L’Expédition du Tage
Ce n’est pas en vain qu’on s’est imprégné de l’esprit d’une époque héroïque. Les officiers de 1812 étaient des enfans quand éclata la révolution française. Toute leur éducation s’est faite sous l’influence d’événemens qui, durant un quart de siècle au moins, nous donnèrent le droit incontestable de nous appeler « la grande nation. » Nos revers maritimes ne suffisaient pas à étouffer chez eux l’orgueil dont le cœur de tout Français, à cette époque, était gonflé. On s’en prenait au gouvernement des avocats, à l’anarchie ; on se disait que le retour à la discipline, aux saines traditions militaires, ne pouvait manquer de changer bientôt le cours des choses. La confiance était prête ; le moindre succès devait lui donner l’essor. En ce moment, les Duperré et les Bouvet parurent[1] : une sorte de commotion électrique ébranla la flotte tout entière. Les campagnes de l’Inde furent, pour notre marine si éprouvée en 1798 et en 1805, ce qu’avait été au xvie siècle, pour les flottes chrétiennes de la Méditerranée, la bataille de Lépante[2]. Le prestige anglais s’effaçait peu à peu ; Aboukir et Trafalgar tombaient insensiblement dans l’oubli. Nul n’aurait osé dire, après le combat du Grand-Port : « Les Anglais sont invincibles sur mer. » On ne le pensait même plus. Voilà le nouvel esprit, la nouvelle marine dont la restauration recueillit l’héritage. Elle y ajouta les souvenirs de la grande lutte engagée en 1778, terminée en 1783, et fit de cet assemblage la glorieuse marine qu’elle transmit au gouvernement de Juillet.
La plus lourde faute que nous pourrions commettre serait de vouloir dater notre histoire d’hier. Tant de révolutions ont passé sur notre malheureux pays que la foi politique y a été nécessairement fort ébranlée. Qu’il nous reste au moins le culte de la France ! Quand je compare ma carrière à celle de mon ami Drummond, que j’ai rencontré commander, post-captain, vice-amiral, amiral, après l’avoir connu midshipman, je ne puis m’empêcher de le trouver bien heureux de n’avoir jamais en à servir qu’un seul et même gouvernement. La stabilité est vraiment une belle chose. A défaut de ce présent enviable, le ciel nous a du moins départi une humeur facile, indulgente, douce à nos adversaires. De trop fréquentes secousses ont amorti chez nous la haine du méchant. Le méchant en politique est, — personne ne l’ignore, — celui qui ne pense pas comme nous. Ce n’est pourtant pas assez d’être clément envers les vaincus, il faut aussi être juste. Il n’est pas un de ces pouvoirs si tristement éphémères, pas un de ces gouvernemens que nous avons successivement renversés dans un jour de colère ou dans un jour de folie, qui n’ait consciencieusement cherché, suivant ses lumières, la grandeur et la prospérité du pays remis, par un tour de roue de la Fortune, à sa tutelle.
Les aptitudes d’une nation ne se révèlent pas dès le premier jour. L’Angleterre n’est devenue une puissance maritime que vers la fin du XVIe siècle. Les flottes flamandes lui ont longtemps suffi pour conduire ses armées à l’invasion de la France. S’il ne lui eût fallu défendre ses rivages contre la Grande-Armada, si les richesses du Nouveau-Monde n’eussent allumé les convoitises de ses corsaires, il se serait peut-être passé bien des années encore avant que l’Angleterre songeât à se constituer une marine nationale. Notre marine, à son tour, prit naissance quand l’ennemi séculaire afficha la prétention de faire de la Manche une mer fermée, du domaine colonial un apanage anglais. La restauration reprenait l’une après l’autre les traditions de l’ancienne monarchie ; il eût été surprenant qu’elle ne tentât pas de faire revivre la marine de Louis XIV et de Louis XV, la marine surtout si brillante de Louis XVI. Elle aurait, je le crois, préféré, s’il eût fallu choisir, une grande flotte à une grande armée. Le continent ne l’inquiétait pas ; l’Angleterre lui faisait toujours ombrage. Peu d’années avant la révolution de 1830, on vit tout à coup reparaître dans nos rangs, ou se préparer à y prendre place, la plupart des noms inscrits en 1778 sur les listes du grand corps : les Contenson, les Coriolis, les Maisonneuve, les Morogue, les Charitte. La base de la marine royale en 1830 n’en restait pas moins encore ce que j’ai appelé la marine de 1812.
La restauration voulait que sa marine fût une marine savante. Elle se croyait en droit d’attribuer nos revers aux grossières pratiques des officiers improvisés en 1792, et ne pensait pas que, pour commander les vaisseaux du roi, il suffit d’être « un homme de métier. » La restauration, en un mot, se faisait gloire du souvenir de Borda presque autant que de celui de Suffren. Je ne l’en blâmerai pas. Toute tendance cependant n’est bonne qu’à la condition de ne pas tomber dans l’exagération. Les observations et les calculs astronomiques prirent en quelques années une importance que le sujet ne comportait certes pas. On ne parlait plus que de distances lunaires, et l’avancement semblait en quelque sorte exclusivement promis à celui qui ferait le meilleur usage de son sextant ou de son cercle à réflexion. Un peu plus tard survint la manie des rapports. Des réputations s’établirent sur des dépêches plus ou moins bien tournées. Tout cela n’était pas en soi regrettable, pourvu que tout cela ne devînt pas puéril. Le danger eût commencé le jour où, sacrifiant à de vaines chimères, on aurait cessé de mettre en première ligne a le métier, » c’est-à-dire le grand art de manœuvrer et de combattre. J’ai vu poindre le temps où tout enseigne de vaisseau, assez riche pour payer le cens, allait, si l’on n’y prenait garde, aspirer à devenir député. Confiez donc un quart à d’aussi profonds politiques ! Le capitaine Roussin restera, par la juste proportion de ses aptitudes et de ses ambitions, un modèle achevé du véritable officier de marine. Il a été astronome, hydrographe à ses heures, négociateur, préfet maritime, ministre, représentant de son pays, dans les circonstances les plus délicates : il a mis, avant tout, sa gloire à savoir, mieux qu’un autre, conduire un vaisseau dans un chenal difficile ou au feu.
Le naufrage de la Méduse sur le banc d’Arguin eut, en 1816, un grand retentissement. Il servit de prétexte à une immolation générale. Les « rentrans » se virent à leur tour impitoyablement frappés. On les accusa en bloc d’ignorance. Le procédé est commode ; il a de plus l’avantage d’être assuré d’avance de la faveur publique. Dans ses enthousiasmes comme dans ses dénigremens, la France ne s’arrête jamais à mi-chemin. Pas une voix ne s’éleva d’ailleurs pour défendre le commandant Chaumaret. La seule excuse qu’on pût trouver à la perte de la malheureuse frégate fut toutefois timidement insinuée. Les cartes de cette partie de la côte d’Afrique étaient si défectueuses ! Nommé au commandement de la corvette la Bayadère, le capitaine Roussin fut chargé de les rectifier. Il partit de Rochefort le 20 janvier 1817. L’aviso le Lévrier, commandé par l’enseigne de vaisseau Legoarant, l’accompagnait ; un ingénieur hydrographe, M. de Givry, dépositaire des traditions encore respectées aujourd’hui de M. Beautemps-Beaupré, devait lui prêter le secours de ses connaissances techniques.
Le 17 août, la Bayadère rentrait au port. Au début de l’année 1818, elle reprenait la mer pour mener à bonne fin le travail ébauché dans une première campagne. « J’ai rendu compte au roi, écrivait au commandant de la Bayadère le comte Molé (impassible exécuteur de la rigoureuse épuration qui suivit le naufrage de la Méduse), des deux campagnes successives dans lesquelles vous avez continué jusqu’aux îles de Los les reconnaissances entreprises par le chevalier de Borda en 1776. Ce savant navigateur ne les avait pas prolongées au-delà du cap Bojador. J’ai particulièrement insisté sur les difficultés que présentait l’archipel des Bissagos. L’intrépidité avec laquelle vous avez affronté les dangers d’une pareille expédition, la prudence dont vous avez fait preuve en y échappant et l’infatigable activité qui vous a conduit aux heureux résultats que vous avez obtenus, ont paru au roi dignes des plus grands éloges. Sa Majesté m’a chargé de vous en exprimer sa satisfaction. » Un ministre de Louis XVI n’aurait pas mieux dit. L’hydrographie n’a plus guère de mystères : elle n’en demeure pas moins un des exercices les plus salutaires du marin. C’est par elle qu’on apprend à fixer dans sa mémoire la configuration et le gisement des terres, les alignements qui conduisent le navire, comme si on le plaçait sur un rail, à travers le labyrinthe des aiguilles de granite, des longues battures de roche et des sournoises surprises des bancs de sable.
Le grand titre hydrographique de l’amiral Roussin n’est pas l’exploration à laquelle le comte Molé rendait si justement hommage ; le pilote du Brésil, magnifique levé de 900 lieues de côtes à peu près inconnues, gigantesque travail accompli sur un navire à voiles de l’année 1810 à l’année 1821, assigne au commandant de la Bayadère un rang bien plus exceptionnel encore parmi les officiers qui se sont voués à ces utiles et périlleux travaux. S’il ne s’agissait que d’un officier ordinaire, je pourrais insister davantage : pour un homme qui a sa place marquée aux pages les plus honorables de notre histoire, de pareils services se perdent dans le nombre. On aurait sans doute mauvaise grâce à les passer sous silence ; ce n’est pourtant pas l’hydrographe qui sauvera la mémoire de l’amiral Roussin de l’oubli ; ce n’est pas même le diplomate habile et prévoyant : ce sera l’homme de guerre. Les lauriers conquis dans le Tage sont les seuls qui ne se faneront jamais.
Au mois de juillet 1821, le capitaine de vaisseau Roussin repartait pour le Brésil, à la tête d’une division navale composée de la frégate l’Amazone qu’il montait, de la corvette l’Espérance du brick, le Curieux et de la goélette la Lyonnaise. Au mois de septembre de la même année ; il reçoit l’ordre de passer, avec l’Amazone, dans la mer du Sud. Les frégates la Clorinde, commandée par le capitaine de Mackau, la Pomone, confiée au capitaine Fleuriau, sont déjà en observation dans les ports du Chili : elles se rangeront, dès son arrivée, sous ses ordres. « La mission ostensible, a écrit le baron Portal dans ses remarquables mémoires, était de faire des reconnaissances et des vérifications hydrographiques ; le but réel et secret, d’étudier ce qui se passait, de cotiser avec Bolivar et de nous préparer au rôle que nous aurions à jouer. » La situation de cette division lancée audacieusement au-delà du cap Horn fut pendant un instant assez critique. L’Angleterre, toujours prête à régenter le monde, semblait vouloir s’opposer à notre intervention en Espagne ; comme elle nous menaça plus tard de s’opposer à notre expédition d’Alger. Le commandant Roussin opéra sa retraite vers les mers d’Europe sans attendre les instructions, ne prenant conseil que des circonstances, et montrant pour la première fois cet esprit de décision qui le marquait d’un cachet à part. Sa conduite fat approuvée : on l’en récompensa, le 17 août 1822, par le grade de contre-amiral.
Un contre-amiral de quarante-un ans ! cela ne se voit pas souvent aux jours où nous sommes. Même après le sanglant et magnifique combat livré par l’Aréthuse[3], le 7 février 1813, combat qui, au dire de Decrès, « laissait bien loin derrière lui celui de la Belle-Poule en 1778, celui de la Nymphe en 1780, et tous les autres qui ont eu plus ou moins de célébrité, » la promotion de Bouvet au grade d’officier-général paraîtra encore au trop scrupuleux ministre « prématurée. » Bouvet n’a que trente-huit ans ! On se contentera de le nommer officier de la Légion d’honneur. En 1822, Bouvet est toujours capitaine de vaisseau. Serait-il, par hasard, astronome insuffisant ? Rédigerait-il mal ses rapports ? Nous savons cependant par le précis de ses campagnes, opuscule excellent qu’il publia en 1840, que la plume en ses mains eut, quand il le fallait, toute la vigueur de sa vaillante épée. Les César, les Napoléon, les Bugeaud, n’ont pas mieux écrit. Bouvet était de leur école. L’étrange oubli dont le capitaine de la Minerve, de l’Iphigénie, de l’Aréthuse fut victime, demeure donc, à mes yeux, inexplicable. « Je pense, j’affirme et je l’ai dit sans cesse à qui l’a voulu entendre, s’empresse de lui écrire l’amiral Roussin lorsqu’il apprend, pendant une relâche à Rio-Janeiro, la promotion du 17 août 1822, que vous êtes le premier officier de la marine de France. J’ai plus appris, pendant les dix mois que j’ai été votre second, que dans tout ce que j’ai vu ailleurs. Je n’ai jamais cru possible de me voir avant vous sur une liste… Vous m’avez fait croire que les belles actions étaient faciles en me montrant combien elles paraissaient vous coûter peu. J’ai tâché de vous imiter, mais je n’en ai en que le désir : les occasions m’ont manqué. Vous, qui les avez trouvées et si glorieusement saisies, combien n’êtes-vous pas au-dessus de moi ! Je l’aurais appris cent fois par les étrangers si je n’en étais convaincu. Les Anglais, cher Bouvet, vous rendent une haute justice, et j’ai en souvent l’occasion de me glorifier de vous avoir eu pour mon chef, de pouvoir aujourd’hui vous nommer mon ami. » Que pensez-vous de ce second et de ce capitaine ? Vous étonnerez-vous encore qu’on soit fier d’être marin, quand la marine a produit de tels hommes ?
