Fragments (Lagneau)

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Fragments (Lagneau)


FRAGMENTS DE JULES LAGNEAU
D’APRÈS SES MANUSCRITS[1]

1
(Lettre sur la finalité dans Spinoza. Février 1889)[2].

Monsieur,

Vous ne me demandez pas, je pense, si la doctrine de Spinoza, sur les points qui vous irritent, est intelligible jusqu’au fond, c’est-à-dire est la vérité (je suis loin de le croire)[3], mais seulement si, dans les limites où Spinoza l’a conçue, on peut l’accorder avec elle-même : je crois qu’on le peut.

La difficulté que vous y trouvez tient, ce me semble, à ce que vous ne dépouillez pas les termes de Spinoza de tout sens qui ne résulte pas de ses définitions.

Vous dites que dans sa doctrine tout est éternel. Non pas, mais tout est nécessaire, et il y a deux nécessités, celle de l’essence et celle de l’existence ; la première seule est éternelle, la deuxième n’y a aucun rapport, c’est la nécessité fortuite, contingente des modes des déterminations singulières et changeantes de la substance, dont l’ensemble seul (mouvement, force constante de l’univers, entendement, etc.,) est éternel selon l’existence, ou pour mieux dire dure sans fin comme il est sans bornes.

Sans doute toutes les essences, même des modes et de leurs affections, sont éternelles, mais à titre de vérités (non de choses existantes), de vérités implicitement contenues dans l’idée éternelle de Dieu éternel objet de l’entendement et mode éternel comme lui ou plutôt identique à lui : les choses correspondantes, et par conséquent leurs idées, n’apparaissent, pour disparaître après quelque durée, que selon un ordre complètement indépendant de celui des essences, c’est-à-dire de celui selon lequel elles se rapportent aux modes fixes et éternels (perpétuels aussi selon l’existence), et cet ordre du fait est pour nous absolument insaisissable.

Maintenant, quand un mode est réalisé dans cet ordre, c’est-à-dire quand son essence est amenée à l’existence à la fois parce que les autres essences réalisées la déterminent et parce que la substance la pose absolument, cette essence existera par la seule force de sa définition aussi longtemps que la même force dans la totalité des autres essences existantes de même attribut ne l’en empêchera pas, c’est-à-dire ne l’exclura pas logiquement.

Cette force de la définition est tout ce que Spinoza entend par l’effort pour persévérer dans son être, ou volonté dans le corps et appétit dans l’union de l’âme et du corps. Pour lui il n’y a pas de puissance, de dedans, tout est dehors, étalé et abstrait : tout est objet.

Cependant l’âme, dit-il, s’efforce d’imaginer des choses qui augmentent la puissance du corps dont elle est l’idée, et par suite la sienne, et elle éprouve de la joie ou de la tristesse selon qu’elle y réussit ou non ; cet effort n’est-il pas un mouvement de l’être au-dessus de lui-même, une tendance à se dépasser, à s’augmenter ? Non, ce n’est que la persistance abstraite, l’inertie comme nous dirions à présent. L’être est rivé à lui-même, à son essence ; mais si nous considérons un être de notre double monde, un être comme nous (Spinoza ne distingue pas l’inorganique, l’organique et le pensant) un corps et son idée, qu’est-ce que cet être, cette essence ? Une certaine proportion de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (corps) et la formule abstraite, la loi suivant laquelle le mouvement se distribue à l’intérieur de lui-même sans cesser de réaliser, sous des formes toujours nouvelles, la même proportion, c’est-à-dire sans cesser d’être lui-même (âme). Toute essence dans notre monde d’étendue et de pensée est donc un mouvement d’un certain type (corps) ou la formule de ce type (âme). Toute essence existante est donc cause réelle d’une série indéfinie d’effets, puisqu’elle est mouvement ou idée de mouvement, c’est-à-dire que dans tout être comme nous une variation de son mouvement essentiel suivra toujours une autre variation, et l’idée de la variation nouvelle celle de la précédente indéfiniment, en vertu de l’inertie (conatus ou vis, etc.).

Mais cet être (ce mode) modifié sans fin appartient à un monde d’autres modes qui le pressent de toute part et lui communiquent des mouvements qu’à son tour il transmet. Ces mouvements peuvent lui être conformes ou contraires, à toutes sortes de degrés. Ainsi, si vous donnez l’impulsion au volant d’une machine, si vous en graissez les rouages, ces mouvements extérieurs seront conformes à sa natures ; vous en heurtez un rouage dans une direction autre que celle dans laquelle il se meut, si vous en augmentez le frottement par quelque moyen, ces mouvements lui seront contraires ; les premiers augmenteront sa puissance, c’est-à-dire multiplieront ses effets, les seconds la diminueront et pourront même la supprimer en brisant la machine. En d’autres termes les premiers suivront de la machine transformée selon sa formule propre, et leurs effets étant intelligibles par cette formule seront réputés actions de la machine, tandis que les autres, contraires à cette formule, auront des effets qui ne seront pas intelligibles par elle, et que la machine sera réputée avoir pâti dans la mesure même où son action aura diminué.

Il ne faut donc pas confondre l’essence du mode, qui est abstraite et dure immuable à travers ses affections diverses et inégales jusqu’à ce qu’elle disparaisse brusquement de l’existence, vaincue par les autres, avec les actions qui en découlent, plus ou moins favorisées ou gênées par le système fortuit, contingent, des circonstances au milieu desquelles elles se développent et par lesquelles elles existent comme aussi elles seront détruites à la fin avec l’existence même de l’essence dont elles procèdent. Ces actions constituent la puissance actuelle du mode. L’essence de ce mode, tant qu’elle existe (conatus, vis…) produit donc des effets en lui et hors de lui : par suite on peut dire que le conatus (l’inertie), suivant les circonstances, développe autant qu’il peut la puissance de l’être, mais il ne faut pas dire, et Spinoza ne dit jamais, que le mode tend (conatur) à augmenter son être et sa puissance l’augmentation de son action peut résulter du conatus, rien de plus. Donc point de finalité puisqu’il n’y a point de bien poursuivi, et que ce que nous nommons le bien est simplement l’effet non pas cherché mais obtenu par le concours du conatus et des actions que l’être subit de la part des autres.

Mais ne poursuivons-nous pas réellement des fins ? Non, cela est impossible comment l’être sortirait-il de son essence ? Ces fins qu’il nous semble poursuivre ne sont que nos idées actuelles en tant que d’autres idées vont en sortir si les circonstances, dans leur cours fortuit, le leur permettent : car les idées sortent les unes des autres ou plutôt se succèdent selon la même nécessité que les affections qui en sont les objets. Cette nécessité est mécanisme dans le corps. Dans l’âme elle est imagination (habitude), mais elle peut aussi être autre chose, implication, dépendance intelligible. Réaliser en elle cette dernière nécessité en la superposant à l’autre, c’est le véritable bien de l’âme ; mais ce bien même[4] est-ce un bien poursuivi en dehors de régence la fin purement idéale d’une tendance indéterminée ? Non, c’est l’essence de l’âme se réalisant, c’est-à-dire s’entendant parfaitement elle-même dans sa dépendance de Dieu, ou plutôt c’est Dieu s’entendant partiellement en elle dans l’exercice absolu et l’union réalisée de ses deux causalités.
 

Chez Spinoza tout est dans tout, et l’on ne peut vraiment rien saisir à part.

2

Aux yeux de la raison, c’est-à-dire analysé par la réflexion, le monde est le phénomène par lequel se représente l’entendement dans un Moi personnel le rapport d’union et de dépendance qu’il soutient avec la totalité des êtres sentants qui participent avec lui, mais inégalement, à la vie de la pensée unique et divine, qui dans son fond est liberté et amour, c’est-à-dire esprit, action pure et parfaite.

Une bonne division des fonctions de l’esprit doit être faite en deux sens : c’est-à-dire qu’on doit les diviser d’abord au point de vue de leur objet ; et à ce point de vue nous adopterons la division de Kant : sensibilité, intelligence, volonté ; puis reconnaître plusieurs degrés dans chacune au point de vue de la réflexion qui y intervient.

Dans l’intelligence nous aurons la sensation (ou fonctions sensitives), l’entendement (ou fonctions intellectuelles analytiques), la raison (ou fonctions rationnelles métaphysiques, morales.)

Dans la sensibilité nous aurons : l’émotion (physique), le sentiment intellectuel, le sentiment moral.

Dans la volonté : l’impulsion (l’instinct et l’habitude), la volonté, la liberté.

4

Le rapport de la science et de l’action ne saurait être marqué par la science même, qui ne saurait donner jamais que ce qui est.

5

La philosophie c’est la réflexion aboutissant à reconnaître sa propre insuffisance et la nécessité d’une action absolue partant du dedans.

6

La philosophie c’est la recherche de la réalité par la réflexion d’abord, et ensuite par la réalisation.

7

La philosophie est la recherche de la réalité par l’étude de l’esprit considéré en lui-même et dans son rapport avec tous ses objets.

8

La psychologie n’étudie les objets qu’en tant que pensés, ou plutôt elle étudie l’acte même par lequel on les pense.

9

De l’inconscient au sens strict : c’est la pensée spontanée, élémentaire, sans liaison, c’est-à-dire la sensation sans aucune pensée proprement dite : il y a de l’inconscient, mais non dans la pensée[6]. La conscience, comme la pensée même, est le sentiment ou affirmation spontanée d’un tout du senti, c’est-à-dire d’un rapport de subordination entre le tout et un centre qui l’éclaire, un but poursuivi qui j’explique. Point de conscience sans activité volontaire et finalité, sans effort, sans lutte. — Dans la réflexion un degré de plus de liaison, d’unité : le centre de pensée, le moi se subordonne au tout absolu, affirme, éprouve sa dépendance. Plus de conscience proprement dite la conscience disparaît avec l’indépendance, la volonté, l’effort, le moi.

10

La conscience n’est pas distincte de la pensée (proprement dite) même. Le moi qui s’y affirme n’est distinct de la pensée même que logiquement, abstraitement, dans l’expression. Si nous voulons réellement l’atteindre comme être en soi, nous passons de la conscience à la réflexion. Cet effort vers l’esprit moi est vain : le moi échappe, l’esprit seul, universel, est atteint par le sentiment du nécessaire absolu à la fois subi et subissant, c’est-à-dire de l’unité totale et absolue. Le fond des choses et leur explication n’est pas dans les phénomènes ou objets (nécessaires) ni dans les esprits ou sujets (limités) mais dans l’esprit, ou sujet, absolu et un. La psychologie dans sa source et son fond est la métaphysique même[7].

11

La psychologie science de l’inconscient considéré comme principe du conscient, ou explication du conscient par l’inconscient.

12

1. L’inconscient c’est l’élément mental (sensation) sans aucune liaison ; il n’y en a pas ; raison métaphysique : d’où viendrait cette sensation ? D’en dehors de l’univers ; raison psychologique : comment serait-elle dans la pensée ?

2. Le seul inconscient qui existe, c’est ce qui a été agrégé automatiquement, sans pensée au sens strict, par suite sans conscience, et n’ayant pas été d’abord dans la conscience n’est pas susceptible d’y rentrer.

3. Le demi-conscient ou conscient indirect : le représenté (car ce qui n’est pas représenté [prétendus raisonnements] n’est pas du tout dans la conscience), qui, agrégé d’abord par la pensée ou avec accompagnement de la pensée proprement dite, n’est plus actuellement maintenu agrégé que par l’habitude, l’association automatique. Le champ du demi-conscient ou conscient indirect est celui de la pensée devenue habitude. Degrés infinis.

4. Le conscient. Nul degré. C’est la pensée proprement dite innovant avec effort au contact des phénomènes subis.

Au-dessus de la conscience : la réflexion, affranchissement des phénomènes.
13

La méthode déductive. Caractère particulier de cette méthode : elle seule démontre. Mais sur quoi ? Sur l’abstrait et le possible, c’est-à-dire qu’elle saisit des rapports nécessaires entre ses éléments qu’elle rapproche, construit. Convient-elle à la psychologie ? La psychologie n’a pas un objet abstrait et possible, mais concret, réel, donné ; elle ne peut donc le construire, elle doit l’analyser et l’expliquer. L’emploi de la méthode déductive mènerait à une psychologie abstraite, formelle, à une mathématique d’idées pures.

Si cette construction a un caractère nécessaire, non arbitraire, si elle donne le schème de la réalité psychique comme la mathématique celui de la réalité physique (Ex. : Fichte, Schelling, Hegel, Lachelier), l’objet de la psychologie est d’expliquer cette nécessité, de remonter au delà de ce fait a priori, de systématiser les principes qui le maintiennent, de les interpréter et évaluer, ce qui ne se peut faire par déduction (construction) mais par réduction. Ce serait le sophisme ignoratio elenchi.

