L’Arabie

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L’ARABIE.

M. Fulgence Fresnel, savant orientaliste français, résidant depuis plusieurs années en Égypte, s’est occupé à recueillir des documens relatifs à l’histoire des Arabes avant l’islamisme[1]. Il a publié plusieurs extraits des poètes arabes antérieurs à Mahomet ; on sait qu’en Orient les poètes sont d’ordinaire les seuls historiens. Le morceau qu’on va lire, extrait d’un ouvrage considérable, est à la fois un tableau des mœurs des tribus arabes et un exposé de leur situation politique actuelle.

Dans une lettre que j’adressai en 1836 à l’Académie des Inscriptions pour provoquer la publication du texte d’Ibn-Abd-Rabbouh, je signalais une section de son ouvrage intitulé Woufoûd (députations), où l’on trouve des renseignemens curieux sur les relations des anciens Arabes avec les rois de Perse de la dynastie Sassanide. Quelques personnes, en dedans et en dehors de l’Académie, exprimèrent le désir de voir une partie de ces documens traduits en français, et je promis, à M. Mohl en particulier, d’en donner un extrait aussitôt que j’aurais pu collationner deux copies du même texte. Cette condition étant aujourd’hui remplie, il ne me reste plus qu’à tenir ma promesse.

Le morceau que j’ai choisi n’est réellement qu’une amplification ; mais, comme il appartient à une époque très reculée, il a pris rang parmi les traditions du paganisme. C’est en cette qualité, et non en qualité d’amplification, qu’il nous est donné par le compilateur de Cordoue, sur l’autorité du célèbre râwî, Abou’Imoundhir Hischâm, plus connu sous le nom d’Ibn-Alkalbiyy. Le tableau double qu’il nous offre de la vieille civilisation arabe, considérée sous deux faces opposées, mais également vraies, me paraît d’ailleurs une bonne introduction à l’étude de la civilisation moderne, qui, sur beaucoup de points, coïncide avec l’ancienne. On sait que les nations de l’Orient se distinguent des autres par la persistance de leurs usages, et il est vrai de dire qu’il y a en Arabie de vastes régions où les mœurs n’ont point changé dans un espace de treize siècles. Je suis convaincu que l’on peut se faire une idée assez juste des Anazèh (au nord de la péninsule) et des Arabes Yâfè (les maîtres actuels du Hadramant) en lisant ce que j’ai retracé de l’histoire des Arabes avant l’islamisme. Ces deux grands peuples Anazèh et Yâfè, derniers représentans de l’indépendance arabe et de la majesté abrahamique, séparés l’un de l’autre par un espace immense et d’innombrables tribus étrangères à leur nationalité, ces deux grands peuples qui s’ignorent l’un l’autre, quoiqu’ils parlent la même langue, sont cependant bien loin d’offrir une ressemblance parfaite ; mais ils n’en sont pas moins très arabes, chacun dans leur sens seulement : — chez Yâfè, c’est le principe vindicatif qui domine, — chez Anazèh le principe généreux. — Quant aux tribus qui ont subi des invasions, et se sont trouvées en contact forcé avec les Turcs, elles sont déchues de soixante pour cent.

J’ai eu pour le texte d’Ibn-Abd-Rabbouh, dont je donne aujourd’hui la traduction, deux manuscrits, dont l’un est ma copie du Kitâb-alickd, et l’autre une compilation de peu de valeur, une sorte d’histoire universelle en un volume, où le texte du Cordouan se trouve inséré en entier. Je me propose de l’envoyer au Journal asiatique, afin qu’on puisse le comparer avec celui de l’exemplaire barbaresque récemment acquis par la Bibliothèque du roi.

En lisant la version suivante, il faut se reporter au commencement du VIIe siècle de notre ère. Des deux personnages que le râwi met en scène, l’un est Khosrou-Parwiz, petit-fils de Khosrou-Anouschirwân, ou Chosroès-le-Grand, roi de Perse ; l’autre est un petit prince arabe nommé Noumân, et surnommé Abou-Ckâboûs, qui régnait sur les tribus de l’est, autant qu’on peut régner sur des Bédouins, mais relevait du roi de Perse. Sa résidence était à Hîrah, ville située au bord de l’Euphrate. Le prince himyarite (ou homérite) dont ces deux personnages font mention, est Sayf, fils de Dhou-Yazan, roi du Yaman, qui, chassé de ses états par les Éthiopiens, vint implorer le secours de Chosroès-le-Grand. Selon Aboul-Féda, ce fut à l’aide des auxiliaires persans qu’il reconquit son royaume ; mais, selon Noumân, l’un de nos interlocuteurs, ce seraient les Arabes du désert qui auraient délivré le Yaman du joug éthiopien.

Extrait du Kitâb-Alickd.

Suivant Alckatâmiyy, qui s’appuyait de l’autorité d’Ibn-Alkalbiyy, Noumân, roi de Hirah, se trouvait à la cour du roi de Perse en même temps que les ambassadeurs de Byzance, de l’Inde, de la Chine, etc. Ces étrangers discourant à qui mieux mieux de la puissance de leurs maîtres, du nombre de leurs places fortes, de la grandeur et de l’opulence de leurs villes, Noumân prit à son tour la parole, et se mit à exalter les Arabes au-dessus de tous les peuples du monde, y compris les Perses.