Rentré en France le 31 décembre 1822, le contre-amiral Roussin arborait de nouveau son pavillon sur la frégate l’Amphitrite, le 6 juillet 1823. Il ne réclamait pas de repos ; on trouvait tout naturel de ne pas lui en accorder. Sur l’Amphitrite et sur l’Amazone, qui lui fut bientôt rendue, coursier fidèle dont il connaissait les allures, Roussin prit part aux grandes manœuvres de l’escadre d’évolutions rassemblée sous les ordres d’un illustre maître, le vice-amiral baron Duperré. La campagne fut courte : commencée le 6 juillet, elle se termina le 27 septembre.
Une période de loisir s’ouvrait enfin. Durant quarante-deux mois et vingt-sept jours, le contre-amiral Roussin ne fut plus qu’un homme de bureau. Il n’y a que les capitan-pachas qui commandent toute leur vie. Il est vrai que leur vie est souvent abrégée lorsqu’ils cessent de plaire. Ne nous plaignons donc pas trop de notre sort. A l’exemple de l’Angleterre, la France créait, le 21 août 1824, un conseil d’amirauté. On espérait, grâce à cet expédient, pouvoir se dispenser de chercher dans la marine même le ministre à qui l’on confierait la conduite de ses destinées. Grande illusion, suivant moi ! La responsabilité, quelque détour qu’on prenne pour en alléger le fardeau, ne se partage pas. « Le conseil d’amirauté entendu, » des décisions de la plus grave importance furent prises dans l’espace de quelques années. Préfectures maritimes, équipages de ligne, vaisseau-école pour l’instruction des aspirans, ordonnance du 27 octobre 1827 sur le service à la mer, sortirent presque à la fois des élucubrations qui aspiraient à reprendre en sous-œuvre la vieille maison édifiée par Colbert. On a beaucoup pâli, même en des temps récens, sur l’organisation du service des arsenaux. Je n’y attache, pour ma part, qu’un très médiocre intérêt. Les mesures réellement fécondes, mesures que l’on doit à deux règnes différens, sont, à mon sens : l’institution des écoles de spécialités et la constitution encore solide et vivace de la maistrance navale. Le contre-amiral Roussin, — c’était la plus haute marque d’estime et de confiance que le gouvernement de la restauration pût lui donner, — fut appelé, dès la création du conseil d’amirauté, à en faire partie. Si l’organisation qui nous régit encore a quelque valeur, le contre-amiral Roussin serait assurément en droit de revendiquer l’honneur d’avoir, plus que tout autre, contribué à la fonder. Je ne regretterai cependant pas pour sa gloire que ces fonctions administratives ne se soient pas prolongées outre mesure. L’amiral, dans mon humble opinion, avait un meilleur emploi à faire des rares qualités que onze années de service actif achevèrent, de 1817 à 1828, de mûrir.
En 1827, la capture de sept bâtimens français arrêtés, à l’embouchure de la Plata, par les forces brésiliennes, en vertu de doctrines que la France n’a jamais admises, fit naître entre l’empereur don Pedro Ier et le gouvernement français un conflit sérieux. Pendant des mois entiers, la diplomatie s’efforça en vain d’aplanir le différend. Il fallut se résoudre à une démonstration armée. Le contre-amiral Roussin fut placé à la tête d’une division navale composée du vaisseau le Jean-Bart, des frégates la Terpsichore, la Nymphe, l’Aréthuse, la Magicienne, des corvettes l’Isis et la Railleuse, des bricks-avisos l’Iris et le Cygne. L’amiral arbora son pavillon sur le Jean-Bart le 25 avril 1828. Au mois de mai, il quittait le port de Brest. La route du Brésil lui était familière. On ne savait pourtant pas encore que, pour couper la ligne, en d’autres termes, pour sortir du fameux et lugubre « pot au noir, » il vaut mieux ne pas se laisser intimider par l’exemple de Cabrai, qui découvrit le Brésil malgré lui. S’opiniâtrer, dans la crainte des courans équatoriaux, à suivre le long de la côte d’Afrique « la route des Portugais, » est une mauvaise tactique. En s’abandonnant, au contraire, aux vents variables qui règnent sous l’Equateur, en prolongeant franchement sa bordée vers le continent américain, on ne tarde pas à retrouver un ciel clair et le régime régulier des alisés. Cette confiance ne nous a été inspirée que depuis une trentaine d’années par le succès de quelques capitaines américains. La route des Portugais, recommandée encore par « le pilote du Brésil, » retint assez longtemps, le Jean-Bart dans des parages où les grains sont fréquens. Un de ces tourbillons soudains, difficiles à prévoir, surprit le fier vaisseau toutes voiles déployées, les cacatois en tête de mât, et lui coûta la perte de sa grand’vergue. L’accident me fut plus d’une fois raconté par de vieux matelots, durant les quarts de nuit, sur le gaillard d’avant de l’Aurore. L’amiral Roussin le supporta sans humeur et le répara si promptement, que sa traversée en fut à peine allongée. Le 5 juillet, il arrivait devant l’entrée de Rio-Janeiro.
Sans perdre un instant, sons s’amuser à parlementer avec les forts qui le hèlent, il franchit tout d’un trait les formidables passes hérissées d’artillerie. Duguay-Trouin lui a donné l’exemple, et pourtant Duguay-Trouin, s’il eût pu voir les fortifications nouvelles sous lesquelles l’escadre en branle-bas de combat et mèches allumées défile, n’aurait pu s’empêcher d’applaudir à tant d’audace. Les canonniers des batteries, pris à l’improviste, hésitent, attendent des ordres : vaisseau-frégates, corvettes, bricks, toute l’escadre, conduite par le Jean-Bart, est déjà hors de portée. Roussin va jeter l’ancre à 600 mètres des quais de la ville. Dès ce moment, il était maître de la position. Il salue le pavillon brésilien : le salut lui est rendu coup pour coup. Il demande une audience à l’empereur : l’audience lui est sur-le-champ accordée. En quelques jours, l’intelligence se trouve rétablie entre les deux pays. Au mois de septembre 1829, l’escadre rentrait à Brest. Le 15 septembre, l’amiral, pacifiquement victorieux, amenait son pavillon.
« Le roi, lui écrivait, le ministre de la marine, a remarqué la manière franche et hardie dont vous avez débuté sur la rade de Rio-Janeiro, en venant mouiller devant cette ville, prêt à vous conduire en ami ou en ennemi, suivant les circonstances. Vous avez eu, aussitôt après, une heureuse inspiration en brusquant votre première entrevue avec l’empereur don Pedro. Il n’est pas douteux que cette démarche n’ait aplani, tous les obstacles. Ainsi, monsieur le contre-amiral, vous avez amené, par votre attitude, la solution d’une difficulté qui intéressait essentiellement notre commerce, et vous avez fait consacrer pour l’avenir un principe important de droit maritime, principe qu’à l’exemple de l’Angleterre, le Brésil n’avait pas voulu jusque-là reconnaître. Il n’a point échappé au roi qu’étant à la tête de forces suffisantes pour détruire, s’il l’eût fallu, celles que la marine brésilienne aurait pu vous opposer, vous avez su résister au désir, si naturel chez les Français, de triompher les armes à la main, et que vous avez préféré parvenir au même résultat d’une manière également honorable pour le pavillon de Sa Majesté, sans sacrifier aucun des bâtimens ni des marins qu’elle avait mis à votre disposition ; sans rompre les liens d’amitié qu’il importe à la France de conserver avec la seule monarchie qui existe en Amérique. »
Le contre-amiral Roussin était déjà baron : le roi voulut le nommer gentilhomme de sa chambre. Je ne dirai pas avec un des biographes de l’amiral : « Cette faveur, il ne l’avait assurément pas sollicitée ; il se montra même fort contrarié quand il apprit que le roi l’avait élevé à une distinction qui ne s’alliait ni avec les habitudes de sa vie ni avec son caractère. » J’aime à croire, au contraire, qu’il en fut très flatté.
« On ne prête qu’aux riches, » affirme le proverbe. Le contre-amiral Roussin devait l’éprouver. A peine était-il l’objet de l’attention du monarque qu’une ambition, dont il lui était bien permis de caresser secrètement la pensée, mais dont il n’eût jamais peut-être osé risquer l’aveu, se trouvait tout à coup satisfaite. Le 25 janvier 1830, l’Académie des Sciences l’appelait dans son sein par 49 suffrages sur 52 votons. Que de fois j’ai accompagné l’élu reconnaissant de l’Institut jusqu’aux portes du palais où tant d’illustrations se plaisaient à lui faire fête ! Que de fois je l’en ai vu revenir heureux et pour ainsi dire rajeuni ! C’était au temps où ses forces, prématurément affaiblies, lui annonçaient déjà l’inévitable déclin. Il oubliait tout, les affaires, les soucis, les souffrances, dès l’instant où il pénétrait dans ce temple serein de la science et de la sagesse.
Je vais anticiper sur les événemens : le moment cependant ne saurait être mieux choisi pour montrer les sentimens qui l’animaient envers une compagnie dont les membres ont tant fait pour la gloire de la France. L’entrée du Tage a été forcée : il a écrit au ministre, il a écrit à sa femme, il a écrit à sa mère. Maintenant il s’adresse au président de l’Académie des Sciences : « Monsieur le président, lui dit-il, ce n’est pas sans un peu de défiance que je prends la liberté de vous écrire. Privé depuis dix mois de la société de confrères qui commandent au plus haut degré mon attachement et mon respect, une si longue absence m’a sans doute effacé de leur souvenir : le leur m’est toujours présent, et j’éprouve souvent le désir de le leur dire. Une circonstance de quelque intérêt m’encourage : je me suis flatté qu’elle servirait de passeport à l’hommage de mes sentimens pour l’Académie. A la faveur du léger bruit qui lui parviendra de Lisbonne, j’espère qu’elle distinguera avec bonté le nom d’un de ses membres. C’est dans cette confiance que je vous adresse ces deux mots. Veuillez, monsieur le président, y voir l’expression de l’affection respectueuse que je porte âmes confrères et dont je vous prie de vouloir bien être l’interprète auprès d’eux. »
En 1830, la vieillesse ennemie n’approchait pas encore du vaillant officier-général. Le contre-amiral Roussin était alors dans toute la force, dans toute la verdeur de sa maturité. L’avenir s’ouvrait devant lui rempli de promesses : la révolution de juillet vint brusquement fermer ces perspectives. Par bonheur, je l’ai déjà dit plus haut, si notre pays a connu, depuis l’année 1789, bien des périodes troublées, ces vicissitudes politiques, en se multipliant, ont, comme d’autres fléaux, notablement perdu de leur venin. Le gouvernement sorti des barricades ne fit de victimes que parmi ceux qui mirent leur honneur à réclamer ce rôle. Était-ce bien au moment où la flamme menaçait de gagner toute l’Europe, où la guerre étrangère semblait, pour mille motifs, prochaine et inévitable, qu’un officier de quelque valeur eût pu songer à se réfugier dans la retraite ? Ni l’amiral Duperré, ni l’amiral Roussin, ni l’amiral de Rigny, ni l’amiral de Mackau, n’apprécièrent ainsi leur devoir. Ils ne sortirent pas de nos rangs. Tout bon Français en remerciera le ciel.
Au mois de novembre 1830, le contre-amiral Roussin était appelé, en qualité de préfet maritime, à prendre la direction de notre plus important arsenal, du port de Brest. Il y trouva le choléra et l’émeute, fit avec une égale énergie face aux deux calamités, mérita les bénédictions du peuple et l’estime de tous les gens de bien. Une ordonnance du 26 avril 1831 le nomma grand-officier de la Légion d’honneur. Moins d’un mois après, il était investi du commandement des forces navales destinées à exiger du gouvernement portugais « réparation des injustices dont les Français établis à Lisbonne avaient à se plaindre. »
« Le monde est bien malade, monsieur l’amiral, » disait le roi Jean VI à mon père, qui, revenant de la Mer du Sud, lui était, en 1819, présenté au Brésil. En quel temps le monde n’a-t-il pas été malade ? Il semblerait vraiment que notre génération ait été la seule à souffrir des agitations auxquelles il a plu au ciel de livrer l’esprit humain. A toutes les époques de l’histoire, il y a eu des satisfaits et des mécontens, des riches et des pauvres, des enfans gâtés et des déshérités. Ne cherchons pas ailleurs, de quelque beau nom qu’on les décore, le secret des aspirations qui troublent de temps à autre les situations acquises, ne prétendant pas au fond autre chose que substituer une couche sociale à une autre. On ne peut toutefois méconnaître la profondeur de la leçon que Joseph de Maistre donnait du même coup aux gouvernans et aux gouvernés : « Je voudrais, disait-il, pouvoir me placer entre les peuples et les rois ; dire aux peuples : les abus valent mieux que les révolutions ; et aux rois : les abus mènent aux révolutions. »
il existait de nombreux abus dans les vieilles monarchies. Je n’ai pas, ce me semble, à le prouver ; la chose est généralement admise. La période de réaction qui suivit la chute de l’empire rendit, par une pente naturelle, ces abus à la fois plus audacieux et plus crians : l’esprit de discussion qu’avait éveillé la révolution française les rendit plus difficiles à supporter. Au commencement de l’année 1820, l’Espagne se soulève ; au mois de septembre, le Portugal réclame à son tour une constitution. Chassé du Brésil par une insurrection inattendue, le roi Jean VI vient, sur ces entrefaites, reprendre, le 3 juillet 1821, le gouvernement de ses états de terre ferme. Quel chemin ont fait les idées depuis le jour où le plus débonnaire des souverains évacuait Lisbonne pour y céder la place à l’armée de Junot ! Ce ne sont plus les Portugais du 29 novembre 1806 que l’héritier de la maison de Bragance retrouve ; c’est tout un peuple en proie aux passions jusqu’alors contenues, qui, pendant quinze années, ont couvé sous la cendre. Le mot de l’empereur François à la diète de Hongrie est plus vrai que jamais : Totus mundus stulticital et vult habere constitutiones novas. L’Europe en démence ne rôve qu’institutions nouvelles. Le bon Jean VI s’accommoderait assez volontiers d’un régime qui appelle des chambres, des ministres, au partage de la responsabilité royale. Il n’a pas, comme tant d’autres souverains, la fureur de gouverner par lui-même ; il se contentera fort bien de régner.