Cette construction est impossible, car elle ne saurait partir de l’élément cet élément prétendu (Ex. : le moi de Fichte, l’idée de la vérité de M. Lachelier) étant idée est composé, et d’autant plus qu’il paraît plus premier. Ce n’est pas une hypothèse que l’on fait en le posant, c’est un fait que l’on exprime ; mais il n’y a pas de fait premier. Chaque prétendue déduction que l’on effectuera ensuite ne sera non plus qu’un fait que l’on reconnaîtra : or, ou la liaison sera arbitraire et il n’y aura pas de déduction, ou le nouveau fait était contenu dans le premier, et alors on a fait une pure analyse.

La seule forme acceptable de la méthode a priori en psychologie est la forme analytique partant non de l’abstrait pour construire le concret, mais du suprême et total concret pour le décomposer en ses éléments (méthode métaphysique de Spinoza). Mais où trouver ce fait psychique et métaphysique intégral ? Non par déduction (ce serait un cercle vicieux), la méthode déductive n’est pas une méthode de recherche, mais par analyse, en partant d’un fait partiel quelconque, ou des faits partiels, en les décomposant et en découvrant ce qui leur manque, ce qu’ils supposent. Mais ce n’est plus là la méthode déductive.

14

Le sujet pensant s’oppose à l’objet pensé quoique les choses ne soient connues que par la pensée et en elle. Mais autres sont les objets, autre leur connaissance. Celle-ci d’une part a une histoire en dehors de ses objets ; elle est, d’autre part et par contre, la même devant toute leur diversité. Elle est une en tous les sens.

15

Dans le corps le point actuel s’explique par le point, non actuel, passé, et cela sans fin, c’est-à-dire l’actuel s’explique par l’inexpliqué et le non donné et le moins un ; contraire dans la pensée : par le plus réel et par l’un.

16

Le corps est dans l’esprit.

17

L’étendue et le mouvement ne sont pas concevables en soi, ne sont que des abstractions, et nous ne sommes certains de leur réalité qu’en tant que nous les jugeons dépendants d’autre chose dont nous sommes certains : l’idée de l’être objectif condition de celle de l’étendue.

18

L’induction en psychologie serait un cercle vicieux. Elle n’a pas à l’appliquer mais à l’expliquer en la justifiant.

19

Le sujet pensant n’est pas un être mais l’ensemble des principes c’est-à-dire des liaisons qui rattachent les pensées empiriques (déjà liées et constituées par La nécessité affirmée) à l’esprit, à l’unité absolue, ou plutôt c’est le sentiment de cette liaison, dont les principes ne sont que la représentation abstraite, comme le sujet-substance en est le projection métaphysique spontanée. L’être est un ; c’est la pensée qui le morcelle.

20

Si, dans le fait réel, concret, particulier, la réflexion peut apercevoir le fait idéal, abstrait, universel, c’est qu’elle y voit les reflets des éléments simples qui la constituent c’est-à-dire qui sont l’esprit même, et elle ne les saisit que parce qu’elle en éprouve la nécessité rationnelle, c’est-à-dire supra-empirique et supra-personnelle. De même nous ne voyons des triangles et des cercles dans la nature que parce que nous en portons d’avance l’idée, dans notre sur-nature. Toute connaissance va donc du sujet à l’objet et du simple au complexe. Le fait n’est pas perçu, mais tracé, et c’est nous-même, ou plutôt notre sur-nature, que, sans le savoir, nous lisons en lui. Le fait perçu n’est qu’une hypothèse faite par l’esprit en vue de se mettre d’accord avec tout lui-même et avec les autres.

Il ne faut pas entendre que dans l’esprit, dans le sur-moi, il y ait les idées des figures géométriques, celles des fonctions, etc… Rien de pareil ; il n’y a que les sensations et le tout : tout le reste, n’est que rapport et exprime le tout dans la sensation ; c’est là le fait, les faits, et c’est en ce sens qu’on peut dire que c’est nous qui nous lisons dans le fait : il faut entendre que le tout y lit sa conciliation ou solidarité avec telles sensations, son rapport avec elles.

21

Quand on a trouvé quelles conditions suppose l’existence d’un fait, de ce qui est observable, d’une part un sentiment, un état, une nature, de l’autre une forme, une nécessité qui y est saisie, enfin la pensée qui saisit l’un dans l’autre, et aussi séparément l’un et l’autre, il est irrationnel de vouloir ensuite observer encore ce qu’on a compris être la condition pour qu’une observation soit possible ;

Soit la pensée ; elle produit ;

Soit la forme en soi ; elle est simplement ;

Soit la spontanéité sentante en dehors de toute forme ; elle n’est pas[8].

On n’observe que le devenir, c’est-à-dire la matière dans la forme, pour y dégager celle-ci de celle-là.

22

La raison trouve une connaissance vivante dans l’activité de la conscience et s’applique à cette idée première pour en déduire tout ce qui y est ; elle ne crée pas l’idée ou le principe de causalité comme elle crée la notion de substance en réunissant sous une seule idée abstraite le système total des êtres. L’existence relative, et, par un progrès nécessaire, l’existence absolue de la connaissance, est un fait et non pas une abstraction.

23[9]

La vraie psychologie n’est pas la description de telle pensée, mais l’explication de la Pensée.

24

La méthode réflexive et la psychologie métaphysique. — Le véritable objet de la psychologie est la nature universelle de la pensée, en tant qu’elle est susceptible d’explication. Sa méthode est l’analyse réflexive, c’est-à-dire la recherche de la nature intérieure des pensées et de la raison de cette nature. Son terme est la résolution des faits psychiques en leurs éléments immédiats, en leur matière également psychique, et l’explication ou l’interprétation métaphysique du composé que l’esprit en avait formé spontanément ; en un mot c’est l’anatomie et la métaphysique de la pensée, en contenant implicitement la physiologie.

La psychologie métaphysique repose sur les faits de conscience et les lois du mécanisme psychique, découverts par l’observation : elle commence avec l’explication de ces faits et de ces lois empiriques par l’analyse ; en les expliquant elle les vérifie.

Cette analyse a pour résultat de faire connaître les lois statiques, ou formes logiques, de la pensée, c’est-à-dire les éléments formels, et aussi les éléments matériels qu’ils ont mission d’élaborer.

Ex. : analyse d’une idée d’objet, d’une idée morale, d’un jugement ; d’un sentiment (colère, aversion, orgueil, etc.). Reste ensuite à expliquer ces lois, à en donner le sens et la raison métaphysique (critique, détermination de la valeur objective de la pensée), et à tirer de cette étude de la pensée la réponse à ces questions ultimes qu’est-ce que l’âme ? Dans quel rapport est-elle avec le Tout ?

Cette méthode est à la fois expérimentale par son point de départ qui est dans l’observation, et rationnelle par sa nature propre. La psychologie réflexive présente le caractère universel et déterminé qui manque aux autres formes de la psychologie. Elle est vraiment une science du réel et du libre.

Par l’emploi de cette méthode la psychologie métaphysique n’est pas seulement une science, mais le fondement de toute science, puisque seule elle saisit l’objet dans son union avec le sujet et justifie les principes de toute science.

Le passionnel, l’irrationnel est connaissable, intelligible, mais comme idée, dans son type formé spontanément par l’esprit avec toutes ses fonctions, dont la mémoire n’est qu’un élément, ou point de vue, inférieur, non comme fait ou plutôt comme série et système de faits. Il n’y a pas de science des faits de l’âme.

26

La psychologie ne peut avoir pour but de déterminer des propriétés de l’esprit. Car la propriété est ce que l’on conçoit dans la substance, extérieurement à la pensée, pour expliquer le fait, c’est-à-dire ce qui n’est pas pensable. Donc par la même raison qu’il n’y a pas de fait de pensée, mais que le fait est l’antithèse de la pensée, il n’y a pas de propriétés de l’esprit, ou plutôt il n’y en a qu’une, la propriété de sentir, comme il n’y a qu’une faculté, la pensée même, et, entre l’une et l’autre, les idées, la forme.

Mais cette propriété même et cette faculté ne sont saisies que comme idées.

27

La logique reprend à l’instant ce qu’elle a perdu, ou plutôt ce qu’elle a posé en dehors d’elle : c’est-à-dire qu’elle refait l’unité, mais une unité abstraite, extérieure. De là une antinomie : la pensée logique est tout et ne peut se saisir elle-même qu’en [se] posant entre deux choses, ou plutôt entre une chose et une action ; mais cette antinomie, comment est-elle saisie ? Ce ne peut être par la pensée logique, car puisqu’elle ne saisit rien que comme nécessaire, il n’y a pas d’antinomie pour elle (elle n’a qu’une loi).

28

Toute division vraiment scientifique par la méthode expérimentale est impossible, tant préalable qu’ultérieure.

Que si l’on a obtenu une telle division, c’est qu’inconsciemment on a employé la méthode réflexive, c’est-à-dire que partant de l’idée que les pouvoirs ou les formes ; de l’esprit sont solidaires, s’expliquent et s’exigent entre elles, on s’est élevé d’un fait quelconque à l’idée universelle de la pensée, se demandant par la réflexion ce qui faisait de ce fait ou état une pensée, pour analyser ensuite cette idée de la pensée en ses éléments nécessaires. Autrement dit, on a compris par la réflexion le caractère rationnel de la division, à laquelle on s’arrêtait. Le nombre des faits considérés était dès lors accessoire, indifférent ; un seul suffisait.

29

Considérons donc une pensée quelconque, exprimée par un verbe, par exemple (les autres mots supposent l’action, celui-ci l’exprime), réfléchir, dire, etc., et demandons-nous ce qui fait que cette pensée, cet acte, est une pensée. Que suppose cela pour être considéré comme fait de pensée ?

Trois conditions ou éléments solidaires, dont le système constitue la nature pensante, telle qu’elle s’apparaît à elle-même dans la réflexion, ou telle que la réflexion la produit nécessairement :

1. Une représentation d’objet, ou connaissance.

2. Une affection, un état agréable ou désagréable accompagnant cette connaissance, en un mot un sentiment. La représentation, si elle n’était pas sentie, serait en l’air, abstraite, comme les idées de Platon, serait idée et non pensée. Le sentiment c’est la connaissance non en elle-même, mais dans un esprit, c’est-à-dire vivante.

3. Enfin une action sentiment et connaissance ne sauraient être indépendants l’un de l’autre : ils se déterminent, donc ils agissent, et la réflexion nous fait connaître qu’il ne saurait y avoir sentiment sans action. Le sentiment c’est le sujet encore uni à l’objet, avant la polarisation ; l’idée, c’est l’objet, l’action, c’est le sujet. Dans le sentiment, individualité pure encore en apparence ; dans l’idée, rupture de cette individualité, objectivation, c’est-à-dire analyse en vue de la synthèse, ou analyse par l’action de la synthèse, par l’application de la réflexion c’est-à-dire du tout à l’élément ; l’action est la représentation de l’unité du sentiment et de l’idée, du sentiment se développant par l’idée, c’est-à-dire de la production de l’élément par le tout. Ainsi le sujet absolu, c’est-à-dire en apparence du moins, l’indépendance parfaite, n’est en réalité que la dépendance même, et ce qui le vérifie c’est l’échec où aboutit l’effort pour saisir par la réflexion le sujet individuel : il aboutit au contraire de l’individualité, à l’impersonnel, à l’universel.

30

La première notion du sentir, fournie par l’analyse réflexive, n’est pas celle de l’affection agréable ou désagréable.

31

L’idée de facultés, ou de faculté unique (moi-cause de Maine de Biran), n’est pas un produit, objet immédiat de l’aperception interne. C’est une pensée, une conception, une explication, mais nécessaire à la psychologie ; elle exprime cette vérité que la pensée n’est pas un fait ou tissu de faits, ni une chose et un tissu de propriétés, ni même seulement une force (cause de mouvement).

32

Il n’y a qu’une puissance, l’âme active ; ses produits sont des actes, non des faits, mais l’acte suppose le fait, c’est-à-dire l’activité suppose la sensibilité ( la faculté suppose la propriété).

33

Caractères de l’idée de puissance.

1. Réalité, non abstraction : l’idée n’est pas issue abstraitement du fait, mais distincte.

2. Infinité : elle n’est pas réductible à tous les faits.

3. Liberté : son principe, le contraire du fait, en est l’absolue justification (priorité rationnelle sur lui).

L’idée de puissance (d’où celle des facultés) est donc un produit de la réflexion : la puissance n’est pas un objet donné, mais une construction de la pensée, et il s’agit, pour connaître la pensée, non pas de subir cette construction et de la décrire (observation et induction), mais de la comprendre en la rectifiant (réflexion), c’est-à-dire de la dépasser : de poser un système d’idées et de le déposer.

34

Les faits. — En un sens donc, dans la pensée, rien que des faits et l’empirisme psychologique est vrai, car les idées, dans leur devenir, sont elles-mêmes des faits.

Les formes. — Mais les idées par lesquelles la pensée se conçoit (facultés, puissance), sont irréductibles aux faits, et le réalisme psychologique est plus vrai, car elles sont plus réelles que les faits.

Enfin le principe qui les pose et les dépose, et par elles tout l’intelligible des faits, est la réalité même, et la vérité est à le comprendre, à comprendre que les faits et les idées, en particulier ici les facultés (et la puissance), sont réels et ne le sont que quand et selon que la pensée absolue ou réflexion y descend.

