L’Île des Pingouins/Livre VI

La bibliothèque libre.
C. Lévy (p. 237-311).
◄  LIVRE V
LIVRE VII  ►


LIVRE VI

LES TEMPS MODERNES

L’AFFAIRE DES QUATRE-VINGT MILLE BOTTES DE FOIN



Ζεῦ πάτερ, ἀλλὰ σὺ ῥῦσαι ὑπ’ ἠέρος υἷας Ἀχαιῶν,
ποίησον δ’αἴθρην, δὸς δ’ὀφθαλμοῖσιν ἰδέσθαι·
ἐν δὲ φάει καὶ ὄλεσσον, ἐπεί νύ τοι εὔαδεν οὕτως.

(Iliad., XVII, v. 645 et seq.)

CHAPITRE PREMIER

LE GÉNÉRAL GREATAUK, DUC DU SKULL.


Peu de temps après la fuite de l’émiral, un juif de condition médiocre, nommé Pyrot, jaloux de frayer avec l’aristocratie et désireux de servir son pays, entra dans l’armée des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui était alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir : il lui reprochait son zèle, son nez crochu, sa vanité, son goût pour l’étude, ses lèvres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu’on cherchait l’auteur d’un méfait, Greatauk disait :

— Ce doit être Pyrot !

Un matin, le général Panther, chef d’état-major, instruisit Greatauk d’une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinées à la cavalerie, avaient disparu ; on n’en trouvait plus trace.

Greatauk s’écria spontanément :

— Ce doit être Pyrot qui les a volées !

Il demeura quelque temps pensif et dit :

— Plus j’y songe et plus je me persuade que Pyrot a volé ces quatre-vingt mille bottes de foin. Et où je le reconnais, c’est qu’il les a dérobées pour les vendre à vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnés. Trahison infâme !

— C’est certain, répondit Panther ; il ne reste plus qu’à le prouver.

Ce même jour, passant devant un quartier de cavalerie, le prince des Boscénos entendit des cuirassiers qui chantaient en balayant la cour ;

Boscénos est un gros cochon ;
On en va faire des andouilles,
Des saucisses et du jambon
Pour le réveillon des pauv’ bougres

Il lui parut contraire à toute discipline que des soldats chantassent ce refrain, à la fois domestique et révolutionnaire, qui jaillissait, aux jours d’émeute, du gosier des ouvriers goguenards. À cette occasion, il déplora la déchéance morale de l’armée et songea avec un âpre sourire que son vieux camarade Greatauk, chef de cette armée déchue, la livrait bassement aux rancunes d’un gouvernement antipatriote. Et il se promit d’y mettre bon ordre, avant peu.

— Ce coquin de Greatauk, se disait-il, ne restera pas longtemps ministre.

Le prince des Boscénos était le plus irréconciliable adversaire de la démocratie moderne, de la libre pensée et du régime que les Pingouins s’étaient librement donné. Il nourrissait contre les juifs une haine vigoureuse et loyale et travaillait en public, en secret, nuit et jour, à la restauration du sang des Draconides. Son royalisme ardent s’exaltait encore par la considération de ses affaires privées, dont le mauvais état empirait d’heure en heure ; car il ne pensait voir la fin de ses embarras pécuniaires qu’à l’entrée de l’héritier de Draco le Grand dans sa ville d’Alca.

De retour en son hôtel, le prince tira de son coffre-fort une liasse de vieilles lettres, correspondance privée, très secrète, qu’il tenait d’un commis infidèle, et de laquelle il résultait que son vieux camarade Greatauk, duc du Skull, avait tripoté dans les fournitures et reçu d’un industriel, nommé Maloury, un pot-de-vin, qui n’était pas énorme et dont la modicité même ôtait toute excuse au ministre qui l’avait accepté.

Le prince relut ces lettres avec une âpre volupté, les remit soigneusement dans le coffre-fort et courut au ministère de la guerre. Il était d’un caractère résolu. Sur cet avis que le ministre ne recevait pas, il renversa les huissiers, culbuta les ordonnances, foula aux pieds les employés civils et militaires, enfonça les portes et pénétra dans le cabinet de Greatauk étonné.

— Parlons peu, mais parlons bien, lui dit-il. Tu es une vieille crapule. Mais ce ne serait encore rien. Je t’ai demandé de fendre l’oreille au général Monchin, l’âme damnée des chosards, tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé de donner un commandement au général des Clapiers qui travaille pour les Draconides et qui m’a obligé personnellement ; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé de déplacer le général Tandem, qui commande à Port-Alca, qui m’a volé cinquante louis au bac et m’a fait mettre les menottes quand j’ai été traduit devant la Haute-Cour comme complice de l’émiral Chatillon ; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé la fourniture de l’avoine et du son ; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé une mission secrète en Marsouinie ; tu n’as pas voulu. Et non content de m’opposer un invariable refus, tu m’as signalé à tes collègues du gouvernement comme un individu dangereux qu’il faut surveiller, et je te dois d’être filé par la police, vieux traître ! Je ne te demande plus rien et je n’ai qu’un seul mot à te dire : Fous le camp ; on t’a trop vu. D’ailleurs, pour te remplacer, nous imposerons à ta sale chose publique quelqu’un des nôtres. Tu sais que je suis homme de parole. Si dans vingt-quatre heures tu n’as pas donné ta démission, je publie dans les journaux le dossier Maloury.

Mais Greatauk, plein de calme et de sérénité :

— Tiens-toi donc tranquille, idiot. Je suis en train d’envoyer un juif au bagne. Je livre Pyrot à la justice comme coupable d’avoir volé quatre-vingt mille bottes de foin.

Le prince des Boscénos, dont la fureur tomba comme un voile, sourit.

— C’est vrai ?…

— Tu le verras bien.

— Mes compliments, Greatauk. Mais comme avec toi il faut toujours prendre ses précautions, je publie immédiatement la bonne nouvelle. On lira ce soir dans tous les journaux d’Alca l’arrestation de Pyrot…

Et il murmura en s’éloignant :

— Ce Pyrot ! je me doutais qu’il finirait mal.

Un instant après, le général Panther se présenta devant Greatauk.

— Monsieur le ministre, je viens d’examiner l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. On n’a pas de preuves contre Pyrot.

— Qu’on en trouve, répondit Greatauk, la justice l’exige. Faites immédiatement arrêter Pyrot.


CHAPITRE II

PYROT


Toute la Pingouinie apprit avec horreur le crime de Pyrot ; en même temps, on éprouvait une sorte de satisfaction à savoir que ce détournement, compliqué de trahison et confinant au sacrilège, avait été commis par un petit juif. Pour comprendre ce sentiment, il faut connaître l’état de l’opinion publique à l’égard des grands et des petits juifs. Comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire dans cette histoire, la caste financière, universellement exécrée et souverainement puissante, se composait de chrétiens et de juifs. Les juifs qui en faisaient partie, et sur lesquels le peuple ramassait toute sa haine, étaient les grands juifs ; ils possédaient d’immenses biens et détenaient, disait-on, plus d’un cinquième de la fortune pingouine. En dehors de cette caste redoutable, il se trouvait une multitude de petits juifs d’une condition médiocre, qui n’étaient pas plus aimés que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout État policé, la richesse est chose sacrée ; dans les démocraties elle est la seule chose sacrée. Or l’État pingouin était démocratique ; trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la république, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État, et qu’elles détruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnêtes. Malgré le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, conçus et enfantés dans le respect de l’argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarité des capitaux et comprenaient que la petite richesse n’est assurée que par la sûreté de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israélites comme pour les milliards chrétiens un respect religieux et, l’intérêt étant plus fort chez eux que l’aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher à un seul des cheveux de ces grands juifs qu’ils exécraient. Envers les petits, ils se sentaient moins vérécondieux, et s’ils voyaient quelqu’un de ceux-là à terre, ils le trépignaient. C’est pourquoi la nation entière apprit avec un farouche contentement que le traître était un juif, mais petit. On pouvait se venger sur lui de tout Israël, sans craindre de compromettre le crédit public.

Que Pyrot eût volé les quatre-vingt mille bottes de foin, personne autant dire n’hésita un moment à le croire. On ne douta point, parce que l’ignorance où l’on était de cette affaire ne permettait pas le doute qui a besoin de motifs, car on ne doute pas sans raisons comme on croit sans raisons. On ne douta point parce que la chose était partout répétée et qu’à l’endroit du public répéter c’est prouver. On ne douta point parce qu’on désirait que Pyrot fût coupable et qu’on croit ce qu’on désire, et parce qu’enfin la faculté de douter est rare parmi les hommes ; un très petit nombre d’esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. Elle est singulière, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignité, dommageable aux personnes et aux biens, contraire à la police des États et à la prospérité des empires, funeste à l’humanité, destructive des dieux, en horreur au ciel et à la terre. La foule des Pingouins ignorait le doute : elle eut foi dans la culpabilité de Pyrot, et cette foi devint aussitôt un des principaux articles de ses croyances nationales et une des vérités essentielles de son symbole patriotique.

Pyrot fut jugé secrètement et condamné.

Le général Panther alla aussitôt informer le ministre de la guerre de l’issue du procès.

— Par bonheur, dit-il, les juges avaient une certitude, car il n’y avait pas de preuves.

— Des preuves, murmura Greatauk, des preuves, qu’est-ce que cela prouve ? Il n’y a qu’une preuve certaine, irréfragable : les aveux du coupable. Pyrot a-t-il avoué ?

— Non, mon général.

— Il avouera : il le doit. Panther, il faut l’y résoudre ; dites-lui que c’est son intérêt. Promettez-lui que, s’il avoue, il obtiendra des faveurs, une réduction de peine, sa grâce ; promettez-lui que, s’il avoue, on reconnaîtra son innocence ; on le décorera. Faites appel à ses bons sentiments. Qu’il avoue par patriotisme, pour le drapeau, par ordre, par respect de la hiérarchie, sur commandement spécial du ministre de la guerre, militairement… Mais dites-moi, Panther, est-ce qu’il n’a pas déjà avoué ? Il y a des aveux tacites ; le silence est un aveu.

— Mais, mon général, il ne se tait pas ; il crie comme un putois qu’il est innocent.

— Panther, les aveux d’un coupable résultent parfois de la véhémence de ses dénégations. Nier désespérément c’est avouer. Pyrot a avoué ; il nous faut des témoins de ses aveux, la justice l’exige.

Il y avait dans la Pingouinie occidentale un port de mer nommé La Crique, formé de trois petites anses, autrefois fréquentées des navires, maintenant ensablées et désertes ; des lagunes recouvertes de moisissures s’étendaient tout le long des côtes basses, exhalant une odeur empestée, et la fièvre planait sur le sommeil des eaux. Là, s’élevait au bord de la mer une haute tour carrée, semblable à l’ancien Campanile de Venise, au flanc de laquelle, près du faîte, au bout d’une chaîne attachée à une poutre transversale, pendait une cage à claire voie dans laquelle, au temps des Draconides, les inquisiteurs d’Alca mettaient les clercs hérétiques. Dans cette cage, vide depuis trois cents ans, Pyrot fut enfermé, sous la garde de soixante argousins qui, logés dans la tour, ne le perdaient de vue ni jour ni nuit, épiant ses aveux, pour en faire, à tour de rôle, un rapport au ministre de la guerre, car, scrupuleux et prudent, Greatauk voulait des aveux et des suraveux. Greatauk, qui passait pour un imbécile, était, en réalité, plein de sagesse et d’une rare prévoyance.