L’orgueil impérial de Chosroès fut offensé de cette prétention. « Noumân, dit-il au roi de Hirah, j’ai été à même de comparer l’état civil et politique des Arabes avec celui des autres peuples dont je reçois annuellement les députations. — Or, j’ai remarqué chez les Grecs un bel ensemble, une puissance politique du premier ordre, une multitude de villes grandes et petites, de superbes édifices, et une religion (une loi) qui détermine le licite et l’illicite, réprime l’insolence et bride la témérité. — J’ai trouvé les Hindous en possession d’une partie de ces avantages et de beaucoup d’autres, tels qu’un pays bien arrosé, une immense richesse végétale, des fruits exquis, des parfums, une population considérable, une industrie merveilleuse, des mœurs douces, des préceptes d’une haute sagesse (de grands systèmes philosophiques), des méthodes de calcul parfaitement exactes[2]. — Chez les Chinois, j’ai admiré la puissance du lien social, la multitude et la perfection des arts manuels, des machines de guerre (de l’artillerie[3]) et des ouvrages en fer. — Enfin, chez tous ces peuples, je vois un gouvernement régulier : tous obéissent à un roi. — Les Turcs même et les Khazars (des bords de la mer Caspienne), nonobstant leur pénurie, la stérilité de leurs campagnes, le petit nombre de leurs places fortes, et le dénûment où ils vivent des premiers dons de la civilisation, de bonnes habitations et de bons habits ; — malgré cette infériorité, les Turcs et les Khazars ont, en commun avec les peuples dont je viens de parler, l’avantage d’obéir à un roi, qui les rassemble autour de lui, et veille à leur salut. — Mais quant aux Arabes, je cherche en vain chez eux une seule de ces bonnes choses. Je ne leur vois ni spirituel, ni temporel, ni force, ni stabilité ; et rien ne prouve mieux la bassesse de leur rang dans l’échelle des familles humaines que le genre de vie qu’ils ont choisi, genre de vie peu différent de celui des bêtes fauves et des oiseaux de proie, avec lesquels ils font société. Ajoute à cela qu’ils tuent leurs enfans au berceau, de peur de les voir mourir de faim ; qu’ils se font perpétuellement la guerre de tribu à tribu, et s’entrepillent et s’entr’égorgent pour avoir de quoi manger ; qu’ils sont déshérités de toutes les jouissances de la vie : beaux habits, bonne cuisine, bons vins, divertissemens, toutes choses inconnues aux Arabes. C’est au point que ceux d’entre eux qui se piquent de délicatesse et tiennent au plaisir de la table, n’ont rien trouvé de plus exquis que la viande de chameau, viande lourde, de mauvais goût, et qui engendre une maladie particulière (une éruption cutanée). — Si quelque Bédouin s’est trouvé dans le cas de recevoir un étranger sous sa tente, et de lui offrir un morceau, on en parle dans le désert comme d’une action sublime ; les poètes arabes vantent à toute outrance la généreuse hospitalité du Bédouin : c’est une gloire pour sa tribu. — Voilà les Arabes, ô Noumân ! Je dois cependant faire une exception en faveur de cette famille des Tanoukhides (la famille himyarite qui régnait sur le Yaman au commencement de l’islamisme), dont mon aïeul (Chosroès-le-Grand) a relevé le sceptre et posé l’empire sur des bases solides, qu’il a délivrée de son ennemi (l’usurpateur éthiopien), et qui, jusqu’à ce jour, conserve tous ses avantages. On voit d’ailleurs, dans ses états, quelques monumens, des villes fortes, des cités florissantes ; enfin, quelque chose d’analogue aux ouvrages humains. Mais pour vous autres Bédouins, cancres, hères et pauvres diables, j’aurais cru que la conscience de votre misère vous eût engagés à vous effacer, autant que possible, en présence de ceux qui jouissent de tous les avantages dont vous êtes privés. Point ! Vous vous redressez, vous vous glorifiez, vous aspirez à la prééminence ! Voilà ce qu’on ne peut tolérer. »

Noumân répondit :

« Que Dieu accroisse la prospérité de ton empire ! Il est sur la terre une nation que ses brillantes destinées placent au-dessus de tout parallèle, et c’est celle que tu gouvernes. Cette nation à part, j’ai réponse à toutes les accusations du roi, et crois pouvoir établir la supériorité des Arabes, sans contradiction ni démenti donné aux paroles royales. Rassure-moi contre les effets de ta colère, et je m’expliquerai.

— Parle, dit Chosroès, tu n’as rien à craindre.

— En ce qui concerne ton peuple, reprit Noumân, on ne peut lui contester la prééminence. Il a tout pour lui, les dons de l’intelligence, un vaste territoire, une grandeur politique universellement sentie, enfin la faveur insigne que Dieu lui a faite de vivre sous tes lois et les lois de tes ancêtres. Mais après cette nation, que tant d’avantages mettent hors de ligne, je n’en vois pas une qui puisse supporter la comparaison avec les Arabes, pas une sur qui les Arabes ne l’emportent…

— Ne l’emportent ! Et en quoi ? interrompit Chosroès.