35
Trois facultés ou fonctions :
xxxSensibilité. Intelligence. Activité.
3 degrés.
Conscience
indirecte.

Conscience
Réflexion.

Émotion.


xxxPassion.
xxxSentiment
Représentation.
Entendement.
Raison.
Impulsion.
Volonté.
Liberté.
9 formes
de la vie
pensante.
Inconscience.
xxAffection.
Sensation.
Impression.
Appétit.

Ce sont des fonctions ou des facultés, c’est-à-dire des réalités ou des abstractions, suivant que la réflexion y descend ou non.

36

Ce qui par nature n’est pas mesurable ne saurait être mesuré par aucun artifice : le subjectif n’est pas mesurable, car toute unité doit être une quantité (susceptible d’être augmentée ou diminuée) et toute unité réelle doit être objective, c’est-à-dire étendue, et coexister avec ce qu’elle mesure. Il n’y a rien de pareil dans la sensation.

37

La sensation n’est pas donnée à la conscience immédiatement et isolée, il faut un travail d’analyse pour la séparer : 1o  de la représentation ; 2o  du sentiment, dont la synthèse forme l’être sentant, ou l’être subjectif réel. Ce que nous appelons sensation c’est toujours non pas la véritable sensation, mais l’interprétation objective que nous nous donnons d’un système de sensations. Toute sensation a une durée, n’est donc pas simple. La vraie sensation c’est la réaction élémentaire que nous ne pouvons qu’inférer, et qui n’est ni représentative, ni affective, c’est l’impression sans durée, infra-temporelle, qui ne peut se composer elle-même et engendrer la durée que par l’intervention d’un principe supérieur, sans durée aussi, supra-temporel. De là résulte l’être sentant (sensation : représentation, sentiment) suspendu entre deux infinis : multiplicité, — unité, et par suite cherchant l’infini en deux sens : au dehors représentation : au dedans : sentiment, raison.

38

L’étendue est subjectivement la représentation d’une loi nécessaire suivant laquelle nos sensations sont liées entre elles d’un sens à l’autre et varient en rapport avec le sentiment de l’action musculaire[11].

Objectivement l’unité représentative du tout des êtres individuels considérés en tant qu’ils se déterminent en s’excluant et par suite en s’exprimant réciproquement.

C’est donc beaucoup plus qu’une possibilité indéfinie : c’est le lien de l’esprit et le lien des esprits.

39

L’espace multiplicité indéfinie de dimensions homogènes. Réalité, unité, continuité, infinité, indivisibilité, impénétrabilité ne sont que des rapports à la pensée, mais à la pensée absolue[12].

40

Le temps marque de mon impuissance, l’étendue de ma puissance.

41

La perception est l’achèvement de la représentation et la rectification des données sensibles qui résultent l’une et l’autre d’un jugement immédiat et intuitif en apparence, mais fondé sur l’habitude et sur des inférences naturelles, où la sensibilité et la volonté peuvent intervenir, par lequel nous déterminons en essence, en quantité et en qualité un objet auquel les qualités sensibles se rapportent, ou une réalité qui les constitue.

42

L’étendue système de relations entre nos sensations et les mouvements par lesquels nous pouvons nous les donner.

43

Explication des attributs de l’espace : réalité, unité, continuité, infinité, indivisibilité, impénétrabilité : concepts qui expriment le rapport de la pensée à la réalité sensible, c’est-à-dire l’intelligibilité de cette réalité. L’espace et en même temps l’étendue sont donc dans les choses mêmes tout en n’étant que dans la pensée.

44

L’espace n’est pas une forme, subjective de la pensée humaine, mais de la Pensée.

45

L’étendue est la représentation nécessaire de la loi suivant laquelle les sensations de nos différents sens sont liées d’un sens à l’autre et varient simultanément en rapport avec les variations de notre sentiment d’action musculaire.

46

Dans l’intuition l’étendue n’est que la représentation d’une loi nécessaire selon laquelle nos sensations sont liées d’un sens a l’autre et varient en rapport avec les variations du sentiment d’action musculaire. Mais nous ne pouvons arriver à connaître cette loi qu’en connaissant l’unité représentative du tout des êtres individuels considérés en tant qu’ils se déterminent en s’excluant et par suite en s’exprimant réciproquement, c’est-à-dire l’étendue comme réelle. Dans l’action concrète par laquelle nous saisissons la réalité des choses, l’étendue nous est livrée implicitement ; il nous reste à la dégager par le raisonnement, mais de ce raisonnement le terme nous est donné d’avance : l’être en soi et multiple, paraissant à la sensation, mais saisissable à la seule pensée.

Les propriétés de l’espace en soi (projection de la forme subjective de l’espace) sont l’œuvre de la logique. De là leur caractère a priori.

Véritable nature de l’espace et du temps. Sont-ils dans les choses ? Non comme forme, oui comme fond. Or c’est cette forme seule qui est innée ; elle est aussi subjective, diverse d’un esprit à l’autre ; c’est l’inné, c’est-à-dire le naturel qui est subjectif (c’est-à-dire divers). L’oeuvre propre de la pensée est de faire sortir les esprits de leur caverne et de faire la rencontre, la jonction.

47

L’espace est un système unique et infini de dimensions indéfinies en nombre et en longueur.

48

L’étendue est la détermination concrète de l’espace par des corps. Sans le plein, pas de dimensions. Étendue, condition d’espace, et corps, condition d’étendue. Corps se résistant les uns aux autres et s’excluant.

49

Deux perceptions, extérieure et intérieure, ou plutôt une seule, mais à deux faces dont l’une, intérieure, peut être presque effacée dans l’autre, tandis que celle-ci ne l’est pas dans la « perception intérieure ». La perception intérieure est donc une forme de pensée résultant d’une analyse plus parfaite qui distingue le temps de l’espace, confondus dans la perception extérieure, et non pas une véritable perception, sur le même plan que l’autre.

En quoi consiste la perception extérieure ? Elle n’est pas une sensation, mais un acte composé par lequel nous mettons nos sensations diverses en rapport entre elles en les rapportant à un même point de l’étendue (localisations), mais sans affirmer encore que cette étendue appartient à un être : deux actes distincts. Le premier seul est perception, le deuxième est conception. La perception n’est pas l’acte de rapporter les sensations à des objets, mais elle en est la condition, et il n’y a point de connaissance d’objets possible sans elle, de quelque objet qu’il s’agisse : elle est la forme universelle de la pensée des objets : le temps même n’est pensé qu’ainsi (exemple : les sons, les odeurs).

50

L’expérience pure ne peut donner que ce qu’il y a dans la sensation, or l’étendue n’y est pas, n’y peut être : elle est quelque chose de nouveau qui ne peut en venir. On ne peut, dit Condillac, faire du continu qu’avec du continu. Si l’étendue était dans l’objet, la sensation la détruirait.

51

Le temps, forme de nos actions en tant que déterminées par nos sensations.

L’espace, forme de nos sensations en tant que déterminées par notre action, suivant des lois nécessaires[13].

Ne sont pas de pures possibilités (Bain) ni des formes pures (Kant), car elles ne sont pas représentables, sinon abstraites, sans déterminations intrinsèques. L’espace et le temps sont des abstractions du mouvement.

Le temps mesure de l’espace, l’espace représentation du temps.

52

Un ordre fixe, indépendant, simultané de sensations n’est pas encore l’étendue. Il y manque les notions de continuité et de mesure qui dérivent du mouvement volontaire constant (uniformité de l’idée) et du mouvement rythmé, c’est-à-dire de sentiments d’action musculaire, en relation avec des sensations objectives, soit constants, soit identiques entre eux. De l’uniformité de l’idée ne naît pas l’uniformité du mouvement, mais sa continuité ou constance.

Le deuxième, le sentiment du rythme, ou mouvement identique, introduit la mesure dans la continuité simultanée : idée de temps identiques successifs, de divisions du temps.

De là l’idée de mouvement uniforme, c’est-à-dire qui parcourt dans des temps égaux les mêmes séries de sensations (vitesses quelconques d’ailleurs).

De là la mesure de l’étendue par le mouvement uniforme. Ainsi les notions de temps et d’étendue (grandeurs mesurables) sont des abstractions de celles du mouvement : du mouvement rythmé sort le temps mesurable, du mouvement uniforme sort l’étendue mesurable.

53

La troisième dimension ou éloignement est la dimension essentielle qui réalise l’étendue, puisqu’elle représente la permanence de l’objet, c’est-à-dire le système réel des sensations possibles, indépendamment de nous. Elle peut être donnée à l’aide du toucher seul avec déplacement et ébranlement, mais elle est facilitée par l’exercice des autres sens pour lesquels l’objet éloigné est encore présent.

L’épaisseur et la profondeur sont cette même troisième dimension. Elles représentent en effet la réalité de l’objet en dehors de nous, de ce que nous touchons ou voyons : même le toucher double ne nous les donne pas. Il ne nous donne que notre surface. Seulement dans le déplacement de l’objet apparaît son unité et par suite sa réalité. La vue peut nous aider à percevoir la profondeur dans les corps transparents.

La perception proprement dite c’est la fusion de plusieurs groupes de sensations spécifiquement différentes en un seul tout circonscrit par le toucher. Nous percevons à la fois notre corps et les corps extérieurs. C’est dans le toucher seul que l’unité de l’objet apparaît : c’est la base de la perception. Dans le concours des deux mains et d’abord dans celui des doigts l’objet paraîtrait multiple sans l’ébranlement ou le transport. Une fois cette idée acquise, elle est confirmée plutôt par la multiplicité des contacts.

Pour la vue, fusion des images grâce à l’unité conçue de l’objet.

54

(Sur Spinoza et les théories physiologistes de l’imagination).

La vraie explication de l’imagination est celle de la manière dont ces affections du corps humain peuvent, déterminer en nous la représentation des corps extérieurs et leurs propres idées. (Celle de notre corps en particulier avec ses modifications).

55

On appelle idées les objets intérieurs que la pensée réalise en affirmant dans le jugement l’être de ses représentations.

56

Juger c’est affirmer ou nier une relation entre deux idées comme vraie.

57
(Sur le rapport de l’entendement et de la volonté).

1. Toute aperception suppose affirmation implicite, au sens de croyance, même si elle était unique, simple : alors c’est l’existence, ou plutôt la présence, qui est affirmée, crue. Si elle ne l’est pas, si elle est multiple ; elle est croyance à la liaison de ses parties et, en plus, à sa présence. Or toute aperception est multiple. Cela est vrai et des perceptions et imaginations, et des idées proprement dites. Toute aperception est une liaison (perception) ou un système de rapports (idée).

2. L’affirmation, même explicite et au sens de connaissance, n’est pas un assentiment (et la négation un détachement) de l’âme, de la volonté, à la chose aperçue, c’est-à-dire un rapport de l’âme ou volonté à cette chose, mais un rapport d’un certain genre entre les éléments de cette chose.

3. Lorsque cette affirmation explicite a lieu, elle a sa condition, tout au moins une de ses conditions dans l’affirmation implicite ou croyance correspondante : elle succède à une affirmation et non à la non affirmation et n’est que cette même affirmation continuée.

4. Quand c’est la négation qui a lieu, cette négation aussi succède à une affirmation implicite ou croyance, qu’elle supprime, et qui a subsisté même pendant le doute, s’il y a eu doute, et non pas à la non-affirmation.

Autrement dit :

5. Toute affirmation ou négation vient d’une affirmation.

6. La négation ou suppression d’une croyance a sa condition, tout au moins une de ses conditions dans une autre croyance qui l’exclut.

̃7. L’âme affirme toujours quelque chose tant qu’elle pense, même dans le doute, et le doute a sa condition dans une connaissance actuelle.

8. L’entendement et la volonté en acte, c’est-à-dire les actes d’entendre et de vouloir, au sens le plus large des deux mots, sont identiques ; la division de tout acte de pensée en ces deux actes est purement modale. L’entendement et la volonté ne sont donc pas des êtres, des puissances, mais des idées.

9. Les degrés de valeur, de réalité objective de l’affirmation coïncident avec ceux de la connaissance : les connaissances confuses sont des affirmations accidentelles et éphémères, les connaissances claires des affirmations essentielles et durables, les connaissances déduites, comprises, des affirmations absolues, inébranlables : la certitude est quelque chose de plus positif, de plus réel que la croyance, et elle la comprend.

En résumé il est vrai que :

1. La connaissance, le jugement, suppose toujours une donnée, un fais présent, et est lui-même une donnée, un fait présent ; or toute donnée, tout fait intellectuel est liaison, rapport, donc rapport affirmé, au sens large du mot ; en un sens donc tout dans la connaissance est idée (donnée, fait), et la clarté de l’idée est celle d’un rapport.

2. La connaissance est un tout dont chaque partie est déterminée par les autres ; chaque idée en suppose d’autres qui font sa vérité ; la vérité est un système d’idées, et ce système de la vérité donnée, objective, ne relève que de lui-même, ne suppose rien d’extérieur (volonté) qui le supporte, l’affirme, le fasse vrai. Dans la vérité donnée il n’y a pas dualité, mais unité.