La fierté de la reine ne se soumet pas aussi aisément ; la reine s’indigne à la seule pensée d’un compromis, qui n’est à ses yeux qu’une abdication déguisée. Jean VI a deux fils. Le ciel les a faits d’humeur très différente. L’un d’eux, l’aîné, a l’esprit libéral : il est resté au Brésil, où il règne, depuis le départ de son père, sous le nom de don Pedro Ier. Le second, don Miguel, a gardé pour sa part tous les instincts despotiques de la race. Il aspire ouvertement, sans vouloir prendre la peine de s’en cacher, au trône de Portugal, quand la mort de son père rendra ce trône vacant. Le 10 mars 1826, Jean VI trouve enfin dans la tombe le repos qu’il n’a jamais connu sur la terre. Don Miguel, après maintes péripéties, voit réaliser ses espérances : il est roi. L’absolutisme avec lui a repris l’avantage ; le Portugal se remet hardiment en marche pour remonter, si la chose est encore possible, le cours des siècles. Don Miguel ne croit pas la tâche au-dessus de ses forces et de son courage. Un nouveau coup de tonnerre éclate : la révolution s’est rendue maîtresse de la France. Que tous les souverains se tiennent sur leurs gardes ! Le fils de Jean VI reste un instant atterré. Sa nature l’emporte : il combattra la contagion par le fer et le feu. La révolution de 1830 lui est apparue comme un sacrilège ; la majesté des rois est intéressée à la proscrire et à la détester. Tels sont ses sentimens ; il n’en fait pas mystère. La déportation, les emprisonnemens, les amendes, la flagellation en place publique, infligés aux français sous le moindre prétexte, ne sont à ses yeux que l’expiation du grand attentat que son cœur abhorre. Il y allait de l’honneur, de la sécurité même du gouvernement de Juillet, de ne pas laisser de semblables offenses impunies.
Les négociations demeuraient infructueuses. Pouvait-il en être autrement ? L’envoi d’une force navale devant le Tage fut résolu. L’Angleterre ne s’y opposait pas ; tout un parti dans ce parlement, où l’on a vu se manifester tour à tour des sympathies pour les causes les plus diverses, semblait même nous y encourager. L’Angleterre libérale, elle aussi, avait eu ses craintes ; la révolution de juillet les dissipa ; il ne lui paraissait pas bon qu’on mit au ban de l’Europe la seule monarchie qui voulût se modeler à son image. Le gouvernement de juillet était donc assuré d’avoir le champ libre.
La démonstration armée fut, au début, restreinte, la force employée peu considérable. Le blocus du Tage fut déclaré. Une division, placée sous les ordres du capitainerie vaisseau de Rabaudy, — encore un officier de la Sémillante[4], — eut mission de le maintenir. Cette division ne se composait que de la frégate la Melpomène et de quelques corvettes. Plusieurs navires de commerce portugais se virent brusquement arrêtés en mer. Le commandant de Rabaudy les expédia sur Brest. Le dommage n’était pas sérieux ; le gouvernement de don Miguel n’en tint compte. Il fallut se résoudre à vaincre sa résistance par une agression plus directe et plus imposante. L’armement d’une escadre fut prescrit au port de Toulon. Le contre-amiral Hugon conduirait dans les eaux du Tage les forces réunies dans la Méditerranée ; le contre-amiral Roussin, — le souvenir de Rio-Janeiro le désignait d’avance, — viendrait prendre, avec la direction supérieure des affaires, le commandement en chef de l’escadre de Toulon en même temps que celui de la division de blocus. Il arborerait à Brest son pavillon à bord du vaisseau de 90 canons le Suffren, magnifique navire construit, sur un plan entièrement nouveau, par un ingénieur de grand mérite, M. Leroux. Quand la triple jonction serait accomplie, la flotte d’opération ne compterait pas moins de quinze bâtimens : sis vaisseaux de ligne, — je les nomme suivant le rang d’ancienneté des capitaines, — le Marengo, commandant Maillard de Liscourt ; l’Algésiras, commandant Moulac ; la Ville-de-Marseille, commandant de la Susse ; le Suffren, commandant Trotel ; l’Alger, commandant Leblanc ; le Trident, portant le pavillon du contre-amiral Hugon, commandant Casy ; — cinq grandes frégates : la Pallas, commandant de Forsans ; la Melpomène, commandant de Rabaudy ; l’Indépendante, commandant Couhitte ; la Sirène, commandant Charmasson ; la Guerrière, commandant Kerdrain ; — deux corvettes à gaillards : l’Églé, commandant Rafy ; la Diligente, commandant Caribou ; — deux bricks de 16 : le Hussard, commandant Thoulon ; l’Endymion, commandant Nonay.
L’effort témoignait encore une fois de la renaissance de notre marine. Après Navarin, Alger ; après Alger, le Tage. La France reparaissait sur les mers dans tout son éclat. Qu’eût-ce été si les bouleversemens politiques l’avaient épargnée ! Les navires étaient excellens ; les capitaines avaient tous fait la guerre, — la grande guerre. — L’amiral de Rigny venait, dans le Levant, de les retremper à son école. Ils unissaient la vigueur de 1812 aux habitudes de bonne tenue et de régularité contractées dans la longue fréquentation des marines étrangères.
« L’affaire dont il s’agit, écrivait, le 3 mai 1831, à M. le comte d’Argout, ministre de la marine, le général Horace Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères, est exclusivement française. En conséquence, le commandant des forces navales doit s’abstenir avec le plus grand soin, d’y mêler toute espèce de question relative à la situation intérieure du Portugal. Il doit rester entièrement étranger à toute intrigue directe ou indirecte contre le gouvernement de ce pays. » Instructions prudentes, à coup sûr, mais instructions tenues de rester avant tout secrètes : l’opinion publique ne les aurait pas ratifiées. L’opinion, en 1831, était acquise à tous les insurgés ; elle entendait formellement réserver ses applaudissemens et son approbation aux faits d’armes qui feraient sauter un trône.
L’ordre de départ expédié de Paris parvient à Brest le 9 juin au soir. Le Suffren venait d’arriver de Cherbourg. Si le vent eût été favorable, l’amiral fût parti dès le lendemain. Les navires à voiles, par malheur, sont obligés de compter avec le vent. Les impatiences, les anxiétés commencent. Je vais raconter l’histoire d’une grande responsabilité ; je désire que ce soit une leçon profitable pour nos futurs officiers-généraux. Mon admiration pour l’entrée de vive force d’une escadre française dans le Tage est chez moi un héritage de famille. Mon père avait le jugement sûr, parce qu’il avait le cœur élevé : une basse jalousie n’effleura jamais son âme. Je l’ai entendu maintes fois déclarer que cette affaire, au fond peu sanglante, était un des plus beaux faits d’armes, sinon le plus beau, qui ait, dans les temps modernes, illustré nos fastes maritimes. Il m’a fallu étudier de près les difficultés de l’entreprise pour me rendre un compte bien exact des motifs qui inspiraient à mon père cet enthousiasme, au premier abord excessif. La lumière ne s’est faite que peu à peu dans mon esprit : elle est devenue éclatante quand j’ai connu par ma propre expérience ce que comporte de doutes une grave résolution à prendre. Vaincre, quand on s’y trouve en quelque sorte contraint par les circonstances, a été le lot de plusieurs ; aller volontairement au-devant de l’épreuve, s’exposer au désastre pour conquérir la gloire, n’appartient qu’à la race des Roussin, des Nelson et des Suffren.
« Je suis établi sur le Suffren depuis hier, écrivait le 9 juin au matin l’amiral Roussin. Depuis vingt-quatre heures, les vents sont au sud-ouest, le baromètre bas. Je ne suis jamais allé à Lisbonne, et je le regrette fort, car c’est un grand avantage en toute chose que d’avoir vu. Les hostilités sont commencées. Si les Portugais ont un peu de sens, ils défendront l’entrée du Tage. D’où il faut conclure d’abord l’absence de pilotes, si ce ne sont des pilotes arrêtés en mer et, par conséquent, peu sûrs. » Le 11 juin, il a pris connaissance des dépêches du ministre. Il répond par le télégraphe : « Deux heures après la réception de vos dépêches, toute communication du Suffren avec la terre a été interrompue. Le vaisseau n’a plus qu’à filer son corps mort. Le vent, qui avait passé à l’ouest dès le 8, souffle encore de cette partie avec force. Il est impossible d’appareiller. Soyez sûr que je saisirai le premier instant favorable. » Il le disait et il devait, non pas seulement tenir parole, mais trouver favorable un instant qui, dans l’opinion de tous les marins, ne l’était pas.
Les ordres du ministre deviennent d’heure en heure plus pressans. Voici le nouvel avis qui, parti de Paris le 15 juin, à une heure trente minutes du soir, sur les ailes du télégraphe, parvient le même jour à Brest, à quatre heures quarante-cinq minutes de l’après-midi : « A la suite d’une révolution, l’empereur et l’impératrice ont été forcés de quitter le Brésil. Ils viennent de relâcher à Cherbourg sur une corvette anglaise. Cela peut amener quelques changemens à Lisbonne : cependant partez. Je vous enverrai, s’il y a lieu, des instructions supplémentaires par la Guerrière. »
Partir ! Le 12 juin, « le vent est toujours grand frais de sud-ouest. » Le 13 juin, « il souffle de l’ouest-nord-ouest. » Dans la nuit « calme plat. » Le 14, « faible brise d’ouest-sud-ouest : grande marée. » Il était autrefois de règle à Brest de ne jamais tenter de franchir le goulet, — à moins qu’on n’eût tout à fait vent sous vergue et une brise bien établie, — en plein jusant. La marée est sans doute d’un puissant secours pour s’élever au vent, quand le vent est contraire ; seulement, si l’on s’échoue, pendant que la mer baisse, on peut se considérer comme perdu. La roche Mingan est, dans ce cas, bien autrement à craindre que les rochers de Scylla ou que le gouffre de Carybde. Le vaisseau le Golymin y a disparu ; la frégate l’Aurore a failli y rester. D’un autre côté, vouloir refouler à la fois le flot, courant contraire, et le vent, n’est tentative permise qu’à la vapeur. Une frégate, une corvette, un brick, auraient été enchaînés au mouillage. Qu’attendre d’un vaisseau de 90 canons, tout frais échappé du port, avec une maistrance inconnue et un équipage novice !
Un de ces coups de bascule familiers au régime parlementaire a remplacé au ministère de la marine le comte d’Argout par le vice-amiral de Rigny. « Mon général, écrit, le 14 juin, au nouveau ministre, l’amiral dont la résignation se trouve mise à si rude épreuve, la plus insupportable contrariété semble s’attacher à nous. Les vents d’ouest continuent depuis le 8 au matin, sans qu’il y ait eu un seul moment d’espoir de les voir cesser. Tous les meilleurs pilotes du pays sont à bord : ils sont unanimes sur l’impossibilité de sortir, tant que ce temps durera. Je vois avec désespoir le temps s’écouler. Je sais, par votre dépêche d’hier, que l’escadre de Toulon est partie le 9. Nous sommes ici, les amarres à la main, depuis quatre jours. Rien ne peut exprimer mon impatience et mon chagrin. L’idée que cette contrariété peut faire manquer la mission m’est horrible. C’est le 8 que la nuaison de douze jours de vent de nord-est a cessé, c’est-à-dire précisément vingt-quatre heures avant l’arrivée de votre estafette. Depuis ce moment, il n’y a même pas en l’apparence d’un temps favorable. »
La plainte est ici contenue : l’amiral tient à garder le ton qui convient à une dépêche officielle. Avec ses amis, il donnera un plus libre cours à sa bile. Nous verrons mieux ainsi à quelles épreuves le commandement en chef peut soumettre une âme inquiète, une âme soucieuse ou plus haut degré de la moindre ombre qui ternirait sa réputation. L’amour-propre, je l’ai déjà dit et je l’ai toujours pensé, est le grand ressort de la machine humaine. Sans lui, les rouages, paresseux par nature, s’endormiraient. Que de souffrances pourtant dans cette tension continue de l’esprit vers l’approbation des Athéniens ! Combien le sentiment de la responsabilité s’en aggrave ! Jamais cœur ne fut plus épris de la gloire que celui de l’amiral Roussin. Ministre de la marine en 1840, « il fut, nous apprend un de ses biographes, atteint d’une débilité dans les jambes, résultat des fatigues de mer, du travail de cabinet et d’une chute malheureuse. » Non ! ce n’est pas la fatigue, ce n’est pas le travail, ce n’est pas l’accident qu’on en veut rendre responsable, qui troubla si profondément le système nerveux de l’illustre amiral. Il s’était, — qu’on me passe l’expression, — dévoré toute sa vie : l’horloge ne pouvait résister indéfiniment à ces vibrations constantes ; elle perdit peu à peu l’équilibre. Les âmes froides sont heureuses. Peut-on dire qu’elles soient aussi bien préparées aux grandes choses que les âmes qui tressaillent involontairement au moindre appel ? Les phrénologistes ont voulu distinguer l’orgueil de l’approbativité. L’orgueil se contente de sa propre approbation ; l’approbativité a besoin de celle des autres. Est-ce de l’orgueil, est-ce de l’approbativité que vous découvrirez dans la lettre tout intime que je vais ici transcrire ?