— En indépendance, en beauté, noblesse, générosité, poésie et proverbes, force et pénétration d’esprit, en dédain de tout ce qui est bas, horreur de toute espèce de joug, probité, fidélité aux engagemens. Libres comme l’air, ils sont, depuis des siècles, les hôtes et les amis des Chosroès, de ces grands rois qui ont conquis tant de provinces, parqué tant d’esclaves, mené tant d’armées à la victoire et fondé un si vaste empire. Ces illustres monarques se sont contentés de l’amitié des Arabes et n’ont cessé de les honorer ; car nul ne fut assez téméraire pour attenter à leur indépendance. — Leurs chevaux sont leurs forteresses, la terre est leur lit, le ciel leur toit ; pour remparts ils ont leurs sabres, pour attirail de guerre la constance, bien différens des autres peuples, dont la force et la défense sont représentées par des monceaux de pierre et de boue, des fossés et des tours. — Quant à leurs personnes, il suffit de les voir pour les préférer aux Hindous à la peau brûlée, aux Chinois informes et chafouins ; aux Turcs à la face repoussante[4], aux Grecs si vermeils qu’on les prendrait pour des écorchés. — Leurs généalogies, qui sont leurs titres de noblesse, et l’importance qu’ils y attachent, suffiraient pour les distinguer de toutes les autres nations. Car vous ne trouverez pas un peuple, en dehors de l’Arabie, qui n’ait oublié une portion énorme de ses origines, à tel point que si vous demandez à un autre qu’à un Arabe le nom de son bisaïeul ou seulement de son aïeul, il y a tout à parier qu’il ne pourra pas vous le dire. Par contre, vous ne trouverez point chez nous un seul homme qui ne puisse nommer ses ancêtres, jusqu’à la vingtième génération, sans omettre un seul degré. C’est par ce moyen qu’ils conservent le souvenir du passé et la connaissance de leurs affinités, en sorte que chez les Bédouins personne ne peut s’imposer à une autre famille que la sienne, ni prétendre à un autre qu’à son père. — La générosité, et particulièrement la générosité hospitalière, est une vertu arabe ; le pauvre Bédouin, qui ne possède en ce monde qu’une chamelle et son petit, sur quoi repose toute sa subsistance, recevant inopinément un voyageur anuité, qui se contenterait d’une bouchée arrosée d’une gorgée de lait, n’hésite pas à faire à l’étranger le sacrifice de sa chamelle, et consent à perdre tout son temporel pour acquérir en échange le renom d’homme généreux, d’homme qui traite bien son monde. — Leur langue, avec tout ce qui s’y rattache, poésie, maximes philosophiques, etc., est un des plus beaux présens que le ciel ait faits à la terre. Rien de plus nombreux, de plus varié, de mieux cadencé que la poésie arabe ; rien de plus doux à l’oreille que ses rimes ; c’est la perfection du langage métrique. Ajoutez à cela l’intelligence du poète et des auditeurs, qui ont tous des connaissances pratiques, savent lancer un proverbe dans l’avenir, excellent dans les descriptions, et trouvent dans leur répertoire de mots ce que l’on chercherait vainement dans tout autre. — Leurs chevaux sont, d’un consentement universel, les plus beaux chevaux du monde, leurs femmes sont les plus chastes des femmes, leurs vêtemens les plus gracieux qui se puissent imaginer, leurs mines des mines d’or et d’argent, les cailloux de leurs montagnes des onyx, leurs dromadaires la meilleure monture de voyage, la seule avec laquelle on puisse traverser un désert. — Quant à leur religion et aux lois qui en dérivent, ils les environnent d’un respect profond et s’y soumettent avec une obéissance absolue. Ils ont des mois sacrés (mois de trève), un territoire sacré (où le meurtre est interdit), une maison (un temple, la Kabah) où ils se rendent en pèlerinage, célèbrent leurs mystères et immolent leurs victimes. Là, un Arabe rencontrera le meurtrier de son père ou de son frère ; il ne tiendra qu’à lui de se venger, et pourtant il n’en fera rien, parce que l’honneur et la religion lui interdisent la vengeance sur le territoire sacré. — En ce qui concerne leur bonne foi et la sainteté de leurs engagemens, il suffira, pour en donner une idée, de dire qu’ils se croient liés par un regard, par un geste, dont le sens est connu, — à tel point que l’obligation née de ce geste ne peut finir qu’avec la vie de celui qui l’a contractée. Un Arabe, faisant un emprunt, ramassera une buchette à l’endroit où il se trouve, et la donnera en gage au créancier, et le créancier s’en contentera, parce qu’il sait que cette buchette vaut une obligation par-devant témoins. — Un homme du désert apprend que quelqu’un, après avoir invoqué sa protection, est tombé sous le coup d’un ennemi, loin du lieu où se trouvait le protecteur invoqué : celui-ci se croit tenu de poursuivre le meurtrier jusqu’à extinction de la tribu d’où le coup est parti, ou de la tribu outragée dans son protectorat. — Un homicide, un homme poursuivi par la haine ou la justice, vient se réfugier dans une famille avec laquelle il n’a aucune relation de parenté, où l’on n’avait jamais entendu parler de lui. N’importe ; il est accueilli. De ce moment, la vie du réfugié devient pour cette famille quelque chose de plus précieux que la vie de ses membres, et ses intérêts passent avant les leurs. — Quant au reproche que tu fais aux Arabes de tuer leurs enfans au berceau pour ne pas les voir mourir de faim, il faut observer que les seuls enfans du sexe féminin sont exposés à une mort violente, et que le motif qui engage quelques parens à s’en défaire est — ou la crainte qu’une fille en grandissant ne devienne l’opprobre de sa famille, — ou une jalousie outrée, une pudeur excessive, qui n’est pas rare chez les Arabes. L’homme qui marie sa fille a honte de la livrer à son époux ; il lui est pénible de voir passer son enfant dans les bras d’un étranger qui aura le droit de la fouler. — Tu as dit que le mets le plus exquis des Arabes est la viande de chameau, et tu l’as représentée comme une nourriture grossière. Apprends, ô roi, que si la plupart des Bédouins rejettent les autres viandes, c’est qu’ils les jugent fort inférieures à celle du chameau : ce que vous estimez, ils le méprisent, et voilà tout. Le chameau représente à la fois leur monture et leur nourriture. Sous ce dernier aspect, il leur offre le lait le plus délicat que l’on connaisse, et la viande la plus abondante, la plus succulente, la plus grasse, la plus tendre et la plus salutaire ; car, sous quelque rapport qu’on la compare aux autres viandes, on reconnaît que l’avantage est de son côté. — Les guerres intestines, les courses déprédatrices de tribu à tribu, constituent l’existence normale des Arabes, et il est certain qu’ils préfèrent cet état violent à un gouvernement régulier dont la première condition serait d’obéir à un roi. Mais cette préférence prouve en leur faveur ; car si les autres sociétés se soumettent à l’autorité d’un seul homme, c’est de leur part un aveu de faiblesse. Les individus dont ces sociétés se composent ne lui confèrent la puissance souveraine que parce qu’ils se sentent incapables de se gouverner eux-mêmes, de se faire respecter les uns des autres et de l’étranger. La crainte d’être envahis les engage à se donner pour maître un de leurs grands, c’est-à-dire un des hommes les plus considérables et les plus capables de leur société. Il leur rend la justice et commande leurs armées, et sa noblesse est mise fort au-dessus de celle des autres, ou plutôt il est le seul homme de son royaume en qui résident noblesse et dignité. Mais dans les sociétés arabes, rien de si commun que les vertus royales. La générosité, la droiture, la grandeur d’ame et le courage sont chez eux des qualités si vulgaires, qu’ils se disent tous rois. Pas un qui consente à payer tribut à qui que ce soit, ou dont l’ame ne se soulève à la pensée d’une soumission qu’il assimile à l’esclavage. — Après avoir exprimé ton opinion sur les Arabes considérés en masse, tu as fait une exception en faveur de ceux du Yaman. Ô Kiorâ ![5] ton aïeul et ton père[6] savaient ce que vaut un roi de Himyar, et le roi de Himyar[7] sait ce que valent les Arabes du désert. Vaincu par l’Éthiopien et chassé de son royaume, quand le roi de Himyar vint implorer le secours de ton aïeul, il lui parut si chétif, que le grand Anouschirwân ne daigna point armer pour lui. Alors il se tourna vers ses voisins du désert, qui, fort heureusement pour lui, répondirent à son appel ; car, s’il n’eût trouvé chez eux des gens capables de faire le coup de lance, de harceler les ahhrâr (les Persans) et de charger à fond les kouffâr (les Éthiopiens), il n’eût jamais revu ses états. »