Mais :

Il y a autre chose dans la connaissance que du donné, que les idées-faits et leur unité, leur système est inintelligible sans cela. Si une idée est vraie (par 1) en elle-même, et (par 2) par sa détermination au milieu des autres, cette détermination lui est identique et alors tout est identique et il n’y a pas d’idées, ou bien cette détermination lui est seulement équivalente, et alors il faut un troisième terme pour saisir cela, c’est-à-dire qu’il faut l’acte, le mouvement de la pensée, – autre chose que l’idée.

L’idée seule, le donné seul est inintelligible.

58

La vérité n’est pas les idées, mais la vérité des idées et d’autre chose qu’elles supposent.

Le doute est une ignorance dans une connaissance, c’est-à-dire le manque de l’intuition correspondante à une idée alors que nous savons pourtant qu’il y en a une et que la vérité y consiste.

Dans le système qui fait la vérité idée, donnée, il n’y a pas de place pour le doute puisqu’il n’y a que les idées, qui se posent et se suppriment entre elles par elles-mêmes, ou plutôt les perceptions ou idées confuses d’une part, et les idées proprement dites, toujours claires, de l’autre, celles-ci se posant et niant celles-là sans pourtant les supprimer.

Le doute ne peut pas être dans les idées ; il serait alors une pure privation ou la négation même ; il est plus et moins, quelque chose de positif, mais non une négation, qui est une affirmation. Il est subjectif.

60

L’erreur est-elle la « privation de certitude », la privation d’une idée certaine, c’est-à-dire adéquate, excluant soit la présence soit l’idée de l’objet imaginé ou perçu ?

L’erreur n’est pas seulement une privation. Manquer d’une idée vraie, c’est ignorer, non se tromper : en elle-même l’idée inadéquate n’est pas fausse, elle ne l’est que par rapport à l’idée vraie ; mais non à l’idée vraie en elle-même, car on ne dit pas que l’animal se trompe ni l’homme qui ne fait qu’imaginer ou percevoir : ils ne se trompent pas, mais leur idée n’est pas adéquate, elle est mutilée et confuse. Encore ne l’est-elle que par rapport à l’idée adéquate. On ne se trompe que quand on croit qu’on est dans le vrai, c’est-à-dire l’erreur est la privation d’une idée adéquate dans l’être qui croit qu’il en a une. La privation d’idée adéquate n’est donc que la condition négative et objective de l’erreur : c’est la condition de l’erreur en soi : la condition positive de l’erreur actuelle est une condition subjective : la présence et l’union à une idée inadéquate d’une autre idée inadéquate qui affirme qu’elle est adéquate. Affirmer d’après le témoignage des sens que le soleil est à 200 pas, autrement dit voir le soleil à 200 pas sans l’exprimer par une affirmation explicite, n’est pas simplement l’imaginer, ou si l’on veut le percevoir au sens de se représenter sans entendre, c’est-à-dire sans affirmer l’être, l’absolu, le πέρας ; car l’animal ou l’enfant ni n’affirme analytiquement des mesures (200), ni même ne considère ses images comme déterminées absolument, ce qui suppose la mesure, mais seulement relativement (la dyade indéfinie du grand et du petit). La vision du soleil à 200 pas n’est pas contenue dans l’idée confuse de l’image corporelle, c’est-à-dire du mouvement corrélatif du corps, lequel résulte du mouvement des autres corps, c’est-à-dire les contient, ainsi que son idée est l’idée confuse de notre corps et de ces corps indéfiniment. Pour parler autrement la représentation pure n’est que la liaison de nos sensations entre elles et leur dépendance de notre désir, elle ne contient pas l’affirmation et un ordre fixe indépendant de nous, inintelligible (causalité), lequel suppose un ordre fixe dépendant de nous, intelligible (finalité dans l’idée, dans la logique, ou plutôt dans la dialectique). Cette représentation est un acte, sans doute, et implique une croyance, mais non une connaissance. Il est vrai qu’en même temps que la représentation est la liaison de nos sensations entre elles et à nos désirs, il y a aussi un usage d’elle par nos désirs qui est un rapport d’elle à nous et, en un sens inférieur, une vérité de cette représentation. Cet usage est gouverné par l’habitude qui plus ou moins lentement se, fait et se défait d’après l’expérience du succès ou de l’insuccès de nos tentatives pour réaliser nos désirs par rapport à cette représentation ; et dans la plus ou moins grande rapidité avec laquelle elle se fait et se défait consistent les degrés de ce qu’on peut appeler l’intelligence animale. Cette vérité pratique, purement relative à l’être, de la représentation, laquelle exprime la possibilité supposée de tel ou tel usage d’elle, est indéfiniment perfectible et indéfiniment rectifiée. Il ne faut pas la confondre avec la prétendue détermination quantitative de la représentation en elle-même.

L’être ne se trompe pas plus en tant qu’il échoue dans tel usage de sa représentation qu’en tant qu’il a simplement celle-ci, pourvu qu’il n’ait pas l’idée que la détermination qu’il en fait est vraie, c’est-à-dire absolue. S’il a cette idée il se trompe positivement sa représentation contient alors autre chose qu’elle-même, et n’est pas seulement la liaison de fait des sensations simultanées de l’être et de leurs rapports avec ses désirs : elle contient une idée d’un autre ordre, une explication : l’affirmation de l’existence et de telle détermination absolue. Soleil à 200 pas et volonté libre. Spinoza met trop dans la représentation et il ne met pas assez dans l’affirmation en ne la faisant porter que sur des mots. Il n’y a pas de connaissance dans la première, objet de croyance, et il y en a deux dans la deuxième, une vraie, qu’il y a une détermination ou vérité absolue de la représentation quant à l’être et quant à la quantité, et une fausse, qu’elle est telle, et donnée dans la représentation même. Il y a une vérité de l’existence du soleil et de nos actes, mais non donnée dans le fait de leur présence ; et il y a une vérité de la distance du soleil et une explication absolue de nos actes, mais non en eux en tant que représentations. L’erreur consiste donc non dans la seule absence de l’explication vraie, volonté libre n’est pas ignorance des motifs, mais dans la présence du principe de cette explication appliqué en l’absence des conditions de son application, c’est-à-dire dans l’interférence ou confusion de deux ordres irréductibles.

Ce qui manque à l’affirmation fausse ce n’est pas toute idée vraie, toute idée (ne pas confondre les pures erreurs de mots, ma maison s’est envolée… avec les vraies erreurs, 200 pas ou volonté libre), mais la distinction d’une idée vraie supérieure d’avec la représentation inférieure et la perception dans celle-ci des conditions d’application de celle-là : c’est-à-dire que cette idée vraie, en un sens, n’est pas vraie et n’est pas vraiment une idée : elle est vraie en elle-même, c’est-à-dire dans sa liaison avec ses paires ; elle est fausse en tant qu’appliquée hors de propos, au 1er degré si les deux ordres sont immédiatement en contact, c’est-à-dire s’il y a réellement une application de l’un à l’autre, au 2e s’ils ne le sont pas, c’est-à-dire s’il n’y en peut avoir (Ex. : volonté libre : application directe de l’absolu à l’acte sans intervention du déterminé (intermédiaire) ; plus vraie en un sens que l’idée de la pure détermination non jugée et comprise à son tour.

Ainsi la vérité est dans la distinction des ordres et dans la perception de leur subordination. Il y a une vérité de chaque ordre en lui-même, une de son explication par le supérieur et de son application à l’inférieur, et une de l’insuffisance de tout cela. Ce que Spinoza reconnaît quand il dit qu’il ne faut pas expliquer les modes de la pensée par ceux de l’étendue ni inversement, et que la certitude n’est donnée que par la vraie méthode indiquant l’ordre réel de génération des idées.

Sans cette intellection et compréhension des ordres les uns par les autres, de l’inférieur, matière, par le supérieur, forme :

1. L’erreur serait inexplicable tout ce qui est pensé, représenté, est vrai.

2. De même le doute : la seule présence d’une idée, même adéquate, ne l’expliquerait pas : elle supprimerait l’adéquate ou coexisterait ; pour qu’il y ait doute il faut qu’il y ait plus même que cette idée adéquate et que l’autre ; il faut savoir qu’il y a une convenance, une application possible de l’une à l’autre, et défaut de perception des conditions de cette application.

3. De même la recherche : elle suppose une préconnaissance de conditions à remplir, vraies ou fausses.

4. De même l’affirmation explicite ou connaissance, car sans intervention d’un autre ordre, elle ne serait que la même croyance (affirmation implicite) ou son prolongement en une autre ( l’addition ou juxtaposition d’une autre).

5. De même la négation comment une idée nierait-elle l’autre, sinon en la supprimant ? Or la négation ne supprime pas les croyances proprement dites.

6. Enfin la vérité ou connaissance vraie et certaine elle ne se distinguerait pas de la croyance si elle n’était pas plus qu’un fait, même le fait de la certitude.

Tout cela n’est intelligible que si le fait, la donnée, la croyance, n’est qu’une matière dominée par quelque chose d’un autre ordre.

En ce sens Descartes a donc raison au fond.

61
Solution.

Le doute est le non-jugement par non-perception de la vérité. Or la donnée, comme donnée, est toujours perçue ; donc c’est autre chose qui manque et pourrait être là ; quelque chose de différent d’elle, qui n’y est pas nécessairement ; mais non pas une autre donnée, car ce serait quelque chose de séparé, des données, comme telles, étant distinctes. Des données de même ordre ne feraient jamais le doute, ni par conséquent la connaissance ; donc quelque chose dans la donnée même, différent d’elle ; donc quelque chose qu’elle pourrait être, sans cesser d’être elle-même et qui serait, même alors, différent d’elle ; donc un rapport entre elle et quelque chose d’autre ; mais d’autre ordre, car ce rapport ferait des deux un seul ; donc un accord, c’est-à-dire quelque chose dans la donnée qui permette d’apercevoir en même temps le terme d’autre ordre et constant du rapport ; donc le schème de ce terme ou les conditions de son application. Le doute est donc le non-jugement par non-intuition des conditions de l’application d’une FORME.

Il suppose donc, outre l’idée sur laquelle il porte :

1° L’existence dans l’esprit d’une idée des conditions à remplir ; 2° la présence actuelle de cette idée à la conscience.

Ces conditions du doute sont celles de la connaissance même ; car sans le doute, c’est-à-dire sans la conscience des conditions de la vérité ou de la possibilité de l’erreur, point de connaissance ; mais une simple addition de croyances. On va de la croyance à la certitude par le doute, et la question du rôle de l’entendement et de la volonté, ou de la nécessité et de la liberté dans la connaissance est toute ici.

Or d’abord,

Ces conditions ne font pas le doute. Il consiste dans le rapprochement de deux idées et le jugement que devant se convenir elles ne se conviennent pas. Il y a donc nécessairement une forme suprême et totale au-dessus de toute forme-matière ou particulière, et l’idée de la liberté ou mieux de la volonté est ici[15]. L’idée de la volonté c’est l’idée de la disproportion entre toutes les données et leur forme. L’idée de l’entendement c’est l’idée des données nécessaires. Volonté et entendement ne sont donc pas de purs universaux, mais des modes nécessaires, des idées exprimant une vérité, la nature de la pensée dans la connaissance. Elle suppose les deux termes, la donnée ou les données, et la forme.

Il est vrai que la volonté et l’entendement sont seulement deux idées. Mais cette forme suprême et totale même, l’idée de la vérité, en tant que forme, ne suffit pas, ni pour produire un jugement vrai, ni pour produire un jugement quelconque. L’idée de la liberté n’est autre que celle de la disproportion absolue entre cette forme et la vérité, c’est-à-dire que c’est l’idée de l’insuffisance de l’idée à exprimer la vérité : dualité irréductible de l’idée et cependant elle est unité ; contradiction. Elle suppose donc autre chose, et au fond tout jugement, même inadéquat, est libre. Il est pensée et la pensée n’est ni donnée ni forme, mais mouvement de l’une à l’autre (finalité).

Il n’y aurait rien s’il n’y avait que l’idée, les idées, s’il n’y avait pas l’esprit qui les porte et les produit et les unit, et autre chose qui explique le mouvement vers une fin qui est l’esprit et les idées qui en résultent, autre chose qui n’est ni idée ni esprit. Sans quoi les idées sont indistinguables, et le mouvement de l’une à l’autre inintelligible.

Cette liberté, il est vrai, est imparfaite, mais elle peut se parfaire en se connaissant. La parfaite liberté et le contenu positif de l’idée de liberté et l’acte suprême de la raison (comprendre) c’est de reconnaître l’insuffisance de l’idée à exprimer l’être.

62

Le doute ne consiste-t-il que, soit 1, dans l’incertitude de l’imagination soit 2, à avoir une idée inadéquate ; soit 3, à avoir une idée qui marque qu’on perçoit d’une manière inadéquate ? Remarquer progrès dans ces trois idées, rangées ainsi dans leur ordre chronologique (Sch. de 44. Sch. de 49, début — milieu).

