William Thackeray, sa vie et ses derniers écrits

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William Thackeray, sa vie et ses derniers écrits
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 906-936).
WILLIAM THACKERAY
SA VIE ET SES DERNIERS ÉCRITS.

I. Thackeray, the Humourist and the Man of Letters, by Th. Taylor, 1 vol, Camden Hotten, London 1864. — II. Roundabout Papers, by W. M. Thackeray, 1 vol., Smith Elder and C° London 1864. — III. Adventures of Philip, two vols.

L’esprit de race, les traditions généalogiques ont gardé en Angleterre une bonne partie de leur influence. Chaque famille a ses archives, et tient à savoir d’où elle vient, quel est son auteur. L’homme qui a fait une famille, qui a tiré un nom du néant et lui a donné son illustration locale ou sa valeur historique, est certain que plusieurs générations successives lui garderont un culte reconnaissant, et se prévaudront de la notoriété qu’elles lui doivent. Il y a là un noble stimulant pour les âmes bien douées, et il leur est permis, j’imagine, de préférer une renommée parfois indestructible à une fortune presque toujours instable, l’héritage d’honneur qui impose le respect de soi-même et commande le respect des autres à l’héritage d’argent dont le bénéfice trompeur est souvent, pour ceux qui le recueillent, une condition de déchéance morale.

Le fondateur de la famille Thackeray, — originaire du comté d’York, West-Riding[1], — fut un jeune homme admis à Eton lors de la fondation de cette école célèbre, et qui de là, par voie d’élection, — sans doute à titre gratuit, — devint un des scholars de l’université de Cambridge. Il y entra en 1711, et prit rapidement ses degrés, artium baccalaureus en 1715, artium magister en 1719. Il revint alors à Eton en qualité d’assistant-master, et après avoir vainement concouru en 1744 pour la place de provosl au King-College, succéda deux ans plus tard au directeur de l’école d’Harrow, qui, sous sa main, et grâce aux relations qu’il avait su se créer, devint un des principaux établissemens de ce genre. Il faut ne connaître ni Goldsmith ni Byron pour ignorer le nom de Harrow-on-the Hill, tour à tour chanté par ces deux poètes. La réputation pédagogique du docteur Thomas Thackeray détermina l’évêque de Winchester, qui ne l’avait vu de sa vie, à lui conférer spontanément l’archidiaconat de Surrey, riche sinécure ecclésiastique « dont tous les devoirs ne devaient pas exiger de lui chaque année plus d’une quinzaine, » ainsi que le digne prélat eut soin de le lui faire remarquer en lui remettant le brevet d’investiture. Ceci se passait en 1756, et quatre ans plus tard le docteur Thomas disparaissait de la scène du monde, mais non sans y laisser une très nombreuse postérité. Sa veuve, qui lui survécut trente-sept ans, ne lui avait pas donné moins de seize enfans, dont six garçons. Un de ceux-ci (l’aîné) devint un des principaux fonctionnaires du collège de Cambridge, où son père avait été élevé; un autre fut chapelain à Saint-Pétersbourg, un troisième obtint un emploi dans les douanes, deux autres frères suivirent la carrière médicale. Le sixième enfin, William Makepeace Thackeray, obtint par le crédit de ses sœurs, mariées à deux employés supérieurs de la compagnie des Indes, une place dans l’administration de la péninsule. Enrichi après quelques années de service, il revint en Angleterre, laissant sur la voie qu’il avait parcourue son fils Richmond Thackeray, qui, simple commis ou writer en 1797, fut successivement juge et magistrat de Ranghir, puis, à Calcutta même, comme employé des finances, occupa des postes importans[2]. Quand il y mourut en 1815, il y avait un fils âgé de quatre ans, et ce fils n’était autre que William Makepeace Thackeray, le plus florissant rejeton de cette tige universitaire que le « docteur Thomas, » sorti lui-même de la classe la plus humble et la plus obscure, avait si solidement implantée aux confins de l’aristocratie.

I.

« Quand je vis pour la première fois l’Angleterre, a écrit l’auteur de Vanity Fair dans son livre sur l’Ere des Georges (the four Georges), le pays était en deuil de la jeune princesse Charlotte. » Or cette jeune femme, promise à la couronne, et sur qui se fondaient tant d’espérances, mourut le 6 novembre 1817. C’est donc dans les derniers mois de cette année que le futur écrivain, alors âgé de six ans, fit halte à Sainte-Hélène et gravit, sur les épaules d’un serviteur noir, la route montueuse qui menait à Bowood. « Nous y vîmes un jardin où un homme se promenait. — C’est lui! s’écria tout à coup mon guide, c’est Bonaparte!... Il mange à lui seul trois moutons par jour, et de plus tous les enfans sur lesquels il peut mettre la main..., » traduction libre de cette qualification « d’ogre de Corse » prodiguée alors au vaincu de Waterloo. Vingt-trois ans plus tard, Thackeray devait assister aux pompes de la « rentrée des cendres » et les raconter de son mieux à l’Angleterre attentive.

Mistress Richmond Thackeray, restée dans l’Inde après le départ de son fils, allait épouser en secondes noces le major Carmichael Smyth. On a donc tout lieu de croire que l’enfant dont elle s’était séparée demeura confié à ce grand-père dont il portait les prénoms (William Makepeace), et cinq ans plus tard (1822) il comptait déjà parmi les élèves de la Charter-house School, où nous le retrouvons en 1828, comme élève libre et externe de la première classe, honorablement classé parmi les moniteurs de l’école. Cette année-là même ou tout au plus tard l’année suivante, il est inscrit au nombre des étudians de l’université où son aïeul avait laissé de si bons souvenirs, et où il a pour camarade le poète Alfred Tennyson. C’est là que sa vocation d’écrivain se dégage dès 1829, et qu’on peut à la rigueur entrevoir le futur rédacteur du Punch, le futur satirist des Snobs, dans les six ou huit numéros d’une petite feuille macaronique qui justement porte ce dernier titre : LE SNOB, Journal littéraire et scientifique NON dirigé par des membres de l’université. Ce journal fut pendant sa courte existence une caricature tout à fait rabelaisienne de la pédanterie universitaire. Nous doutons fort que la collection s’en retrouve dans aucune bibliothèque de ce bas monde; mais M. Théodore Taylor, dans son livre sur Thackeray humoriste et homme de lettres, nous a soigneusement fourni quelques échantillons de ces gaîtés d’étudiant en goguette. C’est là que les curieux peuvent aller chercher une parodie des poèmes couronnés au concours (prize poems), et dont le sujet, éminemment inspirateur, était la Découverte de Tombouctou! Ils y trouveront aussi une jolie collection de ces bévues qui portent chez nos voisins le nom de malapropism[3]. Qu’eût dit le docteur Thomas de ces frivolités compromettantes? Et quel dut être son désespoir en voyant son descendant indigne sortir de Cambridge sans avoir pris aucun des degrés académiques pour aller promener en Allemagne, à Weimar, alors un des centres intellectuels de l’Europe, près de Goethe, une des gloires du siècle, sa jeunesse étourdie et son goût pour la caricature! A vingt ans, et longtemps encore après qu’il eut franchi ce bel âge, Thackeray ambitionna la réputation éphémère d’un Gillray ou d’un Cruikshank. A Weimar, dans une petite colonie de jeunes résidens anglais qui s’y trouvaient momentanément établis, ses dessins humoristiques jouissaient d’une certaine faveur, et on put lui en montrer quelques-uns, recueillis dans certains albums vingt-trois ans plus tard, lorsque, déjà célèbre, il fit une seconde visite à la petite capitale saxonne. En 1830, époque de son premier séjour, ils y passaient, ses camarades et lui, une existence parfaitement agréable. Le grand-duc et la grande-duchesse aimaient à les voir figurer en costume de cour dans les réceptions officielles. Les charmantes filles du hof-marschall, le vieux M. de Spiegel, les accueillaient à des réunions plus intimes; on s’y rendait en chaise à porteurs par ces froides nuits où la neige rend les rues impraticables. Pour compléter son uniforme de courtisan, le jeune Thackeray avait besoin d’une épée; il acheta celle de Schiller et l’avait encore, comme un trophée, accrochée au mur de la chambre même où on le verra mourir.

Dans une lettre qu’il adressait longtemps après à M. G.-H. Lewes, le biographe de Goethe, il revient avec une certaine émotion sur ce chapitre de sa vie de jeunesse. Il se rappelle la « bataille de Vittoria » de Beethoven et le mouvement enthousiaste par lequel tous les auditeurs anglais se levèrent à la fois lorsqu’ils reconnurent l’hymne national, le God save the King, enchâssé dans « cet ouragan de musique sublime. » Il se rappelle Devrient jouant les traductions de Shakspeare et Mme Schroeder-Devrient chantant Fidelio. Surtout et avant tout il se rappelle son émotion lorsqu’il eut une audience du herr gemeinrath, de M. le conseiller de Goethe[4]. « Je fus reçu, dit-il, dans la petite antichambre de son appartement particulier, garnie sur toutes ses parois de statues et de bas-reliefs moulés d’après l’antique. Goethe portait une longue redingote de drap gris, une cravate blanche, un ruban rouge à sa boutonnière. Son attitude était justement celle que Rauch lui donne dans sa statuette, les mains croisées derrière le dos : un grand éclat de teint, des yeux très noirs, très brillans, très pénétrans. Ils m’effrayaient un peu, je l’avoue, et je les comparais alors, — ce souvenir m’est encore présent, — à ceux du héros de Maturin, Melmoth, ou l’homme errant, qui nous faisaient tant de peur à nous autres jeunes cadets d’il y a trente ans... Si je ne me trompe, Goethe devait être encore plus beau à cette époque avancée de sa vie qu’il ne l’avait été en pleine fleur de jeunesse. Sa voix, richement timbrée, ne manquait pas de douceur. Je répondis tant bien que mal aux questions qu’il m’adressait sur mon propre compte, surpris tout d’abord et quelque peu soulagé de m’apercevoir qu’il parlait le français avec un assez mauvais accent. Vidi tantum. Je ne l’ai vu en tout que trois fois, lors de cette première réception d’abord, puis un jour qu’il se promenait dans le jardin de sa maison de Frauenplan. La troisième occasion me le montra, par une matinée de soleil, au moment où il allait monter dans sa voiture, coiffé d’une casquette et drapé dans un manteau à collet rouge. Cette fois-là il caressait la chevelure dorée d’une charmante petite fille à lui, cette pauvre Ulrique dont le frais visage est depuis longtemps caché, lui aussi, sous la poussière funèbre. Ceux d’entre nous qui recevaient des livres ou des écrits périodiques les lui faisaient passer aussitôt, et il examinait avec un soin curieux ces productions de la littérature anglaise. Le Fraser’s Magazine venait alors d’être fondé. Goethe s’intéressait, je m’en souviens, à ces admirables esquisses au trait qui parurent dans les premiers numéros de ce recueil, et qui représentaient les notabilités littéraires de l’époque. L’une d’elles cependant lui causa un vif mouvement de répulsion : c’était l’image quelque peu spectrale d’un de nos poètes les plus châtiés[5]. Mme de Goethe me raconta qu’il avait brusquement refermé le volume en s’écriant : « Voilà sans doute comment ils me représenteraient, moi aussi!... » Mais il n’avait rien à craindre, car on ne peut rien imaginer de plus majestueux, de plus serein que ce grand vieillard sur qui le mal semblait n’avoir aucune prise, soleil au déclin dans un ciel splendide, éclairant de ses reflets la petite ville de Weimar... Le respect dont ce patriarche littéraire était entouré par les membres de la maison régnante honorait ses maîtres tout autant que leur illustre sujet. Bref, après vingt-cinq ans écoulés depuis le temps dont je parle, — vingt-cinq ans auxquels je dois d’avoir vu l’humanité sous bien des aspects divers, — je ne crois pas m’être jamais trouvé dans un cercle social où la simplicité, le bon vouloir, la courtoisie, fussent pratiqués mieux que dans la petite cité saxonne où vécurent, où reposent le bon Schiller et le grand Goethe... »