Cependant Pyrot, brûlé du soleil, dévoré de moustiques, trempé de pluie, de grêle et de neige, glacé de froid, secoué furieusement par la tempête, obsédé par les croassements sinistres des corbeaux perchés sur sa cage, écrivait son innocence sur des morceaux de sa chemise avec un cure-dents trempé de sang. Ces chiffons se perdaient dans la mer ou tombaient aux mains des geôliers. Quelques-uns pourtant furent mis sous les yeux du public. Mais les protestations de Pyrot ne touchaient personne, puisqu’on avait publié ses aveux.


CHAPITRE III

LE COMTE DE MAUBEC DE LA DENTDULYNX


Les mœurs des petits juifs n’étaient pas toujours pures ; le plus souvent, ils ne se refusaient à aucun des vices de la civilisation chrétienne, mais ils gardaient de l’âge patriarcal la reconnaissance des liens de famille et l’attachement aux intérêts de la tribu. Les frères, demi-frères, oncles, grands-oncles, cousins et petits-cousins, neveux et petits-neveux, agnats et cognats de Pyrot, au nombre de sept cents, d’abord accablés du coup qui frappait un des leurs, s’enfermèrent dans leurs maisons, se couvrirent de cendre et, bénissant la main qui les châtiait, durant quarante jours gardèrent un jeûne austère. Puis ils prirent un bain et résolurent de poursuivre, sans repos, au prix de toutes les fatigues, à travers tous les dangers, la démonstration d’une innocence dont ils ne doutaient pas. Et comment en eussent-ils douté ? L’innocence de Pyrot leur était révélée comme était révélé son crime à la Pingouinie chrétienne ; car ces choses, étant cachées, revêtaient un caractère mystique et prenaient l’autorité des vérités religieuses. Les sept cents pyrots se mirent à l’œuvre avec autant de zèle que de prudence et firent secrètement des recherches approfondies. Ils étaient partout ; on ne les voyait nulle part ; on eût dit que, comme le pilote d’Ulysse, ils cheminaient librement sous terre. Ils pénétrèrent dans les bureaux de la guerre, approchèrent, sous des déguisements, les juges, les greffiers, les témoins de l’affaire. C’est alors que parut la sagesse de Greatauk : les témoins ne savaient rien, les juges, les greffiers ne savaient rien. Des émissaires parvinrent jusqu’à Pyrot et l’interrogèrent anxieusement dans sa cage, aux longs bruits de la mer et sous les croassements rauques des corbeaux. Ce fut en vain : le condamné ne savait rien. Les sept cents pyrots ne pouvaient détruire les preuves de l’accusation, parce qu’ils ne pouvaient les connaître et ils ne pouvaient les connaître parce qu’il n’y en avait pas. La culpabilité de Pyrot était indestructible par son néant même. Et c’est avec un légitime orgueil que Greatauk, s’exprimant en véritable artiste, dit un jour au général Panther : « Ce procès est un chef-d’œuvre : il est fait de rien ». Les sept cents pyrots désespéraient d’éclaircir jamais cette ténébreuse affaire quand tout à coup ils découvrirent, par une lettre volée, que les quatre-vingt mille bottes de foin n’avaient jamais existé, qu’un gentilhomme des plus distingués, le comte de Maubec, les avait vendues à l’État, qu’il en avait reçu le prix, mais qu’il ne les avait jamais livrées, attendu que, issu des plus riches propriétaires fonciers de l’ancienne Pingouinie, héritier des Maubec de la Dentdulynx, jadis possesseurs de quatre duchés, de soixante comtés, de six cent douze marquisats, baronnies et vidamies, il ne possédait pas de terres la largeur de la main et qu’il aurait été bien incapable de couper seulement une fauchée de fourrage sur ses domaines. Quant à se faire livrer un fétu d’un propriétaire ou de quelque marchand, c’est ce qui lui eût été tout à fait impossible, car tout le monde, excepté les ministres de l’État et les fonctionnaires du gouvernement, savait qu’il était plus facile de tirer de l’huile d’un caillou qu’un centime de Maubec.

Les sept cents pyrots ayant procédé à une enquête minutieuse sur les ressources financières du comte de Maubec de la Dentdulynx, constatèrent que ce gentilhomme tenait ses principales ressources d’une maison où des dames généreuses donnaient à tout venant deux jambons pour une andouille. Ils le dénoncèrent publiquement comme coupable du vol des quatre-vingt mille bottes de foin pour lequel un innocent avait été condamné et mis en cage.

Maubec était d’une illustre famille, alliée aux Draconides. Il n’y a rien que les démocraties estiment plus que la noblesse de naissance. Maubec avait servi dans l’armée pingouine et les Pingouins, depuis qu’ils étaient tous soldats, aimaient leur armée jusqu’à l’idolâtrie. Maubec avait, sur les champs de bataille, reçu la croix, qui est le signe de l’honneur chez les Pingouins, et qu’ils préfèrent même au lit de leurs épouses. Toute la Pingouinie se déclara pour Maubec et la voix du peuple, qui commençait à gronder, réclama des châtiments sévères contre les septs cents pyrots calomniateurs.

Maubec était gentilhomme : il défia les sept cents pyrots à l’épée, au sabre, au pistolet, à la carabine, au bâton.

« Sales youpins, leur écrivit-il dans une lettre fameuse, vous avez crucifié mon Dieu et vous voulez ma peau ; je vous préviens que je ne serai pas aussi couillon que lui et que je vous couperai les quatorze cents oreilles. Recevez mon pied dans vos sept cents derrières. »

Le chef du gouvernement était alors un villageois nommé Robin Mielleux, homme doux aux riches et aux puissants et dur aux pauvres gens, de petit courage et ne connaissant que son intérêt. Par une déclaration publique, il se porta garant de l’innocence et de l’honneur de Maubec et déféra les sept cents pyrots aux tribunaux correctionnels, qui les condamnèrent, comme diffamateurs, à des peines afflictives, à d’énormes amendes et à tous les dommages et intérêts que réclamait leur innocente victime.

Il semblait que Pyrot dût rester à jamais enfermé dans sa cage où se perchaient les corbeaux. Cependant tous les Pingouins voulant savoir et prouver que ce juif était coupable, les preuves qu’on en donnait n’étaient pas toutes bonnes et il y en avait de contradictoires. Les officiers de l’état-major montraient du zèle et certains manquaient de prudence. Tandis que Greatauk gardait un admirable silence, le général Panther se répandait en intarissables discours et démontrait tous les matins, dans les journaux, la culpabilité du condamné. Il aurait peut-être mieux fait de n’en rien dire : elle était évidente ; l’évidence ne se démontre pas. Tant de raisonnements troublaient les esprits ; la foi, toujours vive, devenait moins sereine. Plus on apportait de preuves à la foule, plus elle en demandait.

Toutefois le danger de trop prouver n’eût pas été grand s’il ne s’était trouvé en Pingouinie, comme il s’en trouve partout ailleurs, des esprits formés au libre examen, capables d’étudier une question difficile, et enclins au doute philosophique. Il y en avait peu ; ils n’étaient pas tous disposés à parler ; le public n’était nullement préparé à les entendre. Pourtant ils ne devaient pas rencontrer que des sourds. Les grands juifs, tous les milliardaires israélites d’Alca, quand on leur parlait de Pyrot, disaient : « Nous ne connaissons point cet homme » ; mais ils songeaient à le sauver. Ils gardaient la prudence où les attachait leur fortune et souhaitaient que d’autres fussent moins timides. Leur souhait devait s’accomplir.


CHAPITRE IV

COLOMBAN


Quelques semaines après la condamnation des sept cents pyrots, un petit homme myope, renfrogné, tout en poil, sortit un matin de sa maison avec un pot de colle, une échelle et un paquet d’affiches et s’en alla par les rues collant sur les murs des placards où se lisait en gros caractères : Pyrot est innocent, Maubec est coupable. Son état n’était pas de coller des affiches ; il s’appelait Colomban ; auteur de cent soixante volumes de sociologie pingouine, il comptait parmi les plus laborieux et les plus estimés des écrivains d’Alca. Après y avoir suffisamment réfléchi, ne doutant plus de l’innocence de Pyrot, il la publiait de la manière qu’il jugeait la plus éclatante. Il posa sans encombre quelques affiches dans les rues peu fréquentées ; mais arrivé aux quartiers populeux, chaque fois qu’il montait sur son échelle, les curieux amassés sous lui, muets de surprise et d’indignation, lui jetaient des regards menaçants qu’il supportait avec le calme que donnent le courage et la myopie. Tandis que sur ses talons les concierges et les boutiquiers arrachaient ses affiches, il allait traînant son attirail et suivi par les petits garçons qui, leur panier sous le bras et leur gibecière sur le dos, n’étaient pas pressés d’arriver à l’école : et il placardait studieusement. Aux indignations muettes se joignaient maintenant contre lui les protestations et les murmures. Mais Colomban ne daignait rien voir ni rien entendre. Comme il apposait, à l’entrée de la rue Sainte-Orberose, un de ses carrés de papier portant imprimé : Pyrot est innocent, Maubec est coupable, la foule ameutée donna les signes de la plus violente colère. « Traître, voleur, scélérat, canaille », lui criait-on ; une ménagère, ouvrant sa fenêtre, lui versa une boîte d’ordures sur la tête, un cocher de fiacre lui fit sauter d’un coup de fouet son chapeau de l’autre côté de la rue, aux acclamations de la foule vengée ; un garçon boucher le fit tomber avec sa colle, son pinceau et ses affiches, du haut de son échelle dans le ruisseau et les Pingouins enorgueillis sentirent alors la grandeur de leur patrie. Colomban se releva luisant d’immondices, estropié du coude et du pied, tranquille et résolu.

— Viles brutes, murmura-t-il en haussant les épaules.

Puis il se mit à quatre pattes dans le ruisseau pour y chercher son lorgnon qu’il avait perdu dans sa chute. Il apparut alors que son habit était fendu depuis le col jusqu’aux basques et son pantalon foncièrement disloqué. L’animosité de la foule à son égard s’en accrut.

De l’autre côté de la rue s’étendait la grande épicerie Sainte-Orberose. Des patriotes saisirent à la devanture tout ce qu’ils trouvaient sous la main, et le jetèrent sur Colomban, oranges, citrons, pots de confitures, tablettes de chocolat, bouteilles de liqueurs, boîtes de sardines, terrines de foie gras, jambons, volailles, stagnons d’huile et sacs de haricots. Couvert de débris alimentaires, contus et déchiré, boiteux, aveugle, il prit la fuite suivi de garçons de boutique, de mitrons, de rôdeurs, de bourgeois, de polissons dont le nombre grossissait de minute en minute et qui hurlaient « À l’eau ! à mort le traître ! à l’eau ! » Ce torrent de vulgaire humanité roula tout le long des boulevards et s’engouffra dans la rue Saint-Maël. La police faisait son devoir ; de toutes les voies adjacentes débouchaient des agents qui, la main gauche sur le fourreau de leur sabre, prenaient au pas de course la tête des poursuivants. Ils allongeaient déjà des mains énormes sur Colomban, quand il leur échappa soudain en tombant, par un regard ouvert, au fond d’un égout.