Chosroès admira l’éloquence de Noumân, et lui fit donner, en le congédiant, un habillement complet tiré de la garde-robe impériale.

Ce tableau, tracé il y a douze siècles, est encore ressemblant (sauf un seul trait, l’infanticide) partout où les Turcs n’ont point pénétré, c’est-à-dire sur un territoire égal à la somme des superficies de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre. On peut même dire que le type originel n’est pas complètement effacé sur les points où l’invasion s’est assise victorieuse.

La puissance de Mohammed-Aly s’étend du nord au sud de l’Arabie sur une longueur presque entièrement littorale de cinq à six cents lieues communes de France, mais manque de profondeur, si ce n’est de Médine à Deriyyèh, capitale des Wahhâbites orientaux. C’est une ligne dans le sens géométrique, une véritable puissance linéaire, du milieu de laquelle part une autre ligne qui divise l’Arabie de l’ouest à l’est, et cherche le golfe Persique. Dans l’intérêt de tous comme dans le sien, Mohammed-Aly devrait se contenter de la première. Il est bien évidemment le gardien obligé des deux villes saintes, la Mecque et Médine, et le gendarme-né des deux grandes routes qui y aboutissent, l’une d’Égypte, l’autre de Syrie. Mais je me hâte d’observer que ces deux grandes routes, parallèles sur les trois quarts de leur longueur, peuvent se réduire à une seule, à partir de l’Ackabah au nord du golfe élanitique, ce qui n’allongerait que d’une quantité insignifiante le voyage des pèlerins de Damas. — Aujourd’hui, les communications sont parfaitement libres entre le Caire et la Mecque, et la route est si sûre, qu’un voyageur européen, sans autre escorte que son guide et sans autre arme offensive ou défensive que le courbâdje qui lui sert à accélérer l’amble de son dromadaire, peut aller de relais en relais, depuis les bords du Nil jusque dans le cœur du Hidjâz, jusqu’à Tâïf, le jardin de la Mecque, aussi tranquillement qu’il pourrait faire trois cents lieues en Europe, à travers les contrées où la police est véritablement protectrice.