Je ne sais si Thackeray eût jamais pu embrasser la carrière du barreau, à laquelle, paraît-il, ses parens l’avaient destiné; dans tous les cas, son séjour à Weimar ne devait pas la lui montrer sous un jour très favorable, et tout au contraire stimulait chez lui des goûts d’artiste qui prirent au début une fausse direction. Il se crut appelé à être peintre, et pendant assez longtemps, soit à Rome, qu’il visita au sortir de Weimar, soit à Paris, où on le vit assidu à copier les chefs-d’œuvre de nos musées[6], il poursuivit cette visée chimérique.

Il était venu fort jeune, à la dérobée, avec toute sorte de précautions et d’angoisses, visiter ce paradis attrayant et dangereux. On a, racontés par lui, les souvenirs de cette première escapade : 20 livres sterling (500 francs) d’économies, le désir de revoir un ami absent, le poussèrent irrésistiblement à Paris. Il profite des vacances de Pâques, et sous prétexte d’une visite dans le Lincolnshire, — abusant, non sans remords, de la confiance de ses professeurs, — il va s’embarquer à Douvres. Jamais, croyez-le bien, il ne sentira de plus vives émotions, jamais non plus elles ne s’effaceront de sa mémoire. Vous les retrouverez, palpitantes, imprégnées de leur jeunesse impérissable, jusque dans les dernières pages qu’il ait tracées. Il vient de refaire le même chemin, de revoir les mêmes lieux, et ils n’ont réveillé en lui que ses sensations d’autrefois.


« Ah! s’écrie-t-il avec un retour mélancolique, cette première journée à Calais, ces voix de femmes qu’on entendait criant dans les ténèbres au moment où le navire vint accoster, le souper chez Quillacq, la saveur inusitée des côtelettes et du vin, la voûte de calicot rouge sous laquelle je m’endormis, le carrelage en brique, la fraîche senteur des draps, le postillon merveilleux avec ses lourdes bottes à l’écuyère et sa petite queue enroulée de rubans noirs, tout cela me revient avec une netteté surprenante, et c’est là ce que je vois, non ce que j’ai présentement sous les yeux. Ceci est bien Calais, et ceci le commissionnaire que je connais depuis une vingtaine d’années... Je retrouve les femmes affairées et tumultueuses autour des bagages, les gens qui recueillent, placés au seuil des barrières, les papiers du voyageur; mais, braves gens, c’est tout au plus si je vous vois. Vous ne m’intéressez guère plus qu’une douzaine de marchandes d’oranges dans Covent-Garden, ou un magasin de librairie dans Oxford-Street. Vous me rappelez en revanche cette époque où je vous regardais avec une surprise émerveillée, — alors que les petits fantassins français portaient au shako la cocarde blanche, — alors que la diligence mettait quarante-huit heures à gagner Paris, — alors que le postillon, botté jusqu’aux genoux, avec ses jurons, ses harnais rapetassés de ficelle, sa queue retroussée, semblait si réjouissant au «jeune homme du coupé.» Vous ne vous doutez pas, enfans qui voyagez en compagnie d’un vieux barbon grisonnant, à quel point s’amuse en dedans ce personnage si calme et de si mélancolique aspect. Il se retrouve aussi jeune que vous, il a dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage. Le hennissement des chevaux sortant à minuit de leur écurie étonne derechef ses oreilles. Beauvais, Amiens, il y dîne encore, et de quel appétit! et quelles rasades il se verse de cet excellent vin de table d’hôte! et comme il s’entend bien avec l’obligeant conducteur! Saviez-vous qu’on peut vivre à la fois en 1860 et en 1830 ? En 1860, et sous mon enveloppe actuelle, je suis peut-être un peu lourd, silencieux, maussade; mais si je m’en dépouille, si je redeviens, par une opération de l’esprit, ce que j’étais en 1828, me voici en bel habit bleu à boutons de métal, avec un gilet de soie à dessins (que je boutonne sans la moindre peine autour d’une taille svelte), contemplant de jeunes beautés en manches à gigot, qui promènent leurs chapeaux à larges ailes sous les marronniers dorés des Tuileries. Je fais avec elles le tour de la place Vendôme, où le drapeau blanc flotte sur la colonne, veuve de sa statue, pour venir dîner chez Bombarda, près de l’hôtel de Breteuil, ou bien au café Virginie... Allons donc! Bombarda et l’hôtel de Breteuil sont par terre et depuis longtemps. Quant à mon pauvre vieux café Virginie, ils l’ont démoli l’an dernier! Mon esprit ira donc y dîner tout seul, tandis que mon corps, assis pêle-mêle avec beaucoup d’autres dans un wagon emporté par la vapeur, ne donne pas à mes compagnons une bien haute idée de ma bonne grâce et de ma verve... Que voulez-vous? je ne suis pas où ils me croient. Mon âme se promène dans le passé, à trente ans d’ici. J’attends ma barbe avec impatience. J’ai passé l’âge où l’on aime encore Byron, et je me crois obligé de lui préférer Shelley et Wordsworth. A moins d’excès, rien ne dérange les fonctions de mon estomac, et je pourrais fort bien vous dire quelle est à mes yeux la plus belle personne de ce bas monde... Ah! belle enfant, — chère et belle enfant de cette époque lointaine! — êtes-vous maintenant mariée ou veuve? — êtes-vous morte? — seriez-vous maigre, flétrie, décrépite? — ou bien encore, ample et grasse commère, porteriez-vous un faux tour?... Eliza, Eliza!... Voyons un peu, était-ce Eliza? Sur ma parole, j’ai vraiment oublié votre nom de baptême... Vous savez que nous nous vîmes deux jours seulement; mais j’ai encore devant les yeux votre douce physionomie, et les roses que j’y vois fleurir sont aussi fraîches qu’au joli mois de mai... Chère miss X... ma timidité juvénile, ma modestie ingénue ne m’auraient jamais permis, fût-ce dans mes plus secrètes pensées, de vous interpeller autrement que par votre nom de famille; quant à celui-ci (bien qu’il me semble devoir être passé sous silence), je me le rappelle parfaitement bien, — et aussi que votre respectable père était à la tête d’une brasserie[7]. »


En 1832, Thackeray mène chez nous une vie d’artiste, une existence dorée, qu’il racontera plus tard dans la préface d’un livre, d’un album précieux, gravé par M. Louis Marvy, et dont voici l’histoire. Ils s’étaient connus, Marvy et lui, à l’époque dont nous parlons. Après 1848, le graveur français alla chercher du travail à Londres; son ancien camarade d’atelier, devenu le romancier à la mode, s’employa fort activement en faveur de l’exilé volontaire. Il lui ouvrit l’accès de la précieuse collection où M. Baring a réuni les chefs-d’œuvre des principaux paysagistes anglais, depuis Gainsborough et Constable jusqu’à Creswick et Turner. Il fit plus, il trouva un éditeur à l’œuvre de l’artiste étranger; mais cet éditeur exigea pour chaque gravure une notice explicative signée par Thackeray, qui se trouva ce jour-là critique d’art un peu malgré lui, et de par un sentiment de cordiale bienveillance qui méritait bien, ce me semble, une mention honorable.

Mais ce n’est pas seulement dans la préface en question, c’est surtout dans un de ses derniers romans, les Aventures de Philip, qu’il faut chercher la trace de ces longs séjours faits parmi nous à diverses époques et dans des conditions très différentes. A peine sorti de tutelle et mis en possession d’une fortune évaluée à 20,000 liv. sterl. (500,000 fr.), Thackeray ne connaît d’abord que les douceurs et les splendeurs de cette ville à part, si hospitalière à qui lui demande des fêtes, si dure à qui lui demande du pain. Ses journées se passent au Louvre, ses soirées dans l’atelier ou dans les salons. Ce n’est plus Weimar, ce n’est plus la Saxe, c’est la bohème, mais la bohème sans misère et sans privations, le libre caprice et le libre travail, la camaraderie sans gêne, et aussi sans excès familiers, tempérée par les égards que l’on a volontiers pour une bourse bien garnie, la sécurité dans l’incertitude, le choix entre vingt carrières qui vous tendent les bras et semblent vous appeler à l’envi l’une de l’autre. À ce moment, le plus heureux de sa vie, Thackeray n’est pas en peine de sa destinée. Partout des appuis, partout des amis. Avocat s’il le voulait, peintre s’il réalisait son idéal, il est, en attendant, écrivain amateur, auxiliaire gratuit de telle feuille quotidienne, de tel magazine hebdomadaire ou mensuel. C’est là qu’au sortir d’une exposition de peinture il aime à déverser le trop-plein de son enthousiasme et de ses railleries, racontant aussi, l’occasion venue, une médisance d’atelier, une cause célèbre, jugeant une œuvre littéraire, discutant une élection d’académie, et même au besoin empiétant sur le terrain de la politique. La réaction, sourde encore et voilée, qui ramenait à des conditions monarchiques l’élan républicain de 1830, il la démêlait fort bien et tentait de la démasquer. La charte de 1830 n’avait pas grand prestige à ses yeux, et sans prévoir qu’un jour viendrait où ce qu’on appelait la parcimonie du roi citoyen lui apparaîtrait, par l’effet du contraste, comme une des vertus de la couronne, il la censurait avec une aigreur moqueuse, presque à l’unisson du Charivari naissant. Son bonheur du reste, le bien-être dont il jouit, cette supériorité en fait d’art dont il essaie de profiter et qu’il nous reconnaît franchement, ne le disposent pas à voir avec indulgence nos ridicules et nos travers : sévérités outrées, partis-pris excessifs, dont les écrits postérieurs (les derniers principalement) attestent qu’il s’était plus d’une fois repenti. A demi-voix, dans quelque phrase incidente, il en fait volontiers amende honorable, et s’en prend à son inexpérience. — Cet âge est sans pitié, dirait-il volontiers avec notre excellent fabuliste.