D’abord pour Spinoza l’idée inadéquate c’est l’imagination perception. Or : 1. Il ne peut y avoir d’incertitude de l’imagination. Car, automatiquement une imagination ramène tantôt telle image, tantôt telle autre. Point d’incertitude dans le pur mécanisme objectif. Elle suppose une attente, une lutte, une idée, le subjectif.

2. Une idée n’apparaît pas inadéquate en elle-même.

3. Spinoza est donc conduit à faire consister le doute dans une idée qui marque qu’une autre est inadéquate. Mais cette idée ne peut pas être inadéquate elle-même : car ou bien

4. L’une éliminerait l’autre, c’est-à-dire qu’elles se succéderaient,
ou, 2 : elles se juxtaposeraient, et coexisteraient,
ou, 3 : elles se composeraient (une imagination complétant une imagination).

Dans les trois cas point d’incertitude. Pour qu’elle ait lieu, il faut coexistence sans fusion possible, c’est-à-dire différence de nature, c’est-à-dire une idée adéquate. Cela même suffit-il ? Le doute consiste-t-il dans une idée adéquate qui nous marque qu’une imagination-perception est une idée inadéquate et que telle idée (au sens général) que l’on a est une imagination-perception et par suite inadéquate. Mais si on a cette idée, on ne doute ni de l’imagination-perception en elle-même, puisqu’elle n’est pas fausse considérée ainsi, comme pure donnée, ni non plus de ce qu’elle n’est pas connaissance adéquate, c’est-à-dire de ce qu’elle n’exprime pas la vérité, puisque l’idée inadéquate ne peut l’exprimer. — Dira-t-on qu’on ne sait pas ceci et que c’est pourquoi l’on doute. Mais quand on le sait, on ne doute pas moins. — Donc le doute pour Spinoza n’est qu’une connaissance claire ajoutée à une connaissance confuse, c’est-à-dire une double affirmation (une croyance et une certitude) : c’est-à-dire qu’il n’est pas le doute.

Ou, 2, dans une idée adéquate qui marque qu’on imagine, qu’on ne perçoit pas, c’est-à-dire consiste-t-il à douter de la présence de l’objet ? Mais, si elle existait, elle exclurait sa présence. Ici encore une croyance et une certitude, une négation, pas de doute.

Le véritable doute n’est pas la connaissance du caractère inadéquat d’une idée inadéquate par essence, mais le fait que sachant qu’une idée donnée peut être l’un ou l’autre, nous ignorons ce qu’elle est. Le doute ne porte donc pas sur la perception-imagination, mais sur l’idée proprement dite et l’idée n’est pas nécessairement adéquate[16].

63

La sensation, — la représentation, — la perception supposant la mesure et par suite l’entendement avec ses formes. — La raison : liberté, spiritualité, perfection. Aucun de ces degrés n’est contenu dans l’inférieur, et c’est même l’inverse qui est le vrai, car le supérieur est dans l’inférieur, mais ignoré. Ex. : c’est par la représentation et par la conception que nous connaissons la sensation, qui n’est pas donnée isolée ; c’est par la mesure et la conception que nous déterminons la représentation. Tout est donc en un sens nécessité, mais en l’autre libre. Nécessité en tant qu’il suppose du donné indéfiniment ; libre en tant que le donné n’explique rien et s’explique par autre chose dans l’autre sens. On reste dans la nécessité si l’on suit le mouvement naturel des idées dans le même ordre, contenant le supérieur, mais ignoré ; on s’élève dans la volonté en entrant dans la connaissance proprement dite, par le doute (conditionné encore mais non absolument) portant seulement sur la présence des conditions d’application de la forme, non encore conçue comme irréalisable.

On s’élève dans la région de la raison, de la liberté, quand, par un acte de réflexion, on prend conscience de la nécessité, et par conséquent de l’infériorité de la forme. En ce cas liberté au 1er degré, détachement de toute la connaissance empirique par la conscience de l’impossibilité de trouver entièrement réalisées dans la représentation les conditions d’application de la forme. La mathématique et la logique ou mieux la critique rend possible le doute expérimental, conscience de la relativité indéfinie de l’expérience. Ce détachement n’est pas le doute, car il supprime le doute.

La liberté est, au 2e degré, dans l’acte par lequel nous [nous][17] détachons des formes elles-mêmes en les comprenant, en saisissant leur raison d’être dans autre chose qu’elles. Elles sont ainsi à la fois démontrées et détruites.

La raison s’achève dans l’acte par lequel elle se détache d’elle-même en se comprenant. Comprendre c’est douter ou plutôt se détacher, faire acte de liberté.

64

Pour Spinoza l’idée confuse c’est l’imagination-perception qui nous représente les choses par leurs effets sur notre corps et selon l’ordre de leur apparition ou de leur réapparition et non suivant leurs rapports vrais ; les idées que nous formons par la comparaison des choses entre elles, c’est-à-dire en recherchant leur ressemblance, leurs différences et leurs oppositions, c’est-à-dire en les pensant par ce qu’il y a de commun entre elles sont toutes adéquates et vraies. Cette connaissance est celle de l’étendue, du mouvement, du nombre ; c’est la connaissance abstraite, non la connaissance expérimentale ; elle est déductive, non inductive, analytique, non synthétique. Les idées s’impliquent et cette implication est l’affirmation même. Elles sont donc des actes préformés que nous réalisons ou plutôt qui se réalisent en nous. Mais comment ils se réalisent, c’est ce que l’on ne voit pas. Si les idées se contiennent, pourquoi celle-ci est-elle réalisée plutôt que celle-là ? Pourquoi ce chemin et non cet autre ? Il faut que la condition de leur réalisation et de leur distinction même soit en dehors d’elles. Elle est précisément dans la représentation, dans la conception ou aperception au sens cartésien, qui sans doute implique une croyance, c’est-à-dire une affirmation subjective d’habitude. Cette connaissance inférieure seule est imposée à l’entendement du dehors ; il s’agit pour lui ensuite d’y reconnaître ou de n’y pas reconnaître sa propre nature, c’est-à-dire de l’ériger en connaissance objective ou de la nier. C’est donc un passage de la puissance à l’acte, dont la condition est le donné, c’est-à-dire un acte de volonté, un acte que ses conditions ne donnent jamais entièrement et qui a pour objet de poser la possibilité de l’erreur, c’est-à-dire d’une méconnaissance (dans ou par l’idée ou croyance) des signes ou caractères de la vérité dans la représentation.

C’est l’erreur d’observation (au sens le plus général), à laquelle s’oppose l’erreur de réflexion qui consiste :

ou, 1 : à prendre l’explication relative pour l’absolue,

ou, 2 : à donner celle-ci seule, c’est-à-dire à ne pas respecter la gradation des ordres,

ou, 3 : à ne pas comprendre l’immanence de la vérité.

L’entendement c’est la pensée en tant qu’elle a une nature dont l’application opportune à telle ou telle matière qui lui est conforme constitue la vérité.

La volonté c’est la pensée en tant qu’elle doute d’elle-même dans cette application, c’est-à-dire en tant qu’elle affirme au seuil de la connaissance la possibilité de l’erreur.

La raison c’est la pensée en tant qu’elle pose sa propre nature.

La liberté, ou la raison réfléchie, ou la philosophie, c’est la pensée en tant que, comprenant par la réflexion le sens des formes, c’est-à-dire de la nature qu’elle s’est donnée, elle s’affranchit de ses objets et d’elle-même en tant qu’objet, c’est-à-dire c’est l’immanence de l’être à la pensée et le sentiment de cette immanence.

Autrement dit la liberté c’est la pensée supra-intellectuelle ou la pensée identique à son objet, ou le sentiment absolu, la pensée détachée des idées, comme insuffisantes, le détachement métaphysique.

En somme la réfutation de Spinoza est dans la nécessité de concevoir le rapport de l’idée claire à l’idée confuse, de la pensée à l’imagination, de la connaissance à la croyance, comme celui d’une forme à une matière (comme un rapport de convenance supposant dans celle-ci l’analogue de celle-là), et le passage de l’une l’autre comme un passage de la puissance à l’acte. (Spinoza a bien conçu la nécessité de l’imagination, mais comme d’une connaissance occasionnelle et non comme de l’objet même de la pensée.)

De cette distinction résulte un écart absolu, un vide dans toute connaissance ; qui est comblé par la volonté, et dont l’idée est la volonté[18].

Mais l’opposition de la matière et de la forme n’est que provisoire, relative, apparente. Elle disparaît dans la Liberté.

65

Deux idées cardinales de Spinoza :

1. Définition de l’idée adéquate comme l’idée conçue conformément à la nature de l’entendement.

2. Axiome sur l’idée intellectuelle seule absolue, seule pouvant subsister sans les autres modes de pensée, ceux-ci non sans elle.

Remarquer aussi les deux sens du mot idée, l’idée-âme et l’idée-connaissance, celle-ci seule en réalité doublant tout comme essence réalisée.

66
La mémoire.

La mémoire est la condition de la conscience complète ou conscience de soi (conscience réfléchie). C’est la conscience du passé comme passé. Elle est distincte de l’imagination sensitive, spontanée, appelée quelquefois cependant mémoire imaginative (on veut exprimer par là qu’elle est passive, reproductrice, et non créatrice). Celle-ci est purement représentative (de perceptions ou de sensations) et n’est pas une pensée, un jugement : elle n’implique pas reconnaissance et projection dans le passé.

1. Analyse de la mémoire dans son acte complet, le souvenir. Il suppose réapparition ou rappel, reconnaissance, localisation dans le passé.

La réapparition, qui peut devenir le rappel, lorsque la volonté y intervient (souvenir volontaire, non jamais entièrement), s’explique par les lois de l’association (V. imagination, association). C’est la partie, l’élément, automatique, mécanique de la mémoire.

La reconnaissance au contraire est un jugement, un acte d’entendement. 1o  On peut dire qu’elle s’explique par la facilité plus grande avec laquelle la chose déjà pensée autrefois est pensée de nouveau ; mais cette facilité plus grande n’a rien d’absolu, et il nous faudrait, pour en juger avec certitude, un terme de comparaison fixe pour chaque pensée, ou plutôt il faudrait que nous pussions la comparer avec elle-même. D’ailleurs ce qui dans une pensée appartient au passé est plutôt ce qui ne peut être déterminé qu’avec effort.

2o  On pourrait dire aussi que la reconnaissance d’une pensée ou d’une représentation comme appartenant au passé du moi, c’est-à-dire son rejet, sa projection dans le passé tient à ce qu’elle est moins vive que les perceptions actuelles, et qu’il n’y a entre le souvenir et la perception que la différence de l’imaginé au senti (empirisme : Hume) ; mais, outre qu’on peut se souvenir d’une pensée proprement dite aussi bien que d’une perception et qu’en ce cas on ne peut alléguer que le souvenir se révèle par sa faiblesse relative, puisqu’il n’y a pas ici de perception correspondante, toutes les images ne sont pas des souvenirs, ne sont pas projetées dans le passé pourquoi les unes le sont-elles et non les autres ? Cette différence absolue ne saurait s’expliquer par une différence de degré. Dans un souvenir considéré comme tel il n’y a pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus que dans une image ou dans une pure idée.

Cherchons donc 1o  ce qu’un souvenir reconnu comme tel, en tant qu’image ou pure idée (c’est-à-dire dans sa matière), a de moins qu’une perception actuelle.

2o  Ce qu’il a en tant que souvenir (c’est-à-dire dans sa forme) de plus qu’une image ou une pure idée.

1o  Une image ou une pure idée, par suite un souvenir, se distingue de la perception actuelle en ce que nous avons prise sur celle-ci et pouvons la faire varier harmoniquement dans son ensemble suivant une loi fixe que l’étendue figure, tandis que sur les autres, quoiqu’elles puissent dépendre de notre volonté, nous n’avons pas cette prise donnée.

Ainsi le souvenir, en tant qu’image ou pure idée, est reconnu parce qu’il ne fait pas corps avec la perception actuelle.

2o  Mais pourquoi est-il projeté dans le passé, au lieu d’être confondu avec les autres images ou pures idées ? C’est que, sans être une perception sur laquelle nous ayons prise, il est pourtant une perception, et par là se distingue de l’imaginaire et de l’idéal. En effet il tend à se déterminer indépendamment de nous et à s’imposer à notre pensée comme un objet tout aussi bien que la perception présente. Il y tend, il est vrai, sans y parvenir, de sorte que nous avons alors deux perceptions également subies, mais l’une déterminée ou déterminable entièrement qui change sans notre action et aussi par elle, l’autre déterminée et déterminable seulement dans son ensemble, qui en outre ne change pas et sur laquelle nous sommes sans pouvoir, irrévocable.