Le 15 juin 1831, l’amiral Roussin écrit à son ami le baron Tupinier, ingénieur éminent, administrateur de premier ordre, à qui le cousin germain de mon père, le vicomte Jurien, a, depuis l’année 1827, abandonné de son plein gré la direction des mouvemens et du matériel au ministère de la marine : « Mon cher ami, lui dit-il, avez-vous quelques sentimens de pitié dont vous ne sachiez que faire ? Accordez-les à un malheureux qui, eût-il tué père et mère, n’aurait pas mérité les tribulations que j’endure depuis sept jours. Vous figurez-vous ce malheureux enfermé entre quatre planches depuis le 9 du mois, l’œil et l’âme attachés à la girouette maudite qui vient sans fin et sans cesse du sud-ouest ? Comprenez-vous un homme dans ma position, cloué sur la rade par l’inexorable vent d’ouest ? Jamais il ne m’est arrivé pareille chose ; aussi en suis-je bouleversé et malade. Après une série de douze jours de vent de nord-est, il est trop naturel d’en avoir des contraires ; mais il faudrait pour se résigner qu’il ne fût question que d’un voyage à Constantinople. Quinze jours plus tôt ou plus tard n’y feraient rien. Mais ici ! Je sais que l’escadre de Toulon est partie le 9 ; que les Portugais perdent leurs bâtimens de commerce ; que l’heure de don Miguel est sonnée ; que don Pedro est arrivé en France. Mille événemens peuvent s’ensuivre. Par quelle fatalité faut-il que je sois retenu ! Impossible d’appareiller. Depuis le 8, vent d’ouest opiniâtre et forcé : il n’y a nulle chance de bouger un vaisseau. Patience donc jusqu’à la mort ! Quand elle viendra, je serai bien maigre, car à la lettre j’enrage. Nuit et jour, nous sommes aux aguets. Que le moindre jour se présente, je m’y jetterai pour tâcher de réparer le temps perdu. Faites des vœux pour moi, mon cher ami ; jamais je n’en ai en tant besoin. Je vous embrasse bien affectueusement. » Clytemnestre, tremblez pour votre fille ! Si le vent ne doit changer qu’à ce prix, on l’immolera.
O Nelson, votre grande âme n’eût-elle pas compati à ces souffrances morales ? Ne les avez-vous pas maintes fois éprouvées ? Ne vous auraient-elles pas prématurément ravi à la terre, si la balle du Redoutable n’eût pris les devans ? Les dieux cependant se sont laissé toucher. Nous trouvons ce post-scriptum à la lettre que je viens de reproduire : « 15 juin, huit heures du soir : Renfort de vent de sud-ouest. Déluge de pluie. — Tempête ; — A demain ; » C’est la crise : espérons.
« Le 16 juin, écrit au ministre l’amiral affranchi par un coup d’audace de ses entraves, le vent d’ouest me parut maniable ; le baromètre ne baissait pas ; la saison n’était pas rigoureuse : je fis appareiller à sept heures du matin. Nos efforts réussirent. Le vaisseau ne manqua pas une seule évolution. A dix heures du soir, sur notre trente et unième bordée depuis le départ de la rade, nous doublâmes Ouessant. »
Trente et un viremens de bord dans l’Iroise, trente et une évolutions de jour et de nuit, au milieu de tant de rochers et d’écueils, à une époque où le phare de Saint-Mathieu éclairait seul les passes, ce n’est pas, on en conviendra, une entrée en campagne ordinaire. Il n’y a que mon ami, le commandant Grasset, — aujourd’hui contre-amiral, — qui ait renouvelé ce tour de force, mais il l’a renouvelé sur une frégate. Et puis tout le monde n’a pas le coup d’œil et le sang-froid du capitaine de la Résolue !
Que l’amiral Decrès avait donc raison quand il écrivait : « Désignez-moi, pour commander la Gloire, un officier qui revienne de l’Inde ! » J’aurais pourtant préféré encore, si j’eusse été le ministre de l’empereur, un officier revenant de la Manche ou de la Mer du Nord. Voilà, suivant moi, la grande ; la bonne école ! Ma voix, depuis seize ans, crie dans le désert : on était trop occupé du Tonkin. Une autre voix, bien plus autorisée, celle du commandant Bouvet ; fut-elle, en d’autres temps, mieux écoutée ? « Je voudrais, proclamait, en 1824, l’ancien capitaine de l’Aréthuse, que nul ne fût admis dans le corps des officiers de la marine royale, s’il ne justifiait avoir navigué pendant trois années au cabotage et s’il ne pouvait répondre d’une manière satisfaisante à un examen sévère sur la pratique des côtes de France, sur l’entrée des ports, sur les sondes des passes et des baies, sur les mouillages. » On traita le héros de l’Inde de barbare :
Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis.
Bouvet, au fond, ne demandait que ce que les Anglais ont mis en pratique depuis le temps d’Édouard IV. Je serais curieux de comparer les examens des midshipmen de la reine à ceux de nos aspirans. Non, certes, que je veuille déprécier le moins du monde notre vaillant corps d’officiers, mais il faut toujours avoir en vue ses plus sérieux adversaires et chercher à pénétrer quelles ont été les causes de leurs succès.
Être hors de l’Iroise, c’est déjà un grand point. La route, néanmoins, est encore longue, pour peu que le vent soit contraire, d’Ouessant à Lisbonne. « Le vent, poursuit le contre-amiral Roussin, ne s’améliorait pas. La nuaison de sud-ouest continua son cours les jours suivans. Le 22 juin, nous n’étions encore qu’à 70 lieues dans le nord-ouest de Brest. Enfin, après vingt-quatre heures de calme, la brise se leva du nord, et, le 25 à midi, je me trouvai à vue des îles Barlingues, d’où je portai sur le cap la Roque. Je me maintins à petits bords pendant la nuit. Le lendemain 26, je communiquai avec le capitaine de vaisseau de Rabaudy. Il me rendit compte qu’il avait expédié la veille la seizième prise portugaise ; que, le 16, il avait envoyé à Brest la corvette la Diligente pour y déposer les prisonniers et y refaire des vivres. »
Il s’est trouvé des gens pour qualifier l’entrée de l’amiral Roussin dans le Tage de « succès facile. » Oui, facile,.. comme la découverte du Nouveau-Monde ; il fallait seulement avoir le courage de l’essayer. C’est à ce courage que je veux rendre hommage. Je tiens à mettre nos jeunes officiers en présence de tous les doutes, de tous les scrupules qui assiégèrent, pendant près d’un mois, l’esprit d’un des hommes de guerre les plus résolus qu’ait possédés notre marine. Ils apprendront ainsi ce qu’il convient d’entendre par ce grand mot qui résume toute la science et toutes les épreuves du commandement : la responsabilité. Ce que je leur offre ici n’est autre chose que le journal de bord de l’amiral Roussin, de l’amiral conférant avec lui-même, attestant, par un document qui ne fut jamais destiné à voir le jour, les phases que sa détermination a traversées, avant d’aboutir à l’acte de vigueur dont il importe de perpétuer le souvenir.
Que savait-on de l’entrée du Tage, quand l’amiral Roussin reçut l’ordre de la forcer, si l’obstination du gouvernement portugais lui en démontrait la nécessité ? On savait qu’en 1806 et en 1807, le contre-amiral sir Sidney Smith, celui-là même dont Napoléon disait à Sainte-Hélène « qu’il lui avait fait manquer sa fortune, » s’était, quand nous occupions Lisbonne, borné à la bloquer. Depuis cette époque, les défenses du Tage étaient, d’un consentement unanime, réputées « inexpugnables. » On ne discutait plus la question. Outre ce renseignement, si positif dans sa concision, le ministère n’avait à communiquer au commandant de nos forces navales que des rapports d’émigrés. Personne n’ignore, je pense, que les rapports d’émigrés doivent toujours être tenus pour suspects. Les émigrés, — je ne les en blâme pas, — aplanissent à dessein les difficultés devant l’étranger qu’ils veulent engager à tout prix. du échec ne pourra que leur garantir plus sûrement encore le concours dont ils ont besoin.
L’embouchure du Tage est comprise entre le fort Saint-Julien, bâti sur la terre ferme, et le fort de Bugio, élevé sur un îlot complètement isolé du rivage. Cette embouchure a un mille trois quarts de large, — 3,241 mètres, de 16 à 17 encablures à peu près. L’espace navigable se trouve singulièrement rétréci par deux bancs qui se prolongent sous l’eau dans la direction du sud-ouest, dangereux récifs dont la présence n’est signalée, même à marée basse, que par les remous du fleuve. Ces deux traînées de roches et de sable portent le nom de Cachopo du nord et de Cachopo du sud. Entre le Cachopo du nord et le fort Saint-Julien, il existe une passe, — la petite passe, — large de deux encablures, profonde de 10 et 11 mètres, très courte, par conséquent très facile à franchir, pourvu que le vent soit franc, bien établi, et qu’il souffle de l’arrière. Le chenal du sud est la grande porte du Tage. La profondeur de l’eau s’y maintient, pendant tout le parcours, entre 13 et 20 mètres. Cette passe, — la grande passe, — où peuvent s’engager, de tout temps et en pleine confiance, les plus forts vaisseaux de ligne, conserve, jusque dans sa partie la plus étroite, une largeur d’un mille marin au moins. La longueur du mille marin est de 1,852 mètres.
Le fort Saint-Julien, la tour de Belem, la ville de Lisbonne, occupent la rive droite du fleuve. Du fort Saint-Julien à la tour de Belem, on compte un peu plus de cinq milles ; de la tour de Belem aux quais de la ville, moins de quatre. Contenu, par les hautes falaises de la rive gauche, le fleuve se resserre, dès qu’on a dépassé Belem : il s’épanouit, au contraire, à la hauteur de Lisbonne, passant soudain des dimensions d’un canal large d’un mille à peine à celles d’un bassin d’une capacité de 11,000 hectares.
Quant aux défenses militaires, elles étaient formidables ou méprisables, suivant les dépositions auxquelles on prêtait l’oreille. Les uns évaluaient à 300 bouches à feu l’armement des forts et des batteries échelonnés sur la. rive droite ; ils pensaient que la rive gauche où s’élevait la vieille tour, — Torre-Velha, — ne devait pas être moins bien pourvue d’ouvrages et d’artillerie. « Le général Junot, disaient-ils, pendant l’occupation française, s’était hâté de multiplier, avec le concours de ses officiers du génie, d’artillerie, de marine, les moyens de défense, déjà très grands, du Tage. Mouillée devant Lisbonne, l’escadre serait dominée de tous côtés, et elle aurait une armée de 12,000 hommes au moins en présence. Cette armée n’était pas à dédaigner : elle avait été organisée, exercée, depuis 1806, par des officiers anglais ; elle avait fait avec distinction toutes les campagnes de la Péninsule sous le duc de Wellington. »
A en croire d’autres témoignages, cet appareil, si redoutable en apparence, n’était que pur mirage. « Il serait déplacé, écrivait un colonel portugais réfugié en France, de parler de Cascaës, ville de guerre à 5 lieues de Lisbonne, située sur le revers méridional de la montagne de Rocca, ainsi que des petits forts et des redoutes placés le long du rivage, depuis le cap du même nom jusqu’à Saint-Julien. C’est à Saint-Julien seulement que commence la défense de Lisbonne. Si l’on considère l’emplacement et la mauvaise disposition de toutes les fortifications qui défendent les deux rives du Tage, leur élévation au-dessus de la mer, les défauts de leur tracé, la hauteur énorme des profils, la grandeur extraordinaire des embrasures, la mauvaise construction des affûts, la vétusté des canons, presque tous en fer, et surtout le peu de dévoûment des soldats d’artillerie et du génie, privés de leurs meilleurs officiers, je suis tenté de croire que les seules difficultés réelles pour forcer l’entrée du Tage proviendront des bancs de sable et des rochers qui en barrent l’ouverture. »
Entre ces deux opinions, probablement extrêmes l’une et l’autre, l’amiral Roussin se sentait incliné à donner sa confiance à celle qui flattait le plus son courage. La crainte des batteries, quel qu’en pût être le nombre et la force, ne l’arrêterait pas ; il ne s’inquiétait que des obstacles naturels. En revanche, il s’en inquiétait beaucoup, et certes, marin comme il l’était, il en avait le droit. Le souvenir du combat du Grand-Port demeurait profondément gravé dans son esprit : il se promettait bien de ne pas renouveler la faute des Anglais.
« Je veux, écrivait-il confidentiellement au ministre, le 27 juin, réfléchir devant vous à l’affaire qui m’amène ici. Elle est assez grave pour m’occuper exclusivement, et je suis persuadé qu’elle ne vous occupe pas moins. Je vous en parlerai donc sans autre préambule que celui-ci : si je pouvais supposer que qui que ce soit pût attribuer à un motif suspect l’examen que je vais faire des difficultés de l’entreprise, je ne dirais pas un seul mot ; mais, chargé et responsable d’une opération où il s’agit de l’honneur de la France, je dois compter pour rien mes susceptibilités personnelles. Je commence, par répéter que je crois possible le forcement des passes du Tage avec des vaisseaux. Il est impossible de ne pas admettre qu’avec un vent fait de l’arrière, secondé par un courant de flot bien établi et un temps qui permette de voir devant soi, — car il ne faut pas compter sur des pilotes, — une ligne de vaisseaux puisse, à la condition d’en sacrifier peut-être quelques-uns, franchir ces passes, malgré les obstacles militaires et naturels qu’elles présentent.