La supériorité de la peinture française, il l’explique par le milieu dans lequel l’artiste est placé dès ses débuts. — « Le peintre français, dit-il, est mieux compris, mieux apprécié, mieux payé même, tout compte fait, qu’il ne l’est chez nous. Un jeune homme trouve ici une douzaine d’excellentes écoles où il peut pratiquer sous le contrôle d’un maître éminent et faire son apprentissage moyennant 10 liv. sterl. (250 fr.) de rétribution annuelle. En Angleterre, il devra se contenter de l’Académie ou dépenser des sommes considérables pour obtenir l’enseignement d’un artiste bien placé. En sus des leçons, des conseils, des modèles, dont l’élève peintre jouit ici en échange de ses dix livres, il a pour rien mille stimulans professionnels que l’Angleterre ne saurait lui fournir. Les rues sont garnies de tableaux étalés dans les magasins, les passans eux-mêmes ont leur valeur pittoresque. Églises, salles de spectacle, salles de concerts, salles de café sont décorées de peintures. La nature aussi le traite mieux sous ce ciel plus lumineux et plus clément. Autres incitations plus personnelles, mais tout aussi puissantes, un artiste en France est rétribué largement, car, dans un pays où presque tout le monde est pauvre, un revenu de 500 liv. sterl. (12,500 fr.) n’est certainement pas à dédaigner; son rang dans la hiérarchie sociale est au-dessus plutôt qu’au-dessous du rôle qu’il est appelé à remplir. Bien des maîtres et des maîtresses de maison l’accueillent et le flattent, qui tiennent les titres en fort petite estime, et chez lesquels un baron n’est guère mieux reçu qu’un commis d’agent de change. » Nous ne garantissons pas que ce parallèle, assez exact pour le temps où il fut écrit, soit encore, à l’heure qu’il est, d’une irréprochable fidélité. Le niveau de la richesse a monté; les revenus de douze mille francs se trouvent réduits pour le moins d’un bon tiers; les titres nobiliaires, qu’on se dispute devant les tribunaux, semblent avoir recouvré quelque chose de leur antique prestige. Les commis d’agent de change sont fort bien reçus dans un certain monde qui ne dédaigne pas les barons, et à qui les peintres sont indifférens. L’atelier lui-même a changé, ce me semble, de physionomie. Écoutez plutôt. « — Le jeune artiste mène ici l’existence la plus facile, la plus gaie, la plus immonde (dirtiest) ! C’est à l’âge de seize ans probablement qu’il a quitté la province pour s’en venir à Paris. Ses parens lui paient un professeur et lui font une pension de mille francs. Il s’établit dans le quartier latin ou dans le nouveau quartier Notre-Dame-de-Lorette. On le voit d’assez bonne heure à l’atelier, où il travaille avec une vingtaine de compagnons aussi pauvres, aussi gais que lui. Chacun de ces gentlemen a sa pipe favorite, et les toiles se couvrent de couleur au milieu d’un épais nuage de fumée, avec accompagnement de calembours. Toutes les richesses de l’argot émaillent le dialogue, coupé çà et là de chœurs tumultueux, et l’on ne peut se faire une idée juste de ce tohu-bohu spirituel et grossier sans en avoir affronté les inconvéniens. »

Thackeray, quand il écrit tout ceci (1833), vient d’entrer dans sa vingt-troisième année. Il tâtonne encore, il cherche sa voie. Sa fortune lui permet de choisir, et la liberté du choix redouble ses hésitations. Il fit seulement, il écrit de jour en jour un peu plus. La renommée de Charles Dickens, qui s’étend de proche en proche, le distrait de sa peinture. Il parle des personnages de Pickwick et de Nicholas Nickleby en homme qui les a étudiés de près. Les héros de romans, quand il les trouve conformes à la vérité humaine, lui paraissent plus vrais, plus vivans que ceux de l’histoire. Cette idée, moins paradoxale qu’elle ne le semble, est développée avec esprit dans plusieurs de ces chapitres, jadis anonymes, qu’on a réunis à ses Miscellanées[8]. Entre les grands personnages qui représentaient sous George II les tendances intellectuelles de l’époque et les fantômes contemporains évoqués par l’imagination de Fielding, il n’hésite pas à trouver ceux-ci mieux établis dans le souvenir, plus solides, plus durables, plus réels que les premiers. « Lisez Smollet, s’écrie le futur émule de Fielding; vous y verrez vanter le style nerveux de Cooke, le goût délicat de Lyttelton, l’éloquence toute romaine de King, l’érudition profonde de miss Carter, qui la mettait de pair avec Mlle Dacier, la poésie et la prose de mistress Lennox[9], les excellens portraits que peignait miss Reid, digne rivale de la Rosalba. Tout cela ne vous fait-il pas l’effet d’une froide et sanglante ironie? Qui les connaît, ces illustres? Dans quel recoin de la mémoire humaine irons-nous chercher la « tendre muse » de Lyttelton, le « génie » de mistress Lennox, la romaine éloquence de King et les admirables portraits de miss Reid? La mort, l’oubli les enveloppent. Il n’en reste rien, et ces astres éclatans sont des chandelles d’un sou, consumées jusqu’au dernier atome, tandis que les créations qu’Henri Fielding multipliait, sans travail, en se jouant, la tête embarrassée des vapeurs du vin, sur quelque table de taverne, dans quelque chambre de maison d’arrêt, plus divertissantes d’abord que les laborieux travaux de Cooke et de Lyttelton, ont en outre plus de chair, de sang et de véritable vie. Amelia Rooth par exemple ne prépare-t-elle pas encore aujourd’hui comme alors le petit souper conjugal? Miss Snap ne jette-t-elle pas encore maintenant de chastes obstacles sur la route criminelle de M. Firebrand? Parson Adams ne trône-t-il plus au milieu de sa famille? et M. Wild, le célèbre Jonathan, n’avale-t-il pas son dernier bol de punch en tête-à-tête avec le desservant de Newgate? Chacun de ces êtres de raison n’est-il pas entré de plein droit dans une sorte de réalité rétrospective, bien autrement palpable et certaine que celle de miss Reid ou de mistress Lennox? Nous voici prêts à révoquer en doute que ces deux dames aient vraiment vécu, nonobstant ce qui peut subsister encore des peintures de l’une et des écrits de l’autre. Elles sont, à nos yeux, moins historiques, plus parfaitement fictives que Narcissa, miss Tabitha Bramble, ou n’importe quel héros, n’importe quelle héroïne décrit ou décrite par l’historien de Peregrine Pickle, devenu romancier le jour où il raconta les annales de son pays[10]. »

Un instinct prophétique semblait dicter à Thackeray cette spirituelle boutade, et il plaidait d’avance pro domo sua. Jusque-là cependant il n’avait aucune vision bien nette de son avenir, et en attendant que le sort eût prononcé, il dépensait au hasard ses juvéniles improvisations. On peut dire que le Fraser’s Magazine eut ses prémices littéraires. Ce recueil était alors placé sous la direction d’un homme assez marquant et d’une originalité réelle, un érudit auquel plusieurs de ses contemporains n’ont pas marchandé le « génie, » mais chez qui la souplesse de l’intelligence s’alliait à un étrange désordre d’idées et surtout de conduite. Sa carrière, dont les débuts avaient promis beaucoup mieux, s’achevait dans toute sorte de misères philosophiquement supportées, et dont ses collaborateurs s’efforçaient généreusement d’atténuer l’amertume. Thackeray, qui dès 1835 comptait parmi eux[11], se montra un des plus dévoués. Il prêta, — il donna, tranchons le mot, — au malheureux Maginn, écroué pour dettes sous les verrous de Fleet-street, une somme de 500 livres sterling (12,500 francs), relativement considérable, et dont le sacrifice allait encore être aggravé par des circonstances décisives.

Avant de les raconter, si nous jetons un dernier regard sur ce jeune artiste, que la peinture et le culte des lettres semblent se disputer encore, nous le trouvons toujours parmi nous, guettant une à une les manifestations de la vie parisienne, et poussant la curiosité, le besoin d’émotions et d’analyse jusqu’à vouloir surprendre au passage les dernières angoisses des suppliciés. Il voulut voir mourir Lacenaire, il voulut voir mourir Fieschi (mars 1836), et s’il échoua dans ces deux tentatives, elles ne lui en avaient pas moins laissé de bizarres souvenirs. Il se rappelait surtout cette matinée de carnaval où, traversant à pied les avenues fangeuses des Champs-Elysées, il s’était vu arrêté dans le faubourg Saint-Honoré par la joyeuse cohue du bal Musard. Parmi ces masques aux vêtemens fripés, aux joues fardées, qui lui barraient le passage, plusieurs allaient se jeter comme lui sur la piste de la sanglante exécution que la police s’efforçait de tenir secrète. Sautant avec un de ses amis dans une voiture de place, il traverse les ponts et trouve la rue d’Enfer encombrée d’étudians, d’ouvriers en goguette, qui courent aussi au rendez-vous de la guillotine, à ce triste et honteux rendez-vous qui même aujourd’hui n’a rien perdu, paraît-il, de ses horribles séductions. Une grande déception les y attendait. Le spectacle manqua ce jour-là. Ni Fieschi ni son cortège ne se montrèrent, et les spectateurs désappointés rentrèrent à jeun. « Elle eût été vraiment belle, cette exécution, écrivait Thackeray, si elle s’était accomplie au milieu de ce délire tumultueux, de cette prostitution avinée qui étaient venus de si loin pour ajouter à leur festin de carnaval la bonne bouche d’un meurtre. » Lacenaire ne procura pas aux deux Anglais la revanche sur laquelle ils avaient compté ; ils arrivèrent trop tard. Une flaque d’eau déjà durcie par le froid et tachée çà et là d’un rouge équivoque, voilà tout ce qui restait à la place de l’échafaud, déjà disparu.