Se souvenir, c’est-à-dire reconnaître comme passé c’est donc à propos d’une représentation actuelle tendre à reconstituer en soi-même un autre exemplaire entièrement déterminé de cette même pensée et représentation et ne le pouvoir pas : ce qui est commun aux deux, c’est l’idée, ce qui les distingue, c’est le fait. C’est-à-dire c’est que l’un des deux est cette idée encadrée dans le tout actuel de notre représentation et de notre état affectif connexe, tandis que l’autre est cette même idée qui tend à se donner un autre cadre représentatif et affectif également déterminé, mais sans y parvenir. (La même idée peut donc être portée dans plusieurs cadres représentatifs-affectifs différents, c’est-à-dire qu’elle peut s’incarner dans plusieurs faits qui s’excluent, être actuelle un nombre de fois illimité. Le temps est là forme au moyen de laquelle nous nous représentons cette possibilité, c’est-à-dire l’indépendance réciproque de l’idée et du fait : le présent c’est la pensée dans son cadre déterminé de représentations et de sentiments connexes ; le passé c’est la représentation par laquelle la pensée s’explique ce qu’elle subit dans le fait actuel sans pouvoir le faire entrer dans sa représentation spatiale présente ; l’avenir est la représentation de ce qui est dans le fait présent que la pensée ne subit pas, mais qu’elle juge pouvoir subir parce que les conditions en sont peut-être données dans la représentation spatiale présente). Ainsi la reconnaissance est provoquée par l’incompatibilité de son objet avec le fait actuel et par sa tendance à reconstituer un autre fait dont l’idée seule est déterminée. La reconnaissance suppose donc la représentation du passé (et par suite de l’avenir), c’est-à-dire du temps, et celle-ci est celle d’un ordre nécessaire suivant lequel des faits qui s’excluent sont reliés les uns aux autres dans une même pensée : elle suppose donc que la pensée se rattache également à tous, c’est-à-dire se projette sous chacun d’eux, et affirme son identité dans ses moments successifs.

67

La conscience n’est pas un épiphénomène, mais un moment de la pensée : ce sur quoi elle se porte, elle le transforme et inversement ce qui lui échappe se transforme.

68

Deux sens bien distincts du mot conscience psychologique, la pure pensée subjective, le Daseyn, ou sens intime, et la possession par le moi, le Bewusstseyn, la conscience de soi. La première n’est pas connaissance proprement dite, mais sentiment, sensation (non sentimus nisi nos sentire sentiamus (sçhol. 9e-1), c’est-à-dire condition de la connaissance. La deuxième est connaissance et suppose la pensée objective, l’application de sa nature absolue, c’est-à-dire sa prise de possession du senti (son interprétation). Mais elle ne s’y superpose pas simplement comme un épiphénomène, elle le transforme en l’éclairant et ne forme qu’un avec lui.

Loin que la conscience psychologique atteigne l’absolu, elle est entre les deux absolus, le multiple objectif et l’un intérieur (objet de la pensée). C’est seulement par la conscience morale, dans l’acte moral objectif, que l’absolu se réalise en nous par la fusion des deux éléments contraires.

La conscience psychologique est un fait social. Le sentiment du moi se développe dans un individu à mesure qu’il se compare aux autres et se juge par eux et avec eux.

C’est aussi un fait moral : le moi se développe à mesure que l’individu vit davantage de la vie morale, c’est-à-dire multiplie ses efforts pour discipliner son être. (V. définition de la vertu par Proudhon.)

Mais au-dessus de la région propre de la morale, c’est-à-dire de la règle, de l’effort, il y a la vie religieuse rationnelle, dans laquelle en même temps que la lutte, disparaît la conscience du moi. Ainsi la conscience morale, sentiment de la règle, est coextensive à la conscience psychologique, sentiment du moi à régler. Mais, des deux, c’est elle qui est le principe de l’autre, ou plutôt elles ne sont que deux manifestations solidaires d’un seul principe, la raison concrète, c’est-à-dire pratique, qui pose l’être objectif et, par là, la règle et la vérité, le bien et le réel.

69

Le moi c’est le sujet pensant qui, s’opposant à ses objets et à ses pensées, se connaît comme le principe un et identique de ses manifestations indéfinies, et se distingue de tous les autres sujets possibles.

Impossibilité d’expliquer le caractère absolu des trois premières notions par le contenu empirique du moi ; c’est-à-dire de ramener la forme du moi à sa matière.

Inversement, impossibilité d’expliquer la quatrième notion comme venant d’une forme pure : cette forme serait la forme de l’objet. Le moi suppose l’affirmation d’une matière empirique absolue et celle d’une réalité absolue, une double matière irréductible (quand cette opposition cesse comme quand elle n’existe pas encore, plus de moi ou point de moi).

70

La sensibilité est l’esprit considéré dans le pouvoir qu’il a d’être affecté d’une manière agréable ou pénible. — Le fait sensible pur est le sentiment (plaisir ou peine) mais tout fait sensible est lié à un fait actif qu’il détermine, c’est-à-dire à une émotion.

Le sentiment est purement affectif, subjectif, passif, fatal, par opposition au fait intellectuel, cognitif, objectif, actif, libre ; en quel sens ; tous ces caractères se ramènent à un seul couple : subjectif et objectif. La sensibilité est comme l’intelligence une activité, ou liée à l’activité, dont elle est une des deux manifestations. Entendre c’est le dehors, sentir c’est le dedans : l’activité est la liaison de l’un et de l’autre ; le fond des phénomènes est là, dans leur inséparabilité, dans le mouvement tendant à leur parfaite adaptation, mais il n’est possible que si celle-ci est déjà pleinement réalisée : le sentiment absolu, fond de l’être.

Le sentiment est un fait psychologique immédiatement lié à un fait physiologique, l’irritabilité (propriété fondamentale de toute matière vivante, en particulier des muscles comme des nerfs). Mais dans certaines conditions excitation du nerf sensitif (impression), (distinct du nerf moteur) transmission, ébranlement du cerveau (mêmes conditions que pour la sensation objective) ; mais l’impression peut être produite aussi dans le système nerveux du grand sympathique (plaisirs et douleurs attachés à la vie végétative).

Le sentiment existe non pas dans la conscience, phénomène intellectuel supérieur, mais dans le sens intime, ou plutôt il le constitue ; le fond de notre moi, c’est le sentiment immédiat de notre être, de la facilité ou de la difficulté qu’il trouve à être, à se maintenir.

71

La douleur est autant que le plaisir conforme à la nature, car elle en est absolument inséparable, comme lui, et lui est même antérieure.

72

Habitude : elle supprime toujours la sensibilité, mais lui permet, en affranchissant l’activité, de se reconstituer sur un terrain nouveau et sous une forme nouvelle, plus parfaite et plus vive (qu’il s’agisse de douleur ou de plaisir), sous l’action de l’intelligence.

D’où évolution intellectuelle.

73

Les sentiments relatifs ne sont pas seulement susceptibles d’une évolution indéfinie sous l’action de l’entendement, mais d’être sinon anéantis, du moins subordonnés et dominés par la raison, activité parfaite, inséparable du sentiment pur sans mélange de douleur, l’amour-joie, sentiment de l’activité parfaite.

74

Explication du plaisir et de la peine par leur cause.

1. Le plaisir est-il un sentiment agréable conforme à la nature, la peine un sentiment désagréable contraire à la nature ? Non, à moins qu’on n’entende la nature idéale, absolue, car tous deux également sont conformes à la nature réelle, phénoménale ; tous deux sont utiles, nécessaires, à la conservation, au mouvement de l’être. Le plaisir conforme à la nature absolue n’est plus le plaisir, mais l’amour-joie.

2. Le plaisir est-il le sentiment ; d’une perfection, la peine, d’une imperfection ?

Mais 1o  l’idée d’une imperfection ou d’un bien suppose précisément celle d’une affection, agréable que la possession en détermine ; cercle vicieux : ce sont les perfections qui se définissent par le plaisir. Il faudrait dire.

3. Le plaisir est le sentiment de l’être, la peine celle du non-être.

Mais 1o  le sentiment d’un état d’être n’est pas agréable ni désagréable en lui-même, absolument, mais relativement ; d’une manière constante, mais passagèrement.

2o  Si le plaisir est le sentiment de l’être, le plaisir seul existe, car il n’y a que l’être.

4. Le plaisir est le sentiment d’un accroissement de l’être ; la peine, d’une diminution.

Avantages sur la précédente : explique le caractère relatif et transitoire, du fait sensible.

Le plaisir est le sentiment de la puissance, la peine est le sentiment de l’impuissance.

Cette explication rend compte de l’amour-joie qui est constant.

75

[Sur la passion selon Descartes et Spinoza.]

Définition de Spinoza : le genre d’affections qu’on appelle passions de l’âme est une idée confuse par laquelle on affirme que le corps ou quelqu’une de ses parties a une puissance d’exister plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant, laquelle, idée étant donnée l’âme est déterminée à penser à telle chose plutôt qu’à telle autre.

Théorie contraire à celle de Descartes ; psychologique et metaphysique : la passion déterminée uniquement par des jugements ou plutôt consistant en des jugements et réduite à un fait purement intellectuel. La passion peut être aussi déterminée par l’habitude, c’est-à-dire par des inclinations aveugles qui en sont déjà les effets. Il y a plus, sans doute, comme le veut Spinoza et comme ne le voit pas Descartes, la passion est toujours accompagnée du sentiment d’un accroissement ou d’une diminution d’être, mais ce sentiment, s’il est l’essence métaphysique de la passion, n’en est pas la cause phénoménale ; celle-ci réside toujours dans l’association, ou le mécanisme psychologique. Or, ce mécanisme suppose l’habitude, la tendance déterminée, et celle-ci ne se ramène pas, comme le veut Descartes (et aussi Spinoza), au pur mécanisme du corps. Le mécanisme suppose une tendance primitive le corps n’est pas seulement l’objet de son idée, l’âme ; il est dans l’âme.

L’erreur de Descartes et aussi celle de Spinoza vient de leur dualisme qui oppose le corps à l’âme et ne considère pas le mécanisme du corps comme le phénomène du dynamisme de l’âme.

76

Les émotions (ou passions au sens philosophique), sont des états agréables ou pénibles de l’âme, qui impliquent l’affirmation confuse, vraie ou fausse, d’un accroissement ou d’une diminution de sa puissance, jointe à l’idée d’une cause de cet accroissement et de cette diminution, et déterminant une modification de son activité.

Les inclinations sont les déterminations acquises du désir par rapport aux différentes catégories d’objets soit extérieurs, soit intérieurs, capables de provoquer en nous des émotions.

Les passions proprement dites ou passions au sens vulgaire sont des inclinations devenues exclusives, aveugles et tyranniques.

Enfin au-dessus des émotions et des inclinations qui ont rapport aux objets, et sont purement sensibles, personnelles, égoïstes, s’élève le sentiment proprement dit, raisonnable, impersonnel, désintéressé.

77

Sensation d’effort (objectif et subjectif [idéel]).

Cette dénomination serait incomplète, parce qu’elle n’indique pas l’espèce d’action ou d’effort produite. À côté et au-dessus de l’action ayant pour but la modification des sensations objectives il y a celle qui tend à modifier les idées. Le sentiment de l’action objective[19] n’est que le sentiment du rapport de notre action idéelle avec notre sensation musculaire primitive.

L’action idéelle est donc la condition de l’action objective, comme celle-ci, inversement, est la sienne. Il y a un sentiment propre de cette action idéelle ou subjective, laquelle est absolument irréductible à la sensation et la condition pour qu’il en sorte quelque chose, pour qu’elle compose des sentiments.

Le sentiment de l’action idéelle ou de l’effort idéel résulte de la lutte entre l’ordre logique et l’ordre naturel des représentations (plus ou moins logiques). Ce sentiment existe, mais ne correspond pas immédiatement, comme le sentiment de l’action objective, à quelque chose, d’objectif. Il ne donne lieu à aucune mesure même approximative, à aucune détermination.

78

La sensation musculaire pourrait-elle exister sans aucune, avant toute sensation objective ? Oui, mais-alors comme simple sensation musculaire, comme sensation d’une contraction spontanée des muscles (encore faut-il supposer que cette contraction est provoquée par des sensations objectives), et non pas comme sentiment d’action, car l’action suppose un terme poursuivi. Or que serait ce terme, dans l’état vide du sens objectif ? Le sentiment d’action musculaire, c’est-à-dire objective ; suppose donc la sensation qu’on pourrait appeler semi-objective, la sensation musculaire, et par elle les sensations proprement objectives.

Mais la sensation musculaire n’est pas le sentiment de l’action musculaire. Celui-ci suppose autre chose, l’activité idéelle, le concept d’un but poursuivi. Il résulte de l’application de cette activité idéelle aux sensations objectives par l’intermédiaire de la sensation musculaire. Il est donc le sentiment du rapport de l’activité idéelle avec la sensation musculaire.

79

Sentiment ou sensation musculaire, ou d’innervation, ou de l’effort.

Sensations qui accompagnent les mouvements volontaires des muscles, et nous permettent de graduer la force ou l’étendue des mouvements exécutés. Nous distinguons des poids différents de . Nous ne concluons le poids et le mouvement que de la sensation musculaire ou d’effort. Nous JUGEONS poids ou résistance, lorsque notre sensation d’effort est unie à une sensation permanente de pression, et

Nous JUGEONS mouvement lorsque notre sensation musculaire est accompagnée non par une seule et constante autre de pression, mais par une série d’autres, soit de pression, soit de lumière, celles-ci différant soit quant à l’intensité, soit quant à la qualité.