Les tribus échelonnées sur le littoral occidental, depuis l’Ackabah jusqu’à Djeddah, terme de mon premier voyage en Arabie, sont réduites à un territoire si aride, si improductif, que de tous temps elles ont dû chercher un supplément de bien-être dans le droit évident et imprescriptible (aux yeux du Bédouin) de rançonner les caravanes, et en général elles l’ont exercé avec succès. Mais ici-bas le fait l’emporte sur le droit, et si, comme à présent, il n’y a plus de voyageur à dévaliser, plus de caravane à rançonner, il ne reste aux Hawâïtât, aux Béli, aux Djouhaynah, aux Harb, que la ressource des temps héroïques, c’est-à-dire les ighârât (expéditions), ou, comme on dit aujourd’hui chez les Béli, le nahb (la déprédation), par quoi il faut entendre des courses lointaines et périlleuses, ayant pour objet d’enlever le plus de chameaux que l’on peut aux tribus avec lesquelles on n’est point en relations d’amitié. Nos Bédouins de la grande route du Haddj ne s’en font pas faute et je le conçois ; car les profits licites qu’ils peuvent obtenir en qualité de chameliers (et ce sont les seuls) ne suffisent point à la satisfaction de leurs besoins. La location de leurs chameaux couvre à peine l’achat du riz qui forme la base de leur nourriture ; et quoique leur équipement n’ait rien de somptueux, je ne sais où ils trouvent de quoi l’entretenir. Voilà les hommes que Mohammed-Aly a mis à la raison. Il a eu fort à faire avec ceux de la montagne de Yanbo, qui font partie de la grande famille de Harb, et occupaient un poste jugé inexpugnable par le fameux Saoûd ; mais enfin le lieutenant-général du vice-roi dans le nord du Hidjâz, Khourschid-Pacha, en est venu à bout l’an dernier, et les caravanes sont désormais affranchies du lourd tribut qu’elles payaient encore naguère aux Arabes de la Péninsule.

Ce résultat devrait suffire au vice-roi, mais, de fait, ne suffit point à son ambition. Elle veut l’Arabie tout entière (moins les contrées sur lesquelles la compagnie des Indes a étendu son protectorat, car je crois le pacha assez sensé pour ne point entrer en compétition avec une puissance européenne du premier ordre). À cet effet, l’ambition de son altesse soutient, depuis plus de vingt ans, une guerre dont les résultats, quelque heureux qu’on les suppose, seront toujours nuls relativement aux dépenses qu’elle entraîne, et dont le caractère le plus tranché est de ne jamais offrir rien de définitif dans quelque phase qu’on la considère.

Au moment où je mis le pied sur le sol d’Arabie, à Vanbo (septembre 1837) Ismaïl-Bey venait d’essuyer une déroute complète dans le Nadjd, et Khourschid-Pacha avait eu beaucoup de peine à contenir les Arabes de la vallée de Safra, sur la route de Médine à la Mecque. Le chef des Wahhâbites de l’Assîr, instruit de la déconfiture des Turcs, dans le Nadjd, prit bientôt une attitude menaçante, et à son instigation, les Arabes de Ghâmid, Zahrân, etc., autrefois soumis par Mohammed-Aly, refusèrent de payer le tribut. On eût dit que l’Arabie allait échapper au pacha. Les habitans des villes occupées par ses troupes ne prenaient pas même la peine de dissimuler leur joie. — Dix mois après, toutes les tribus révoltées étaient rentrées sous son obéissance ; mais le fait est que dans tout ce laps de temps, et à travers toutes ces oscillations, la situation relative des Arabes et des Turcs, n’a point changé d’une quantité appréciable, parce que ni les uns ni les autres ne savent tirer parti d’un succès obtenu pour en obtenir de nouveaux. On conçoit qu’entre ennemis de cette force, un événement militaire a beaucoup moins de gravité qu’entre nous autres Européens, et qu’en Arabie, une bataille gagnée ou perdue ne tire pas à conséquence. Les choses en sont à ce point que Mohammed-Aly restant à la tête des affaires, il n’y a danger ni pour l’Arabie d’être conquise, ni pour les Turcs d’être expulsés des points qu’ils occupent sur le littoral de la mer Rouge (je comprends la Mecque et Médine dans le littoral). On ne saurait donc trop déplorer les pertes énormes que le vice-roi fait annuellement en argent et en hommes pour étendre sa puissance vers l’intérieur.

Le cercle vicieux dans lequel il tourne et se débat depuis vingt ans est celui-ci : Pour conduire une armée à la conquête de l’Arabie, il faut plus de chameaux que de soldats, et pour avoir les chameaux, il faut être maître de l’Arabie.

La question de la conquête est invinciblement ramenée à une question de transports, et celle-ci ne peut être résolue que par la conquête.