Quelque temps après, Thackeray partait pour Londres, où l’appelait un projet qui allait changer sa destinée. L’abaissement du droit de timbre, inscrit alors sur le programme financier du ministère, semblait fournir une occasion favorable à la création de nouveaux organes politiques, et le beau-père de Thackeray, — le major H, Carmichael Smyth, — s’occupait de fonder une feuille nouvelle, destinée à représenter la nuance la plus vive du libéralisme britannique. Cette entreprise, secondée par les notabilités parlementaires les moins hostiles au radicalisme (sir W. Molesworth, MM. Jos. Hume, Grote), exigeait un capital considérable, que la commandite devait fournir. Il s’agissait de réaliser par actions de 10 livres (250 francs) une somme de 60,000 livres (1,250,000 francs). L’état-major de la rédaction fut recruté parmi les écrivains les plus populaires. Laman Blanchard avait la direction, Douglas Jerrold la critique des théâtres, Thackeray devait être le correspondant parisien, et le major, en sa qualité de principal actionnaire, présidait le comité de surveillance. On avait pour programme la liberté de la presse complète et sans réserve, l’extension du suffrage électoral, le secret des votes, un renouvellement plus fréquent du mandat parlementaire, l’égalité des droits civils et la liberté de conscience. Du 24 septembre 1836 au printemps de l’année suivante, le correspondant parisien remplit fidèlement sa mission. Ses lettres, signées d’un double T, ne sont remarquables que par une tendance très hostile au gouvernement de juillet, qu’il accusait de vouloir replacer la Grande-Bretagne sous le joug des tories. « Nous sommes trop forts, ajoutait-il[12], pour qu’une pareille entreprise ait la moindre chance de succès; mais nos voisins, si le radicalisme anglais les scandalise, devraient savoir qu’il n’existe pas seulement chez nous: il a, Dieu merci, traversé la Manche et franchi les Alpes. »

Le Constitutional cependant, greffé sur une ancienne feuille quotidienne (the Public Ledger), n’en allait pas moins déclinant de jour en jour malgré ses inoffensives bravades et l’accent belliqueux de sa polémique. Après avoir successivement agrandi son format et haussé son prix de vente, il finit par tomber devant un concours de circonstances défavorables, dont la plus grave était par malheur que, les actions ayant été placées en très petit nombre, il avait dû vivre aux dépens des associés fondateurs. Parmi ces derniers, les plus atteints furent le major C. Smyth et son beau-fils. Thackeray se trouva, sinon ruiné tout à fait, — il s’en est toujours défendu avec un soin extrême, — du moins placé dans une situation pécuniaire qui le réduisait à tirer de son travail les moyens de vivre selon ses goûts. Il fallait faire flèche ou de son talent de peintre ou de son talent d’écrivain. Rien ne l’autorisait à compter sur le premier; le second au contraire lui offrait des chances assez favorables. Ce fut ainsi que le dilettante en littérature devint un écrivain de profession.


II.

Les Aventures de Philip[13] ont dans l’œuvre de Thackeray la valeur d’autobiographie qui, parmi les romans de Dickens, appartient incontestablement à l’histoire de David Copperfield. Philip Firmin, fils d’un médecin renommé, vit jusqu’à vingt-cinq ans au sein d’une opulence menteuse et s’abandonne avec la sécurité la plus complète aux penchans de sa vive nature. Le monde n’a pour lui que des caresses, et ses défauts les plus marqués, — le sans-gêne de ses manières, la raideur inflexible de ses préventions, sa naïveté crédule, qui se transforme aisément, une fois détrompée, en méfiance aveugle, — y sont accueillis avec l’indulgence excessive que l’enfant gâté trouve chez sa mère. Du jour au lendemain, la scène change. Le père de Philip, abusant de la bonne foi des trustees auxquels revenait le soin de veiller sur la fortune laissée par mistress Firmin, a secrètement dissipé cette fortune. Engagé dans des spéculations ruineuses, il est forcé de quitter l’Angleterre et de renoncer à sa magnifique clientèle. Il ne reste à son malheureux fils qu’un nom flétri et quelques bribes à grand’peine sauvées de ce naufrage si complet. Philip, qui jusqu’alors poursuivait, sans y trop songer et en jeune homme indépendant, la carrière du barreau, n’est plus qu’un avocat sans causes et sans avenir. Il n’a de ressources réelles, — et ces ressources ne vont pas bien loin, — que son mince bagage d’university man. Quelques amis, en bien petit nombre, — mais éprouvés et dévoués, — lui ouvrent l’humble et aride carrière du journalisme, et c’est à Paris qu’il vient, en qualité de correspondant, faire ses premières armes. On voit du premier coup d’œil ce que l’ancien rédacteur du Constitutional a dû jeter de souvenirs personnels, de visées rétrospectives, dans ce récit à part, tout saturé de réminiscences et d’impressions pour ainsi dire authentiques. Est-ce à dire qu’il ait posé devant un miroir et voulu nous donner son portrait? Certainement non, il a pris soin d’écarter cette idée en assignant le rôle de narrateur à un certain Arthur Pendennis bien connu de ses lecteurs[14] et chargé de le personnifier; mais s’il a choisi, — pour le placer dans une situation où très certainement il s’est trouvé lui-même, — un alter ego beaucoup moins spirituel, beaucoup plus impétueux qu’il ne l’était, plus rebelle aux convenances, plus enclin aux témérités d’une franchise indiscrète, il n’en est pas moins vrai que le tableau de l’existence menée à Paris, — tantôt dans un hôtel garni du quartier latin (rue Poussin, près la rue de Seine), tantôt dans une maison meublée voisine du Rond-Point, — par cette espèce d’ingénu qu’il appelle Philip Firmin, est étudié absolument sur le vif de sa propre histoire. Sous ce rapport, et pour ceux de nous qui l’ont connu, la lecture de ce roman est singulièrement attachante. Ils ne peuvent sans doute pas s’affranchir mieux que nous de maint retour personnel vers l’époque où Thackeray occupait, précisément aux Champs-Elysées, des appartemens loués peut-être par Mme de Smolensk ou Mme de Valentinois (née Podichon). C’est bien là, parmi les membres de la colonie anglo-parisienne, qu’il a dû saisir au vol les épisodes si parfaitement vrais par lesquels le général ou la générale Baynes, mistress Colonel Bunch, mistress Mac-Wirther, avec leurs économies sournoises, leurs commérages puérils, leurs rivalités hiérarchiques, leur soif de plaisirs et de distinctions sociales dissimulée à l’aide de tant de soins et de maladresse, amusent et relèvent gaîment l’insuffisance d’une fable tant soit peu surannée. J’en vois, ce me semble, aussi bien qu’un autre les redites et la vulgarité relative, je comprends le froid accueil fait chez nos voisins à cette réplique un peu terne des chefs-d’œuvre du maître, et ne puis cependant me défendre de lui trouver un attrait particulier, une saveur spéciale. La scène se passe chez nous; pourtant un seul personnage est français, — c’est la maîtresse de la maison meublée, Mme de Smolensk, personnage un peu cosmopolite, ainsi que l’indique son nom de guerre. Cette anomalie même cependant constate un scrupule qui honore Thackeray. Elle prouve qu’il reculait devant les jugemens hasardés, les portraits de fantaisie, et peut-être aussi se méfiait-il des préjugés nationaux, se récusant comme un juré défavorablement prévenu. Frappe sans doute de certaines inconséquences, embarrassé de concilier certaines contradictions, il aime mieux s’abstenir que de risquer une appréciation erronée. Le génie français l’attire tour à tour et le repousse. Nous lui plaisons par notre indépendance de jugement, nous le rebutons par notre inconstance de volonté. Il ne sait comment allier tant de courage à si peu de résolution, tant d’élans à tant de défaillances. Incapable d’un engouement absolu, incapable d’une animosité sans mesure, il est vis-à-vis de nous, autant qu’on en peut juger, dans cette situation complexe d’un homme qui voudrait et ne peut pas s’abandonner à un entraînement sympathique. Où est l’obstacle? demandera-t-on. Qui sait? répondrai-je; — peut-être ne nous respectait-il pas assez. La bosse de la vénération n’était pas très prononcée chez ce romancier tant de fois accusé de misanthropie cynique.

Ce fut peu de temps après la chute du Constitutional que Thackeray épousa, — toujours à Paris, — une jeune Irlandaise, miss Shaw, dont il eut deux filles : toutes deux sont vivantes, et l’une d’elles, digne héritière des talens paternels, donnait tout récemment au recueil par lui fondé un roman qui n’a point passé inaperçu[15]; puis il se mit à l’œuvre, soumis aux impérieuses nécessités du métier que sa mauvaise fortune lai imposait. Sa plume nomade passait obscurément d’un recueil à l’autre. On suppose qu’il fournit quelques articles au Times lorsque ce puissant journal était encore dirigé par M. Barnes, the Torch, the Parthenon, publications éphémères, le comptèrent parmi leurs collaborateurs; mais ses meilleures inspirations restaient acquises au Fraser s Magazine, où elles se multipliaient à l’ombre de maint pseudonyme. Comme Stendhal, avec qui Thackeray a plus d’un rapport, il aimait à dérouter la curiosité suscitée par ses écrits et les rancunes que ses hardiesses parfois excessives auraient pu lui valoir. Ses licences aristophanesques, ses personnalités souvent blessantes, lui semblaient atténuées par cette précaution, qui leur ôtait quelque chose de leur importance et de leur sérieux. C’est ainsi qu’il s’appela tour à tour Fitzboodle, Charles Yellowplush, Launcelot Wagstaff, Ikey Solomons, et popularisa finalement, après d’assez longs efforts, le nom de Michael Angelo Titmarsh.

Quand je connus Thackeray chez un des représentans les plus actifs du parti radical en Angleterre, il me fat présenté, ainsi qu’à un de mes amis, M. Amédée Pichot, sous ce pseudonyme de Titmarsh. Nous arrivions, recommandés par M. Armand Marrast, alors rédacteur en chef du National, chez M. L..., dont le château gothique et tout battant neuf dressait ses tourelles pentagonales sur les landes de Putney-Hill. Une femme nous ouvrit la porte en ogive, une autre nous guida dans un labyrinthe de couloirs obscurs, une troisième nous introduisit dans une salle basse lambrissée de chêne, où, devant un âtre énorme, siégeaient, au sein d’une pénombre imposante et devant des chenets en fer tels qu’on les fabriquait sous Cromwell, une demi-douzaine de personnages graves et silencieux, — véritable personnel de conspiration. Connaissance faite, ils ne tardèrent pas à se dérider, et on le croira sans peine en se rappelant que Titmarsh était le plus terrible d’entre eux.

Ceci se passait en 1843, si j’ai bonne mémoire, et c’est à peine si la réputation du jeune écrivain s’était fait jour au-delà du détroit. On l’avait cependant revu en 1839 à Paris, où il était chargé par M. Fraser d’examiner notre exposition de peinture[16]; mais il trouvait pour ainsi dire la place prise. La réputation rapidement faite de Charles Dickens étouffait, comme un arbre vivace et touffu, les jeunes plantes qui cherchaient dans le voisinage une place et un rayon de soleil. Les plus faibles mouraient, les plus robustes végétaient en attendant une éclaircie favorable qui leur permit de pousser. Le premier incident qui créa des rapports entre ces deux remarquables émules fut le suicide du caricaturiste Seymour (le même qui avait illustré les sketches de Boz). Ce malheureux artiste se donna la mort dans un accès d’aberration mentale quelques semaines avant le jour où devait être mise en vente, avec des dessins de lui, la première livraison des fameux Pickwick-Papers. Il fallait à tout prix, et dans le plus bref délai, combler cette lacune imprévue. Thackeray se présenta chez Dickens, et sollicita l’emploi vacant. Dickens déclina ses propositions, soit qu’elles fussent tardives, soit qu’un nom déjà fait parût nécessaire à l’éditeur. On a prétendu qu’au sortir de cette entrevue Thackeray, parodiant les imprécations antiques, s’était juré d’écrire, puisqu’on lui refusait de le laisser dessiner. Nous n’attachons aucune importance à cette anecdote suspecte; elle n’est en rapport ni avec le caractère de l’homme que nous commençons à connaître, ni avec ses antécédens, puisqu’il écrivait déjà depuis plusieurs années à l’époque dont il est question, c’est-à-dire en 1836.