Il y passa la nuit, assis dans les ténèbres, au bord des eaux fangeuses, parmi les rats humides et gras. Il songeait à sa tâche ; son cœur agrandi s’emplissait de courage et de pitié. Et quand l’aube mit un pâle rayon au bord du soupirail, il se leva et dit, se parlant à lui-même :

— Je discerne que la lutte sera rude.

Incontinent, il composa un mémoire où il exposait clairement que Pyrot n’avait pu voler au ministère de la guerre quatre-vingt mille bottes de foin qui n’y étaient jamais entrées, puisque Maubec ne les avait jamais fournies, bien qu’il en eût touché le prix. Colomban fit distribuer ce factum par les rues d’Alca. Le peuple refusait de le lire et le déchirait avec colère. Les boutiquiers montraient le poing aux distributeurs qui décampaient, poursuivis, le balai dans les reins, par des furies ménagères. Les têtes s’échauffèrent et l’effervescence dura toute la journée. Le soir, des bandes d’hommes farouches et déguenillés parcouraient les rues en hurlant : « Mort à Colomban ! » Des patriotes arrachaient aux camelots des paquets entiers du factum, qu’ils brûlaient sur les places publiques, et ils dansaient autour de ces feux de joie des rondes éperdues avec des filles troussées jusqu’au ventre.

Les plus ardents allèrent casser les carreaux de la maison où Colomban vivait depuis quarante ans de son travail dans la douceur d’une paix profonde.

Les Chambres s’émurent et demandèrent au chef du gouvernement quelles mesures il comptait prendre pour réprimer les odieux attentats commis par Colomban contre l’honneur de l’armée nationale et la sûreté de la Pingouinie. Robin Mielleux flétrit l’audace impie de Colomban et annonça, aux applaudissements des législateurs, que cet homme serait traduit devant les tribunaux pour y répondre de son infâme libelle.

Le ministre de la guerre, appelé à la tribune, y parut transfiguré. Il n’avait plus l’air, comme autrefois, d’une oie sacrée des citadelles pingouines ; maintenant hérissé, le cou tendu, le bec en croc, il semblait le vautour symbolique attaché au foie des ennemis de la patrie.

Dans le silence auguste de l’assemblée, il prononça ces seuls mots :

— Je jure que Pyrot est un scélérat.

Cette parole de Greatauk, répandue dans toute la Pingouinie, soulagea la conscience publique.


CHAPITRE V

LES RÉVÉRENDS PÈRES AGARIC ET CORNEMUSE


Colomban portait avec surprise et douceur le poids de la réprobation générale ; il ne pouvait sortir de chez lui sans être lapidé ; aussi ne sortait-il point ; il écrivait dans son cabinet, avec un entêtement magnifique, de nouveaux mémoires en faveur de l’encagé innocent. Cependant parmi le peu de lecteurs qu’il trouva, quelques-uns, une douzaine, furent frappés de ses raisons et commencèrent à douter de la culpabilité de Pyrot. Ils s’en ouvrirent à leurs proches, s’efforcèrent de répandre autour d’eux la lumière qui naissait dans leur esprit. L’un d’eux était un ami de Robin Mielleux à qui il confia ses perplexités et qui dès lors refusa de le recevoir. Un autre demanda, par lettre ouverte, des explications au ministre de la guerre ; un troisième publia un pamphlet terrible : celui-là, Kerdanic, était le plus redouté des polémistes. Le public en demeura stupide. On disait que ces défenseurs du traître étaient soudoyés par les grands juifs ; on les flétrit du nom de pyrotins et les patriotes jurèrent de les exterminer. Il n’y avait que mille ou douze cents pyrotins dans la vaste république ; on croyait en voir partout ; on craignait d’en trouver dans les promenades, dans les assemblées, dans les réunions, dans les salons mondains, à la table de famille, dans le lit conjugal. La moitié de la population était suspecte à l’autre moitié. La discorde mit le feu dans Alca.

Or, le père Agaric, qui dirigeait une grande école de jeunes nobles, suivait les événements avec une anxieuse attention. Les malheurs de l’Église pingouine ne l’avaient point abattu ; il restait fidèle au prince Crucho et conservait l’espoir de rétablir sur le trône de Pingouinie l’héritier des Draconides. Il lui parut que les événements qui s’accomplissaient ou se préparaient dans le pays, l’état d’esprit dont ils seraient en même temps l’effet et la cause, et les troubles, leur résultat nécessaire, pourraient, dirigés, conduits, tournés et détournés avec la sagesse profonde d’un religieux, ébranler la république et disposer les Pingouins à restaurer le prince Crucho dont la piété promettait des consolations aux fidèles. Coiffé de son vaste chapeau noir, dont les bords étaient pareils aux ailes de la Nuit, il s’achemina par le bois des Conils vers l’usine où son vénérable ami, le père Cornemuse, distillait la liqueur hygiénique de Sainte-Orberose. L’industrie du bon moine, si cruellement frappée au temps de l’émiral Chatillon, se relevait de ses ruines. On entendait les trains de marchandises rouler à travers les bois et l’on voyait sous les hangars des centaines d’orphelins bleus envelopper des bouteilles et clouer des caisses.

Agaric trouva le vénérable Cornemuse devant ses fourneaux, au milieu des cornues. Les prunelles glissantes du vieillard avaient retrouvé l’éclat du rubis ; le poli de son crâne était redevenu suave et précieux.

Agaric félicita d’abord le pieux distillateur de l’activité qui renaissait dans ses laboratoires et dans ses ateliers.

— Les affaires reprennent. J’en rends grâces à Dieu, répondit le vieillard des Conils. Hélas ! elles étaient bien tombées, frère Agaric. Vous avez vu la désolation de cet établissement. Je n’en dis pas davantage.

Agaric détourna la tête.

— La liqueur de Sainte-Orberose, poursuivit Cornemuse, triomphe de nouveau. Mon industrie n’en demeure pas moins incertaine et précaire. Les lois de ruine et de désolation qui l’ont frappée ne sont point abrogées : elles ne sont que suspendues…

Et le religieux des Conils leva vers le ciel ses prunelles de rubis.

Agaric lui mit la main sur l’épaule :

— Quel spectacle, Cornemuse, nous offre la malheureuse Pingouinie ! Partout la désobéissance, l’indépendance, la liberté ! Nous voyons se lever les orgueilleux, les superbes, les hommes de révolte. Après avoir bravé les lois divines, ils se dressent contre les lois humaines, tant il est vrai que, pour être un bon citoyen, il faut être un bon chrétien. Colomban tâche à imiter Satan. De nombreux criminels suivent son funeste exemple ; ils veulent, dans leur rage, briser tous les freins, rompre tous les jougs, s’affranchir des liens les plus sacrés, échapper aux contraintes les plus salutaires. Ils frappent leur patrie pour s’en faire obéir. Mais ils succomberont sous l’animadversion, la vitupération, l’indignation, la fureur, l’exécration et l’abomination publiques. Voilà l’abîme où les a conduits l’athéisme, la libre pensée, le libre examen, la prétention monstrueuse de juger par eux-mêmes, d’avoir une opinion propre.

— Sans doute, sans doute, répliqua le père Cornemuse en secouant la tête ; mais je vous avoue que le soin de distiller des simples m’a détourné de suivre les affaires publiques. Je sais seulement qu’on parle beaucoup d’un certain Pyrot. Les uns soutiennent qu’il est coupable, les autres affirment qu’il est innocent, et je ne saisis pas bien les motifs qui poussent les uns et les autres à s’occuper d’une affaire qui ne les regarde pas.

Le pieux Agaric demanda vivement :

— Vous ne doutez pas du crime de Pyrot ?

— Je n’en puis douter, très cher Agaric, répondit le religieux des Conils ; ce serait contraire aux lois de mon pays, qu’il faut respecter tant qu’elles ne sont pas en opposition avec les lois divines. Pyrot est coupable puisqu’il est condamné. Quant à en dire davantage pour ou contre sa culpabilité, ce serait substituer mon autorité à celle des juges, et je me garderai bien de le faire. C’est d’ailleurs inutile, puisque Pyrot est condamné. S’il n’est pas condamné parce qu’il est coupable, il est coupable parce qu’il est condamné ; cela revient au même. Je crois à sa culpabilité comme tout bon citoyen doit y croire ; et j’y croirai tant que la justice établie m’ordonnera d’y croire, car il n’appartient pas à un particulier, mais au juge, de proclamer l’innocence d’un condamné. La justice humaine est respectable jusque dans les erreurs inhérentes à sa nature faillible et bornée. Ces erreurs ne sont jamais irréparables ; si les juges ne les réparent pas sur la terre, Dieu les réparera dans le ciel. D’ailleurs j’ai grande confiance en ce général Greatauk, qui me semble plus intelligent, sans en avoir l’air, que tous ceux qui l’attaquent.

— Bien cher Cornemuse, s’écria le pieux Agaric, l’affaire Pyrot, poussée au point où nous saurons la conduire avec le secours de Dieu et les fonds nécessaires, produira les plus grands biens. Elle mettra à nu les vices de la république anti-chrétienne et disposera les Pingouins à restaurer le trône des Draconides et les prérogatives de l’Église. Mais il faut pour cela que le peuple voie ses lévites au premier rang de ses défenseurs. Marchons contre les ennemis de l’armée, contre les insulteurs des héros, et tout le monde nous suivra.

— Tout le monde, ce sera trop, murmura en hochant la tête le religieux des Conils. Je vois que les Pingouins ont envie de se quereller. Si nous nous mêlons de leur querelle, ils se réconcilieront à nos dépens et nous payerons les frais de la guerre. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, très cher Agaric, vous n’engagerez pas l’Église dans cette aventure.

— Vous connaissez mon énergie ; vous connaîtrez ma prudence. Je ne compromettrai rien… Bien cher Cornemuse, je ne veux tenir que de vous les fonds nécessaires à notre entrée en campagne.

Longtemps Cornemuse refusa de faire les frais d’une entreprise qu’il jugeait funeste. Agaric fut tour à tour pathétique et terrible. Enfin, cédant aux prières, aux menaces, Cornemuse, à pas traînants et la tête penchée, gagna son austère cellule où tout décelait la pauvreté évangélique. Au mur blanchi à la chaux, sous un rameau de buis bénit, un coffre-fort était scellé. Il l’ouvrit en soupirant et en tira une petite liasse de valeurs que, d’un bras raccourci et d’une main hésitante, il tendit au pieux Agaric.

— N’en doutez pas, très cher Cornemuse, dit celui-ci, en plongeant les papiers dans la poche de sa douillette, cette affaire Pyrot nous a été envoyée par Dieu pour la gloire et l’exaltation de l’Église de Pingouinie.

— Puissiez-vous avoir raison ! soupira le religieux des Conils.

Et, resté seul dans son laboratoire, il contempla, de ses yeux exquis, avec une tristesse ineffable, ses fourneaux et ses cornues.