« Ce fait posé, il faut voir quelles chances on a de réunir les conditions nécessaires. La première, celle des vents du nord-ouest au sud-sud-ouest, est extrêmement rare dans les mois de juin, juillet et août. Durant cette partie de l’année, il y a des nuaisons entières de vents du nord-est au nord, sans aucune variation. Il se pourra donc que, sous ce rapport, l’escadre trouve un obstacle invincible, au moins pour longtemps. Or, le long temps employé à croiser dans ces parages, avec une escadre nombreuse, équivaut, à bien peu près, à une impossibilité complète, à cause des avaries inévitables. La condition du vent de l’arrière est pourtant de rigueur. D’après tous les renseignemens que je reçois des hommes du pays, je trouve que : « soit qu’on prenne la petite passe., soit qu’on prenne la grande, il arrive que tous les vents dans lesquels il entre du nord nordissent de plus en plus en avançant dans le goulet. Ils deviennent nord-est en dedans du fort Saint-Julien, et, par conséquent, trop près quand on vient par la petite passe, tout à fait debout quand on entre par la grande. Conclusion : il faut absolument des vents sous vergue, c’est-à-dire du nord-ouest au sud-ouest, car si les forts ne sont pas un obstacle absolu, ce n’est sans doute qu’autant qu’il ne faut pas faire évoluer des vaisseaux sous leurs feux croisés. Dans ce cas, on ne pourrait compter sur un virement de bord. Si le vent manque ou hale de l’avant sous le fort Saint-Julien, le salut du vaisseau est sans espoir, mouillât-il toutes ses ancres, à cause du fond de roche et du remous qui rapporte tout le flot des deux passes sur la pointe nord-est du Cachopo du nord. Si l’on n’avait qu’à sacrifier le premier vaisseau engagé dans cette situation, soit par démâtage, échouage ou saute de vent, on devrait y souscrire ; mais ce vaisseau démâté, échoué ou mouillé, obstruerait en grande partie le passage fort étroit. Qu’un abordage ait lieu par le vaisseau suivant, tout le reste est arrêté, et, en définitive, on ne passe point.
« Ce raisonnement sur la petite passe s’applique encore mieux à la grande, qui serait sous le vent. Une semblable perspective donne à réfléchir. Quant aux obstacles qui succèdent au fort Saint-Julien, on s’accorde à les signaler comme très inférieurs aux premiers. Les forts intérieurs sont plus ou moins vicieux, mal placés, négligés, en y comprenant même ceux de Belem. Saint-Julien et Bugio sont la clé du Tage et de Lisbonne. Jusqu’ici, personne ne l’a encore forcée ; ce qui indique au moins qu’elle ne manque pas de sûreté. Il y a donc ici, mon général, chance de perdre une escadre. Je dis perdre, car, s’il ne s’agissait que de coups de canon à centaines, nous n’en parlerions pas : nous passerions assurément. Mais, si nous ne passons pas ! J’y réfléchirai encore beaucoup. Tout ce que je puis vous affirmer aujourd’hui, c’est qu’aucun des grands intérêts que vous m’avez confiés ne souffrira. » Voilà quelles étaient les préoccupations des Ruyter, des Nelson, des Roussin. La vapeur est venue affranchir nos amiraux de ces entraves. Il en reste d’autres. Si l’on n’a forcé, ni en 1870 ni en 1871, l’entrée de la Jahde, il y avait probablement pour cela de bonnes raisons. L’opinion publique s’étonne peut-être encore d’une inaction dont elle apprécie mal les motifs. Quand les amiraux réfléchissent, l’opinion publique ferait bien, à son tour, de réfléchir un peu. Malheureusement, ce n’est guère, dans notre pays surtout, son habitude.
Nous possédons un établissement où les ministres devraient pouvoir aller puiser des renseignemens certains pour toutes les campagnes et pour toutes les entreprises. Cet établissement se nommait autrefois le dépôt général des cartes et plans de la marine. Il a pris, je ne sais trop pourquoi, le nom de « direction du service hydrographique. » A-t-on voulu restreindre ses attributions ? Ce serait un tort, suivant moi. Je proposais, en 1871, d’y faire dépouiller, analyser, tous les journaux de bord, non pas seulement au point de vue météorologique, comme on parut malheureusement le comprendre, mais dans un dessein bien autrement large. J’aurais voulu que toute expédition projetée trouvât au sein de ce dépôt, dont j’étais alors le directeur, des documens qu’on a toujours quelque peine à se procurer quand le temps presse : si nos vaisseaux devaient jamais être appelés à opérer de nouveau dans la Baltique ou dans la Mer du Nord, qu’on ouvre les armoires où j’ai fait renfermer le travail de condensation dont M. le capitaine de frégate de Latour-Dupin consentit à se charger sur mon invitation : il en sortira, je l’affirme, des renseignemens du plus haut prix.
On ne saurait conjecturer à l’avance sur quel point les courans variables de la politique pourront un jour ou l’autre appeler l’intervention de nos escadres. Il est donc d’un sérieux intérêt de mettre en réserve, pour les divers parages du globe, un aperçu général des obstacles matériels que rencontrerait telle mission invraisemblable à l’heure où les regards sont tournés vers de tout autres points de l’horizon. Cette précaution eût probablement prévenu des illusions dont les conséquences devaient être funestes, à l’époque où fut résolu l’envoi d’un corps expéditionnaire au Mexique. Quoi de plus sincère qu’un journal de bord ? Sébastien Cabot pressentit le premier le parti qu’on pourrait tirer de ces impressions notées au jour le jour. Tous les journaux de bord ne sont pas tenus avec le soin que l’amiral Roussin apportait à l’enregistrement du moindre événement de mer. A qui la faute, si ce n’est à nous, qui laissons ces précieux papiers s’entasser dans les majorités des ports, sans que personne ait la faculté ou le désir d’y jeter les yeux ? Je voudrais qu’au retour de chaque campagne, les journaux de la timonerie et ceux des officiers fussent expédiés à Paris, qu’une sérieuse analyse en fût faite, qu’un rapport fût, à ce sujet, adressé au ministre, provoquant immédiatement l’éloge ou le blâme. Vous verriez bientôt quelle masse d’indications, portant sur tous les sujets, sur tous les détails, viendrait insensiblement remplir vos cartons.
Je suis bien convaincu, — permettez-moi d’en faire ici la remarque, — que nos ports, que nos rades, constamment visités par les étrangers, ne l’ont pas été sans fruit. L’amiral Roussin regrettait de n’avoir pas vu Lisbonne. D’autres yeux que les siens auraient dû avoir vu pour lui : ses anxiétés en eussent sans doute été de beaucoup diminuées. « Nous avons, me dira-t-on, les rapports des capitaines. » Je n’ai pas confiance dans les rapports. Il y a là trop de style. Si ces rapports sont succincts, ils ne disent pas assez ; s’ils sont longs, on ne les fit pas. Je ne veux avoir foi que dans les journaux de bord. Les journaux de la timonerie et ceux des officiers constatent ce qui s’est passé de quatre heures en quatre heures. C’est de la photographie maritime.
Les hostilités, cependant, étaient ouvertes. Le capitaine de Rabaudy n’avait pas seul fait acte de guerre, en arrêtant les bâtimens de commerce portugais ; l’amiral Roussin, quelques jours après son arrivée, canonnait une forteresse. C’est ainsi qu’il entendait « assurer son pavillon. » Je laisserai ici parler son propre journal, ce memento où il consignait chaque soir ses actes et ses impressions : « Le jeudi 30 juin, écrit-il, vu la terre de Portugal, à trois lieues, — cap la Roque ; — approché jusqu’à trois milles, — mis en panne, à cause d’une brume épaisse qui borne la vue. — Les corvettes reçoivent l’ordre d’aller chercher des pilotes parmi les pêcheurs. — À neuf heures, on aperçoit un trois-mâts devant nous, tout à fait à terre. — Il est Portugais. — Le Hussard est de l’avant ; il le canonne, mais de trop loin. — Le trois-mâts serre la côte, de manière à toucher légèrement sur la pointe du cap Razo. — Il gagne la terre néanmoins, et se dirige sur le fort Sainte-Marthe et sur la citadelle de Cascaës. Il va mouiller sous cette forteresse. Le Hussard prend le large. — Le Suffren prolonge sa route sur le navire étranger. Parvenu devant le fort, il se trouve un peu trop sous le vent pour le combattre et atteindre le bâtiment portugais mouillé. Je reprends tribord amures, — vent du nord et nord-nord-ouest. — Quand je suis assez au vent, je revire et viens combattre le fort à demi-portée, le navire à 150 toises. — Le fort tire sur nous. Les boulets nous dépassent de 300 toises. — Le fort fait usage de peu de ses pièces, faute de monde, sans doute, car il a beaucoup de canons. Nos boulets lui arrivent en grand nombre. — Le Portugais amène. — Un canot et deux officiers vont à son bord et s’en emparent. — Nous continuons, le fort et nous, à nous canonner. Quand nous l’avons dépassé, la Melpomène nous imite et combat à son tour. Nous revirons pour nous élever de nouveau au vent et serrer encore une fois le fort à la même distance. — Le bâtiment portugais file sa chaîne, appareille et nous rallie. — Après avoir reviré une troisième fois sur le fort, nous le laissons et prenons le large avec notre prise. C’est le Wellington de 450 tonneaux, venant de Bahia, chargé de sucre, coton, cuirs, etc., parti le 16 avril 1831. Je lui donne un équipage et l’expédie pour Brest. — Fait signal de satisfaction à la Melpomène. — Beaucoup de nos boulets ont touché le fort. Les boulets du fort nous ont tous beaucoup dépassés ; un seul nous a touchés sans accident. — Le fort m’a paru manquer de monde, mais il a au moins 100 pièces. C’est le fort Santa-Martha et le fort San-Antonio-da-Guia. C’est une citadelle à plusieurs rangs de batteries. »
De vaisseau à forteresse, il se passe souvent des choses étonnantes. Voici ce que j’ai vu devant Sébastopol, au mois d’octobre 1854. Un brick de commerce autrichien, chargé de foin pour le compte des Anglais, part un matin du mouillage de la Katcha pour se rendre à Balaklava. Le vent était court, la brise faible : le courant rapproche peu à peu le navire de la côte. Le capitaine veut prendre la bordée du large ; il manque deux fois de suite à virer. Les forts de Sébastopol ouvrent le feu. Capitaine et équipage s’embarquent dans la chaloupe qui était à la traîne et abandonnent le brick à son sort. Plus de 100 canons foudroient le navire déserté, le foudroient sans l’atteindre. Les Russes cependant tiraient bien. Le brick, impassible, les perroquets hauts, les basses voiles amurées, continue majestueusement sa route, sous les bordées de fer qui redoublent. Il va s’échouer doucement, la proue à terre, sur un fit d’algues et de sable, au fond d’une petite anse couverte par le monticule de la quarantaine. La Fortune a conduit cet aveugle par la main. Les Russes ne l’aperçoivent plus : ils le savent la pourtant, et s’acharnent à faire pleuvoir leurs projectiles dans la baie, au jugé. Nous allâmes sur-le-champ le visiter. Trois obus seulement l’ont touché, L’un a troué le grand perroquet ; le second a traversé la guibre ; le troisième est venu mourir, sans éclater, auprès de la claire-voie du pont. Nous attendîmes la nuit pour alléger ce brick si visiblement protégé par la Providence, et parvînmes sans grand’peine à le remettre à flot. La manœuvre fut habilement et intrépidement conduite par un des aides-de-camp de l’amiral, le lieutenant de vaisseau Giovanetti. Le brick, dès qu’il flotta, — on lui avait rendu son capitaine et ses matelots, — reprit tranquillement sa route vers Balaklava. Si le capitaine était resté à bord, il serait aujourd’hui rangé parmi les héros. Il est vrai que ce capitaine n’eût peut-être pas aussi bien gouverné que le hasard. L’entrée de l’anse était étroite, difficile à saisir : le meilleur timonier pouvait la manquer.
Le contre-amiral Roussin, en vertu du vœu formellement exprimé par le ministre, demeurait, tout placé qu’il fût à la tête d’une escadre, le préfet maritime titulaire du port de Brest. Le contre-amiral Le Coupé, major-général, le remplaçait pendant son absence. L’amiral Roussin adressa, le 1er juillet, à l’officier-général qui le suppléait, la-dépêche suivante : « Mon cher général, je vous envoie une assez belle prise que je viens de faire à la pointe de l’épée. Elle s’était réfugiée sous les forts, où nous sommes allés la chercher et la prendre. Nous avons échangé un certain nombre de coups de canon qui ont ruiné pas mal de pièces. Les Portugais ont été moins adroits. L’escadre de Toulon a été aperçue au cap Saint-Vincent, il y a cinq ou six jours, mais le vent de nord-est, forcé comme à l’ordinaire, s’oppose au ralliement aussi bien qu’à d’autres opérations. »
Partie de Toulon le 8 juin, cette division, attendue avec impatience le 1er juillet, était plus qu’un renfort ; elle constituait, à elle seule, toute la solidité de la force navale mise à la disposition de l’amiral Roussin. Rien n’eût, été possible sans son concours. Les vaisseaux de ligne qui la composaient provenaient de l’ancienne escadre du Levant. Ce n’étaient donc pas des vaisseaux novices, mais des vaisseaux lentement exercés, formés à la meilleure des écoles. L’amiral de Rigny se réservait, quand viendrait la discussion du budget, de le faire remarquer à la chambre. Ce fut son grand argument, lorsqu’il lui fallut emporter d’assaut le maintien en principe d’une escadre d’évolutions permanente. Importante conquête dont nous sommes redevables à la sagacité d’un ministre hors ligne et au succès presque invraisemblable de l’expédition du Tage !