L’année où nous reporte le souvenir personnel que je viens d’évoquer (1843) marque l’ère des premières « victoires » remportées par le futur romancier, de celles qui le placèrent d’abord dans l’opinion de quelques juges d’élite, puis dans celle du public, au rang dont il était digne. Un excellent article sur les caricatures de son ami Cruikshank, inséré en 1840 dans la Westminster Review[17], leur avait frayé la voie; le Paris Sketch-book (collection d’articles insérés dans le Fraser’s Magazine), l’histoire du Grand Diamant Hoggarty (1841), marquent cette transition lente et laborieuse. Les Esquisses parisiennes sont assez étrangement dédiées à un tailleur de la rue Richelieu qui, voyant l’auteur embarrassé de lui payer sa facture, lui avait galamment offert, en sus du délai réclamé, un billet de 1,000 francs. La res angusta domi s’accuse ici très nettement, car le prêt du fournisseur avait été accepté sans autres façons. Cependant ces tribulations pécuniaires du jeune ménage, rappelées dans les Adventures of Philip avaient été précédées par un malheur bien autrement sérieux. Parmi ces romans de premier jet où Thackeray s’essaya longtemps, il en est un d’un intérêt assez poignant (the Shahhy Genteel), qui, commencé dans le Fraser’s Magazine au mois de juin 1839 et continué pendant les trois mois suivans, fut brusquement interrompu au neuvième chapitre, et n’a jamais été achevé. Nulle explication ne fut donnée aux lecteurs; mais la triste vérité ne tarda pas à être connue. Après avoir quelque temps donné les plus vives inquiétudes sur son état mental, mistress Thackeray venait de perdre à jamais la raison. Dix-sept ans plus tard, en réimprimant le Shabby Genteel dans la collection de ses mélanges, le romancier fait à ce terrible accident une rapide et touchante allusion. « Ce conte, dit-il, fut interrompu à une époque bien triste pour celui qui l’écrivait. Il avait songé à le compléter; mais les couleurs ont séché sur la palette, la manière du peintre n’est plus la même. Mieux vaut le laisser tel qu’il fut projeté, conçu, abandonné. » L’auteur de Jane Eyre, en dédiant à celui de Vanity Fair un roman dont le héros, M. Rochester, est victime d’une situation pareille à celle de Thackeray, réveilla partout ce douloureux souvenir. On alla même jusqu’à supposer que Thackeray lui-même, se cachant sous le pseudonyme de Currer Bell, exploitait cette combinaison dramatique. Moins que personne, on le voit, il était capable d’une pareille profanation.

Une première étude consacrée ici même à l’écrivain dont nous nous occupons aujourd’hui[18] nous dispense de revenir sur l’appréciation de ses principaux ouvrages. Nous les mentionnerons à leur date en recueillant au passage, très sommairement, les anecdotes qui s’y rattachent. Je rappellerai d’abord l’Irish Sketch-book, puisque c’est à l’occasion d’un article sur ce voyage humoristique (parent éloigné de ceux qui chez nous furent de mode au XVIIe {{Tiret|siè|cle) que je renouai avec Thackeray, à Paris même, les rapports formés à Londres quelques mois auparavant. The Luck of Barry Lyndon, qui parut dans le Fraser’s Magazine (de janvier à décembre 1844), et que beaucoup de gens, au dire de M. Taylor, regardent comme la plus originale des œuvres de Thackeray, fut son début dans le roman semi-historique, dont il devait donner plus tard un spécimen bien supérieur à mon avis; mais à la même époque, admis en seconde ligne dans la direction de l’Examiner, il multipliait ses travaux, de mieux en mieux accueillis[19], et datés un peu de partout. La ballade comique du Carmen Lilliense nous le montre arrêté dans une auberge flamande par suite d’un vol qui l’avait mis complètement à sec. Il est là, faisant bonne contenance, en attendant l’arrivée des fonds qu’il a demandés, et lorgne la prison où il pourrait être écroué d’une heure à l’autre, si le moindre soupçon venait à planer sur lui. Tout ceci, raconté avec cette exagération de sang-froid, cette flegmatique désinvolture qui donne son prix au John Gilpin de Cowper, n’était d’abord qu’une plaisanterie à l’adresse de sa famille, une lettre versifiée qu’il fallut remanier, développer, pour la rendre digne du magazine où elle parut. Les Notes d’un voyage de Cornhill au Grand-Caire (1845) sont celles d’une véritable escapade, improvisée en vingt-quatre heures par le romancier, auquel un de ses amis avait procuré une passe sur les bateaux à vapeur de la Peninsular and Oriental Company. Elles furent encore publiées sous le pseudonyme de Titmarsh[20], et comme l’Irish Sketch-book, comme les Comic Tales and Sketches, elles étaient ornées d’illustrations bouffonnes au moyen desquelles l’auteur accentuait et précisait ses plaisanteries écrites.

Son double talent de caricaturiste et d’écrivain, cette faculté précieuse qui l’armait à la fois d’un crayon et d’une plume également acérés, lui assigna sa place dans la rédaction du Punch, lorsque le succès du Charivari parisien eut naturalisé chez nos voisins la périodicité du pamphlet satirique. Thackeray y débuta sous la désignation du Fat Contributor (le collaborateur obèse). Ses dessins, ses articles acquirent bientôt une notoriété qu’ils n’avaient pas encore obtenue, et à laquelle servirent puissamment certaines personnalités virulentes dont l’auteur a fait depuis amende honorable. Une fortune tellement rapide qu’elle en était scandaleuse (et qui a été suivie d’une décadence infamante) avait imposé à l’aristocratie anglaise le contact d’un méprisable aventurier, et fait asseoir dans l’enceinte législative un homme dont quelques-uns de ses collègues n’auraient pas voulu pour laquais. Ce fut à ce millionnaire improvisé, à sa couronne d’un jour, à son faste insolent, à sa vulgarité dorée que s’attaqua le Jeames’ Diary. Puis vinrent les chapitres consacrés au snobbisme, à cette fièvre de vanité qui dans les sociétés étagées par castes développe tant de mesquines ambitions, plie l’homme à tant de pitoyables asservissemens, le condamne à tant de sacrifices ruineux, lui impose tant de platitudes et d’absurdités quotidiennes, le fait vivre d’une vie d’apparat et de mensonge, et l’abreuve en définitive des humiliations les plus amères. Thackeray cette fois avait trouvé une voie bien indiquée, une note dominante, un thème variable à l’infini. Sa plaisanterie vagabonde, sa causticité superficielle se concentraient et prenaient corps; la cendrée faisait balle et portait juste.


III.

Sûr de lui-même après tant d’efforts divers[21], il projetait une œuvre de longue haleine qu’il offrit au propriétaire du New-Monthly Magazine sous le titre assez banal de Pencil Sketches of the English Society. M. Colburn, à qui Thackeray n’avait encore donné aucun gage d’éclatant succès, ne voulut pas s’engager dans une si vaste entreprise, et cet heureux refus, après avoir découragé un moment le romancier, lui fit adopter en définitive le genre de publication scindée (serial, disent nos voisins) dont Charles Dickens, qui l’a imaginé le premier, avait jusque-là conservé le monopole. Ce fut ainsi que parut Vanity Fair, le premier succès décisif qu’eût encore obtenu Thackeray, la première assise de sa grande vogue et de sa légitime popularité.

Sur ces entrefaites, et en 1848, nous le voyons inscrit au tableau des avocats (called to the bar) par «l’honorable société de Middle Temple. » C’est encore un trait de ressemblance entre Philip Firmin, — ce héros de roman dont nous parlions plus haut, — et l’ingénieux écrivain qui l’a mis en scène. Pas plus que Philip, ce dernier ne se croit sérieusement appelé aux luttes du prétoire : jamais il « n’éventrera un dossier, » jamais il ne compulsera des arrêts; mais ce « titre nu » d’avocat lui prête une certaine consistance hiérarchique. Ses ennemis intimes, les snobs, ne pourront plus le toiser du haut en bas, comme les marquis d’autrefois toisaient un « plumitif, » un « barbouilleur de papier, » une « espèce. » Et, il faut bien le remarquer en passant, Thackeray lui-même, — il en serait convenu au besoin, — n’était pas absolument inaccessible à ces petitesses qu’il raillait si bien. Il n’accordait pas tout à fait le même salut à un de ses confrères (je parle des moins illustres) et au membre de la pairie qui lui ouvrait un salon d’accès difficile. J’ai même entendu raconter à ce sujet, par un témoin fort peu suspect, une anecdote qui a son prix. C’était chez lord Palmerston. L’auteur de Vanity Fair rencontre un jeune homme dont la réputation d’écrivain naissait à peine et avec lequel il ne s’était encore trouvé en rapports que comme littérateur. Il ignorait donc que, dans une autre sphère, et comme promoteur de réformes intéressant l’hygiène publique, l’obscur reviewer s’était acquis un certain renom. Un simple signe de tête, ce qu’on appelle un « salut du bout des doigts, » fut tout ce qu’il jugea convenable de lui accorder au premier abord; mais il se trouva que le ministre, ayant je ne sais quelle affaire à traiter avec M. F. O. W., le prit à part dans une embrasure de croisée, et l’entretint dix minutes de suite avec une certaine vivacité tout à fait intime. A l’issue de cette conférence, les deux hommes de lettres se retrouvèrent face à face, et le moins célèbre des deux reçut aussitôt de l’autre une très cordiale, une très chaleureuse poignée de main. Quel snob eût agi en pareille circonstance autrement que le Juvénal du snobbisme?