CHAPITRE VI

LES SEPT CENTS PYROTS


Les sept cents pyrots inspiraient au public une aversion croissante. Chaque jour, dans les rues d’Alca, on en assommait deux ou trois ; l’un d’eux fut fessé publiquement, un autre jeté dans la rivière ; un troisième, enduit de goudron, roulé dans des plumes et promené sur les boulevards à travers une foule hilare ; un quatrième eut le nez coupé par un capitaine de dragons. Ils n’osaient plus se montrer à leur cercle, au tennis, aux courses ; ils se dissimulaient pour aller à la Bourse. Dans ces circonstances il parut urgent au prince des Boscénos de refréner leur audace et de réprimer leur insolence. S’étant, à cet effet, réuni au comte Cléna, à M. de la Trumelle, au vicomte Olive, à M. Bigourd, il fonda avec eux la grande association des antipyrots à laquelle les citoyens par centaines de mille, les soldats par compagnies, par régiments, par brigades, par divisions, par corps d’armée, les villes, les districts, les provinces, apportèrent leur adhésion.

Environ ce temps, le ministre de la guerre, se rendant auprès de son chef d’état-major, vit avec surprise que la vaste pièce où travaillait le général Panther, naguère encore toute nue, portait maintenant sur chaque face, depuis le plancher jusqu’au plafond, en de profonds casiers, un triple et quadruple rang de dossiers de tout format et de toutes couleurs, archives soudaines et monstrueuses, ayant atteint en quelques jours la croissance des chartriers séculaires.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le ministre étonné.

— Des preuves contre Pyrot, répondit avec une patriotique satisfaction le général Panther. Nous n’en possédions pas quand nous l’avons condamné : nous nous sommes bien rattrapés depuis.

La porte était ouverte ; Greatauk vit déboucher du palier une longue file de portefaix, qui venaient décharger dans la salle leurs crochets lourds de papiers, et il aperçut l’ascenseur qui s’élevait en gémissant, ralenti par le poids des dossiers.

— Qu’est-ce que cela encore ? fit-il.

— Ce sont de nouvelles preuves contre Pyrot, qui nous arrivent, dit Panther. J’en ai demandé dans tous les cantons de Pingouinie, dans tous les états-majors et dans toutes les cours d’Europe ; j’en ai commandé dans toutes les villes d’Amérique et d’Australie et dans toutes les factoreries d’Afrique ; j’en attends des ballots de Brême et une cargaison de Melbourne.

Et Panther tourna vers le ministre le regard tranquille et radieux d’un héros. Cependant Greatauk, son carreau sur l’œil, regardait ce formidable amas de papiers avec moins de satisfaction que d’inquiétude :

— C’est fort bien, dit-il, c’est fort bien ! Mais je crains qu’on n’ôte à l’affaire Pyrot sa belle simplicité. Elle était limpide ; ainsi que le cristal de roche, son prix était dans sa transparence. On y eût vainement cherché à la loupe une paille, une faille, une tache, le moindre défaut. Au sortir de mes mains, elle était pure comme le jour ; elle était le jour même. Je vous donne une perle et vous en faites une montagne. Pour tout vous dire, je crains qu’en voulant trop bien faire, vous n’ayez fait moins bien. Des preuves ! sans doute il est bon d’avoir des preuves, mais il est peut-être meilleur de n’en avoir pas. Je vous l’ai déjà dit, Panther : il n’y a qu’une preuve irréfutable, les aveux du coupable (ou de l’innocent, peu importe !). Telle que je l’avais établie l’affaire Pyrot ne prêtait pas à la critique ; il n’y avait pas un endroit par où on pût l’atteindre. Elle défiait les coups ; elle était invulnérable parce qu’elle était invisible. Maintenant elle donne une prise énorme à la discussion. Je vous conseille, Panther, de vous servir de vos dossiers avec réserve. Je vous serai surtout reconnaissant de modérer vos communications aux journalistes. Vous parlez bien, mais vous parlez trop. Dites moi, Panther, parmi ces pièces, en est-il de fausses ?

Panther sourit :

— Il y en a d’appropriées.

— C’est ce que je voulais dire. Il y en a d’appropriées, tant mieux ! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pièces fausses, en général, valent mieux que les vraies, d’abord parce qu’elles ont été faites exprès, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu’elles sont enfin exactes et justes. Elles sont préférables aussi parce qu’elles transportent les esprits dans un monde idéal et les détournent de la réalité qui, en ce monde, hélas ! n’est jamais sans mélange… Toutefois, j’aimerais peut-être mieux, Panther, que nous n’eussions pas de preuves du tout.

Le premier acte de l’association des antipyrots fut d’inviter le gouvernement à traduire immédiatement devant une haute cour de justice, comme coupables de haute trahison, les sept cents pyrots et leurs complices. Le prince des Boscénos, chargé de porter la parole au nom de l’Association, se présenta devant le conseil assemblé pour le recevoir et exprima le vœu que la vigilance et la fermeté du gouvernement s’élevassent à la hauteur des circonstances. Il serra la main à chacun des ministres et, passant devant le général Greatauk, il lui souffla à l’oreille :

— Marche droit, crapule, ou je publie le dossier Maloury !

Quelques jours après, par un vote unanime des Chambres, émis sur un projet favorable du gouvernement, l’association des antipyrots fut reconnue d’utilité publique.

Aussitôt, l’association envoya en Marsouinie, au château de Chitterlings, où Crucho mangeait le pain amer de l’exil, une délégation chargée d’assurer le prince de l’amour et du dévouement des ligueurs antipyrots.

Cependant les pyrotins croissaient en nombre ; on en comptait maintenant dix mille. Ils avaient, sur les boulevards, leurs cafés attitrés. Les patriotes avaient les leurs, plus riches et plus vastes ; tous les soirs d’une terrasse à l’autre jaillissaient les bocks, les soucoupes, les porte-allumettes, les carafes, les chaises et les tables ; les glaces volaient en éclats ; l’ombre, en confondant les coups, corrigeait l’inégalité du nombre et les brigades noires terminaient la lutte en foulant indifféremment les combattants des deux parties sous leurs semelles aux clous acérés.

Une de ces nuits glorieuses, comme le prince des Boscénos sortait, en compagnie de quelques patriotes, d’un cabaret à la mode, M. de la Trumelle, lui désignant un petit homme à binocle, barbu, sans chapeau, n’ayant qu’une manche à son habit, et qui se traînait péniblement sur le trottoir jonché de débris :

— Tenez ! fit-il, voici Colomban !

Avec la force, le prince avait la douceur ; il était plein de mansuétude ; mais au nom de Colomban son sang ne fit qu’un tour. Il bondit sur le petit homme à binocle et le renversa d’un coup de poing dans le nez.

M. de la Trumelle s’aperçut alors, que, trompé par une ressemblance imméritée, il avait pris pour Colomban M. Bazile, ancien avoué, secrétaire de l’association des antipyrots, patriote ardent et généreux. Le prince des Boscénos était de ces âmes antiques, qui ne plient jamais ; pourtant il savait reconnaître ses torts.

— Monsieur Bazile, dit-il en soulevant son chapeau, si je vous ai effleuré le visage, vous m’excuserez et vous me comprendrez, vous m’approuverez, que dis-je, vous me complimenterez, vous me congratulerez et me féliciterez quand vous saurez la cause de cet acte. Je vous prenais pour Colomban.

M. Bazile, tamponnant avec son mouchoir ses narines jaillissantes et soulevant un coude tout éclatant de sa manche absente :

— Non, monsieur, répondit-il sèchement, je ne vous féliciterai pas, je ne vous congratulerai pas, je ne vous complimenterai pas, je ne vous approuverai pas, car votre action était pour le moins superflue ; elle était, dirai-je, surérogatoire. On m’avait, ce soir, déjà pris trois fois pour Colomban et traité suffisamment comme il le mérite. Les patriotes lui avaient sur moi défoncé les côtes et cassé les reins, et j’estimais, monsieur, que c’était assez.

À peine avait-il achevé ce discours que les pyrotins apparurent en bande, et trompés, à leur tour, par cette ressemblance insidieuse, crurent que des patriotes assommaient Colomban. Ils tombèrent à coups de canne plombée et de nerfs de bœufs sur le prince des Boscénos et ses compagnons, qu’ils laissèrent pour morts sur la place, et, s’emparant de l’avoué Bazile, le portèrent en triomphe, malgré ses protestations indignées, aux cris de « Vive Colomban ! vive Pyrot ! » le long des boulevards, jusqu’à ce que la brigade noire, lancée à leur poursuite, les eût assaillis, terrassés, traînés indignement au poste, où l’avoué Bazile fut, sous le nom de Colomban, trépigné par des semelles épaisses, aux clous sans nombre.


CHAPITRE VII

BIDAULT-COQUILLE ET MANIFLORE
LES SOCIALISTES


Or, tandis qu’un vent de colère et de haine soufflait dans Alca, Eugène Bidault-Coquille, le plus pauvre et le plus heureux des astronomes, installé sur une vieille pompe à feu du temps des Draconides, observait le ciel à travers une mauvaise lunette et enregistrait photographiquement sur des plaques avariées les passages d’étoiles filantes. Son génie corrigeait les erreurs des instruments et son amour de la science triomphait de la dépravation des appareils. Il observait avec une inextinguible ardeur aérolithes, météorites et bolides, tous les débris ardents, toutes les poussières enflammées qui traversent d’une vitesse prodigieuse l’atmosphère terrestre, et recueillait, pour prix de ses veilles studieuses, l’indifférence du public, l’ingratitude de l’État et l’animadversion des corps savants. Abîmé dans les espaces célestes, il ignorait les accidents advenus à la surface de la terre ; il ne lisait jamais les journaux et tandis qu’il marchait par la ville, l’esprit occupé des astéroïdes de novembre, il se trouva plus d’une fois dans le bassin d’un jardin public ou sous les roues d’un autobus.

Très haut de taille et de pensée, il avait un respect de lui-même et d’autrui qui se manifestait par une froide politesse ainsi que par une redingote noire très mince et un chapeau de haute forme, dont sa personne se montrait émaciée et sublimée. Il prenait ses repas dans un petit restaurant déserté par tous les clients moins spiritualistes que lui, où seule désormais sa serviette reposait, ceinte de son coulant de buis, au casier désolé. En cette gargotte, un soir, le mémoire de Colomban en faveur de Pyrot lui tomba sous les yeux ; il le lut en cassant des noisettes creuses, et tout à coup, exalté d’étonnement, d’admiration, d’horreur et de pitié, il oublia les chutes de météores et les pluies d’étoiles et ne vit plus que l’innocent balancé par les vents dans sa cage où perchaient les corbeaux.

Cette image ne le quittait plus. Il était depuis huit jours sous l’obsession du condamné innocent quand, au sortir de sa gargotte, il vit une foule de citoyens s’engouffrer dans un bastringue où se tenait une réunion publique. Il entra ; la réunion était contradictoire ; on hurlait, on s’invectivait, on s’assommait dans la salle fumeuse. Les pyrots et les antipyrots parlaient, tour à tour acclamés et conspués. Un enthousiasme obscur et confus soulevait les assistants. Avec l’audace des hommes timides et solitaires, Bidault-Coquille bondit sur l’estrade et parla trois quarts d’heure. Il parla très vite, sans ordre, mais avec véhémence et dans toute la conviction d’un mathématicien mystique. Il fut acclamé. Quand il descendit de l’estrade, une grande femme sans âge, tout en rouge, portant à son immense chapeau des plumes héroïques, se jeta sur lui, à la fois ardente et solennelle, l’embrassa et lui dit :

— Vous êtes beau !