Ce qui rehaussait encore la valeur de ce puissant secours, c’est qu’il était amené par un officier-général réputé à bon droit un de nos meilleurs hommes de mer et de guerre, par l’ancien commandant de la frégate l’Armide, de cette frégate que les Anglais saluaient, à Navarin, de leurs acclamations, par le contre-amiral baron Hugon. Né à Granville, inépuisable pépinière de marins, le 31 janvier 1783, Gaud-Amable Hugon touchait alors à la cinquantaine. Il conservait encore toute sa verdeur. Sous des dehors un peu rudes, ce vétéran des campagnes de l’Inde cachait un grand fonds d’instruction et une bonhomie souriante, indice de la plus sérieuse bonté. Il appartenait cependant à la vieille école. Les aspirans ne l’auraient jamais trouvé familier. Quand ils l’accompagnaient à terre dans son canot, ils devaient se tenir respectueusement à l’extrémité de la chambre de l’embarcation, sans capote cirée, quel que fût le temps ; assis les bras croisés, réservés et silencieux, sur le bout du banc. L’amiral daignait-il leur adresser la parole, c’était pour leur demander « l’âge de la lune. » Il fallait répondre à l’instant et ne pas perdre de temps à consulter sa mémoire. Un aspirant qui n’eût point connu, à un jour quelconque, l’âge de la lune, courait le risque d’être mal noté. L’amiral Hugon me rappelle encore aujourd’hui le général Pélissier dans les momens où l’épais sourcil noir de ce chef honnête et rigide ne se fronçait pas. C’était la même inflexibilité apparente, le même amour de la discipline, la même équité scrupuleuse dans l’appréciation des services. Les bons officiers, les vaillans matelots, rencontraient dans l’amiral Hugon un sérieux protecteur, un patron peu verbeux, peu démonstratif, profondément pénétré néanmoins des devoirs qu’il lui semblait avoir contractés envers les braves gens qui s’étaient, comme lui, donnés tout entier à la dure profession dont il avait fait le culte et l’honneur de sa propre vie. Le doux besoin de plaire fut la force et le charme de l’amiral Lalande : l’amiral Hugon ne demandait que de l’obéissance. A l’âge de douze ans, en 1795, il s’était engagé sur un bâtiment de l’état. Il y servit d’abord en qualité de mousse, puis de novice, acquit à la dérobée, je ne sais trop dans quelle école d’hydrographie, les connaissances nécessaires pour devenir aspirant le 28 novembre 1798 ; fut nommé enseigne de vaisseau le 5 juillet 1805, lieutenant le 23 juin 1810, capitaine de frégate le 1er septembre 1819, capitaine de vaisseau et gouverneur de l’Ile de Gorée le 23 mai 1825. Rien n’annonçait encore, à cette époque, qu’il deviendrait un jour vice-amiral, commandant d’escadre, sénateur, grand’croix de la Légion d’honneur. Dans un temps où les fils de famille commençaient à briguer, — et non pas sans éclat, — l’héritage des Guichen des de Grasse, des Suffren, le capitaine Hugon restait jusqu’à un certain point, le modeste fils de ses œuvres, le type, si j’osais m’exprimer ainsi, de l’officier de fortune ; disons mieux, de l’officier dépourvu de toute protection. Les Anglais auraient dit effrontément qu’il lui manquait la chose sans laquelle il n’était guère, — il y a vingt ou trente ans du moins, — d’avancement possible dans leur marine : l’Interest. Le commandement de l’Armide le mit soudain en lumière. Il sortit de la journée de Navarin, non pas seulement honoré, mais illustre. Il en sortit sacré par les cris d’admiration de trois escadres. Dans l’expédition d’Alger, on lui confia la partie la plus difficile, le soin de conduire en Afrique une flottille de 500 bâtimens de transport. Le 1er mars 1831, il était nommé contre-amiral et prenait à Toulon le commandement de l’escadre destinée à rallier, devant Lisbonne, l’amiral Roussin, — son ancien, mais son égal de grade. Il eût pu ambitionner le premier rang ; il se montra satisfait du second, appréciant, avec toute la droiture de son âme, les éminentes qualités qui avaient dicté le choix du gouvernement.
En même temps que ce lieutenant dévoué, irréprochable, arrivaient à l’amiral Roussin des capitaines comme en eût souhaité Nelson : Maillard de Liscourt, digne à tous égards de l’honneur qui devait lui échoir de prendre la tête de l’escadre pour la conduire dans les passes du Tage ; Moulac, le commandant du Ceylan au Grand-Port, Moulac dont le nom seul faisait tressaillir d’enthousiasme les vieux matelots. — Quand il mourut dans les mers du sud, un quartier-maître se suicida, dit-on, pour ne pas lui survivre. — De La Susse, l’organisateur sans rival, le véritable fondateur du bon ordre à bord de nos bâtimens ; Leblanc, le commandant à la puissante carrure, à la voix de tonnerre, fait pour dominer les élémens ; Casy, en qui l’amiral Lalande se plaisait à voir une sorte de Souvarof provençal. — « Les Anglais, disait-il, feraient bien de prendre garde à Casy. Cet homme-là, si on le laissait approcher, vous enlèverait un vaisseau du premier bond. Les Provençaux entre ses mains deviennent des lions. Avec ses harangues, ses drapeaux, ses fanfares, ses tambours-majors, il a l’art de leur inculquer le fanatisme militaire. » Casy était le capitaine de pavillon de l’amiral Hugon. Je ne parle pas de Trotel, le commandant du Suffren : l’amiral Roussin l’avait choisi ; tous les officiers du port de Brest le lui auraient désigné.
Que de gages de victoire ! Lèvent seul pourrait les rendre stériles. L’amiral Roussin avait renoncé à se plaindre. L’aurait-on compris à Paris ? Son journal seul recevra désormais la confidence de ses secrètes angoisses. « 1er et 2 juillet. — Temps brumeux, grande brise, fraîchissant de plus en plus du nord au nord-nord-est. — Je donne le commandement de la prise à l’élève de première classe Lefèvre. Il a l’élève de deuxième classe Gervaise pour second. — La brise devient furieuse. — Temps clair au haut du ciel, très brumeux à l’horizon. — Temps forcé. — Obligé de carguer la misaine et de mettre le perroquet de fougue sur le mât pour attendre les corvettes, qui font des signaux de conserve. — Malgré les deux ris pris, on s’aperçoit au jour que le grand mât de hune est rompu sous la noix. Il faut le changer. — Le vent-est tel que je ne vois pas ce qu’il sera possible de faire d’une escadre dans de semblables circonstances.
Du 2 au 3 juillet. — Beau temps. — Grand frais de nord-est. — Grosse mer. — À huit heures, le grand mât de hune est guindé. Le grand hunier est rétabli, ainsi que le grand mât de perroquet. — À dix heures, nous apercevons le cap la Roque au nord-est et le cap Spichel à l’est. — Prolongé la bordée de bâbord dans le golfe formé par ces deux caps. — Je ne suis pas fâché d’avoir cette occasion de l’étudier. Les côtes sont arides, pelées et sablonneuses, mais leur approche est saine. Le cap Spichel est élevé et abrupt au sud et à l’ouest. Il est plat au sommet. Un phare le surmonte et, un peu à l’est, à la même hauteur, est un édifice qu’on ‘dit être le couvent de Nossa Senhora da Cabo.
Du 3 au 4 juillet. — Beau temps. — Grande brise du nord-nord-est et nord. La brise mollit en approchant de terre ; la mer s’adoucit. — Augmenté de voiles. — Prolongé bâbord amures pour pénétrer dans le golfe du Tage. La mer y est belle, les côtes sont saines. — À deux heures et demie, viré vent devant. — On trouve vingt-huit brasses, en virant à 4 milles de terre. — Sur l’autre bord, île vent fraîchit de nouveau ; la mer redevient grosse. — La brise est toujours forte, l’horizon moins fumeux. La terre, moins couverte, me donne l’espoir que le temps s’améliore. — Repris les ris pour ménager les mâts de hune qui me paraissent de mauvaise qualité. — Au jour, la division ralliée. — À six heures, le cap la Roque est à 3 lieues est-nord-est. — À huit heures, la brise est un peu moins violente. — Largué un ris. — Je m’approche de terre. — Une fois sur le méridien du phare de Guia, je mets en panne au milieu des bateaux de pêche et je leur remets tous ceux de nos prisonniers portugais qui ne sont pas marins, avec leurs effets. Il y en a vingt-neuf. Ils conviennent tous qu’ils ont été traités avec égard et humanité. — Quand cette opération est terminée, je prends le large et je rejoins la Melpomène, qui continuait, avec les bricks, de croiser au vent. — Vent toujours très frais de nord-nord, ouest au nord-est. — Le flot nous entrait rapidement dans le Tage.
Du 4 au 5 juillet. — Beau temps, brumeux. — Vent du nord est fraichissant de plus en plus. — Je crains de ne pouvoir tenir ici sans avaries majeuress Je crois également impossible que l’escadre, tant que ce vent durera, puisse me rallier. Cette perspective est désespérante. — Rien ne change depuis vingt-cinq jours. Une brume épaisse et humide couvre l’horizon. À 10 degrés de hauteur, on voit à peine la terre, dont nous sommes à 4 milles, et le vent est grand frais. J’ai ordonné de remplir les caisses en feu d’eau de mer : le vaisseau donne beaucoup de bande.
Du 5 au 6 juillet. — Beau temps, belle brise, un peu moins forte qu’à l’ordinaire. Au jour, plusieurs bateaux à vue sont visités. À cinq, heures, on aperçoit le cap la Roque 7 milles à l’est. »
Que de réflexions, dans le cours de cette laborieuse croisière, durent agiter l’esprit de l’illustre amiral ! Sommes-nous bien sûrs qu’il ne se dit pas souvent, comme Agamemnon :
Heureux qui satisfait de son humble fortune
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !
La mission sur laquelle il bâtissait en secret tant d’espérances menace de tourner mal. Il aura bataillé des mois entiers avec la mer, et reviendra peut-être au port, humilié, plein de confusion, ramenant des vaisseaux, harassés, sans avoir obtenu du gouvernement portugais la moindre satisfaction. « Rien ne change depuis vingt-cinq, jours, » écrit-il. Rien ne change et l’eau se consomme. S’il fallait lever le blocus ! On croit facilement que ce qui vous intéresse intéressera les autres. Pour moi, ces notes intimes, que l’amiral consigne ; chaque soin sur son journal, me mettent, mieux que tous les rapports du monde, en communion avec ses pensées ; Je le vois dans sa chambre, soucieux, assombri, dépouillant cette sérénité de commande qui est un des devoirs les plus impérieux du chef ! Rien ne change ! Nous n’entrerons pas à Lisbonne. Il a dicté ses ordres pour la nuit. Il se jette, souvent tout habillé, sur sa couchette. Ce n’est pas, malgré les fatigues de la journée, le repos qu’il y trouve. Rien ne change ! La phrase revient incessamment dans ses rêves. Il faut que la gloire soit chose bien tentante pour qu’on la poursuive à travers tant d’épreuves. Rien ne change !
Je rouvre le journal de bord, dont je n’ai pas voulu jusqu’ici retrancher une seule ligne : je le rouvre, m’attendant à y trouver le même accent désespéré. L’impression, cette fois, est moins triste. « 6 juillet, sept heures et demie. — La frégate la Didon se fait reconnaître, écrit l’amiral Roussin. — J’appelle le capitaine de Châteauville à bord. Il a quitté l’escadre hier à quelques lieues à l’ouest-sud-ouest. »
Le capitaine de Châteauville ! Voilà, certes, une excellente recrue ! L’âme d’un preux sous l’uniforme de capitaine de vaisseau. Toutes les aventures que les mers de l’Inde pouvaient réserver aux officiers qui servirent dans ces lointains parages sous l’empire, Châteauville les avait traversées. C’était lui qui commandait le vaisseau-école l’Orion, quand je faisais, de 1828 à 1829, mon noviciat d’élève. Les vieux matelots nous contaient les histoires les plus merveilleuses sur notre brave commandant. « Il avait été, dans sa jeunesse, disaient-ils, amiral de l’Imam de Mascate, compagnon de Surcouf à bord du corsaire la Confiance, puis maître coq abord d’un navire de commerce américain. » Nous le contemplions avec un respectueux étonnement. Tous ses traits, toute son attitude, respiraient la noblesse. Cet officier de l’empire descendait en droite ligne de la marine de Louis XVI. Rien n’avait pu altérer sa vieille foi de chrétien et de chevalier. Sous ses ordres, la Didon valait un vaisseau de ligne. On en pourra bientôt dire autant de la frégate la Pallas qu’amène de Toulon le contre-amiral Hugon. La Pallas est commandée par M. de Forsans, — un autre Châteauville.
Le 7 juillet, à midi, l’escadre de Toulon paraît dans l’ouest, rangée sur deux colonnes. L’amiral Roussin saisit sa longue-vue. — Huit bâtimens ! Ils y sont bien tous. Voici, outre le Trident, le Marengo, l’Alger, la Ville-de-Marseille, l’Algésiras ; une frégate de 60 canons, la Pallas ; une corvette à gaillards, la Perle, et un brick, le Dragon. « Beau temps, toujours fumeux, écrit l’amiral. — Fraîche brise de nord-est. Les terres chargées de nuages blancs. — Assez belle mer. — J’appelle à poupe le Trident et le Marengo. — Je signale à l’escadre de s’élever au vent, à petits bords. — Je suis salué. — Je rends le salut de sept coups de canon. — Le contre-amiral Hugon vient à bord. Je conviens avec lui que nous irons mouiller à 1 mille de la pointe de Cascaës, pour conférer ensemble sur la mission. — Je dis au capitaine du Marengo, qui vient aussi à bord, qu’il prendra le commandement de l’escadre pour l’entretenir à petits bords au vent. — Tout cela expédié, je fais route pour le mouillage avec le Suffren, le Trident, la Melpomène, l’Eglé et l’Endymion. L’escadre louvoie. — A cinq heures, je mouille à 1 mille de Cascaës, la citadelle me restant au nord 1/2 ouest du compas. Il y fait calme plat, tandis qu’en arrivant, nous ne pouvions qu’à peine porter les huniers à deux ris. — Mes conserves mouillent près de moi, par vingt brasses, fond de sable. — Dans la nuit, assez beau temps. Calme. — Au matin ; vent de nord-nord-ouest, qui fraîchit, à mesure que le soleil monte sur l’horizon. — A neuf heures, l’escadre est à vue. — Je l’appelle au mouillage et la fais mouiller près de moi. Mon intention est de la faire voir en entier à Lisbonne, qu’on aperçoit assez clairement à 3 lieues dans l’est-nord-est. Les capitaines viennent à bord, où je les appelle, afin de conférer avec eux sur les opérations futures. »
Le mouillage de Cascaës est une véritable trouvaille. Il va singulièrement simplifier la tâche de l’escadre. Grande brise au large, calme à terre : cela se rencontre souvent. Seulement, il faut le savoir. Voilà ce qu’on gagne à pouvoir se dire : J’ai vu. Et nous continuons à ne rien voir, à tourner imperturbablement chaque année dans le même cercle ! Heureusement, nous avons la consolante assurance de vivre, jusqu’à la fin des siècles, en paix avec tout le monde : il n’y a donc nulle urgence de modifier sur ce point nos allures. On ne dira pas d’ailleurs que l’amiral Roussin ait pris le gouvernement de don Miguel en traître. Il lui a fait constater l’habileté de ses canonniers ; il lui donne maintenant toute facilité pour apprécier la force de ses vaisseaux : si les Portugais négligent de se mettre en défense, la faute n’en sera vraiment pas à notre plénipotentiaire.
