutes les réclamations seraient légitimes, pourrait-on désigner comme les plus hautes cimes parmi ces cimes Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Dante et Shakespeare.
Il est entendu que nous ne parlons ici qu’au point de vue de l’Art, et, dans l’Art, au point de vue littéraire.
Deux hommes dans ce groupe, Eschyle et Shakespeare, représentent spécialement le drame.
Eschyle, espèce de génie hors de tour, digne de marquer un commencement ou une fin dans l’humanité, n’a pas l’air d’être à sa date dans la série, et, comme nous l’avons dit, semble un aîné d’Homère.
Si l’on se souvient qu’Eschyle presque entier est submergé par la nuit montante dans la mémoire humaine, si l’on se souvient que quatre-vingt-dix de ses pièces ont disparu, que de cette centaine sublime il ne reste plus que sept drames qui sont aussi sept odes, on demeure stupéfait de ce qu’on voit de ce génie et presque épouvanté de ce qu’on ne voit pas.
Qu’était-ce donc qu’Eschyle ? Quelles proportions et quelles formes a-t-il dans toute cette ombre ? Eschyle a jusqu’aux épaules la cendre des siècles, il n’a que la tête hors de cet enfouissement, et, comme ce colosse des solitudes, avec sa tête seule, il est aussi grand que tous les dieux voisins debout sur leurs piédestaux.
L’homme passe devant ce naufragé insubmersible. Il en reste assez pour une gloire immense. Ce que les ténèbres ont pris ajoute l’inconnu à cette grandeur. Enseveli et éternel, le front sortant du sépulcre, Eschyle regarde les générations.
IV
Aux yeux du songeur, ces génies occupent des trônes dans l’idéal.
Aux œuvres individuelles que ces hommes nous ont léguées viennent s’ajouter de vastes œuvres collectives, les Vêdas, le Ramayana, le Mahâbhârata, l’Edda, les Niebelungen, le Heldenbuch, le Romancero. Quelques-unes de ces œuvres sont révélées et sacerdotales. La collaboration inconnue y est empreinte. Les poëmes de l’Inde en particulier ont l’ampleur sinistre du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe. Ces œuvres semblent avoir été faites en commun avec des êtres auxquels la terre n’est plus habituée. L’horreur légendaire couvre ces épopées. Ces livres n’ont pas été composés par l’homme seul, c’est l’inscription d’Ash-Nagar qui le dit. Des djinns s’y sont abattus, des mages polyptères ont songé dessus, les textes ont été interlignés par des mains invisibles, les demi-dieux y ont été aidés par les demi-démons ; l’éléphant, que l’Inde appelle le Sage, a été consulté. De là une majesté presque horrible. Les grandes énigmes sont dans ces poëmes. Ils sont pleins de l’Asie obscure. Leurs proéminences ont la ligne divine et hideuse du chaos. Ils font masse à l’horizon comme l’Himalaya. Le lointain des mœurs, des croyances, des idées, des actions, des personnages, est extraordinaire. On lit ces poëmes avec le penchement de tête étonné que donnent les profondes distances entre le livre et le lecteur. Cette Ecriture sainte de l’Asie a été évidemment plus malaisée encore à réduire et à coordonner que la nôtre. Elle est de toutes parts réfractaire à l’unité. Les brahmes ont eu beau, comme nos prêtres, raturer et intercaler, Zoroastre y est, l’Ized Serosch y est, l’Eschem des traditions mazdéennes y transparaît sous le nom de Siva, le manichéisme y est distinct entre Brahma et Bouddha. Toutes sortes de traces s’amalgament et s’entr’effacent sur ces poëmes. On y voit le piétinement mystérieux d’un peuple d’esprits qui y a travaillé dans la nuit des siècles. Ici l’orteil démesuré du géant ; ici la griffe de la chimère. Ces poëmes sont la pyramide d’une fourmilière disparue.