Il pensa dans sa simplicité qu’il devait y avoir à cela quelque chose de vrai.

Elle lui déclara qu’elle ne vivait plus que pour la défense de Pyrot et dans le culte de Colomban. Il la trouva sublime et la crut belle. C’était Maniflore, une vieille cocotte pauvre, oubliée, hors d’usage, et devenue tout à coup grande citoyenne.

Elle ne le quitta plus. Ils vécurent ensemble des heures inimitables dans les caboulots et les garnis transfigurés, dans les bureaux de rédaction, dans les salles de réunions et de conférences. Comme il était idéaliste, il persistait à la croire adorable, bien qu’elle lui eût donné amplement l’occasion de s’apercevoir qu’elle ne conservait de charmes en nul endroit ni d’aucune manière. Elle gardait seulement de sa beauté passée la certitude de plaire et une hautaine assurance à réclamer les hommages. Pourtant, il faut le reconnaître, cette affaire Pyrot, féconde en prodiges, revêtait Maniflore d’une sorte de majesté civique et la transformait, dans les réunions populaires, en un symbole auguste de la justice et de la vérité.

Chez aucun antipyrot, chez aucun défenseur de Greatauk, chez aucun ami du sabre, Bidault-Coquille et Maniflore n’inspiraient la moindre pointe d’ironie et de gaieté. Les dieux, dans leur colère, avaient refusé à ces hommes le don précieux du sourire. Ils accusaient gravement la courtisane et l’astronome d’espionnage, de trahison, de complot contre la patrie. Bidault-Coquille et Maniflore grandissaient à vue d’œil sous l’injure, l’outrage et la calomnie.

La Pingouinie était, depuis de longs mois, partagée en deux camps, et, ce qui peut paraître étrange au premier abord, les socialistes n’avaient pas encore pris parti. Leurs groupements comprenaient presque tout ce que le pays comptait de travailleurs manuels, force éparse, confuse, rompue, brisée, mais formidable. L’affaire Pyrot jeta les principaux chefs de groupes dans un singulier embarras : ils n’avaient pas plus envie de se mettre du côté des financiers que du côté des militaires. Ils regardaient les grands et les petits juifs comme des adversaires irréductibles. Leurs principes n’étaient point en jeu, leurs intérêts n’étaient point engagés dans cette affaire. Cependant, ils sentaient, pour la plupart, combien il devenait difficile de demeurer étranger à des luttes où la Pingouinie se jetait tout entière.

Les principaux d’entre eux se réunirent au siège de leur fédération, rue de la Queue-du-diable-Saint-Maël, pour aviser à la conduite qu’il leur conviendrait de tenir dans les conjonctures présentes et les éventualités futures.

Le compagnon Phœnix prit le premier la parole :

— Un crime, dit-il, le plus odieux et le plus lâche des crimes, un crime judiciaire a été commis. Des juges militaires, contraints ou trompés par leurs chefs hiérarchiques, ont condamné un innocent à une peine infamante et cruelle. Ne dites pas que la victime n’est pas des nôtres ; qu’elle appartient à une caste qui nous fut et nous sera toujours ennemie. Notre parti est le parti de la justice sociale ; il n’est pas d’iniquité qui lui soit indifférente.

» Quelle honte pour nous si nous laissions un radical, Kerdanic, un bourgeois, Colomban, et quelques républicains modérés poursuivre seuls les crimes du sabre. Si la victime n’est pas des nôtres, ses bourreaux sont bien les bourreaux de nos frères et Greatauk, avant de frapper un militaire, a fait fusiller nos camarades grévistes.

» Compagnons, par un grand effort intellectuel, moral et matériel, vous arracherez Pyrot au supplice ; et, en accomplissant cet acte généreux, vous ne vous détournerez pas de la tâche libératrice et révolutionnaire que vous avez assumée, car Pyrot est devenu le symbole de l’opprimé et toutes les iniquités sociales se tiennent ; en en détruisant une, on ébranle toutes les autres.

Quand Phœnix eut achevé, le compagnon Sapor parla en ces termes :

— On vous conseille d’abandonner votre tâche pour accomplir une besogne qui ne vous concerne pas. Pourquoi vous jeter dans une mêlée où, de quelque côté que vous vous portiez, vous ne trouverez que des adversaires naturels, irréductibles, nécessaires ? Les financiers ne vous sont-ils pas moins haïssables que les militaires ? Quelle caisse allez-vous sauver : celle des Bilboquet de la Banque ou celle des Paillasse de la Revanche ? Quelle inepte et criminelle générosité vous ferait voler au secours des sept cents pyrots que vous trouverez toujours en face de vous dans la guerre sociale ?

» On vous propose de faire la police chez vos ennemis et de rétablir parmi eux l’ordre que leurs crimes ont troublé. La magnanimité poussée à ce point change de nom.

» Camarades, il y a un degré où l’infamie devient mortelle pour une société ; la bourgeoisie pingouine étouffe dans son infamie, et l’on vous demande de la sauver, de rendre l’air respirable autour d’elle. C’est se moquer de vous.

» Laissons-la crever, et regardons avec un dégoût plein de joie ses dernières convulsions, en regrettant seulement qu’elle ait si profondément corrompu le sol où elle a bâti, que nous n’y trouverons qu’une boue empoisonnée pour poser les fondements d’une société nouvelle. »

Sapor ayant terminé son discours, le camarade Lapersonne prononça ce peu de mots :

— Phœnix nous appelle au secours de Pyrot pour cette raison que Pyrot est innocent. Il me semble que c’est une bien mauvaise raison. Si Pyrot est innocent, il s’est conduit en bon militaire et il a toujours fait consciencieusement son métier, qui consiste principalement à tirer sur le peuple. Ce n’est pas un motif pour que le peuple prenne sa défense, en bravant tous les périls. Quand il me sera démontré que Pyrot est coupable et qu’il a volé le foin de l’armée, je marcherai pour lui.

Le camarade Larrivée prit ensuite la parole :

— Je ne suis pas de l’avis de mon ami Phœnix ; je ne suis pas non plus de l’avis de mon ami Sapor ; je ne crois pas que le parti doive embrasser une cause dès qu’on nous dit que cette cause est juste. Je crains qu’il n’y ait là un fâcheux abus de mots et une dangereuse équivoque. Car la justice sociale n’est pas la justice révolutionnaire. Elles sont toutes deux en antagonisme perpétuel : servir l’une, c’est combattre l’autre. Quant à moi, mon choix est fait : je suis pour la justice révolutionnaire contre la justice sociale. Et pourtant, dans le cas présent, je blâme l’abstention. Je dis que lorsque le sort favorable vous apporte une affaire comme celle-ci, il faudrait être des imbéciles pour ne pas en profiter.

» Comment ? l’occasion nous est offerte d’asséner au militarisme des coups terribles, peut-être mortels. Et vous voulez que je me croise les bras ? Je vous en avertis, camarades ; je ne suis pas un fakir ; je ne serai jamais du parti des fakirs ; s’il y a ici des fakirs, qu’ils ne comptent pas sur moi pour leur tenir compagnie. Se regarder le nombril est une politique sans résultats, que je ne ferai jamais.

» Un parti comme le nôtre doit s’affirmer sans cesse ; il doit prouver son existence par une action continue. Nous interviendrons dans l’affaire Pyrot ; mais nous y interviendrons révolutionnairement ; nous exercerons une action violente… Croyez-vous donc que la violence soit un vieux procédé, une invention surannée, qu’il faille mettre au rancart avec les diligences, la presse à bras et le télégraphe aérien ? Vous êtes dans l’erreur. Aujourd’hui comme hier, on n’obtient rien que par la violence ; c’est l’instrument efficace ; il faut seulement savoir s’en servir. Quelle sera notre action ? Je vais vous le dire : ce sera d’exciter les classes dirigeantes les unes contre les autres, de mettre l’armée aux prises avec la finance, le gouvernement avec la magistrature, la noblesse et le clergé avec les juifs, de les pousser, s’il se peut, à s’entre-détruire ; ce sera d’entretenir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades.

» L’affaire Pyrot, pour peu qu’on sache s’en servir, hâtera de dix ans la croissance du parti socialiste et l’émancipation du prolétariat par le désarmement, la grève générale et la révolution. »

Les chefs du parti ayant de la sorte exprimé chacun un avis différent, la discussion ne se prolongea pas sans vivacité ; les orateurs, comme il arrive toujours en ce cas, reproduisirent les arguments qu’ils avaient déjà présentés et les exposèrent avec moins d’ordre et de mesure que la première fois. On disputa longtemps et personne ne changea d’avis. Mais ces avis, en dernière analyse, se réduisaient à deux, celui de Sapor et de Lapersonne qui conseillaient l’abstention, et celui de Phœnix et de Larrivée qui voulaient intervenir. Encore ces deux opinions contraires se confondaient-elles en une commune haine des chefs militaires et de leur justice et dans une commune croyance à l’innocence de Pyrot. L’opinion publique ne se trompa donc guère en considérant tous les chefs socialistes comme des pyrotins très pernicieux.

Quant aux masses profondes au nom desquelles ils parlaient, et qu’ils représentaient autant que la parole peut représenter l’inexprimable, quant aux prolétaires enfin, dont il est difficile de connaître la pensée qui ne se connaît point elle-même, il semble que l’affaire Pyrot ne les intéressait pas. Elle était pour eux trop littéraire, d’un goût trop classique, avec un ton de haute bourgeoisie et de haute finance, qui ne leur plaisait guère.


CHAPITRE VIII

LE PROCÈS COLOMBAN


Quand s’ouvrit le procès Colomban, les pyrotins n’étaient pas beaucoup plus de trente mille ; mais il y en avait partout, et il s’en trouvait même parmi les prêtres et les militaires. Ce qui leur nuisait le plus c’était la sympathie des grands juifs. Au contraire, ils devaient à leur faible nombre de précieux avantages et en premier lieu de compter parmi eux moins d’imbéciles que leurs adversaires qui en étaient surchargés. Ne comprenant qu’une infime minorité, ils se concertaient facilement, agissaient avec harmonie, n’étaient point tentés de se diviser et de contrarier leurs efforts ; chacun d’eux sentait la nécessité de bien faire et se tenait d’autant mieux qu’il se trouvait plus en vue. Enfin tout leur permettait de croire qu’ils gagneraient de nouveaux adhérents, tandis que leurs adversaires, ayant réuni du premier coup les foules, ne pouvaient plus que décroître.

Traduit devant ses juges, en audience publique, Colomban s’aperçut tout de suite que ses juges n’étaient pas curieux. Dès qu’il ouvrait la bouche, le président lui ordonnait de se taire, dans l’intérêt supérieur de l’État. Pour la même raison, qui est la raison suprême, les témoins à décharge ne furent point entendus. Le général Panther, chef d’état-major, parut à la barre, en grand uniforme et décoré de tous ses ordres. Il déposa en ces termes :

— L’infâme Colomban prétend que nous n’avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti : nous en avons ; j’en garde dans mes archives sept cent trente-deux mètres carrés, qui, à cinq cents kilos chaque, font trois cent soixante-six mille kilos.