Je ne connais rien d’imposant comme l’aspect de la chambre de conseil à bord d’un vaisseau-amiral, quand des capitaines, la plupart blanchis sous le harnais, y apportent un avis appuyé de 74, de 80, de 90 canons. J’ai en ce spectacle une fois dans ma vie. Je ralliais l’amiral Lalande au mouillage d’Ourlac. Sur un signe de l’ambassade de Constantinople, l’amiral forçait l’entrée des Dardanelles. Il ne se le fit pas fait dire deux fois. En pénétrant dans la chambre de conseil où s’étaient rassemblés tous les commandans de l’escadre, il me sembla voir Nelson et ses capitaines devant Copenhague. Un vaisseau de ligne, et plus encore un vaisseau cuirassé, c’est bien autre chose, avouez-le, qu’un régiment. Et, d’abord, c’est une partie infiniment plus considérable de la fortune publique. Vous possédez, je suppose, vingt navires cuirassés : quelle importance Attribuez-vous à l’officier qui commande une de ces puissantes unités ? Le grade de colonel me paraît ici inférieure la gravité de la fonction. En tout cas, je voudrais que deux navires de haut bord accouplés, — deux matelots de combat, comme je les appelai jadis, — fussent toujours placés sous les ordres d’un contre-amiral.
« J’expose aux capitaines, écrit l’amiral Roussin, l’objet de la mission. Ils sont tous d’avis, ainsi que les pilotes, que l’escadre ne peut entrer dans le Tage qu’avec un vent sous vergue, c’est-à-dire du nord-ouest au sud-sud-est par l’ouest. Je leur remets des instructions sur l’entrée, sur les préparatifs du passage et du combat, un ordre du jour aux équipages, un tableau de l’ordre de marche et de l’ordre de bataille. »
Le journal de bord, on le voit, devient bref. Pas une phrase inutile : le temps presse. C’est pour son ami, le baron Tupinier, que l’amiral Roussin garde ses effusions : « Mon cher ami, lui écrit-il le 8 juillet, me voici en face du dénoûment ; mais je commence à craindre qu’il ne tourne mal. Les vents sont cloués du nord-est au nord. Il faut absolument vent arrière ou vent largue pour faire entrer ici une escadre, sous peine de la jeter à la côte. Je ne connaissais point Lisbonne. Je n’ai pas en le temps de discuter l’affaire et de présenter des objections. La brièveté des instructions que j’ai reçues et la couleur pressante qu’elles avaient m’ont porté à penser qu’il n’y avait qu’à se baisser et courir. Mais voici bien d’autres affaires. Nous sommes en pleine saison de vents de nord-est. Ils durent depuis deux mois, sans autre interruption que des calmes, et cela ira ainsi, assurent les pilotes, jusqu’à la fin d’août. Ajoutez que l’escadre, n’ayant plus que quarante-cinq jours d’eau, ne peut guère rester ici plus de vingt-cinq jours. Et si, durant ce temps, les vents d’ouest ne viennent pas ! On n’avait donc nuls renseignemens sur Lisbonne ! Nuls renseignemens, si ce n’est les on-dit des jeunes bavards qui font claquer leur fouet quand-il n’y a rien à faire, et qui baissent le ton quand ils sont là, — comme je le vois ici. Nous sommes aujourd’hui sous la dépendance absolue du vent. La force de Lisbonne est autant dans la nature des localités, des bancs, des vents et des courans que dans les forteresses. Les Portugais les regardent comme inexpugnables, par la raison qu’elles n’ont jamais été forcées. Il n’y a que le vent arrière qui puisse réduire aux obstacles militaires les difficultés. Adieu, mon ami. Je commence à avoir de bien cruelles inquiétudes. La saison a mille chances pour une contre nous, quoiqu’il ne faille que quelques heures de vent d’ouest pour entrer. Je ne suis qu’à deux lieues des forts. Je vous embrasse. » Que faire au mouillage de Cascaës, pendant que le ciel, vainement imploré, resta sourd ? Prendre les dernières dispositions de combat ? Tous ces préparatifs serviront-ils jamais ? L’amiral se décide à envoyer à Lisbonne un parlementaire. Ne verrons-nous là qu’un moyen détourné de tromper la fiévreuse impatience qui grandit chaque jour ? Il est pourtant loyal, avant d’en arriver aux dures extrémités d’une entrée de vive force, d’offrir encore une fois au gouvernement, portugais d’occasion d’éviter les calamités qui le menacent. La loyauté est l’essence même du caractère de l’amiral Roussin. Tous ceux qui l’ont connu lui rendront cette justice. L’amiral Roussin expédie donc à Lisbonne le brick le Dragon, commandé par le capitaine de frégate Deloffre. Un de ses adjudans le lieutenant de vaisseau de Cayeux, prendra passage sur le Dragon, et ira remettre au vicomte de Santarem, ministre des affaires étrangères de don Miguel, deux plis cachetés : un de ces plis renferme l’ultimatum officiel ; l’autre contient une lettre confidentielle.
L’ultimatum s’exprime ainsi : « Monsieur le vicomte, les réclamations réitérées de M. le consul de France et la note remise le 16 mai à Votre Excellence, par M. le capitaine de vaisseau de Rabaudy, ont dû lui expliquer suffisamment les motifs qui m’amènent devant Lisbonne. Je viens y maintenir les demandes consignées dans cette note. Si Votre Excellence me fait immédiatement connaître qu’Elle est disposée à traiter sur ces bases, le présent, débat peut se terminer sur-le-champ. Dans le cas contraire, la guerre se trouvant déclarée de fait entre la France et le Portugal, toutes les conséquences qu’elle entraîne peuvent être prévues : elles ne se feront pas attendre. Je prie Votre Excellence de ne pas différer sa réponse de plus de vingt-quatre heures. »
Le style ne peint-il pas l’homme ; et me blâmera-t-on si je me permets de l’appeler un style nelsonien ? N’est-ce pas Nelson encore qui, devant Copenhague, eût pu, sans manquer à sa gloire, signer la lettre suivante : « Monsieur le vicomte, mon parlementaire porte à votre gouvernement les demandes officielles du mien. En remplissant ce devoir, je ne crois pas qu’il doive m’empêcher de tenter un moyen d’en tempérer la rigueur. Cette lettre confidentielle a pour objet de vous engager, de vous prier même, de préférer, dans l’alternative que je vous ai présentée, le rétablissement encore possible de la paix à la continuation certaine d’une guerre imminente. Établi devant le Tage avec une escadre française, j’entrerai dans ce fleuve. Vous en doutez peut-être, monsieur le vicomte, mais Votre Excellence ne saurait nier que le succès de cette tentative ne soit au moins possible. Je le prouverai. Il s’agit donc de savoir si la ville de Lisbonne, si la capitale de votre pays, restera exposée au danger qui la menace. J’ai cru que la démarche que je fais ici, en vous offrant le moyen de l’en garantir, dût-elle échouer, nous honorerait tous deux, car la confiance qu’elle suppose ne marche qu’avec l’estime. »
Tels sont les procédés habituels de nos marins. L’amiral Baudin n’en connut point d’autres[5]. Un beau langage, quand il n’est pas soutenu, au besoin, par des actes, n’a cependant pas plus d’importance qu’une composition d’écolier ou une dissertation de rhéteur. L’amiral Roussin confie une fois de plus à sa table de loch les pensées intérieures qui l’agitent : « J’ai fait, écrit-il, le recensement de l’eau des bâtimens. Il faut que nous soyons entrés avant vingt ou vingt-cinq jours. Cette position est bien critique. Je suis décidé à ne point tenir compte des obstacles matériels de guerre, mais le vent de l’arrière est indispensable. On ne peut compter sur des viremens de bord sous le feu des batteries. Il n’y a nul doute qu’il faille essayer d’entrer. Nous essaierons, certainement, mais avec du vent. »
Le parlementaire est parti à dix heures du matin. L’amiral Roussin arpente sa dunette à grands pas : la longue-vue à la main, il suit attentivement et avec anxiété la marche du Dragon. Le brick se dirige vers la passe du sud. Au même moment, une galiote hollandaise entrait, par la passe du nord, dans le Tage. « Elle a ses bonnettes, remarque l’amiral. Elle les garde jusque sous le fort Saint-Julien, c’est-à-dire tant qu’elle court à l’est. Le vent n’a donc pas dévié du nord-nord-ouest, comme il est ici. Mais il est très faible. Le navire a bonnettes et cacatois. Sa vitesse ne serait pas suffisante pour une escadre qui entrerait de vive force. Parvenu par le travers du fort Bugio, le Dragon met en panne. Il dérive en dedans avec le courant et passe à l’est du fort Saint-Julien. Quand il est passé, il prend tribord amures et revient sur ce fort. Une demi-heure après, il paraît faire route pour Belem. »
L’amiral ne vous a-t-il pas fait, depuis le jour où il est monté sur le Suffren, partager ses émotions ? Sans être bachelier, il sait peindre ce qu’il voit, rendre ce qu’il éprouve. Sa résolution est arrêtée ; sa confiance hésite encore. Et pourtant on sent instinctivement qu’il passera. Il a si bien étudié le terrain, si minutieusement pesé toutes les chances ? La fortune serait vraiment habile, si elle réussissait à le prendre en défaut. Déjà le Marengo, l’Algésiras, l’Alger, la Pallas, viennent d’appareiller. Ces bâtimens ont ordre de croiser à petits bords devant le mouillage de Cascaës et d’y paraître tous les matins, pour peu que le vent semble de nature à favoriser l’entrée. « Nous serons ainsi plus tôt prêts, écrit l’amiral. Un appareillage en masse demanderait trop de temps, vu la longueur des touées et les mauvaises qualités des cabestans. » Nous avons affaire, remarquez-le bien, à un homme qui sait son métier. Aucun détail ne lui échappe.
Le 10 juillet, à quatre heures vingt minutes du soir, le Dragon rapporte la réponse du vicomte de Santarem. L’amiral Roussin inscrit sur son fidèle registre, sur ce registre confident de ses plus secrètes pensées, l’impression qu’il en ressent : « Le gouvernement portugais, écrit-il, refuse les satisfactions demandées par la France. Il offre de traiter à Londres. C’est refuser. J’entrerai dans le Tage à la première occasion favorable. Je prends mes dernières dispositions. » Tout le gréement, en effet, est déjà bossé pour le combat. Les renseignemens recueillis par le commandant du Dragon sur sa route ont plutôt affermi qu’ébranlé la résolution de l’amiral : « Le fort de Saint-Julien est armé de 62 canons : 35 battent au sud, 20 au sud-ouest, 7 à l’est. Le calibre paraît être du 24. Bugio a haut et bas, 12 pièces battant à l’ouest, au nord et au nord-est. Viennent ensuite : le fort Feitoria, 5 canons à embrasures ; Paco d’Arcos, 2 canons ; Sant-Amaro, 2 canons ; le fort das Maias, 8 canons à embrasures. Il y a sur rade, vis-à-vis la Corderie, trois frégate de 48, deux corvettes et un brick. Le vaisseau le Jean VI et une troisième corvette sont mouillés un peu plus haut que l’Alcantara. La brise, nord-ouest et nord-nord-ouest, a toujours diminué, au fur et à mesure que le brick entrait dans le fleuve. Aussitôt Saint-Julien doublé, calme. Trois minutes après, une brise d’est-nord-est s’élève. Elle souffle fraîche jusqu’au mouillage. Le courant y mène le brick en quarante-cinq minutes. On est resté dix minutes sous le feu du fort Saint-Julien, de l’ouest à l’est. »
M. de Cayeux ajoute : « Le conseil s’est rassemblé au palais de don Miguel. Un officier de marine est venu nous chercher. Nous avons été introduits auprès du ministre. Le commandant du Dragon a remis la lettre de l’amiral. Le vicomte de Santarem a paru très ému ; il a reçu le message en tremblant. Une partie du ministère a été changée depuis huit jours ; mais le comte de Bast nous déteste et fait dominer son opinion contre nous. Quand nous avons mis pied à terre, le peuple est accouru de toutes parts. Il paraissait avide de connaître l’objet de notre envoi. La police prenait soin de ne laisser approcher personne. Malgré tout, un grand nombre de Portugais portaient la main à leur chapeau, non sans crainte évidente d’être remarqués. »
« J’entrerai, » a dit l’amiral Roussin. Le moment est venu : moment solennel où vont se jouer une belle réputation militaire et une escadre dont la perte serait un deuil immense pour la France. Le vent est-il donc devenu tout à coup propice ? Le vent n’a guère varié ; mais il a suffi au Dragon : pourquoi ne suffirait-il pas à l’escadre ? Qu’il la conduise seulement au-delà du fort Saint-Julien : le courant de flot fera le reste.
Le soleil du 11 juillet 1831 se lève. Nous possédons le rapport officiel de l’amiral Roussin sur cette imposante journée. Tout le monde l’a lu. C’est une belle page d’histoire. Nous lui préférons cependant le simple récit inséré dans la table de loch, où nous n’avons cessé de puiser à pleines mains. Ici, nulle emphase : des faits. L’amiral se raconte à lui-même sa gloire, — sa grande gloire, — dépouillée de tout artifice de rédaction.