Le roman de Vanity Fair, dont les premiers cahiers parurent en 1847, n’était qu’à moitié terminé quand il obtint dans l’Edinburgh Review les honneurs d’un compte-rendu, — et d’un compte-rendu très sympathique[22]. Thackeray se trouvait désormais de plain-pied avec les plus célèbres, triomphe d’autant plus précieux qu’il était sanctionné, — ce qui n’arrive pas toujours, — par la conscience de l’écrivain lui-même. Un de ses amis, M. Hannay, le félicitait un jour, à propos de ce roman, d’avoir trouvé l’admirable scène où la perverse Becky, inconséquente avec elle-même, sait bon gré à son mari du châtiment corporel qu’il inflige à lord Steyne, bien que cette incartade doive être pour elle une cause de ruine. Thackeray lui dit alors avec une véritable expansion étrangère à toute fausse modestie : « Vous êtes, je crois, dans le vrai... Quand j’eus écrit le chapitre dont vous me parlez, je donnai du poing sur la table en m’écriant : Ceci est un trait de génie ! »

Le mot pourra sembler un peu vif ; mais Becky Sharpe est en réalité une des créations les plus originales, une des figures les mieux venues du roman anglais moderne. Elle a le relief vigoureux qui manque souvent aux types ingénieusement choisis, habilement contrastés, minutieusement fouillés, trop minutieusement quelquefois, par le même burin. Nous comprenons que Thackeray revendiquât celui-ci comme un de ses meilleurs titres. Au surplus il n’avait plus affaire au petit groupe d’élite qui, comme John Sterling, l’avait deviné dès 1841[23]. Le public suivait avec intérêt l’ascension de l’astre nouveau. Un simple conte de Noël, Our Street, arrivait rapidement à sa seconde édition, et quand en 1849 les Bonnes et Mauvaises chances de Pendennis vinrent confirmer le succès de la Foire aux Vanités, la presse entière, malgré les agitations politiques du temps, s’occupa de l’œuvre nouvelle. On en a une preuve curieuse dans la polémique qui s’engagea entre l’auteur et le Morning Chronicle. Thackeray était accusé solennellement par un des leading papers de pette feuille d’avoir fait trop bon marché de la dignité des gens de lettres, et d’avoir caressé les préventions fâcheuses dont ils sont l’objet dans un certain monde. Le romancier, qui en sa qualité de railleur impitoyable avait l’épiderme très délicat, releva chaleureusement ces imputations, reproduites dans un recueil périodique assez répandu, l’Examiner. « Vous ne réfléchissez pas, disait-il, à la gravité de l’accusation portée contre moi : si je me fais le courtisan des classes hostiles à la littérature, et si je trahis au profit de leurs misérables antipathies celle dont je fais partie, je ne suis ni plus ni moins qu’un sycophante et un drôle (a rogue and a cheat) ; mais du reste je nie les prémisses de l’Examiner, je nie que les classes illettrées éprouvent contre l’homme de lettres les sourdes rancunes et l’antipathie qu’on m’accuse d’avoir flattées… » Il faut lire dans la réplique même, trop longue pour être textuellement reproduite ici, le développement de cette pensée consolante, et qui contraste avec le pessimisme habituel du romancier ; mais il ne faut pas perdre de vue que ses contradicteurs auraient pu trouver dans ses œuvres mêmes bien des traits de mœurs, bien des observations de nature à étayer la thèse dont ils s’étaient emparés. Et ce fait que l’Examiner, — organe très libéral, et dont Thackeray avait un moment partagé la direction, — a pu l’accuser de plier le genou devant cette aristocratie dont il avait flagellé les travers et les vices, ce fait significatif reste encore devant nous maintenant comme un indice qui n’a pas absolument perdu toute sa valeur. Je le signale sans insister et sans vouloir en faire le texte d’une accusation directe. Thackeray n’a jamais renié les tendances libérales de sa jeunesse, jamais avec préméditation sacrifié son indépendance à des besoins d’amour-propre, à des calculs de vanité; mais la bonne fortune l’avait rendu plus indulgent à la fois et plus prudent. Il se repentait d’avoir méconnu la valeur de certains services que l’aristocratie rend certainement aux sociétés qui savent se l’assimiler, et dont le tempérament s’en accommode. Il était reconnaissant de voir admise en haut lieu sa valeur intellectuelle malgré les sanglantes épigrammes dont il avait harcelé la caste dominante; il éprouvait en un mot ce remords d’un homme bien né qui, en abordant un autre, vis-à-vis duquel il se sent quelques torts antérieurs, avec des velléités agressives et blessantes, se sent peu à peu désarmé par une courtoisie parfaite, une patience, une longanimité sur lesquelles il n’avait pas cru pouvoir compter. Un pareil sentiment se conçoit; il n’a rien que d’honorable. Le tout est de n’y céder que dans une juste mesure.

Cette petite passe d’armes avec le Morning Chronicle en amena bientôt une autre avec le Times, et personne ne s’en étonnera, car ce n’est pas seulement dans les affaires de presse que les susceptibilités excessives attirent et provoquent les épigrammes et les piqûres d’épingle. Cette fois le débat prit une tournure moins sérieuse. Le « foudre » du Times, — ainsi s’était vu surnommer M. Samuel Phillips, dont la phrase emphatique, la période ronflante, les éclats et le fracas de style ont eu leur célébrité passagère, — s’était cruellement prévalu de l’insignifiance d’un simple christmas-book[24] pour chercher chicane, à Thackeray sur l’ensemble de ses écrits et les particularités caractéristiques, les procédés de son talent. Le caractère de l’homme n’étant pas mis en question, il n’y avait pas lieu à réponse directe; mais le romancier satirique saisit la première occasion de rendre coup pour coup, raillerie pour raillerie. Il était maître à ce jeu, et son Essai sur le tonnerre et la petite bière, servant de préface à la seconde édition du livre attaqué, mit les rieurs de son côté. Le Times en revanche lui garda rancune, et, sans se laisser aller à des représailles indignes de sa toute-puissance, le traita désormais avec une froideur marquée, une certaine affectation de réticences dédaigneuses. Or en Angleterre ce n’est pas une mince affaire que d’avoir le Times pour ennemi, et Thackeray, en bonne diplomatie, eût peut-être mieux fait de laisser gronder le tonnerre, quitte à profiter du beau temps une fois l’orage passé. En somme, nous ne regretterons pas de trouver chatouilleux jusqu’à l’imprudence un homme que l’on accusait au contraire de mener sa barque avec une habileté peut-être excessive.

Cette habileté consista principalement à suivre pour ainsi dire pas à pas la tradition du devancier populaire dont l’immense vogue avait été son premier stimulant. Nous l’avons vu adopter pour Vanity Fair le mode de publication que Pickwick club avait inauguré. De même allait-il, en 18’51, entreprendre une série de lectures comme celles de Charles Dickens, et, comme lui, exploiter tour à tour à Londres, dans les principales villes des trois royaumes, puis au-delà même de l’Océan, la curiosité qui s’attachait naturellement à leur personne, partout où leurs ouvrages avaient pénétré. Le sujet traité par l’auteur de Vanity Fair était on ne peut mieux choisi. Placé au premier rang des humoristes contemporains, il commentait ses aïeux littéraires les plus éminens, Swift, Congreve, Steele, Hogarth, — Fielding, son préféré, — Sterne, qu’il a malmené rudement, — Smollet, Goldsmith et bien d’autres, parmi lesquels on s’étonne de rencontrer Pope et Prier. Ces lectures constituaient au demeurant un excellent cours anecdotique sur les principaux écrivains du XVIIIe siècle, et le succès qu’elles ont obtenu comme livre a confirmé celui qui les accueillit lors de la première audition ; mais dans ce succès lucratif, dans l’heureuse issue de cette spéculation, tout revient-il au mérite littéraire de l’œuvre? Les mêmes commentaires, les mêmes enseignemens eussent-ils attiré la foule aux Willis’s Rooms, et plus tard dans vingt autres enceintes du même ordre, si le professeur n’eût pas été le romancier à la mode? Dans cette curiosité tout individuelle, toute matérielle, dont il était l’objet, n’y avait-il pas quelque chose de répugnant pour un homme d’intelligence? Si, pour surmonter cette répugnance, pour affronter avec moins d’ennui ce qu’une exhibition de ce genre doit avoir de pénible, il tâchait de s’en consoler en attribuant à ses auditeurs un désir de s’instruire, une préoccupation sincère du sujet traité qui, chez les trois quarts d’entre eux, n’existaient certainement pas, n’y avait-il pas là un malentendu volontaire, une transaction de conscience que le subtil analyste, dans ses dissections acharnées, n’aurait pas manqué de découvrir et de dénoncer, les rencontrant chez autrui? Je pose la question sans la résoudre, et me demande simplement ce que Thackeray aurait dit de Pope étalant sa bosse aux regards des badauds, ou de Sterne racontant le Voyage sentimental — comme M. Albert Smith son ascension au Mont-Blanc, — à un auditoire composé de guinées plus ou moins intelligentes.

Pour éclaircir la question, prenons l’exemple même qu’il nous fournit. Les journaux de Londres s’étaient bornés à quelques remarques sur les défauts de son organe, l’embarras, les hésitations de son débit; mais en Amérique, où la familiarité républicaine n’admet ni sous-entendu ni réserve, les feuilles publiques de tout ordre glosèrent à l’envi sur sa haute taille, son embonpoint, son air de santé, ses cheveux gris, ses lunettes. On le détaillait comme un phénomène vivant, et les nouvellistes de New-York agitèrent la question de savoir si le Iecturer anglais était oui ou non... solide sur ses jambes[25] !

Thackeray, né gentleman, s’impatienta, on le comprend, d’être ainsi discuté; mais au lieu d’une protestation directe et sérieuse il en fut réduit, par le vice même de sa situation, à tourner la chose en plaisanterie. C’est le sens d’une lettre publiée sous le pseudonyme de John Small (Jean Petit), et dans laquelle il parodiait le style amphigourique de ses biographes américains, mais non sans rendre à l’hospitalité des États-Unis un hommage empreint de la plus vive reconnaissance. Il saisit cette occasion de mettre en relief la position élevée que le régime politique de l’Union américaine fait à l’homme de lettres. C’était encore une réponse indirecte à ceux qui lui reprochaient de ne pas défendre avec assez d’ardeur les privilèges et la dignité de sa profession. Enfin, dans la préface[26] d’un recueil de ses Miscellanées que réimprimait à l’occasion de son voyage une des grandes librairies américaines, il fit hautement son meâ culpâ de certaines sévérités excessives qui lui étaient ainsi remises en mémoire. On pourra remarquer dans cette préface un passage curieux où il se défend à la fois et du luxe qu’on lui attribue, et de l’extrême pauvreté avec laquelle on suppose qu’il a dû lutter. Il repousse comme une espèce d’injure le dénûment trop absolu par lequel on prétend qu’il aurait passé. Il ne veut à aucun prix avoir été un pauvre diable. Notons encore ce trait de caractère, qui ne ferait pas trop mal dans le Livre des Snobs.

La publication d’Henri Esmond (1852) avait précédé de quelques jours le premier départ de Thackeray pour l’Amérique. Les Newcomes (1855) parurent avant un second voyage en vue duquel avaient été préparées ses lectures sur les quatre Georges. L’Angleterre n’eut pas la primeur de celles-ci, et les esprits qu’aurait pu scandaliser la satire assez vive de quelques personnalités monarchiques durent en prendre plus facilement leur parti quand elle leur revint consacrée par un succès d’outre-mer. Ajoutons cependant que l’aristocratie de la métropole anglaise parut faire ses réserves et n’accueillit que sous bénéfice d’inventaire cette saillie radicale. Ce fut en Écosse qu’elle trouva le plus de sympathie, à Edimbourg principalement, où Thackeray se vantait d’avoir attirer « le trois pour cent de la population prise en masse... Que ne puis-je à Londres obtenir aussi mon trois pour cent! » ajoutait-il avec un regret presque naïf.