Les Niebelungen, autre pyramide d’une autre fourmilière, ont la même grandeur. Ce que les dives ont fait là, les elfes l’ont fait ici. Ces puissantes légendes épiques, testaments des âges, tatouages imprimés par les races sur l’histoire, n’ont pas d’autre unité que l’unité même du peuple. Le collectif et le successif, en se combinant, font un. Turba fit mens. Ces récits sont des brouillards, et de prodigieux éclairs les traversent. Quant au Romancero, qui crée le Cid après Achille et le chevaleresque après l’héroïque, il est l’Iliade de plusieurs Homères perdus. Le comte Julien, le roi Rodrigue, la Cava, Bernard del Carpio, le bâtard Mudarra, Nuno Salido, les sept Infants de Lara, le connétable Alvar de Luna, aucun type oriental ou hellénique ne dépasse ces figures. Le cheval du Campéador vaut le chien d’Ulysse. Entre Priam et Lear, il faut placer don Arias, le vieillard du créneau de Zamora, sacrifiant ses sept fils à son devoir et se les arrachant du cœur l’un après l’autre. Le grand est là. En présence de ces sublimités, le lecteur subit une sorte d’insolation.
Ces œuvres sont anonymes, et, par cette grande raison de l’Homo sum, tout en les admirant, tout en les constatant au sommet de l’art, nous leur préférons les œuvres nommées. A beauté égale, le Râmayana nous touche moins que Shakespeare. Le moi d’un homme est plus vaste et plus profond encore que le moi d’un peuple.
Pourtant ces myriologies composites, les grands testaments de l’Inde surtout, étendues de poésie plutôt que poëmes, expression à la fois sidérale et bestiale des humanités passées, tirent de leur difformité même on ne sait quel air surnaturel. Le moi multiple que ces myriologies expriment en fait les polypes de la poésie, énormités diffuses et surprenantes. Les étranges soudures de l’ébauche antédiluvienne semblent visibles là comme dans l’ichthyosaurus ou le ptérodactyle. Tel de ces noirs chefs-d’œuvre à plusieurs têtes fait sur l’horizon de l’art la silhouette d’une hydre.
Le génie grec ne s’y trompe pas et les abhorre. Apollon les combattrait.
En dehors, et au-dessus, le Romancero excepté, de toutes ces œuvres collectives et anonymes, il y a des hommes pour représenter les peuples. Ces hommes, nous venons de les énumérer. Ils donnent aux nations et aux siècles la face humaine. Ils sont dans l’art les incarnations de la Grèce, de l’Arabie, de la Judée, de Rome païenne, de l’Italie chrétienne, de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre. Quant à l’Allemagne, matrice, comme l’Asie, de races, de peuplades et de nations, elle est représentée dans l’art par un homme sublime, égal, quoique dans une catégorie différente, à tous ceux que nous avons caractérisés plus haut. Cet homme est Beethoven. Beethoven, c’est l’âme allemande.
Quelle ombre que cette Allemagne ! C’est l’Inde de Occident. Tout y tient. Pas de formation plus colossale. Dans cette brume sacrée où se meut l’esprit allemand, Isidore de Séville met la théologie, Albert le Grand la scolastique, Hraban Maur la linguistique, Trithême l’astrologie, Ottnit la chevalerie, Reuchlin la vaste curiosité, Tutilo l’universalité, Stadianus la méthode, Luther l’examen, Albert Durer l’art, Leibnitz la science, Puffendorf le droit, Kant la philosophie, Fichte la métaphysique, Winckehnann l’archéologie, Herder l’esthétique, les Vossius, dont un, Gérard-Jean, était du Palatinat, l’érudition, Euler l’esprit d’intégration, Humboldt l’esprit de découverte, Niebuhr l’histoire, Gottfried de Strasbourg la fable, Hoffmann le rêve, Hegel le doute, Ancillon l’obéissance, Werner le fatalisme, Schiller l’enthousiasme, Gœthe l’indifférence, Arminius la liberté.
Kepler y met les astres.
Gérard Groot, le fondateur des Fratres communis vitae, y ébauche au quatorzième siècle la fraternité. Quel qu’ait été son engouement pour l’indifférence de Goethe, ne la croyez pas impersonnelle, cette Allemagne ; elle est nation et l’une des plus magnanimes, car c’est pour elle que Ruckert, le poëte militaire, forge les Sonnets Cuirassés, et elle frémit quand Kœrner lui jette le Cri de l’Épée. Elle est la Patrie allemande, la grande terre aimée, Teutonia mater. Galgacus a été pour les Germains ce que Caractacus a été pour les Bretons.