Lorsque cette diversité parallèle et successive fait défaut nous ne pouvons juger du mouvement, et très souvent (Wundt) un mouvement qui demande une grande force nous paraît être un mouvement d’une grande étendue, lorsque la sensation musculaire est reconnue comme associée d’ordinaire à une longue série. De là vient aussi qu’une ligne découpée de points paraît plus longue. Dans la paralysie d’un muscle de l’œil, les distances paraissent plus grandes.

Ett. Weber a démontré l’existence du sens musculaire en établissant que nous sommes beaucoup plus sensibles aux poids qu’aux pressions. D’autres nombreux faits l’établissent. Ex. : exacte convergence des yeux ; illusions non seulement de sensations, mais d’actions motrices, des amputés ; illusion dans la paralysie du muscle droit externe de l’œil ; efforts musculaires impuissants, mais sentis dans la paralysie. « Avant Weber beaucoup de physiologistes niaient l’existence de ces sensations de mouvement, dit Wundt, et pensaient que ce n’est que par les sensations de la peau que nous mesurons exactement nos mouvements ». Ils avaient tort de penser que nous mesurions exactement ces mouvements par ces sensations, car même avec elles nous [ne] les mesurons pas ainsi, seulement elles sont nécessaires pour la distinction même approximative, qui n’est pas une mesure. Mais Weber a raison de soutenir l’existence des sensations musculaires ; il a tort seulement de les nommer sensations de mouvement, car le mouvement est connu par une perception, résultant de la mise en rapport de la sensation musculaire avec une autre série de sensations, soit de pression, soit de lumière. Nous ne mesurons pas notre effort en lui-même, pas plus que nous ne mesurons le mouvement objectif.

Nous n’avons pas le sentiment d’un mouvement orienté, mais simplement voulu ; Wundt en conclut que le siège de cette sensation n’est pas dans les muscles, mais dans les cellules motrices, et qu’elle est directement liée à l’innervation motrice. Mais ce fait n’est sans doute pas primitif, mais acquis : de même nous éprouvons des sensations objectives en dehors de toute excitation de l’organe, mais nous ne commençons pas par là[20]. Suit-il de ce fait que la sensation d’effort n’a pas son siège dans le muscle ? Oui, sans doute, comme la sensation objective n’a pas le sien dans son organe ; mais il ne s’ensuit pas qu’il faille l’appeler sensation d’innervation, sans quoi il faudrait dénommer aussi par l’idée des nerfs, c’est-à-dire de l’agent de transmission, toutes les autres sensations. Il convient que d’ailleurs la transmission nerveuse est entièrement insensible, aussi bien pour le sens musculaire que pour les autres.

80

La réflexion peut, et peut seule, connaître l’irrationnel, mais devenu souvenir, idée, typifié ; elle étudie, elle analyse et explique la colère, l’orgueil, etc., mais elle n’est pas une faculté d’observation scientifique des faits particuliers, et il n’y a pas, pour les faits de l’âme, de telle faculté ; il y a une connaissance de l’âme, mais non empirique. C’est la connaissance réflexive.

81

Nous n’observons pas les prétendus faits psychologiques, nous les traçons en les observant : tout fait psychologique est une idée parce qu’il n’est pas un nombre[21]. Psychologie pure science d’idées.

82

La psychologie c’est l’histoire naturelle de l’âme, c’est-à-dire que c’est de l’histoire, par conséquent ce n’est pas une science, mais l’opposé, la négation même d’une science, puisqu’elle porte sur ce qui ne se répète jamais, étant la nature.

83

Les deux pôles de la pensée, sentir, agir, ont [pour] médiateur provisoire et apparent, connaître.

84
(Sur Leibniz.)

L’individualisme soulève la même objection que l’idéalisme. Concevoir le fond de l’être comme simplicité et diversité absolue c’est céder à une exigence de la pensée ; le simple et le divers ne sont tels que dans la pensée et pour la pensée : ils ne sont que des phénomènes ; rien ne nous dit que le fond de l’être n’est pas unité et identité, et une nécessité plus impérieuse encore que l’autre nous contraint à le concevoir ainsi ; c’est l’entendement qui veut la division et la diversité, la raison ne s’en contente pas : elle ne trouve repos et satisfaction qu’au sein de l’unité qui embrasse tout. Spinoza a raison contre Leibniz : s’il y a une substance, il faut reconnaître qu’il n’y en a qu’une, et que la multiplicité et la diversité ne sont que dans ses attributs et dans ses modes, c’est-à-dire dans ses manifestations à la pensée, dans le phénomène.

L’individualisme de Leibniz est d’ailleurs plus apparent que réel. S’il fallait considérer ses monades comme substantiellement distinctes et prendre au pied de la lettre l’harmonie préétablie, cette hypothèse ne serait qu’un suprême artifice, un moyen désespéré d’expliquer l’unité de l’univers et les faits de la vie spirituelle qui la supposent. L’accord perpétuel de ces substances distinctes, sans action les unes sur les autres, serait un perpétuel miracle, un fait contre nature, qui ne rendrait point compte du fait réel, naturel que les monades croient à leur action et réaction effectives les unes sur les autres. En réalité ce que Leibniz appelle harmonie préétablie n’est dans sa pensée que l’accord des monades résultant de leur commune dépendance de la monade centrale ou de Dieu, leur fin commune et aussi leur cause : car la création des monades en vue du meilleur ne se distingue pas au fond de l’acte même par lequel la monade centrale attire et attache à elle les monades particulières et ainsi les accorde les unes avec les autres. Qu’est-ce à dire, sinon que la monade centrale est le lien de ces monades, leur véritable réalité, le fond commun par lequel elles agissent les, unes sur les autres ou plutôt s’expriment les unes les autres immédiatement et constamment. Ainsi s’explique l’expression de Leibniz : les monades ne sont que les différents points de vue du même univers. Elles sont des points de vue, c’est-à-dire des phénomènes : l’être véritable c’est cet univers, c’est-à-dire ce qu’il y a de commun en elles et qui les unit, la monade centrale. La multiplicité des substances n’est donc qu’une illusion.

Dans la monade centrale elle-même doit-on reconnaître une pensée et proclamer que cette pensée en est le fond ? Mais la pensée proprement dite, selon Leibniz même, suppose une fin poursuivie ; elle est finalité. La finalité ne peut trouver place dans l’absolu : elle est le relatif, le phénomène ; elle est le moyen par lequel l’être poursuit son bien et s’y rattache. Elle suppose donc ce bien et n’est pas l’absolu. Il ne peut y avoir d’autre pensée que celle qui est dans les créatures, ou plutôt dans les phénomènes ; l’être ne peut être que le bien auquel la pensée tend, et non la pensée. Mais ce bien peut-il n’être qu’un idéal indéfini ? Cela est impossible et Leibniz le reconnaît lui-même. Dieu, l’Être, est à ses yeux le fondement réel du possible : pour qu’il y ait du possible, il faut qu’il y ait du réel. Dire que Dieu n’est qu’un idéal, ce serait dire qu’il n’existe que dans les pensées et que les pensées ne reposent sur rien, par suite rendre le fait de leur accord absolument inexplicable, Dieu est donc en lui-même une réalité, et c’est seulement par rapport aux pensées qu’il n’est qu’un bien, qu’un idéal. Quand nous le concevons ainsi, et en général dans la forme de la pensée qui poursuit la série des causes finales, poussée par l’appétition, nous ne faisons que nous représenter le fait de notre dépendance par rapport à l’être absolu, dépendance à laquelle il nous est impossible d’échapper sans cesser d’être. Le sentiment et le lien même de cette dépendance c’est l’appétit, ou attachement à l’être. La finalité n’est que l’expression intellectuelle de l’appétit, c’est-à-dire le rapport entre ce que nous sommes et ce que nous tendons à être, ou plutôt entre ce que nous sommes et l’être même par lequel nous sommes et qui est notre fond. L’ordre des causes efficientes au contraire, c’est l’expression du rapport qui existe entre tous mes états passés, présents et futurs et tous les états des autres esprits : c’est l’unité des phénomènes ; l’ordre des causes finales c’est l’unité des phénomènes et de l’être, et en concevant le bien comme supérieur à l’être, nous ne faisons autre chose qu’exprimer le fait que les phénomènes par lesquels l’être se manifeste lui sont absolument inadéquats : c’est, l’être même, que la réalité phénoménale, c’est-à-dire l’apparence, est impuissante à réaliser.

La pensée finaliste est donc illusoire en ce sens qu’elle nous représente le fond de l’être comme idéal ; elle est cependant en un autre sens plus vraie que la pensée mécaniste, parce qu’elle nous fait sortir du phénomène, et Leibniz n’a pas tort en ce sens de lui accorder une plus grande réalité qu’à l’autre. La vérité qu’il exprime en lui, accordant cette préférence est celle-ci : l’entendement ne se suffit pas à lui-même ; l’être vrai qu’il suppose le dépasse, et ne nous est connu que par un fait qui n’est pas intellectuel, mais sensible, le fait de la tendance, de l’appétit.

Mais l’appétit n’est pas, comme le veut Leibniz, la tendance à un développement indéfini, à un progrès ayant le bien pour terme, ou plutôt pour idéal, ni, comme le veut Spinoza, la simple tendance à persévérer dans son être actuel ; la première conception briserait l’unité de l’être, la deuxième supprimerait son infinité. C’est la tendance à des manifestations indéfinies. D’où vient cette tendance, que suppose-t-elle ?

Elle suppose le sentiment de notre insuffisance, c’est-à-dire de notre dépendance, l’attachement non à notre être, mais à l’être, qui aboutit non à son expression adéquate, sinon par l’intelligence, mais à des manifestations indéfinies, par l’appétit.

La conception intellectuelle de l’absolu aboutit donc à la conception volontaire, morale, et celle-ci, à laquelle s’est arrêté Leibniz, à une troisième, pour laquelle l’absolu n’est plus ni être, ni bien, ni objet de pure pensée, ni objet de volonté, mais objet de sentiment, ou plutôt sentiment : sentiment de l’unité. Ce sentiment constant et infini est la seule réalité qui puisse s’exprimer dans la double forme de l’intelligence et du vouloir, de l’être et du bien. C’est Dieu.

85

Je vous ai suggéré pour votre défense que le monde spatial, sans l’affirmation duquel le temps, donc la durée, n’est pas intelligible ni saisissable, n’est pas, dans votre thèse quelque chose en soi, mais une pure construction delà pensée. Vous avez saisi cette prise, et dit alors qu’en effet on ne peut prouver l’existence du monde extérieur, qu’on ne peut que l’admettre pour des raisons morales. Oui et non. Il n’est pas vrai qu’on puisse se comprendre si on ne l’affirme pas, mais la logique seule ne nous force pas à nous comprendre : il y faut autre chose, je vous l’accorde. Mais cela n’empêche pas que la pensée ne doive être d’abord accordée au moins au dedans avec elle-même, que la logique, tout en ne pouvant s’affirmer, ne soit nécessaire, qu’il ne faille : 1o  unir et relier dans la pensée tout ce qui doit être uni, relié durée et temps, temps et espace. L’étendu a à ce titre une réalité, comme tout le reste, comme l’inétendu, qui ne se conçoit pas sans lui ; restera à chercher ensuite s’il représente quelque chose d’extérieur, d’en soi.

2o  Y distinguer, pour le définir, tout ce qui y doit être distingué, l’observation de ce qui n’est pas elle, ce qui arrive ici (lieu et temps), dans telles conditions, de telles conditions, et ce qui n’arrive pas : le sensible, le formel, et l’action. L’observation intérieure n’est pas une observation, les faits qu’elle étudie ne sont pas des faits, les lois qu’elle cherche ne sont pas des lois : il faut donc donner à tout cela des noms à part, c’est-à-dire en définir l’idée, dire ce que c’est.

86

La liberté a trois sens : 1o  Liberté abstraite, qui s’oppose à la nécessité comme son antithèse logique ; cette liberté se présente d’abord :

. — comme l’acte pur de la pensée par opposition à sa forme et à sa matière qui ne seraient pas elle ; mais ce prétendu acte pur et premier n’est ni n’existe. Dira-t-on qu’il vaut ? Non plus. Car cette réalité de valeur que les deux autres supposent les suppose à son tour. Sans doute la liberté vaut, mais à condition d’exister et d’être conçue. Cette première idée de la liberté est celle que fournit l’entendement, dans la forme de la nécessité. C’est ce qu’on pourrait appeler la liberté statique ou encore logique.

. — Dans le concret, elle se présente comme l’écart que la réflexion peut toujours saisir entre la matière et la forme de la connaissance à tous ses degrés, celle-ci déterminant toujours plus que celle-là ne donne. En ce sens toute pensée est libre, c’est-à-dire la liberté est dans toute pensée.

. — Cet écart représenté dans sa continuité, ou plutôt le principe qui est conçu comme devant nécessairement réaliser la fusion continue des deux termes, c’est-à-dire combler constamment l’écart entre eux. C’est la spontanéité de la nature (la liberté selon Bson), c’est-à-dire un principe de détermination extérieur ou plutôt inférieur à la pensée (quoiqu’il ne lui soit pas peut-être impénétrable), étranger par conséquent à la liberté, dont il ne peut être que la figure.