« Du lundi 11 au mardi 12 juillet. — À neuf heures du matin, vent de nord-ouest. Je me décide à entrer. — Je fais appareiller. — L’escadre rallie. — Je gouverne sur elle. — Mon ancre est levée à dix heures : elle est cassée. — J’expédie mes dernières instructions à tous les bâtimens. — Je signale de serrer le vent tribord amures. — La mer est grosse, la brise forte, la brume épaisse. — À midi quarante-cinq minutes, la distribution de mes ordres, confiée aux avisos, est terminée. La marée favorable doit finir à trois heures. Il n’y a plus de temps à perdre, — viré lof pour lof et formé l’ordre de bataille bâbord amures :
Colonne de gauche. — Marengo, Algésiras, Suffren, Ville-de-Marseille, Trident, Alger, Pallas, Melpomène, Didon.
Colonne de droite. — Endymion, Eglè, Dragon, Perle.
À une heure quarante-cinq minutes, laissé arriver dans la passe du sud. — Gouverné sur le vaisseau de tête, entre les forts Saint-Julien et Bugio. — À deux heures, ces forts ouvrent leur feu. — Nous sommes encore trop loin. — À deux heures dix minutes, nous ouvrons le nôtre sur le fort Saint-Julien. Les corvettes et les frégates canonnent le fort Bugio. — Nous passons ensuite successivement devant les forts intérieurs. — Tous combattent, mais avec maladresse. Quand nous sommes par le travers, ils se taisent.
À trois heures, arrivés devant Paco d’Arcos. — Le Marengo et l’Algésiras n’ont pas aperçu le signal de continuer. Ils mouillent au poste que je leur avais assigné dans la première partie du plan d’attaque. Voyant que je continue, ils remettent sous voiles et suivent l’escadre. Chef de file alors, le Suffren arrive, à quatre heures, devant le fort Belem, qu’il range à 60 toises. Il le canonne. Ayant ensuite passé sous tous les forts, je mouille en face du palais neuf, vis-à-vis la Corderie. Une partie de l’escadre mouille à l’ouest de moi. Je donne ordre à l’autre de se porter sur l’escadre portugaise qui est embossée dans il est et de la combattre ou amariner. La Pallas lui tire quelques coups de canon ; l’escadre portugaise, composée d’un vaisseau, trois frégates, trois corvettes et deux bricks, répond par quelques coups et amène. — Toute l’escadre française mouille le long des quais, depuis Belem jusque devant Lisbonne. À six heures, j’envoie un parlementaire sommer le gouvernement portugais de donner satisfaction. »
Vainqueur, tenant la ville de Lisbonne, le palais du roi, sous. son canon, l’amiral Roussin avait encore peine à s’expliquer, la facilité de son succès : « N’est-ce pas, se demandait-il, un fait incroyable, qu’après avoir tiré près de 15,000 coups de canon, en défilant, pendant trois heures et demie, sous vingt forts, qu’on prétendait formidables, les pertes de l’escadre se soient bornées aux plus légers accidens ? Tout le poids du jour est tombé de l’autre côté. C’était justice. »
Les plus grands hommes de mer ne sont pas exempts de faiblesse : ils croient, en semblable occasion, à l’intervention de la Providence. « Ma chère mère, écrivait l’amiral Roussin à la pieuse et vénérable femme qui mourut presque centenaire, et pour laquelle sa tendresse filiale ne se démentit jamais, avez-vous une église où vous puissiez raisonnablement rendre sa politesse au hon Dieu ? Il nous a visiblement touchés de son doigt, et c’est bien le moins qu’on l’en remercie. Mais reçoit-il toujours à Arc-sur-Tille dans une grange ? Toutefois, grange ou église, je ne doute pas que vous ne teniez à le remercier de sa bonté pour nous ; au.besoin, je vous en prie, trop mauvais sujet que je suis peut-être pour m’en acquitter à suffisance moi-même. Le miracle est assez visible. Il ne paraîtrait pas douteux, si nous étions seulement moins vieux de cinq ou six siècles. Comment croire, en effet, naturel qu’on puisse se tenir pendant quatre heures sur une route de 3 lieues, sous plus de 200 canons, sans y laisser pieds ou ailes ? Nous n’avons pas en vingt hommes blessés et l’ennemi a été foudroyé. »
Tout n’était pas fini cependant. Si le gouvernement portugais.se réveillait ! S’il amenait de l’artillerie sur la rive, s’il élevait de ces ouvrages en terre contre lesquels la marine s’est de tout temps, avant l’invention de la mélinite, — déclarée impuissante ! S’il mettait l’escadre au défi de détruire la ville ! S’il lui rendait, par des attaques incessantes, le mouillage intenable ! C’est ici que la contenance de l’amiral me paraît plus que jamais digne de la grande nation qu’il représente. Tout le servira : sa mâle assurance, la superbe attitude de ses vaisseaux et jusqu’à ce ton brusquement impérieux que le vainqueur d’Austerlitz avait enseigné à ses lieutenans.
A six heures et demie du soir, le 11 juillet, le vicomte de Santarem reçoit la lettre suivante : « Monsieur le ministre, vous voyez si je tiens mes promesses. Je vous ai fait pressentir hier que je forcerais les passes du Tage. Me voici devant Lisbonne. Tous vos forts sont derrière moi et je n’ai plus en face que le palais du gouvernement. Ne provoquons point de scandale. La France, toujours généreuse, vous offre les mêmes conditions qu’avant la victoire. Je me réserve seulement, en en recueillant les fruits, d’y ajouter des indemnités pour les victimes de la guerre. J’ai l’honneur de vous demander une réponse immédiate. »
Le gouvernement de don Miguel s’inclina devant la mauvaise fortune. A dix heures du soir, le vicomte de Santarem répondait : « Excellentissime seigneur, j’ai l’honneur de déclarer à Votre Excellence que le gouvernement de Sa Majesté très fidèle, voulant éviter, par tous les moyens possibles, les désastres qui pourraient résulter des derniers événemens, adopte les bases proposées dans la dépêche de Votre Excellence du 8 courant. »
La soumission ne s’est point fait attendre : les négociations, néanmoins, menacent tout à coup de traîner en longueur. L’amiral Roussin jette de nouveau son épée dans la balance : « Monsieur le vicomte, écrit-il le 13 juillet au ministre de don Miguel, vous me poussez à bout, et j’ai l’honneur de vous prévenir que cela ne peut vous réussir… Je m’en suis rapporté à votre parole, et je ne souffrirai pas plus longtemps les conséquences de mon erreur. J’attends Votre Excellence ou la personne autorisée qu’elle désignera aujourd’hui ou demain jusqu’à midi. Je la recevrai à mon bord et non ailleurs. »
Où donc l’amiral Roussin a-t-il pris le style de ses dépêches, lui qui n’a jamais reçu de leçons que de M. Petit-Genet ? N’est-ce point sur ce ton que les empereurs romains parlaient aux Goths et aux Francs ? L’imperatoria brevitas ne s’enseigne pas dans les collèges. Ce que nous entendons, c’est la marine de 1812 ; la révolution de Juillet lui a rendu son fier accent. La révolution de Juillet, — ce sont mes souvenirs personnels qu’ici j’interroge, — fut, avant tout, une révolution bonapartiste, la revendication des vétérans de César, attendant naïvement qu’au bruit de leur triomphe le duc de Reichstadt accourût de Vienne. Tout prêts à élever l’objet d’une inébranlable idolâtrie dans leurs bras, il leur semblait revenir une seconde fois de l’Ile d’Elbe. Que peuvent la sagesse, les bienfaits d’un gouvernement, — la restauration était assurément un gouvernement bienfaisant et sage, — contre de tels transports ? On ne songeait guère à la république dans ce temps-là ! Pour la masse de la nation, la république, c’était encore la Terreur. Avec le drapeau tricolore s’éveillèrent sur-le-champ tous les souvenirs de l’empire. Faut-il s’étonner que l’amiral Roussin en retrouvât presque à son insu le langage ?
Le 14 juillet, le traité de réparation fut signé, à bord du Suffren, par le chargé de pouvoirs du gouvernement portugais, M. Antonio Kavrio d’Abreu Castello Branco. Le vicomte de Santarem le ratifia le jour même. Le 26 juillet, à quatre heures et demie du soir, la division du contre-amiral Hugon reprenait la route de Toulon ; le 14 août seulement, l’amiral Roussin, nommé vice-amiral par ordonnance du 26 juillet, reprenait, de son côté, la route de Brest. Il emmenait, avec les frégates la Sirène, la Guerrière, qui étaient venues le rejoindre, la Didon, la Pallas, le Dragon, combattans du 11 juillet, et, pour mieux attester encore sa victoire, toute l’escadre portugaise, à l’exception du vieux vaisseau le Jean VI.
Par une de ces arguties familières aux faibles, le gouvernement portugais avait essayé de contester la validité de la capture. Ses forts étaient réarmés ; l’escadre française ne comptait plus dans ses rangs qu’un seul vaisseau de ligne. L’occasion était bonne pour venger l’honneur national, pour reconquérir d’un seul coup tout l’ascendant perdu. « Les navires portugais, affirmaient les gazettes de Lisbonne, ne sortiraient pas du Tage. » À cette heure critique, reportons-nous au journal de l’amiral Roussin. Ce sera la dernière page que j’en veuille extraire : « Du 13 au 14 août. — Au jour, branle-bas de combat. — A neuf heures vingt minutes, la brise se faisant du nord-nord-ouest au nord-nord-est, nous mettons sous voiles. La Melpomène et la corvette l’Églé restent en station dans le Tage. J’ai donné mes instructions à M. de Rubaudy. — Appareillé le premier et voulant sortir le dernier, je mets en panne et signale aux autres bâtimens de forcer de voiles ; mais ils sont de beaucoup en retard. Le courant de jusant me fait sortir malgré moi. A onze heures, je suis dehors. Les forts n’ont fait aucun mouvement hostile. Les dégradations que nous leur avons causées en entrant sont réparées, malgré les assurances de M. de Santarem. »
Le triomphe ne laissait plus rien à désirer. L’amiral Roussin força deux fois l’entrée du Tage : la première fois avec une escadre, la seconde avec une division. L’Angleterre, par la bouche de lord Wellington, s’en déclara publiquement humiliée. Quel Français, en revanche, n’aurait dû sentir battre son cœur avec plus de fierté ? La France, au contraire, resta froide. Ce n’était pas une victoire qu’elle attendait ; c’était une révolution. Et puis le succès, pour être à ses yeux éclatant, n’avait pas coûté assez cher. Je voudrais l’habituer à mieux juger des choses maritimes. Tel est surtout le but que je me suis proposé dans ce récit.
Une armée de cent mille hommes n’aurait que difficilement obtenu ce qu’une flotte, au fond peu considérable, venait de réaliser en quelques jours : la paix scellée par des réparations, sans la moindre lacune ; le drapeau d’un gouvernement nouveau et à peine reconnu de l’Europe, affirmé sous les murs de la capitale qui se croyait Je mieux à l’abri de toute insulte. Il était juste de nommer le chef de l’expédition vice-amiral, de l’élever le 11 octobre 1832 à la pairie. Il n’eût pas fallu oublier le capitaine Maillard de Liscourt. L’amiral Roussin, demandait pour ce vaillant chef de file le grade de contre-amiral. Chez nos voisins, la récompense ne lui eût pas manqué. Les Anglais ont le sens des affaires navales ; nous avons beaucoup à progresser encore avant de l’acquérir. Le commandant Maillard de Liscourt est mort capitaine de vaisseau. Lui aussi, il porta la peine d’une déception causée par les visées les plus chimériques. Le maréchal Sébastiani avait très prudemment déclaré que l’expédition du Tage devait rester une question toute française. L’amiral Roussin s’en souvint, et voilà peut-être pourquoi sa gloire, si justement enviée par tous les marins du monde, attend encore une statue. La politique gâte tout ce qu’elle touche : elle a l’haleine fétide des harpies.
Contrariée par les calmes et par les vents du nord, la traversée de retour fut lente. Comme l’amiral Hugon, l’amiral Roussin, — n’en déplaise à mon savant confrère M. Faye, — avait foi dans les phases de la lune. Je trouve dans son journal cette mention, qui témoigne tout au moins de ses espérances : « Du 18 au 19 août. — Belle lune de treize jours. » — J’y rencontre aussi cet aveu : « Du 19 au 20 août. — Je suis assez gravement malade depuis quelques jours. » On l’eût été à moins ! Par quelles angoisses cet esprit toujours aux aguets avait passé ! Il n’y a pas que les poètes qui souffrent de leur organisation nerveuse ; les héros en sont peut-être plus cruellement encore tourmentés. Héros et poètes, au demeurant, c’est tout un. Enfin, le 1er septembre, à dix heures du matin, on aperçoit dans une éclaircie le bec du Raz. Le 2 septembre, la division, accompagnée de ses prises, mouille à Brest.
Je me trompe fort, ou ce récit, d’où j’ai écarté à dessein tout ce qui aurait pu en rompre l’unité, ne sera pas là sans fruit, par les hommes du métier, par ceux-là surtout qui peuvent avoir, un jour ou l’autre, une grande résolution à prendre. La réputation des défenses du Tage était usurpée : sans l’amiral Roussin, le préjugé subsisterait encore.
JORIEN DE LA GRAVIERE.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1887, l’article intitulé : les Héros du Grand-Port.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1885, l’article intitulé : Un Amiral de vingt-quatre ans.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1887, l’article intilulé : les Héros du Grand-Port.
- ↑ Voyez dans la Revue du 1er février 1886, p. 611, la capture du navire anglais la Cecilia. L’aspirant de première classe de Rabaudy fut chargé, le 15 mars 1808, de conduire cette prise à l’Ile-de-France.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 février 1836, page 772, la lettre écrite par l’amiral Baudin avant l’attaque de Saint-Jean-d’Ulloa.