L’Allemagne a tout en elle et tout chez elle. Elle partage Charlemagne avec la France et Shakespeare avec l’Angleterre. Car l’élément saxon est mêlé à l’élément britannique. Elle a un Olympe, le Walhalla. Il lui faut une écriture à elle ; Ulfilas, évêque de Mésie, la lui fabrique ; et la calligraphie gothique fera désormais pendant à la calligraphie arabe. La majuscule d’un missel lutte de fantaisie avec une signature de calife. Comme la Chine, l’Allemagne a inventé l’imprimerie. Ses Burgraves, la remarque a déjà été faite [2], sont pour nous ce que les Titans sont pour Eschyle. Au temple de Tanfana, détruit par Germanicus, elle fait succéder la cathédrale de Cologne. Elle est l’aïeule de notre histoire et la grand’mère de nos légendes. De toutes parts, du Rhin et du Danube, de la Rauhe Alp, de l’ancienne Sylva Gabresa, de la Lorraine mosellane et de la Lorraine ripuaire, par le Wigalois et par le Wigamur, par Henri l’Oiseleur, par Samo, roi des Vendes, par le chroniqueur de Thuringe, Rothe, par le chroniqueur d’Alsace, Twinger, par le chroniqueur de Limbourg, Gansbein, par tous ces vieux chanteurs populaires, Jean Folz, Jean Viol, Muscatblüt, par les minnesänger, ces rhapsodes, le conte, cette forme du songe, lui arrive, et entre dans son génie. En même temps, les idiomes découlent d’elle. De ses fissures ruissellent, au nord, le danois et le suédois, à l’ouest, le hollandais et le flamand ; l’allemand passe la Manche et devient L’anglais. Dans l’ordre des faits intellectuels, le génie germanique a d’autres frontières que l’Allemagne. Tel peuple résiste à l’Allemagne qui cède au germanisme. L’esprit allemand s’assimile les grecs par Muller, les serbes par Gerhard, les russes par Goëtre, les magyares par Mailath. Quand Kepler dressait, en présence de Rodolphe II, les Tables Rudolphines, c’était avec l’aide de Tycho-Brahé. Les affinités de l’Allemagne vont loin. Sans que les autonomies locales et nationales s’en altèrent, c’est au grand centre germanique que se rattachent l’esprit Scandinave dans Œhlenschlasger, et l’esprit batave dans Vondel. La Pologne s’y rallie avec toutes ses gloires, depuis Kopernic jusqu’à Kosciuzko, depuis Sobieski jusqu’à Mickiewicz. L’Allemagne est le puits des peuples. Ils en sortent comme des fleuves, et elle les reçoit comme une mer.
Il semble qu’on entende par toute l’Europe le prodigieux murmure de la forêt Hercynienne. La nature allemande, profonde et subtile, distincte de la nature européenne, mais d’accord avec elle, se volatilise et flotte au-dessus des nations. L’esprit allemand est brumeux, lumineux, épars. C’est une sorte d’immense âme nuée, avec des étoiles. Peut-être la plus haute expression de l’Allemagne ne peut-elle être donnée que par la musique. La musique, par son défaut de précision même, qui, dans ce cas spécial, est une qualité, va où va l’âme allemande.
Si l’âme allemande avait autant de densité que d’étendue, c’est-à-dire autant de volonté que de faculté, elle pourrait, à un moment donné, soulever et sauver le genre humain. Telle qu’elle est, elle est sublime.
En poésie, elle n’a pas dit son dernier mot. A cette heure, les symptômes sont excellents. Depuis le jubilé du noble Schiller, particulièrement, il y a réveil, et réveil généreux. Le grand poëte définitif de l’Allemagne sera nécessairement un poëte d’humanité, d’enthousiasme et de liberté. Peut-être, et quelques signes l’annoncent, le verra-t-on bientôt surgir du jeune groupe des écrivains allemands contemporains.
La musique, qu’on nous passe le mot, est la vapeur de l’art. Elle est à la poésie ce que la rêverie est à la pensée, ce que le fluide est au liquide, ce que l’océan des nuées est à l’océan des ondes. Si l’on veut un autre rapport, elle est l’indéfini de cet infini. La même insufflation la pousse, l’emporte, l’enlève, la bouleverse, l’emplit de trouble et de lueur et d’un bruit ineffable, la sature d’électricité et lui fait faire tout à coup des décharges de tonnerres.