2o  Liberté concrète ou en action. — C’est la connaissance de la première, c’est-à-dire le mouvement de la pensée vers elle-même, la réflexion. C’est l’action par laquelle la pensée fait dans une connaissance la distinction de ce qu’elle affirme et de la loi suivant laquelle elle l’affirme, échappant à la nécessité de fait par la connaissance de la forme pure d’où cette nécessité, toujours incomplètement, résulte. C’est ensuite la critique, le doute soulevé sur cette loi ou forme : il est indéfini. En lui la liberté se manifeste on devient au lieu de se saisir comme nécessaire : c’est le contrôle de la pensée sur elle-même, la raison réflexive cherchant à dépouiller ses formes dans la poursuite d’une justification absolue d’elle-même, mais ne pouvant le faire que sous la condition de les rétablir indéfiniment, et creusant ainsi de plus en plus l’abîme qu’elle veut combler, c’est-à-dire la distance du donné au pensé, du fait au droit.

La liberté dans la réflexion est donc l’action de la pensée pour réduire à elle sa propre loi, c’est-à-dire pour la produire sans la présupposer ni rien autre chose ; effort vain : l’idée de l’être est la condition indéfinie d’elle-même et d’autre part la distance que cette action ne peut supprimer entre la pensée et sa loi doit nécessairement être conçue comme supprimée constamment par cela même que la pensée pense, car la réflexion, c’est-à-dire le doute, est une pensée, c’est-à-dire que la même spontanéité de la nature qui saisit l’être dans le donné sensible attache aussi la pensée à l’être dans le moment même où, par le doute, elle s’en détache. L’acte de réflexion ou de liberté n’est donc possible que sous deux conditions, celle-ci supérieure à la pensée, celle-là identique à son affirmation essentielle, et par suite n’est pas l’absolu : c’est-à-dire que le problème, dont le doute réflexif poursuit la solution est toujours résolu en fait, mais ne peut pas l’être en acte, et que par suite la liberté ne peut être conçue comme une action de laquelle l’être et la nature procèdent : cette procession apparente n’est réellement qu’un ordre de valeur, de prééminence[22]

… Pourquoi faut-il que j’avoue qu’il y a de l’être ? Ce ne peut-être, ni parce qu’en fait j’affirme qu’il y en a, ni parce que j’en ai l’idée qui se vérifie à l’infini, ni parce que, à un moment donné, je veux que cette idée ait une valeur absolue, c’est-à-dire, la volonté morale, quoiqu’elle soit la négation de la nature, c’est-à-dire de la nécessité de fait, est cependant possible par elle et peut seule la réaliser complètement. Le détachement de soi, le sacrifice est possible par l’amour pour l’être, non pas abstrait, mais réel, dont l’intelligence saisit la forme seulement et qu’elle présente comme extérieur, comme opposé, irréductible à la nature subjective, mais où [elle] reconnaît son semblable ou plutôt se reconnaît elle-même. L’intérêt que la nature sensible prend à la moralité n’est qu’une expression abstraite qui n’atteint pas le fond même du sentiment réellement éprouvé. S’intéresser au bien c’est s’attacher à son objet qui est autrui. La vie seule est aimée même quand l’amour impose la mort, et on peut dire en un sens qu’il l’impose toujours mais le miracle est que cette mort soit la vie, c’est-à-dire que la joie en sorte.

La vraie liberté est donc la liberté morale, non pas la pure position, c’est-à-dire acceptation, de la loi, mais son accomplissement, c’est-à-dire l’action de cette loi sur la nature par le concours de cette nature.

̃Dieu est l’unité, l’identité de la nature, de la raison, et de la liberté. Il se manifeste liberté morale, libre-raison, amour.

Dieu est esprit, c’est-à-dire pénétration, identité, action.

La vraie liberté, c’est la production de la nature par l’esprit c’est-à-dire surtout par l’amour.

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Preuve morale absolue : Dieu posé à la suite de la réflexion.

L’existence n’est qu’un des trois modes de la réalité existence, être, valeur.

1. – L’existence ne saurait être attribuée à Dieu, car exister c’est être senti, mais l’existence n’est pas donnée par la sensation, elle suppose être entendue, c’est-à-dire être aperçue nécessaire ; autrement dit exister suppose être, suppose l’essence, et le réel de l’existence, du contingent, c’est l’essence, c’est le nécessaire ; mais peut-il être jamais saisi absolument dans le donné sensible ? Non. De là la nécessité qu’il y soit affirmé a priori, c’est-à-dire que l’essence, le nécessaire constitue un ordre à part de réalité. Est-ce celle de Dieu ? (Il n’est pas possible de passer de l’existence à l’essence).

2. – Dieu est-il, c’est-à-dire a-t-il l’être de l’essence, du nécessaire ? Mais il n’est pas non plus absolu, car il est l’abstrait, ou pour mieux dire, le formel, et, 1o  toute forme n’a de réalité que par une matière (donc relative) ; 2o  elle n’est pas donnée nécessaire, ne détermine pas réellement l’esprit. Descartes le reconnaît pour les vérités finies, qui n’entraînent pas l’existence, dit-il, mais, suivant lui, il y en a une seule, l’infinie, qui pose l’existence, posant la nécessité absolue (l’argument ontologique consiste à faire sortir la nécessité de l’infinité, c’est-à-dire de la pure forme de la pensée. Suivant Descartes, la pensée ici serait déterminée absolument).

3. – Le divin dans l’univers, c’est sa valeur, c’est-à-dire son rapport à la liberté. C’est la troisième réalité, principe des deux autres. Rien n’est en définitive que ce que l’esprit veut.

La première expression de Dieu c’est la liberté ; mais la nécessité est inséparable de la liberté, qui la suppose nécessairement, et celle-ci à son tour n’est qu’un rapport qui suppose des termes, dont il est la vérité. Dieu est la liberté ; mais cette liberté n’est pas l’absolu, non plus qu’il n’est l’être ou la nature, puisque ces termes, sont relatifs l’un à l’autre, c’est-à-dire que la nécessité est leur lien commun ; ils ne sont donc que pour l’entendement, c’est-à-dire pour la pensée analytique.

Fera-t-on de cette nécessité et de cette nature le produit de la liberté, seul absolu, et dira-t-on que la liberté préexiste au rapport nécessaire dans lequel elle apparaît avec les deux autres termes ? Mais cette liberté pure est inintelligible, et on ne voit pas comment ce néant aurait produit quelque chose.

Ce mode de pensée qui consiste à expliquer l’être par une cause absolue, c’est-à-dire à transporter dans l’absolu des notions qui n’ont de sens que dans le relatif, est celui de la raison spontanée, simple prolongement ou plutôt achèvement de l’entendement.

Mais la pensée réflexion nous apprend que l’objet, que cette loi de l’entendement et de la raison qui consiste à tout expliquer par la nécessité et par la liberté ou cause première, cherche à exprimer, ne peut être que l’unité (ἕν καὶ πᾶν) ou l’identité.

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En un mot, il n’est pas seulement possible et admissible pour des raisons purement morales, comme le veut Kant, que la réalité en soi du monde soit finalité, esprit : cette conception est nécessaire ; elle est la conception sans laquelle nous ne saurions former et admettre comme certaine celle de l’objectivité du monde en tant que phénomène. L’expérience objective suppose et, recouvre une métaphysique.

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Dieu est l’affirmation de l’identité de l’idéal et du réel. Ce qui est réel dans l’idéal ou son essence, c’est sa forme, c’est-à-dire sa conformité avec la perfection et non sa matière, son contenu empirique. C’est-à-dire qu’il ne peut y avoir d’idéal absolu, que l’idée d’une absolue perfection est contradictoire. En effet l’idéal, la perfection, ne peut être que par son rapport avec l’idée de perfection. Est-ce maintenant dans cette idée que la perfection absolue peut être trouvée ? Non, le parfait ne peut être donné même à titre de pure forme ; car une forme donnée ne peut trouver de garantie en elle-même, mais en suppose nécessairement une autre, à laquelle elle est par suite relative, et ainsi indéfiniment. L’idéal ne consiste donc ni dans une chose, ni dans la conformité d’une chose à une idée, ni dans une idée ; il ne peut consister que dans la pure action qui, renonçant à chercher sa justification dans une série indéfinie de raisons, de même qu’elle a renoncé d’abord à la chercher dans une série indéfinie d’expériences, accepte pratiquement l’idée, c’est-à-dire ne la subit pas seulement, ce qui d’ailleurs ne se peut, car elle n’est jamais déterminante par elle-même, mais va au-devant d’elle. L’idéal ne peut être la loi abstraite de l’action, mais l’action même.

Or l’idéal est ce qui dépasse le réel. Mais dans l’absolu ce réel s’y ramène et inversement.

L’idéal suppose donc trois éléments : une matière, une forme ou règle, une action pure : pour l’intelligence ces trois termes sont nécessairement distincts, mais ils ne peuvent l’être dans l’absolu, et il n’y a ni réalité, ni vérité, ni action pure, si les trois ne se confondent en un aux yeux de la raison ou réflexion, c’est-à-dire si, comme dit Spinoza, en Dieu volonté, entendement et puissance, ne sont une seule et même chose, c’est-à-dire qu’il est à la fois liberté, raison et amour, ou plutôt principe incompréhensible des trois à la fois. Dieu n’est ni liberté, ni raison, ni amour, mais l’incompréhensible identité des trois.

Maintenant, aux yeux de l’entendement, la liberté est première, et les autres en découlent, mais c’est que l’entendement ne peut rien se représenter que sous la forme du développement, de la succession ; mais illusion : l’acte suprême de la réflexion saisit l’identité foncière des trois et leur entregénération réciproque. Vérité de la trinité divine : père, fils, Saint-Esprit, s’engendrent, mais pour l’entendement seul.

90

La certitude est une région profonde où la pensée ne se maintient que par l’action. Mais quelle action ? Il n’y en a qu’une, celle qui combat la nature et la crée ainsi, qui pétrit le moi en le froissant. Le mal, c’est l’égoïsme qui est au fond lâcheté. La lâcheté, elle a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir, c’est la combattre. Toute autre action est illusoire et se détruit. Serions-nous seuls au monde, n’aurions-nous plus personne ni rien à quoi nous donner, que la loi resterait la même, et que vivre réellement serait toujours prendre la peine de vivre.

Mais faut-il la prendre et faire sa vie au lieu de la subir ? Encore une fois, ce n’est pas de l’intelligence que la question relève, nous sommes libres, et en ce sens le scepticisme est le vrai, mais répondre non, c’est faire inintelligible le monde et soi, c’est décréter le chaos et l’établir en soi d’abord. Or le chaos n’est rien. Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir.

Jules Lagneau.
  1. L’auteur de cette publication s’est interdit de grouper ces fragments dans un ordre quelconque. Il s’est conformé au désordre des manuscrits. Cela peut être un obstacle à une lecture rapide et à un examen superficiel, mais non point à la méditation patiente et approfondie dont ces fragments doivent être l’occasion. Un commentaire, que la Revue publiera prochainement, guidera dans ce travail les esprits jeunes et inexpérimentés.E. Chartier.
  2. Il a paru utile de réimprimer, en tête de ces fragments, cette lettre que les lecteurs de la Revue connaissent déjà. Il est indispensable, si l’on veut méditer avec profit les fragments de J. Lagneau, de se pénétrer d’abord des idées fondamentales du Spinozisme, et notamment de la distinction entre la nécessité de fait et la nécessité rationnelle, distinction qui est expliquée ici. E. C.
  3. Voir notamment 63.
  4. (Première rédaction, barrée)… est-ce un bien poursuivi, extérieur à l’essence ? Nullement ; ce n’en est que la pleine possession, la verité entièrement entendue ou mieux aperçue. Elle n’est pas l’œuvre d’une volonté indéterminée, mais le plein effet de l’essence elle-même dans sa vraie nature, c’est-à-dire dans sa dépendance de Dieu. La vertu n’est pas la cause de la béatitude, mais la béatitude est la cause de la vertu.
    Chez Spinoza… etc.
  5. Voir 28 et 34.
  6. Voir 12.
  7. Voir 19 et 29.
  8. Voir 12.
  9. Voir 10.
  10. Voir 79 et 80.
  11. Voir 41 et 44.
  12. Voir 42.
  13. Voir 39.
  14. Voir 61, dont ce fragment semble être la conclusion.
  15. C’est là plutôt l’idée de l’entendement ; celle de la volonté est celle de la disproportion entre toute forme et l’acte (finalité idée de l’être vrai poursuivi) ; celles de la raison et de la liberté sont au-dessus. (Note de J. Lagneau.)
  16. Voir 58.
  17. Conj. E. C.
  18. Non, c’est la liberté dans la volonté, et au-dessus, la vraie idée de la volonté. (Note de J. Lagneau.) – Cette note se rapporte à deux passages des manuscrits. E.C.
  19. V. 77
  20. V. 77
  21. Cette formule se retrouve ailleurs dans les manuscrits.
  22. Plusieurs points dans le manuscrit. E. C.