En 1857, maître d’une aisance laborieusement reconquise et d’une popularité vraiment européenne, Thackeray crut pouvoir se présenter aux suffrages des électeurs d’Oxford[27], et après plus de vingt ans il arbora devant eux le drapeau de sa jeunesse : « le secret du vote électoral, l’extension du droit de suffrage, par conséquent la participation d’une classe nouvelle au gouvernement du pays. » Inutile de dire qu’il se présenta comme candidat indépendant. On lui opposait un homme considérable, un des meilleurs debaters du parlement, M. Cardwell, survenu tout à coup après la disparition presque inexplicable de lord Monck, le candidat présenté d’abord par le ministère; mais M. Cardwell était un peelite, et c’était comme tel, disait son antagoniste, qu’il aurait dû être repoussé par une ville comme Oxford au lendemain d’une lutte où le parti libéral avait triomphé. Le 21 juillet, devant une foule considérable, le résultat de l’élection fut proclamé : M. Cardwell l’emportait de par son crédit personnel, augmenté de toute l’influence gouvernementale; mais le sentiment public se manifestait clairement en faveur de son adversaire, qui d’ailleurs accepta sa défaite avec beaucoup de sang-froid et une rare modération, tendant au vainqueur une main amie, et réprimant de son mieux les sifflets et les injures par lesquels une partie de l’assistance aurait voulu protester. « Ne parlez pas de corruption, ou prouvez qu’elle a eu lieu! disait-il à cette foule émue. Les suppositions gratuites sont de trop en matière pareille. Certain de n’avoir rien de semblable à me reprocher, je crois mes adversaires aussi loyaux, aussi honnêtes que je suis moi-même honnête et loyal. Point de sifflets, je vous prie!... Quand lord Monck s’est présenté à vos suffrages, il a été assez bon pour articuler en ma faveur des paroles que je n’ai point oubliées, et dont je lui garde un souvenir reconnaissant... Je n’entends me montrer ni moins courtois, ni moins généreux, et vous me permettrez d’affirmer ici le respect et le cordial bon vouloir que m’inspire M. Cardwell...»

On ne nous reprochera pas, j’imagine, de nous être un moment arrêté sur cet épisode politique d’une existence avant tout littéraire. Nous voudrions surtout ici dégager nettement la physionomie de Thackeray, ne rien écarter de ce qui peut le mettre à sa véritable place. Nous ne voudrions ni le rabaisser ni le surfaire, mais, autant que possible, révéler l’homme à ceux qui connaissent ses livres.

Dès l’origine, et dans le cours d’une très longue rivalité, Thackeray s’était toujours montré le sincère admirateur de Dickens. Il ne lui avait ménagé, ni dans ses livres ni dans ses lectures, les témoignages ingénieux de la plus chaleureuse sympathie. Un jour même, — à Boston, devant un auditoire américain, — il lui était arrivé de citer un propos de sa fille, qui venant à comparer l’auteur de Pickwick club à l’auteur de Vanity Fair, s’était naïvement déclarée en faveur du premier. Une autre fois, apercevant Dickens parmi ses auditeurs des Willis’s Rooms, il le déconcerta par une allusion directe, embarrassante et flatteuse tout à la fois. Cette déférente amitié ne résista pourtant pas à une épreuve qu’il est permis de trouver légère, et de 1858 jusqu’aux derniers temps de la vie de Thackeray une froideur marquée, une brouille véritable, séparèrent les deux écrivains. Quelques mots suffiront pour résumer l’incident. Un article qui passait les bornes de la critique légitime, ayant été publié dans une feuille peu répandue (the Town-Talk), attira l’attention de Thackeray, qui, derrière un transparent anonyme, reconnut un de ses confrères du Garrick club. C’était là une circonstance aggravante, puisque l’écrivain satirique semblait se prévaloir de rapports personnels avec l’écrivain dont il se constituait le peintre, et dont il traçait un portrait assez peu flatteur.


« M. Thackeray, disait-il, n’a que quarante-six ans, bien que ses cheveux blancs semblent accuser un âge plus avancé. Il est de haute taille, et mesure environ six pieds deux pouces. Son visage exsangue n’a pas d’expression particulière, remarquable seulement par la déformation d’un des os du nez, résultat d’un accident de jeunesse... Il est impossible de ne pas reconnaître en lui de prime abord un vrai gentleman. Son attitude est froide et peu prévenante; sa conversation, parfois empreinte du cynisme le moins déguisé, affecte aussi par momens une teinte de bonhomie et de paternelle bienveillance. Ici cependant il y a contrainte évidente : un esprit mordant, un orgueil susceptible, voilà le vrai de ce caractère, qui sait d’ailleurs en toute occasion garder la sérénité froide et suave dont ne se départ jamais un homme bien appris... Le point culminant de ses succès fut la vogue extraordinaire de ses lectures sur les humoristes du XVIIIe siècle. Tout y fut extravagant, depuis le prix des places jusqu’aux hommages du lecturer à l’adresse de l’aristocratie qui s’empressait autour de lui. Personne d’ailleurs ne s’entend mieux que M. Thackeray à ouvrir sa voile du côté où le vent souffle. Ici courtisan des hautes classes, il professe au-delà de l’Atlantique le culte idolâtre de Washington, et crible les quatre George des épigrammes les plus acerbes. Aussi, malgré leur mérite littéraire, ces dernières lectures ont-elles complètement avorté en Angleterre. »


La réponse de Thackeray fut aussi acerbe qu’elle pouvait l’être, et, après avoir contesté à son jeune adversaire le droit de lui imputer un manque de sincérité tout à fait déshonorant, après avoir nettement articulé les mots si graves de « mensonge » et de « calomnie[28], » il terminait ainsi :


« ... Nous nous rencontrons dans un club où, je crois, avant que vous ne fussiez né, nous avions l’habitude de causer librement, quelques gentlemen et moi, sans nous figurer que nos entretiens dussent être commentés, à tant la page, par les marchands de causeries littéraires, et je ne me souviens pas que, hors de ce club, j’aie jamais échangé quatre paroles avec vous. Laissez-moi donc vous apprendre que rien de ce qui se dit n’appartient aux commentaires de la presse, et vous prier (j’ai ce droit) de respecter à l’avenir mes conversations privées. J’espère aussi que vous voudrez bien vous abstenir de donner des renseignemens erronés sur mes transactions avec les libraires qui me font l’honneur d’éditer mes ouvrages, et de regarder comme en dehors de vos critiques les questions qui intéressent ma réputation de loyauté personnelle. »

La discussion ainsi engagée ne pouvait se soutenir par correspondance, et Thackeray porta immédiatement devant le comité du Garrick club une plainte en règle contre son détracteur. Les membres de ce tribunal officieux déclarèrent que des excuses lui étaient dues, et que, faute de souscrire à cette décision, le membre reconnu coupable serait exclu du cercle. Ce dernier cependant, déclinant la compétence légale du comité, voulait que les juges ordinaires fussent appelés à trancher la question. Un avocat tristement fameux, M. Edwin James, était chargé de soutenir cette prétention, et on pouvait prévoir dès lors que rien ne manquerait au scandale d’un si étrange débat. Ce fut dans ces circonstances que Charles Dickens s’entremit obligeamment, et, par une lettre fort amicale, se proposa comme arbitre conciliateur; il laissait d’ailleurs pressentir son opinion sur les deux points essentiels de l’affaire. On ne pouvait, selon lui, ni justifier l’article hostile à Thackeray, ni admettre la juridiction du comité, que n’intéressait en rien la discussion soulevée entre les deux membres du cercle. — « Au surplus, disait-il en terminant, si ma proposition ne vous agrée point, elle n’aura nullement empiré l’état actuel des choses. En ce cas, brûlez ma lettre, je brûlerai votre réponse, et tout sera dit. » Thackeray répondit par un refus assez sec, ce qui était bien évidemment son droit; mais au lieu de brûler le billet tout cordial, tout intime, dont nous venons de résumer le sens, il crut devoir le déférer comme pièce du procès au comité dont il avait réclamé la protection. Blessé de la publicité donnée à une lettre privée, Dickens se plaignit hautement et remit à l’adversaire de Thackeray (en l’autorisant à la publier, s’il le jugeait convenable) la correspondance échangée entre eux. Il n’en fallait pas tant pour qu’il se trouvât compris, et peut-être à tort, dans le ressentiment légitime de l’irritable romancier. Ainsi fut rompue, pour plusieurs années, une amitié qui les honorait tous les deux. Hâtons-nous d’ajouter que les traces de ce différend n’existaient heureusement plus à l’époque où toute réconciliation fût devenue impossible. Les deux écrivains, qui avaient cessé de se voir, se rencontrèrent un jour dans une antichambre de club. Le hasard, qui les mettait ainsi l’un en face de l’autre et qui forçait leurs regards de se croiser, se trouva plus puissant que leur rancune mutuelle, affaiblie par le laps des ans. Ils échangèrent sans autre explication une franche poignée de main, et leurs relations, à partir de là, furent ce qu’elles avaient toujours été, ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être.

La fondation du Cornhill-Magazine (1860) fut le dernier événement essentiel de la vie de Thackeray. Cette fondation était encore un emprunt à Dickens, et comme une contrefaçon des House-hold-Words. Le brillant début de ce recueil attesta la popularité toujours croissante du nom qui le recommandait à l’attention publique. Les souscripteurs arrivèrent par milliers, et le bon marché relatif du nouveau monthly n’expliquait certainement pas à lui seul cette vogue extraordinaire. L’enthousiasme, il est vrai, ne se soutint pas à la même hauteur; aussi faut-il dire que Thackeray, bientôt las de la responsabilité, des tracas attachés à la rédaction supérieure d’une revue, s’était spontanément réduit au rôle de collaborateur principal, et qu’en dehors de lui, — exception faite de M. Anth. Trollope, — les talens de marque firent faute à un recueil que la rumeur publique disait « tombé en quenouille. »

C’est dans le Cornhill-Magazine que parurent dès le début les Roundabout Papers, c’est-à-dire les derniers essais de Thackeray, qui accusent une certaine fatigue de plume, un certain déclin de talent, et un autre ouvrage très supérieur à ces essais, les Aventures de Philip. C’est pour le même recueil que l’auteur de Vanity Fair préparait, non pas une chronique anglo-saxonne, comme le bruit en avait couru, mais un roman où devaient revivre, ainsi que dans la pseudo-biographie d’Henri Esmond, quelques-uns de ces personnages du XVIIIe siècle avec lesquels Thackeray vivait dans un commerce si familier. Toutefois le jour arrivait où le monde des fictions et celui des réalités allaient manquer en même temps à cet intrépide travailleur. Il venait de prendre une certaine avance sur la série qui allait commencer, et annonçait l’intention de se placer entre les mains de la faculté pour subir un traitement devenu à peu près indispensable, quand un mal dont il avait ressenti les atteintes à plusieurs reprises, sans tenir compte des dangers qu’il pouvait entraîner, l’abattit à l’improviste, pendant son sommeil, la nuit du 23 au 24 décembre 1863[29]. Il était encore en pleine maturité; mais ni les soucis ni le travail ne lui avaient manqué depuis près de trente ans, et il ne faut pas trop s’étonner que sous le coup de si vives émotions cette nature irritable se soit épuisée avant l’heure.