Cet officier supérieur donna ensuite, avec élégance et facilité, un aperçu de ces preuves.

— Il y en a de toutes couleurs et de toutes nuances, dit-il en substance ; il y en a de tout format, pot, couronne, écu, raisin, colombier, grand aigle, etc. La plus petite a moins d’un millimètre carré ; la plus grande mesure 70 mètres de long sur 0 m. 90 de large.

À cette révélation l’auditoire frémit d’horreur.

Greatauk vint déposer à son tour. Plus simple et, peut-être, plus grand, il portait un vieux veston gris, et tenait les mains jointes derrière le dos.

— Je laisse, dit-il avec calme et d’une voix peu élevée, je laisse à monsieur Colomban la responsabilité d’un acte qui a mis notre pays à deux doigts de sa perte. L’affaire Pyrot est secrète ; elle doit rester secrète. Si elle était divulguée, les maux les plus cruels, guerres, pillages, ravages, incendies, massacres, épidémies, fondraient immédiatement sur la Pingouinie. Je m’estimerais coupable de haute trahison si je prononçais un mot de plus.

Quelques personnes connues pour leur expérience politique, entre autres M. Bigourd, jugèrent la déposition du ministre de la guerre plus habile et de plus de portée que celle de son chef d’état-major.

Le témoignage du colonel de Boisjoli fit une grande impression :

— Dans une soirée au ministère de la guerre, dit cet officier, l’attaché militaire d’une puissance voisine me confia que, ayant visité les écuries de son souverain, il avait admiré un foin souple et parfumé, d’une jolie teinte verte, le plus beau qu’il eût jamais vu ! « D’où venait-il ? » lui demandai-je. Il ne me répondit pas ; mais l’origine ne m’en parut pas douteuse. C’était le foin volé par Pyrot. Ces qualités de verdeur, de souplesse et d’arôme sont celles de notre foin national. Le fourrage de la puissance voisine est gris, cassant ; il sonne sous la fourche et sent la poussière. Chacun peut conclure.

Le lieutenant-colonel Hastaing vint dire, à la barre, au milieu des huées, qu’il ne croyait pas Pyrot coupable. Aussitôt il fut appréhendé par la gendarmerie et jeté dans un cul de basse-fosse où, nourri de vipères, de crapauds et de verre pilé, il demeura insensible aux promesses comme aux menaces.

L’huissier appela :

— Le comte Pierre Maubec de la Dentdulynx.

Il se fit un grand silence et l’on vit s’avancer vers la barre un gentilhomme magnifique et dépenaillé, dont les moustaches menaçaient le ciel et dont les prunelles fauves jetaient des éclairs.

Il s’approche de Colomban, et lui jetant un regard d’ineffable mépris :

— Ma déposition, dit-il, la voici : Merde !

À ces mots la salle entière éclata en applaudissements enthousiastes et bondit, soulevée par un de ces transports qui exaltent les cœurs et portent les âmes aux actions extraordinaires. Sans ajouter une parole, le comte Maubec de la Dentdulynx se retira.

Quittant avec lui le prétoire, tous les assistants lui firent cortège. Prosternée à ses pieds, la princesse des Boscénos lui tenait les cuisses éperdument embrassées ; il allait, impassible et sombre, sous une pluie de mouchoirs et de fleurs. La vicomtesse Olive, crispée à son cou, n’en put être détachée et le calme héros l’emporta flottante sur sa poitrine comme une écharpe légère.

Quand l’audience qu’il avait dû suspendre fut reprise, le président appela les experts.

L’illustre expert en écriture, Vermillard, exposa le résultat de ses recherches.

— Ayant étudié attentivement, dit-il, les papiers saisis chez Pyrot, notamment ses livres de dépense et ses cahiers de blanchissage, j’ai reconnu que, sous une banale apparence, ils constituent un cryptogramme impénétrable dont j’ai pourtant trouvé la clé. L’infamie du traître s’y voit à chaque ligne. Dans ce système d’écriture ces mots « Trois bocks et vingt francs pour Adèle » signifient : « J’ai livré trente mille bottes de foin à une puissance voisine ». D’après ces documents j’ai pu même établir la composition du foin livré par cet officier : En effet, les mots chemise, gilet, caleçon, mouchoirs de poche, faux-cols, apéritif, tabac, cigares, veulent dire trèfle, paturin, luzerne, pimprenelle, avoine, ivraie, flouve odorante et fléole des prés. Et ce sont là précisément les plantes aromatiques qui composaient le foin odorant fourni par le comte Maubec à la cavalerie pingouine. Ainsi Pyrot faisait mention de ses crimes dans un langage qu’il croyait à jamais indéchiffrable. On est confondu de tant d’astuce uni à tant d’inconscience.

Colomban, reconnu coupable sans circonstances atténuantes, fut condamné au maximum de la peine. Les jurés signèrent aussitôt un recours en rigueur.

Sur la place du Palais, au bord du fleuve dont les rives avaient vu douze siècles d’une grande histoire, cinquante mille personnes attendaient dans le tumulte l’issue du procès. Là s’agitaient les dignitaires de l’association des antipyrots, parmi lesquels on remarquait le prince des Boscénos, le comte Cléna, le vicomte Olive, M. de la Trumelle ; là se pressaient le révérend père Agaric et les professeurs de l’école Saint-Maël avec tous leurs élèves ; là, le moine Douillard et le généralissime Caraguel, en se tenant embrassés, formaient un groupe sublime, et l’on voyait accourir par le Pont-Vieux les dames de la halle et des lavoirs, avec des broches, des pelles, des pincettes, des battoirs et des chaudrons d’eau de Javel ; devant les portes de bronze, sur les marches, était rassemblé tout ce qu’Alca comptait de défenseurs de Pyrot, professeurs, publicistes, ouvriers, les uns conservateurs, les autres radicaux ou révolutionnaires, et l’on reconnaissait, à leur tenue négligée et à leur aspect farouche, les camarades Phœnix, Larrivée, Lapersonne, Dagobert et Varambille.

Serré dans sa redingote funèbre et coiffé de son chapeau cérémonieux, Bidault-Coquille invoquait en faveur de Colomban et du colonel Hastaing les mathématiques sentimentales. Sur la plus haute marche resplendissait, souriante et farouche, Maniflore, courtisane héroïque, jalouse de mériter, comme Léena un monument glorieux ou, comme Epicharis, les louanges de l’histoire.

Les sept cents pyrots, déguisés en marchands de limonade, en camelots, en ramasseurs de mégots et en antipyrots, erraient autour du vaste édifice.

Quand Colomban parut, une clameur telle s’éleva que, frappés par la commotion de l’air et de l’eau, les oiseaux en tombèrent des arbres et les poissons en remontèrent sur le ventre à la surface du fleuve. On hurlait de toutes parts :

— À l’eau, Colomban ! à l’eau ! à l’eau !

Quelques cris jaillissaient :

— Justice et vérité !

Une voix même fut entendue vociférant :

— À bas l’armée !

Ce fut le signal d’une effroyable mêlée. Les combattants tombaient par milliers et formaient de leurs corps entassés des tertres hurlants et mouvants sur lesquels de nouveaux lutteurs se prenaient à la gorge. Les femmes, ardentes, échevelées, pâles, les dents agacées et les ongles frénétiques, se ruaient sur l’homme avec des transports qui donnait à leur visage, au grand jour de la place publique, une expression délicieuse qu’on n’avait pu surprendre jusque-là que dans l’ombre des rideaux, au creux des oreillers. Elles vont saisir Colomban, le mordre, l’étrangler, l’écarteler, le déchirer et s’en disputer les lambeaux, lorsque Maniflore, grande, chaste dans sa tunique rouge, se dresse, sereine et terrible, devant ces furies qui reculent épouvantées. Colomban semblait sauvé ; ses partisans étaient parvenus à lui frayer un chemin à travers la place du Palais et à l’introduire dans un fiacre aposté au coin du Pont-Vieux. Déjà le cheval filait au grand trot, mais le prince des Boscénos, le comte Cléna, M. de la Trumelle, jetèrent le cocher à bas de son siège ; puis poussant l’animal à reculons et faisant marcher les grandes roues devant les petites acculèrent l’attelage au parapet du pont, d’où ils le firent basculer dans le fleuve, aux applaudissements de la foule en délire. Avec un clapotement sonore et frais, l’eau jaillit en gerbe ; puis on ne vit plus qu’un léger remous à la surface étincelante du fleuve.

Presque aussitôt, les compagnons Dagobert et Varambille, aidés des sept cents pyrots déguisés, envoyèrent le prince des Boscénos, la tête la première, dans un bateau de blanchisseuses où il s’abîma lamentablement.

La nuit sereine descendit sur la place du Palais, et versa sur les débris affreux dont elle était jonchée le silence et la paix. Cependant, à trois kilomètres en aval, sous un pont, accroupi, tout dégouttant, au côté d’un vieux cheval estropié, Colomban méditait sur l’ignorance et l’injustice des foules.

— L’affaire, se disait-il, est plus rude encore que je ne croyais. Je prévois de nouvelles difficultés.

Il se leva, s’approcha du malheureux animal :

— Que leur avais-tu fait ? pauvre ami, lui dit-il. C’est à cause de moi qu’ils t’ont si cruellement traité.

Il embrassa la bête infortunée et mit un baiser sur l’étoile blanche de son front. Puis il la tira par la bride, et, boitant, l’emmena boitant à travers la ville endormie jusqu’à sa maison, où le sommeil leur fit oublier les hommes.


CHAPITRE IX

LE PÈRE DOUILLARD


Dans leur infinie mansuétude, à la suggestion du père commun des fidèles, les évêques, chanoines, curés, vicaires, abbés et prieurs de Pingouinie, résolurent de célébrer un service solennel dans la cathédrale d’Alca, pour obtenir de la miséricorde divine qu’elle daignât mettre un terme aux troubles qui déchiraient une des plus nobles contrées de la Chrétienté et accorder au repentir de la Pingouinie le pardon de ses crimes envers Dieu et les ministres du culte.

La cérémonie eut lieu le quinze juin. Le généralissime Caraguel se tenait au banc d’œuvre, entouré de son état-major. L’assistance était nombreuse et brillante ; selon l’expression de M. Bigourd, c’était à la fois une foule et une élite. On y remarquait au premier rang M. de la Berthoseille, chambellan de monseigneur le prince Crucho. Près de la chaire où devait monter le révérend père Douillard, de l’ordre de Saint-François, se tenaient debout, dans une attitude recueillie, les mains croisées sur leurs gourdins, les grands dignitaires de l’association des antipyrots, le vicomte Olive, M. de la Trumelle, le comte Cléna, le duc d’Ampoule, le prince des Boscénos. Le père Agaric occupait l’abside, avec les professeurs et les élèves de l’école Saint-Maël. Le croisillon et le bas-côté de droite étaient réservés aux officiers et soldats en uniforme comme le plus honorable, puisque c’est de ce côté que le Seigneur pencha la tête en expirant sur la croix. Les dames de l’aristocratie, et parmi elles la comtesse Cléna, la vicomtesse Olive, la princesse des Boscénos, occupaient les tribunes. Dans l’immense vaisseau et sur la place du Parvis se pressaient vingt mille religieux de toutes robes et trente mille laïques.

