Ingres d’après une correspondance inédite/XXV

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XXV
Ingres a Prosper Debia.28 janvier 1829
Paris, le 28 janvier 1829.

Mon très cher ami, en vérité lorsque je regarde vos lettres, que je vois leurs expressions qui caractérisent si bien votre excellent cœur à mon égard, au lieu de prendre courage, la plume me tombe de la main et je me dis qu’il faut compter sur votre indulgente amitié pour ne pas mourir de honte.

Heureusement que j’ai eu le bonheur de vous posséder assez longtemps, pour que vous connaissiez en même temps et mes sentiments à votre égard et ma manière de vivre qui est devenue encore, s’il est possible, toujours plus insupportable sous le rapport des mille et un soins étrangers à mon atelier. C’est vous dire que je ne travaille pas autant que je le voudrais, et cette situation fâcheuse et ruineuse pour mon art et mes intérêts, me rend l’homme le plus malheureux de tout Paris ; ce que vous concevrez facilement, vous qui savez combien j’aime mon art et avec quelle passion.

Que dirai-je enfin ? Que je suis, et ce n’est que trop vrai, le plus paresseux à écrire, aujourd’hui. Cependant, je me sens indigner après moi, et je vous écris. J’ai commencé par faire mon apologie en mea culpa. Au reste, il est de fait que, quoique je ne vous aie point fait de réponse, je ne vous en suis pas moins attaché que si je vous écrivais tous les jours. Mais je sens que ce n’est pas assez, surtout vis-à-vis d’un pareil ami dont, plus que personne, j’apprécie tant le bon esprit, le parfait jugement, le goût sur et le beau talent. Je n’oublierai jamais de ma vie les véritables services que vous m’avez rendus, la grâce et le dévouement de votre cœur et enfin les délicieux moments que nous avons passés en des moments plus qu’agités et pressés, où nos opinions harmonieuses et nos causeries d’art nous ont à jamais affermis dans des principes que nous croyons vrais à jamais et profitables. Le terrain que vous avez quitté est encore plus âpre, s’il est est possible. Pour vous, ce temps a été de fer. S’il avait dépendu de moi, il aurait été d’or. Je vous dirai donc que tout se perd ici. Tout y est, comme étranger et comme un corps humain qui se glace et s’éteint. L’oubli total viendra ensuite suivi de l’industrialisme aidé bientôt du « qu’est-ce que cela prouve ». Bonsoir ! Je ne veux cependant pas dire que les sciences ne soient pas utiles, de première nécessité. Mais vivre sans les arts ! Bien sûr, ils sont nécessaires aux mœurs et à la morale, sans parler de la gloire où ils peuvent mettre une nation.

Il n’en est pas moins vrai qu’aujourd’hui même, à Paris, il n’y a que les ouvrages des Tabarins artistes dont on s’occupe, et encore… Quant à ceux qui ont quelque solidité, quelque reste de principes, on n’en veut plus. Quant à moi, je ne vends pas mes tableaux quoique, par un je ne sais quel respect humain, on n’en dise que bien et honneur.

Cependant, cher ami, je ne perds ni le courage ni le goût de mon art, et, sans trop penser à ce triste avenir, j’irai jusqu’au bout pour mon seul plaisir. De même, vous allez : évertuons-nous, faisons mieux que jamais, soyons encore plus châtiés et plus purs, s’il est possible. Car c’est, d’abord, pour nous que nous peignons et nous croyons à la vertu.

Le désir que vous témoignez, de voir nos dames liées entre elles, est extrêmement flatteur pour la mienne. Aussi croyez que, si l’occasion s’en présente, ma femme sera d’elle-même pour justifier l’opinion favorable que vous en avez donnée à Madame Debia à qui nous présentons, de concert, nos expressifs hommages. — Les mêmes sentiments je vous prie au respectable M. votre oncle, à M. votre très aimable frère et à tous nos amis, dont je porte dans mon cœur le plus cher souvenir.

Notre bon N… travaille toujours avec moi, c’est toujours le même bon enfant et très sensible à votre souvenir ; il vous prie de lui conserver votre amitié et vous fait mille compliments ainsi que Bougeon, Constantin et tous ceux qui ont eu le bonheur de vous connaître et vous apprécier ici. J’attends, vous le savez, un second vous-même ; l’ami Gilibert. Vous jugez de ma joie et quelle fête je me fais de lui parler de vous, cher ami.

Je veux, de tout cœur, pour la vie, vous embrasser.

Ingres.

Je suis toujours votre débiteur. À la prochaine, nous parlerons plus longuement d’art et d’affaires. Je fais des vœux pour la bonne santé de votre digne frère. Je lui remis alors votre délicieux tableau des Nymphes que j’aurais voulu pouvoir garder et, mieux encore, placer dans le monde. Espérons qu’avec le temps tout pourra s’arranger,

(Fonds Delmas-Debia).