La musique est le verbe de l’Allemagne. Le peuple allemand, si comprimé comme peuple, si émancipé comme penseur, chante avec un sombre amour. Chanter, cela ressemble à se délivrer. Ce qu’on ne peut dire et ce qu’on ne peut taire, la musique l’exprime. Aussi toute l’Allemagne est-elle musique en attendant qu’elle soit liberté. Le choral de Luther est un peu une marseillaise. Partout des Cercles de chant et des Tables de chant. En Souabe, tous les ans, la Fête du chant, aux bords du Neckar, dans la prairie d’Enslingen. La Liedermusik, dont le Roi des Aulnes de Schubert est le chef-d’œuvre, fait partie de la vie allemande. Le chant est pour l’Allemagne une respiration. C’est par le chant qu’elle respire, et conspire. La note étant la syllabe d’une sorte de vague langue universelle, la grande communication de l’Allemagne avec le genre humain se fait par l’harmonie, admirable commencement d’unité. C’est par le nuage que ces pluies qui fécondent la terre sortent de la mer ; c’est par la musique que ces idées qui pénètrent les âmes sortent de l’Allemagne.
Aussi peut-on dire que les plus grands poètes de l’Allemagne sont ses musiciens, merveilleuse famille dont Beethoven est le chef.
Le grand pélasge, c’est Homère ; le grand hellène, c’est Eschyle ; le grand hébreu, c’est Isaïe ; le grand romain, c’est Juvénal ; le grand italien, c’est Dante ; le grand anglais, c’est Shakespeare ; le grand allemand, c’est Beethoven.
V
L’ex-« bon goût », cet autre droit divin qui a si longtemps pesé sur l’art et qui était parvenu à supprimer le beau au profit du joli, l’ancienne critique, pas tout à fait morte, comme l’ancienne monarchie, constatent, à leur point de vue, chez les souverains génies que nous avons dénombrés plus haut, le même défaut, l’exagération. Ces génies sont outrés.
Ceci tient à la quantité d’infini qu’ils ont en eux.
En effet, ils ne sont pas circonscrits.
Ils contiennent de l’ignoré. Tous les reproches qu’on leur adresse pourraient être faits à des sphinx. On reproche à Homère les carnages dont il remplit son antre, l’Iliade ; à Eschyle, la monstruosité ; à Job, à Isaïe, à Ézéchiel, à saint Paul, les doubles sens ; à Rabelais, la nudité obscène et l’ambiguïté venimeuse ; à Cervantes, le rire perfide ; à Shakespeare, la subtilité ; à Lucrèce, à Juvénal, à Tacite, l’obscurité ; à Jean de Pathmos et à Dante Alighieri, les ténèbres.
Aucun de ces reproches ne peut être fait à d’autres esprits très-grands, moins grands. Hésiode, Ésope, Sophocle, Euripide, Platon, Thucydide, Anacréon, Théocrite, Tite-Live, Salluste, Cicéron, Térence, Virgile, Horace, Pétrarque, Tasse, Arioste, La Fontaine, Beaumarchais, Voltaire, n’ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité,, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc ? Cela.
Cela, c’est l’inconnu.
Cela, c’est l’infini.
Si Corneille avait « cela », il serait l’égal d’Eschyle. Si Milton avait « cela », il serait l’égal d’Homère. Si Molière avait « cela », il serait l’égal de Shakespeare.
Avoir, par obéissance aux règles, tronqué et raccourci la vieille tragédie native, c’est là le malheur de Corneille. Avoir, par tristesse puritaine, exclu de son œuvre la vaste nature, le grand Pan, c’est là le malheur de Milton. Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite le lumineux style de l’Étourdi, avoir, par crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le Pauvre de Don Juan, c’est là la lacune de Molière.
Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d’être attaquable.
Creusez en effet le sens de ces mots, posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouvez profondeur ; sous exagération, imagination ; sous monstruosité, grandeur.
Donc, dans la région supérieure de la poésie et de la pensée, il y a Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ezechiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Pathmos, Paul de Damas, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.
Ces suprêmes génies ne sont point une série fermée. L’auteur de Tout y ajoute un nom quand les besoins du progrès l’exigent.