Le but immédiat et avoué du vice-roi en cherchant à étendre sa domination sur les Arabes, est d’obtenir des soldats. À cet effet il paie des Maugrebins et des Arnautes, sacrifie des Syriens et des Égyptiens, avec une persévérance digne d’un meilleur but. Les troupes régulières réparties dans le Hidjâz et le Yaman[8] forment à présent un ensemble de vingt mille hommes, auxquels il faut joindre environ dix mille hommes, cavalerie maugrebine ou infanterie turque, et quelques bouches à feu. Tout cela est plus que suffisant pour conserver le terrain acquis et achever l’occupation du Yaman occidental, y compris Sanâ. Mais le double et le triple, sans moyens de transport, n’avanceraient pas d’une étape la conquête de l’Arabie.

Le gouvernement civil et militaire du Hidjâz et du Yaman appartient nominalement à un neveu du vice-roi, Ahmed-Pacha, — mais se trouve, par le fait, divisé en trois pachaliks : — celui du nord, dont le siége est à Médine, et qui embrasse, ou plutôt voudrait embrasser, le Nadjd proprement dit, la patrie du cheval et du chameau ; — celui du centre, dont le siége est la Mecque ; — et celui du Yaman, dont le siége est tantôt à Mokha, tantôt à Hodaydah.

Khourschid-Pacha, Géorgien, ci-devant mamelouk de son altesse, commande le corps d’armée du nord et gouverne Médine.

Ahmed-Pacha, le général en chef, gouverne la Mecque.

Son frère, Ibrahim-Pacha-le-Jeune, occupe le Yaman. Au moment où je quittais l’Arabie, ce dernier venait de prendre Taëzz et Odayn, il n’attendait qu’un renfort pour faire son entrée triomphante à Sanâ.

Le caractère le plus saillant des Arabes qui se trouvent aujourd’hui, de gré ou de force, en rapport avec les Turcs, est l’amour du riyâl, ou dollar, ou tallari ; en bon français l’amour de la pièce de cinq francs. Ahmed-Pacha, qui connaît parfaitement ce faible des Arabes, et qui préfère les voies de conciliation à l’emploi de la force, a déjà versé dans le Hidjâz un capital immense. Que lui importe l’épuisement du trésor ? c’est son oncle qui paie. En cas de décès de cet oncle, il n’aurait garde de venir au Caire réclamer sa part de l’héritage ; son cousin, Ibrahim-Pacha-l’Ancien, lui fait une peur trop horrible. Qu’on lui garantisse son petit royaume de la Mecque en pur viager, et il sera au comble de ses vœux ; il ne cherchera même pas à s’arrondir, si cela peut faire ombrage à son redoutable cousin. Pour le moment, sa grande affaire est de gagner le cœur des Arabes, et je crois qu’il a obtenu, en ce genre, tout le succès auquel un étranger pouvait raisonnablement prétendre. Quoique les Arabes tiennent beaucoup à leur nationalité, ils ne repoussent jamais l’or de l’étranger. Peut-être même plusieurs d’entre eux, au moins, dans le Hidjâz, préféreraient-ils le gouvernement d’un osmanli généreux à celui d’un shérif exacteur. Mais Ahmed-Pacha ne devrait pas perdre de vue que l’amitié de ces Arabes-là (qu’il faut bien se garder de confondre avec les Arabes indépendans, tels que les Anazèh ou les Yâfè) se conserve précisément comme elle s’acquiert, c’est-à-dire avec de l’argent, et que le jour où, le trésor de son oncle lui étant fermé, il ne pourra plus alimenter la cupidité de ses chers amis, il lui faudra dire adieu à leur amitié. Ne parlons que de ce qui se passe sous nos yeux. Recevant d’une main les largesses d’Ahmed[9], ils tendent l’autre à son ennemi de l’Assîr, aussitôt que la chance paraît tourner en sa faveur. Notre pacha en a fait l’expérience dans la dernière campagne, dont le succès, fort heureusement pour lui, ne dépendait point de ses misérables alliances ; et l’on dirait qu’enfin il a ouvert les yeux, puisqu’il s’est décidé à frapper sur la tribu de Zahrân une contribution de douze mille tallaris (écus d’Autriche). Puisse cette somme être consacrée à nourrir, à vêtir ses pauvres soldats, qui, trop souvent, manquent du nécessaire, et ont été presque toujours sacrifiés aux exigences du peuple conquis. Ahmed-Pacha ne peut pas ignorer que c’est au dévouement de ses Égyptiens qu’il doit le recouvrement d’une portion de son territoire[10].

Khourschid-Pacha a suivi dans le nord du Hidjâ un système diamétralement opposé à celui du généralissime Ahmed-Pacha ; et quoique les sommes mises à sa disposition soient fort inférieures à celles que le neveu de son altesse peut gaspiller impunément, l’autorité de ce lieutenant-général, Khourschid, était plus solidement établie à Médine lors de mon départ (avril 1838), que la royauté du petit roi Ahmed à la Mecque.

Ibrahim-Pacha, du Yaman, est jeune et inconsidéré au superlatif, et rien, dit-on, n’égale le dénuement de ses soldats ; mais ce jeune homme est entreprenant ; et pour peu qu’on lui envoie de recrues et de vivres, il aura bientôt achevé la conquête du Yaman occidental, qui n’est point à dédaigner.