Après la cérémonie expiatoire et propitiatoire, le révérend père Douillard monta en chaire. Le sermon avait été donné d’abord au révérend père Agaric ; mais jugé, malgré ses mérites, au-dessous des circonstances pour le zèle et la doctrine, on lui préféra l’éloquent capucin qui depuis six mois allait prêcher dans les casernes contre les ennemis de Dieu et de l’autorité.

Le révérend père Douillard, prenant pour texte Deposuit potentes de sede, établit que toute puissance temporelle a Dieu pour principe et pour fin et qu’elle se perd et s’abîme elle-même quand elle se détourne de la voie que la Providence lui a tracée et du but qu’elle lui a assigné.

Faisant application de ces règles sacrées au gouvernement de la Pingouinie, il traça un tableau effroyable des maux que les maîtres de ce pays n’avaient su ni prévoir ni empêcher.

— Le premier auteur de tant de misères et de hontes, dit-il, vous ne le connaissez que trop, mes frères. C’est un monstre dont le nom annonce providentiellement la destinée, car il est tiré du grec pyros, qui veut dire feu, la sagesse divine, qui parfois est philologue, nous avertissant par cette étymologie qu’un juif devait allumer l’incendie dans la contrée qui l’avait accueilli.

Il montra la patrie, persécutée par les persécuteurs de l’Église, s’écriant sur son calvaire : « Ô douleur ! ô gloire ! Ceux qui ont crucifié mon dieu me crucifient ! »

À ces mots un long frémissement agita l’auditoire.

Le puissant orateur souleva plus d’indignation encore en rappelant l’orgueilleux Colomban, plongé, noir de crimes, dans le fleuve dont toute l’eau ne le lavera pas. Il ramassa toutes les humiliations, tous les périls de la Pingouinie pour en faire un grief au président de la république et à son premier ministre.

— Ce ministre, dit-il, ayant commis une lâcheté dégradante en n’exterminant pas les sept cents pyrots avec leurs alliés et leurs défenseurs, comme Saül extermina les Philistins dans Gabaon, s’est rendu indigne d’exercer le pouvoir que Dieu lui avait délégué, et tout bon citoyen peut et doit désormais insulter à sa méprisable souveraineté. Le Ciel regardera favorablement ses contempteurs. Deposuit patentes de sede. Dieu déposera les chefs pusillanimes et il mettra à leur place les hommes forts qui se réclameront de Lui. Je vous en préviens, messieurs ; je vous en préviens, officiers, sous-officiers, soldats qui m’écoutez ; je vous en préviens, généralissime des armées pingouines, l’heure est venue ! Si vous n’obéissez pas aux ordres de Dieu, si vous ne déposez pas en son nom les possédants indignes, si vous ne constituez pas sur la Pingouinie un gouvernement religieux et fort, Dieu n’en détruira pas moins ce qu’il a condamné, il n’en sauvera pas moins son peuple ; il le sauvera, à votre défaut, par un humble artisan ou par un simple caporal. L’heure sera bientôt passée. Hâtez-vous !

Soulevés par cette ardente exhortation, les soixante mille assistants se levèrent frémissants ; des cris jaillirent : « Aux armes ! aux armes ! Mort aux pyrots ! Vive Crucho ! » et tous, moines, femmes, soldats, gentilshommes, bourgeois, larbins, sous le bras surhumain levé dans la chaire de vérité pour les bénir, entonnant l’hymne : Sauvons la Pingouinie ! s’élancèrent impétueusement hors de la basilique et marchèrent, par les quais du fleuve, sur la Chambre des députés.

Resté seul dans la nef désertée, le sage Cornemuse, levant les bras au ciel, murmura d’une voix brisée :

Agnosco fortunam ecclesiae pinguicanae ! Je ne vois que trop où tout cela nous conduira.

L’assaut que donna la foule sainte au palais législatif fut repoussé. Vigoureusement chargés par les brigades noires et les gardes d’Alca, les assaillants fuyaient en désordre quand les camarades accourus des faubourgs, ayant à leur tête Phœnix, Dagobert, Lapersonne et Varambille, se jetèrent sur eux et achevèrent leur déconfiture. MM. de la Trumelle et d’Ampoule furent traînés au poste. Le prince des Boscénos, après avoir lutté vaillamment, tomba la tête fendue sur le pavé ensanglanté.

Dans l’enthousiasme de la victoire, les camarades, mêlés à d’innombrables camelots, parcoururent, toute la nuit, les boulevards, portant Maniflore en triomphe et brisant les glaces des cafés et les vitres des lanternes aux cris de : « À bas Crucho ! Vive la sociale ! » Les antipyrots passaient à leur tour, renversant les kiosques des journaux et les colonnes de publicité.

Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres à l’affliction des édiles soucieux de la bonne police des chemins et des rues ; mais ce qui était plus triste pour les gens de cœur, c’était l’aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et tout égoïstes et lâches qu’ils se laissaient voir, voulaient qu’on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme ; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient : « Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides ; cessez de déchirer le sein de votre mère ! », comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n’étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des mœurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l’injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l’injuste dans son courage. L’un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur ; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pêcheurs.

Pendant ces nuits agitées, au faîte de sa vieille pompe à feu, sous le ciel serein, tandis que les étoiles filantes s’enregistraient sur les plaques photographiques, Bidault-Coquille se glorifiait en son cœur. Il combattait pour la justice ; il aimait, il était aimé d’un amour sublime. L’injure et la calomnie le portaient aux nues. On voyait sa caricature avec celle de Colomban, de Kerdanic et du colonel Hastaing dans les kiosques des journaux ; les antipyrots publiaient qu’il avait reçu cinquante mille francs des grands financiers juifs. Les reporters des feuilles militaristes consultaient sur sa valeur scientifique les savants officiels qui lui refusaient toute connaissance des astres, contestaient ses observations les plus solides, niaient ses découvertes les plus certaines, condamnaient ses hypothèses les plus ingénieuses et les plus fécondes. Sous les coups flatteurs de la haine et de l’envie, il exultait.

Contemplant à ses pieds l’immensité noire percée d’une multitude de lumières, sans songer à tout ce qu’une nuit de grande ville renferme de lourds sommeils, d’insomnies cruelles, de songes vains, de plaisirs toujours gâtés et de misères infiniment diverses :

— C’est dans cette énorme cité, se disait-il, que le juste et l’injuste se livrent bataille.

Et, substituant à la réalité multiple et vulgaire une poésie simple et magnifique, il se représentait l’affaire Pyrot sous l’aspect d’une lutte des bons et des mauvais anges ; il attendait le triomphe éternel des Fils de la lumière et se félicitait d’être un Enfant du jour terrassant les Enfants de la nuit.


CHAPITRE X

LE CONSEILLER CHAUSSEPIED


Aveuglés jusque-là par la peur, imprudents et stupides, les républicains, devant les bandes du capucin Douillard et les partisans du prince Crucho, ouvrirent les yeux et comprirent enfin le véritable sens de l’affaire Pyrot. Les députés que, depuis deux ans, les hurlements des foules patriotes faisaient pâlir, n’en devinrent pas plus courageux, mais ils changèrent de lâcheté et s’en prirent au ministère Robin Mielleux des désordres qu’ils avaient eux-mêmes favorisés par leur complaisance et dont ils avaient plusieurs fois, en tremblant, félicité les auteurs ; ils lui reprochaient d’avoir mis en péril la république par sa faiblesse qui était la leur et par des complaisances qu’ils lui avaient imposées ; certains d’entre eux commençaient à douter si leur intérêt n’était pas de croire à l’innocence de Pyrot plutôt qu’à sa culpabilité et dès lors ils éprouvèrent de cruelles angoisses à la pensée que ce malheureux pouvait n’avoir pas été condamné justement, et expiait dans sa cage aérienne les crimes d’un autre. « Je n’en dors pas ! » disait en confidence à quelques membres de la majorité le ministre Guillaumette, qui aspirait à remplacer son chef.

Ces généreux législateurs renversèrent le cabinet, et le président de la république mit à la place de Robin Mielleux un sempiternel républicain, à la barbe fleurie, nommé La Trinité, qui, comme la plupart des Pingouins, ne comprenait pas un mot à l’affaire mais trouvait que, vraiment, il s’y mettait trop de moines.

Le général Greatauk, avant de quitter le ministère, fit ses dernières recommandations au chef d’état-major, Panther.

— Je pars et vous restez, lui dit-il en lui serrant la main. L’affaire Pyrot est ma fille ; je vous la confie ; elle est digne de votre amour et de vos soins ; elle est belle. N’oubliez pas que sa beauté cherche l’ombre, se plaît dans le mystère et veut rester voilée. Ménagez sa pudeur. Déjà trop de regards indiscrets ont profané ses charmes… Panther, vous avez souhaité des preuves et vous en avez obtenu. Vous en possédez beaucoup ; vous en possédez trop. Je prévois des interventions importunes et des curiosités dangereuses. À votre place, je mettrais au pilon tous ces dossiers. Croyez-moi, la meilleure des preuves, c’est de n’en pas avoir. Celle-là est la seule qu’on ne discute pas.

Hélas ! le général Panther ne comprit pas la sagesse de ces conseils. L’avenir ne devait donner que trop raison à la clairvoyance de Greatauk. Dès son entrée au ministère, La Trinité demanda le dossier de l’affaire Pyrot. Péniche, son ministre de la guerre, le lui refusa au nom de l’intérêt supérieur de la défense nationale, lui confiant que ce dossier constituait à lui seul, sous la garde du général Panther, les plus vastes archives du monde. La Trinité étudia le procès comme il put et, sans le pénétrer à fond, le soupçonna d’irrégularité. Dès lors, conformément à ses droits et prérogatives, il en ordonna la révision. Immédiatement Péniche, son ministre de la guerre, l’accusa d’insulter l’armée et de trahir la patrie et lui jeta son portefeuille à la tête. Il fut remplacé par un deuxième qui en fit autant, et auquel succéda un troisième qui imita ces exemples, et les suivants, jusqu’à soixante-dix, se comportèrent comme leurs prédécesseurs, et le vénérable La Trinité gémit, obrué sous les portefeuilles belliqueux. Le septante-unième ministre de la guerre, van Julep, resta en fonctions ; non qu’il fût en désaccord avec tant et de si nobles collègues, mais il était chargé par eux de trahir généreusement son président du conseil, de le couvrir d’opprobre et de honte et de faire tourner la révision à la gloire de Greatauk, à la satisfaction des antipyrots, au profit des moines et pour le rétablissement du prince Crucho.

Le général van Julep, doué de hautes vertus militaires, n’avait pas l’esprit assez fin pour employer les procédés subtils et les méthodes exquises de Greatauk. Il pensait, comme le général Panther, qu’il fallait des preuves tangibles contre Pyrot, qu’on n’en aurait jamais trop, qu’on n’en aurait jamais assez. Il exprima ces sentiments à son chef d’état-major, qui n’était que trop enclin à les partager.

— Panther, lui dit-il, nous touchons au moment où il nous va falloir des preuves abondantes et surabondantes.