Nous manquerions essentiellement à l’équité, si, après avoir indiqué les lacunes, les défaillances partielles de ce caractère complexe, nous en omettions les aspects sourians et sympathiques. Sous une enveloppe quelquefois un peu dure, et derrière cette misanthropie dont Thackeray semblait volontiers faire étalage, se cachait avec trop de soin peut-être une bonté dont ses amis ont pris soin de mettre au jour les irrésistibles preuves. En racontant plus haut les services par lui rendus à un de nos compatriotes, j’aurais pu ajouter, de science personnelle et certaine, qu’en mainte autre occasion il a paru vouloir s’acquitter envers nos artistes ou nos écrivains exilés de l’accueil fait parmi nous à sa personne et à son talent. J’en pourrais nommer, et des plus aimés, auxquels son patronage a été cordialement et spontanément offert. L’un d’eux s’est chargé de payer la dette de tous, un historien de talent que les hasards de la politique contemporaine ont porté au faîte du pouvoir pour le condamner ensuite à la peine forte et dure d’une longue expatriation. Les pages émues que M. Louis Blanc adressait naguère, sous le voile de l’anonyme, à une feuille quotidienne de Paris resteront ce qu’elles sont jusqu’à présent, la meilleure oraison funèbre de Thackeray. On y trouve, entre autres souvenirs attendris, une anecdote que nous nous garderons bien de déflorer en l’abrégeant, — celle d’une montre volée dans une réunion de spirites à l’un des confrères du romancier, et que celui-ci, par un acte de munificence anonyme, dont il faisait honneur aux u esprits, » se hâta de remplacer dans les mains du perdant. Cette générosité déguisée en mystification, ce tour plaisant donné à une bonne pensée, cette ingénieuse façon de rendre service en riant, sont en contradiction directe avec la prétendue « sécheresse de cœur » que les ennemis, les envieux de Thackeray lui reprochaient si volontiers.

Le fait est qu’il ne fut jamais enthousiaste, parce qu’il ne voulut jamais être dupe. Le ciel l’avait doué d’une clairvoyance pénétrante et sévère, qui le classait parmi les observateurs satiriques, et que devait développer plus que de raison l’usage habituel de cette faculté périlleuse. On n’est pas impunément tous les jours au régime de l’épigramme; l’abus du microscope intellectuel, nécessaire aux analyses d’un certain ordre, ne peut guère manquer à la longue de fausser la vue et de lui montrer, démesurément grossies, les défectuosités inhérentes à notre imperfection native. C’est ainsi, je crois, que doivent s’interpréter ces cruautés, ce cynisme qu’on lui imputait à crime, et que le désir, le besoin de « faire sensation » devaient naturellement exagérer. L’effet obtenu, la cause cesse. Affranchi par le succès et redevenu lui-même, rendu à ses instincts naturels, le terrible railleur s’adoucit et se calme; l’arc se détend, la note paisible et mélancolique revient plus fréquente. Elle n’a jamais manqué, non pas même dans les œuvres du début, Morgiana, le Grand Diamant, et bien d’autres; mais elle prend peu à peu le dessus, et les Newcomes par exemple, les Virginians, sont imprégnés d’une sensibilité de bon aloi, médiocrement goûtée, il faut bien le dire, par les lecteurs habituels de Thackeray. Ses derniers essais, les Roundabout Papers, ressemblent parfois à l’homélie d’un pasteur de village. Grand apaisement, inaltérable sérénité, résignation stoïque aux iniquités du monde en général et de la superfine review[30] en particulier, voilà ce qu’on y trouve à chaque page. Le laps des ans, les influences de la fortune heureuse, expliquent ces changemens presque inévitables, cette disparition graduelle de la verdeur ancienne, de la primitive âpreté. On se repent de ses rigueurs passées, on reporte sur soi-même cette inexorable censure qu’on faisait subir aux autres, et le juge qui s’examine de près est enclin à beaucoup d’indulgence. Pour finir de la sorte, il suffit de n’être pas hypocrite, et, quoi qu’on en ait pu dire, l’existence entière que nous venons de raconter proteste contre l’imputation d’hypocrisie.


E.-D. FORGUES.

  1. La famille avait sa résidence à Hampsthwaite, près de Knaresborough.
  2. Secrétaire du conseil des revenus, collecteur de la taxe immobilière.
  3. Ce nom particulier dérive de celui que Sheridan donna, dans sa comédie des Rivaux, à une brave femme, mistress Malaprop, choisie comme éditeur responsable de toutes ces impropriétés de langage.
  4. Il est intéressant de comparer ces souvenirs de Thackeray avec ceux de Félix Mendelssohn, qui datent justement de la même époque, et qui sont consignés dans les premières lettres de la correspondance inédite récemment traduite par M. A. Rolland. Les visites de J.-J. Ampère à Goethe datent aussi de ce temps-là, et chacun sait avec quel charme il les racontait.
  5. Thackeray ne le désigne que par l’initiale R. Ce doit être Samuel Rogers, le banquier-poète.
  6. L’écrivain de la Revue d’Edimbourg (janvier 1848) qui constate ceci à titre de souvenir personnel ajoute que, selon toute apparence, Thackeray n’aurait jamais réussi à se faire dans la peinture une profession lucrative. « Son talent, ajoute-t-il, un peu parent de celui d’Hogarth, ne se manifestait que dans les esquisses à la plume, où, pour amuser ses amis, il jetait çà et là quelque trait de mœurs, quelque situation comique. »
  7. Roundabout Papers. — Notes of a Week’s holiday.
  8. Huit volumes de la collection Tauchnitz.
  9. L’auteur de la Female Quixote et de beaucoup d’autres romans ennuyeux.
  10. Smollet, dont les romans avaient fait la réputation, et dont les productions historiques auraient bien pu la détruire.
  11. On en a la preuve dans un dessin du peintre Maclise, inséré dans le n° de janvier 1835, et représentant un banquet donné chez le propriétaire-éditeur, M. Fraser. On y voit figurer un jeune homme de très haute taille, dont les lunettes dénoncent la myopie caractéristique. C’est le futur auteur de Vanity Fair. Les autres personnages de cette gravure historique sont, avec Southey, Coleridge, Théodore Hook, sir David Brewster, sir Egerton Brydges, Thomas Carlyle, Edw. Irving, Harrison Ainsworth, des notabilités d’ordre secondaire comme Barry Cornwall (B. W. Procter), James Hogg, le berger d’Eltrick, John Galt, etc., — vingt-sept personnages en tout, parmi lesquels nous ne devons pas oublier M. Mahony, mieux connu des lecteurs du Fraser’s sous son pseudonyme de « Father Prout. » Carlyle et le « père Prout » paraissent avoir été les plus intimement liés avec Thackeray.
  12. Le 8 octobre 1836.
  13. Publiées dans le Cornhill-Magazine en 1861. Voici le titre exact, qui ne nous semble pas dépourvu de toute signification : Adventures of Philip on his way through the world, shewing who robbed him, who helped him, and who passed him by.
  14. Comme le héros du roman qui porte ce nom.
  15. Voyez dans le Cornhill-Magazine ce récit, dont le titre est Elizabeth.
  16. Voyez le Fraser’s Magazine du mois de décembre 1839. Quant aux travaux de Thackeray pendant cette période que l’on pourrait appeler d’incubation, il faut les chercher dans ses Miscellanées sous ces différens titres : Yellow plush-papers, Stubbs calendar or the fatal Boots, Catherine, Cartouche Poinsonnet, Epistles to the Literati, etc.
  17. L’organe des réformateurs comme Bentham, J. Mill, sir W. Molesworth.
  18. Voyez la Revue du 1er Septembre 1854.
  19. Les Petits voyages (principalement en Belgique), le Blue Beard ghost, la Partie fine et la Chest of cigars, signés Launcelot Wagstaff, les Barmecide Banquets, le Bob Robinson’s First Love, sont de cette époque laborieuse.
  20. Ce nom de guerre était conservé sur le titre; mais la préface fut signée W. M. Thackeray. Ce fut pour la première fois que l’écrivain livra complètement le secret, devenu fort transparent, qui l’avait jusqu’alors dérobé aux ennuis de la notoriété personnelle.
  21. Mentionnons à leur date, c’est-à-dire en 1846, le Mistress Perkins Ball, la parodie des romans de M. Alexandre Dumas sous forme d’une Suite à Ivanhoé. et enfin une réplique à la notice biographique de sir Ed. Bulwer Lytton sur Laman Blanchard. On y trouvera une noble apologie de l’homme de lettres et de sa profession.
  22. En janvier 1848.
  23. Voyez une lettre de J. Sterling citée par Th. Carlyle dans sa biographie de jeune écrivain, mort prématurément.
  24. The Kic Kleburys on the Rhine.
  25. Ceci est constaté par une lettre de l’époque, textuellement reproduite dans le travail de M. Théodore Taylor, p. 128.
  26. Datée de New-York, décembre 1852.
  27. Voici dans quelles circonstances. Oxford avait envoyé au parlement un député opposant dans la personne de M. Neate, professeur d’économie politique. L’élection fut cassée sous prétexte de « manœuvres corruptrices, » (bribery). M. Neate, ne voulant pas se représenter, crut pouvoir déléguer à Thackeray la majorité qu’il avait lui-même obtenue.
  28. Slanderous and untrue.
  29. «….. Sa mère, qui couchait au-dessus de lui, l’avait entendu vers minuit se lever et se promener dans sa chambre; elle ne s’en étonna pas autrement, ceci étant habituel à son fils lorsqu’il se trouvait indisposé. Cette fois les souffrances furent telles qu’elles déterminèrent sans doute un épanchement cérébral. Le lendemain, quand le valet de chambre de Thackeray vint déposer près de lui une tasse de café, son maître lui parut plongé dans un sommeil paisible, les bras étendus en dehors des couvertures. Quelques momens plus tard, il revint, et, surpris de voir que le dormeur n’avait pas touché à son breuvage matinal, il s’approcha du lit, et constata une mort qui déjà remontait à plusieurs heures. » Nous empruntons ces pénibles détails à la notice de M. T. Taylor.
  30. Surnom ironique donné par l’écrivain à la Saturday Review, qui l’accusait, lui, d’une vulgarité rebutante.