Avant d’aller plus loin, je crois devoir rappeler ce que j’ai dit ou donné à entendre dès le début : — que relativement à la superficie de la péninsule arabique, toute cette puissance turque n’est qu’une lisière. Au-delà de la lisière occupée par les Turcs, les schaykhs, imams ou sultans arabes ne relèvent que de Dieu et de leur épée.

Je voudrais être en état de tracer un tableau synoptique des nombreuses tribus répandues sur une contrée si vaste, si peu connue et si digne de l’être, alors même qu’elle n’aurait d’autre titre à notre intérêt que la persistance des mœurs patriarcales dans une partie considérable de sa population. Mais je n’ai visité jusqu’à présent qu’un très petit nombre de points ; et quoique j’aie pris des renseignemens sur beaucoup d’autres, je me suis occupé presque exclusivement des faits qui se rattachent à l’ancien état de choses, et peuvent servir de commentaire aux vieilles traditions. La découverte de la langue des Homérites, qui se parle encore à Mirbât et Zhafâr, et où je retrouve nombre de mots hébreux, était pour moi quelque chose de plus intéressant que les rapports des Arabes modernes avec les Turcs ou les Anglais. Toutefois, comme il est impossible de faire abstraction complète des choses au milieu desquelles on se trouve, j’ai été forcé, jusqu’à certain point, de m’occuper des intérêts vivans, et je rends compte aujourd’hui de ce que j’ai appris, pour ainsi dire, malgré moi.

La population de l’Arabie se divise tout naturellement en trois classes bien tranchées : — celle des villes, qui se compose, comme partout, d’hommes de loi, négocians, propriétaires, artisans, etc. ; — celle des campagnes cultivées, qui, en général, se groupe en villages ; — et celle des déserts qui mène la vie nomade. — Cette dernière division, la plus intéressante de beaucoup, a échappé de tous temps aux dominateurs étrangers, du moins dans l’intérieur de la péninsule ; mais cet avantage ne lui appartient pas exclusivement. Une fraction très notable de la population agricole conserve et paraît devoir conserver son indépendance. J’ai principalement en vue celle de l’Assîr, pays de montagnes, situé entre le Hidjâz, le Tihâmah et le Yaman, proprement dit. Ceux qui ont suivi les affaires d’Orient savent que cette montagne, attaquée trois ou quatre fois et envahie une fois, mais inutilement, résiste toujours et promet de résister long-temps aux efforts du vice-roi.

Peu de personnes, en dehors du Hidjâz et du Yaman, comprenaient la nécessité de s’acharner sur des montagnards, dont il n’y a rien à tirer ; mais en Arabie, mais près du théâtre de la guerre, pas un Arabe, pas un Turc, qui ne conçoive et n’affirme que dans l’occupation militaire du Hidjâz et du Yaman, la chose importante et difficile est la conquête de l’Assîr.

Pauvres, belliqueux, jaloux au plus haut degré de leur vieille indépendance, les Suisses de l’Assîr demeurèrent pendant des siècles étrangers au mouvement religieux qui poussa tant d’arabes à s’enrôler sous la bannière du prophète mecquois, et à porter sa religion et leur langue jusqu’aux extrémités de l’Occident. Ce n’est que vers la fin du siècle dernier que l’islamisme pénétra dans leurs montagnes sous la forme véritablement protestante du Wahhâbisme, — retard d’autant plus inconcevable que l’Assîr projette ses ombres sur le berceau de Mahomet. Les usages les plus contraires au génie musulman s’étaient conservés sans opposition jusqu’à ces derniers temps chez quelques-uns de ces montagnards. Burckhardt en a révélé un auquel j’hésitais à croire ; mais le témoignage de l’homme le plus grave que j’aie connu à Djeddah, et dont tous les gens de bien déplorent la perte récente, le Haddj Sâlim Bânâmeh, ne me permet pas de douter de la vérité du fait. — Dans une certaine tribu de l’Assîr, le droit du voyageur était mieux établi que ne l’a jamais été en Europe le droit du seigneur. — Du côté de Djézân la circoncision est quelque chose d’atroce. Elle se pratique sur l’adulte, et la fiancée est présente ; s’il trahit par un gémissement, par un geste, par la moindre contraction des muscles de la face, la douleur horrible qu’il ressent, la fiancée déclare aussitôt qu’elle ne veut pas d’une fille pour époux. Il s’agit pour le jeune homme d’être écorché vif ; on lui arrache tout le cuir chevelu, et le pénis est dépouillé dans toute sa longueur : — une proportion notable de la population mâle meurt des suites de cette opération.

On conçoit que des hommes qui ont voulu et pu conserver de pareilles mœurs à travers le développement de la civilisation musulmane, doivent tenir singulièrement à leur nationalité et ne sont pas faciles à réduire. Ce sont d’ailleurs d’incommodes voisins, qui détestent les Turcs aussi cordialement qu’un bon huguenot le pape, et ne laissèrent jamais échapper une occasion (par eux jugée favorable) de fondre, ou sur le Haram (le territoire sacré) au nord, ou sur le Yaman au midi.