— Il suffit, mon général, répondit Panther ; je vais compléter mes dossiers.

Six mois plus tard, les preuves contre Pyrot remplissaient deux étages du ministère de la guerre. Le plancher s’écroula sous le poids des dossiers et les preuves éboulées écrasèrent sous leur avalanche deux chefs de service, quatorze chefs de bureau et soixante expéditionnaires, qui travaillaient, au rez-de-chaussée, à modifier les guêtres des chasseurs. Il fallut étayer les murs du vaste édifice. Les passants voyaient avec stupeur d’énormes poutres, de monstrueux étançons, qui, dressés obliquement contre la fière façade, maintenant disloquée et branlante, obstruaient la rue, arrêtaient la circulation des voitures et des piétons et offraient aux autobus un obstacle contre lequel ils se brisaient avec leurs voyageurs.

Les juges qui avaient condamné Pyrot n’étaient pas proprement des juges, mais des militaires. Les juges qui avaient condamné Colomban étaient des juges, mais de petits juges, vêtus d’une souquenille noire comme des balayeurs de sacristie, des pauvres diables de juges, des judicaillons faméliques. Au-dessus d’eux siégeaient de grands juges qui portaient sur leur robe rouge la simarre d’hermine. Ceux-là, renommés pour leur science et leur doctrine, composaient une cour dont le nom terrible exprimait la puissance. On la nommait Cour de cassation pour faire entendre qu’elle était le marteau suspendu sur les jugements et les arrêts de toutes les autres juridictions.

Or, un de ces grands juges rouges de la cour suprême, nommé Chaussepied, menait alors, dans un faubourg d’Alca, une vie modeste et tranquille. Son âme était pure, son cœur honnête, son esprit juste. Quand il avait fini d’étudier ses dossiers, il jouait du violon et cultivait des jacinthes. Il dînait le dimanche chez ses voisines, les demoiselles Helbivore. Sa vieillesse était souriante et robuste et ses amis vantaient l’aménité de son caractère.

Depuis quelques mois pourtant il se montrait irritable et chagrin et, s’il ouvrait un journal, sa face rose et pleine se tourmentait de plis douloureux et s’assombrissait des pourpres de la colère. Pyrot en était la cause. Le conseiller Chaussepied ne pouvait comprendre qu’un officier eût commis une action si noire, que de livrer quatre-vingt mille bottes de foin militaire à une nation voisine et ennemie ; et il concevait encore moins que le scélérat eût trouvé des défenseurs officieux en Pingouinie. La pensée qu’il existait dans sa patrie un Pyrot, un colonel Hastaing, un Colomban, un Kerdanic, un Phœnix, lui gâtait ses jacinthes, son violon, le ciel et la terre, toute la nature et ses dîners chez les demoiselles Helbivore.

Or, le procès Pyrot étant porté par le garde des sceaux devant la cour suprême, ce fut le conseiller Chaussepied à qui il échut de l’examiner et d’en découvrir les vices, au cas où il en existât. Bien qu’intègre et probe autant qu’on peut l’être et formé par une longue habitude à exercer sa magistrature sans haine ni faveur, il s’attendait à trouver dans les documents qui lui seraient soumis les preuves d’une culpabilité certaine et d’une perversité tangible. Après de longues difficultés et les refus réitérés du général van Julep, le conseiller Chaussepied obtint communication des dossiers. Cotés et paraphés, ils se trouvèrent au nombre de quatorze millions six cent vingt six mille trois cent douze. En les étudiant, le juge fut d’abord surpris puis étonné, puis stupéfait, émerveillé, et, si j’ose dire, miraculé. Il trouvait dans les dossiers des prospectus de magasins de nouveautés, des journaux, des gravures de modes, des sacs d’épicier, de vieilles correspondances commerciales, des cahiers d’écoliers, des toiles d’emballage, du papier de verre pour frotter les parquets, des cartes à jouer, des épures, six mille exemplaires de la Clef des songes, mais pas un seul document où il fût question de Pyrot.


CHAPITRE XI

CONCLUSION


Le procès fut cassé et Pyrot descendu de sa cage. Les antipyrots ne se tinrent point pour battus. Les juges militaires rejugèrent Pyrot. Greatauk, dans cette seconde affaire, se montra supérieur à lui-même. Il obtint une seconde condamnation ; il l’obtint en déclarant que les preuves communiquées à la cour suprême ne valaient rien et qu’on s’était bien gardé de donner les bonnes, celles-là devant rester secrètes. De l’avis des connaisseurs, il n’avait jamais déployé tant d’adresse. Au sortir de l’audience, comme il traversait, au milieu des curieux, d’un pas tranquille, les mains derrière le dos, le vestibule du tribunal, une femme vêtue de rouge, le visage couvert d’un voile noir, se jeta sur lui et, brandissant un couteau de cuisine :

— Meurs, scélérat ! s’écria-t-elle.

C’était Maniflore. Avant que les assistants eussent compris ce qui se passait, le général lui saisit le poignet et, avec une douceur apparente, le serra d’une telle force que le couteau tomba de la main endolorie.

Alors il le ramassa et le tendit à Maniflore.

— Madame, lui dit-il en s’inclinant, vous avez laissé tomber un ustensile de ménage.

Il ne put empêcher que l’héroïne ne fût conduite au poste ; mais il la fit relâcher aussitôt et il employa, plus tard, tout son crédit à arrêter les poursuites.

La seconde condamnation de Pyrot fut la dernière victoire de Greatauk.

Le conseiller Chaussepied, qui avait jadis tant aimé les soldats et tant estimé leur justice, maintenant, enragé contre les juges militaires, cassait toutes leurs sentences comme un singe casse des noisettes. Il réhabilita Pyrot une seconde fois ; il l’aurait, s’il eût fallu, réhabilité cinq cents fois.

Furieux d’avoir été lâches et de s’être laissé tromper et moquer, les républicains se retournèrent contre les moines et les curés ; les députés firent contre eux des lois d’expulsion, de séparation et de spoliation. Il advint ce que le père Cornemuse avait prévu. Ce bon religieux fut chassé du bois des Conils. Les agents du fisc confisquèrent ses alambics et ses cornues, et les liquidateurs se partagèrent les bouteilles de la liqueur de Sainte-Orberose. Le pieux distillateur y perdit les trois millions cinq cent mille francs de revenu annuel que lui procuraient ses petits produits. Le père Agaric prit le chemin de l’exil, abandonnant son école à des mains laïques qui la laissèrent péricliter. Séparée de l’État nourricier, l’Église de Pingouinie sécha comme une fleur coupée.

Victorieux, les défenseurs de l’innocent se déchirèrent entre eux et s’accablèrent réciproquement d’outrages et de calomnies. Le véhément Kerdanic se jeta sur Phœnix, prêt à le dévorer. Les grands juifs et les sept cents pyrots se détournèrent avec mépris des camarades socialistes dont naguère ils imploraient humblement le secours :

— Nous ne vous connaissons plus, disaient-ils ; fichez-nous la paix avec votre justice sociale. La justice sociale, c’est la défense des richesses.

Nommé député et devenu chef de la nouvelle majorité, le camarade Larrivée fut porté par la Chambre et l’opinion à la présidence du Conseil. Il se montra l’énergique défenseur des tribunaux militaires qui avaient condamné Pyrot. Comme ses anciens camarades socialistes réclamaient un peu plus de justice et de liberté pour les employés de l’État ainsi que pour les travailleurs manuels, il combattit leurs propositions dans un éloquent discours :

— La liberté, dit-il, n’est pas la licence. Entre l’ordre et le désordre, mon choix est fait : la révolution c’est l’impuissance ; le progrès n’a pas d’ennemi plus redoutable que la violence. On n’obtient rien par la violence. Messieurs, ceux qui, comme moi, veulent des réformes doivent s’appliquer avant tout à guérir cette agitation qui affaiblit les gouvernements comme la fièvre épuise les malades. Il est temps de rassurer les honnêtes gens.

Ce discours fut couvert d’applaudissements. Le gouvernement de la république demeura soumis au contrôle des grandes compagnies financières, l’armée consacrée exclusivement à la défense du capital, la flotte destinée uniquement à fournir des commandes aux métallurgistes ; les riches refusant de payer leur juste part des impôts, les pauvres, comme par le passé, payèrent pour eux.

Cependant, du haut de sa vieille pompe à feu, sous l’assemblée des astres de la nuit, Bidault-Coquille contemplait avec tristesse la ville endormie. Maniflore l’avait quitté ; dévorée du besoin de nouveaux dévouements et de nouveaux sacrifices, elle s’en était allée en compagnie d’un jeune Bulgare porter à Sofia la justice et la vengeance. Il ne la regrettait pas, l’ayant reconnue, après l’affaire, moins belle de forme et de pensée qu’il ne se l’était imaginé d’abord. Ses impressions s’étaient modifiées dans le même sens sur bien d’autres formes et bien d’autres pensées. Et, ce qui lui était le plus cruel, il se jugeait moins grand, moins beau lui-même qu’il n’avait cru.

Et il songeait :

— Tu te croyais sublime, quand tu n’avais que de la candeur et de la bonne volonté. De quoi t’enorgueillissais-tu, Bidault-Coquille ? D’avoir su des premiers que Pyrot était innocent et Greatauk un scélérat. Mais les trois quarts de ceux qui défendaient Greatauk contre les attaques des sept cents pyrots le savaient mieux que toi. Ce n’était pas la question. De quoi te montrais-tu donc si fier ? d’avoir osé dire ta pensée ? C’est du courage civique, et celui-ci, comme le courage militaire, est un pur effet de l’imprudence. Tu as été imprudent. C’est bien, mais il n’y a pas de quoi te louer outre mesure. Ton imprudence était petite ; elle t’exposait à des périls médiocres ; tu n’y risquais pas ta tête. Les Pingouins ont perdu cette fierté cruelle et sanguinaire qui donnait autrefois à leurs révolutions une grandeur tragique : c’est le fatal effet de l’affaiblissement des croyances et des caractères. Pour avoir montré sur un point particulier un peu plus de clairvoyance que le vulgaire, doit-on te regarder comme un esprit supérieur ? Je crains bien, au contraire, que tu n’aies fait preuve, Bidault-Coquille, d’une grande inintelligence des conditions du développement intellectuel et moral des peuples. Tu te figurais que les injustices sociales étaient enfilées comme des perles et qu’il suffisait d’en tirer une pour égrener tout le chapelet. Et c’est là une conception très naïve. Tu te flattais d’établir d’un coup la justice en ton pays et dans l’univers. Tu fus un brave homme, un spiritualiste honnête, sans beaucoup de philosophie expérimentale. Mais rentre en toi-même et tu reconnaîtras que tu as eu pourtant ta malice et que, dans ton ingénuité, tu n’étais pas sans ruse. Tu croyais faire une bonne affaire morale. Tu te disais : « Me voilà juste et courageux une fois pour toutes. Je pourrai me reposer ensuite dans l’estime publique et la louange des historiens. » Et maintenant que tu as perdu tes illusions, maintenant que tu sais qu’il est dur de redresser les torts et que c’est toujours à recommencer, tu retournes à tes astéroïdes. Tu as raison ; mais retournes-y modestement, Bidault-Coquille !