La montagne du Yaman présente un aspect tout différent ; c’est, à très peu près, celui que devaient offrir nos campagnes sous le régime féodal. On sait d’ailleurs que le Yaman ou l’Arabie heureuse est un pays très anciennement civilisé, — le plus anciennement civilisé peut-être de l’Arabie et du monde, et par conséquent un pays d’hommes amollis. Les Turcs en viendront d’autant plus facilement à bout, que les habitans, fatigués des guerres éternelles de leurs schaykhs, c’est-à-dire de leurs barons, ne demandent qu’à se jeter dans les bras d’un gouvernement protecteur. Et en effet, quel intérêt national peuvent prendre les cultivateurs du Yaman à des luttes dans lesquelles ils ne figurent que comme prix du vainqueur ? car leurs chefs ne se battent qu’avec des soldats étrangers, de véritables Reîtres, attirés de l’intérieur (du Djarof ou du Hadramant) par l’appât d’une solde ou du pillage. — Enfin, dans le Yaman, il y a des villes opulentes, mais dans l’inexpugnable Assîr, rien que de misérables villages. — On veut le Yaman pour lui-même ; on veut la Mecque pour elle-même ; on veut l’Assîr pour n’être point inquiété dans la jouissance de la Mecque et du Yaman, et assurer la communication par terre entre Djeddah et Hodaydah ; car il y a dans l’intervalle, à peu de distance de Djézân, un point où la montagne qui défie les Turcs, s’avance jusqu’à la mer, et leur barre le passage. Ce point est occupé par les Wahhâbites. À cela près, les Turcs ont tout le littoral, depuis Suez et l’Ackabah jusqu’au détroit de Bâb-al-Mandab.

Une autre partie de la conquête, partie dont la possession est encore mal assurée, mais intéresse le pacha au plus haut degré, c’est la ligne transversale qui s’étend de Médine vers le Nadjd ou le pays des Wahhâbites orientaux. Ceux-ci, que j’appellerais volontiers les Arabes par excellence, s’ils n’avaient pas subi la double influence du fanatisme puritain et de la domination turque, combinent les avantages des scénites avec ceux des cultivateurs, ont les plus beaux chevaux de l’Arabie, et d’innombrables chameaux[11]. Mais jusqu’à présent, et quoique la conquête du Nadjd date depuis dix-huit ans, les généraux de Mohammed-Aly n’ont pas encore pu obtenir des Wahhâbites conquis le quart des moyens de transport dont ils ont un besoin absolu. En tout état de cause, les pâtres et les chameliers peuvent s’enfuir au désert avec des animaux dont le lait présente leur nourriture et leur boisson, — et le désert échappe à tous les dominateurs de la terre. — Il semble que Dieu ait voulu qu’il y eût au moins une retraite en ce monde pour l’homme qui préfère l’indépendance à tous les avantages de la civilisation.

Il me reste à envisager la question arabe sous une seconde face bien autrement grave et intéressante pour le publiciste européen que celle des progrès plus ou moins probables de la domination turque en Arabie. Que ce soit le sultan Mahmoud ou le pacha d’Égypte qui protège les deux villes saintes, et lève un impôt de douane sur les marchands américains qui vont chercher du café à Mokha, cela nous touche fort peu. Mais aujourd’hui l’Arabie est menacée d’un protectorat beaucoup plus efficace et surtout plus tenace que celui des Turcs, — le protectorat de la compagnie des Indes orientales.

Depuis que les Anglais ont repris la route des anciens dans leurs relations avec l’extrême orient, les ports de la mer Rouge ont dû fixer leur attention, et les côtes d’Arabie sont devenues pour eux l’objet d’une étude spéciale. Non contens de l’autorisation qui leur fut accordée par le vice-roi, de déposer leur charbon partout où ils voudraient et d’attacher à leurs dépôts des hommes de leur choix, ils ont voulu un port en toute propriété, — et comme Dieu veut ce que veut l’Angleterre, ils sont aujourd’hui en possession d’Aden, le meilleur de tous les mouillages d’Arabie. — Djeddah, cette vieille concierge de la Ville Sainte, a reçu, avec stupeur, dans ses murs, un consul européen vêtu à l’européenne, et les canons de la forteresse musulmane ont dû saluer de vingt-un coups le pavillon anglais arboré sur la maison consulaire.

Le port d’Aden n’appartenait ni au pacha ni au sultan Mahmoud, et l’Angleterre l’a payé de gré à gré du petit prince qui y régnait : il n’y a pas le mot à dire. Sous un point de vue général, l’on peut être certain que l’autorité de l’honorable compagnie des Indes s’établira sur le littoral de la Péninsule de la manière la plus régulière et la plus solide tout à la fois, et si le café du Yaman veut échapper au monopole de son altesse, il désertera Mokha et prendra le chemin de la ville anglaise. — Pour le moment, la route d’Aden n’est pas aussi sûre que celle de Mokha ; mais les Anglais y mettront bon ordre.

Dans ce précis très succinct, je n’ai eu d’autre but que de donner une idée sommaire des Arabes considérés dans leurs rapports actuels avec les Turcs et les Anglais. J’ai supposé tous les antécédens connus, quoique je sache fort bien qu’ils ne le sont pas de la généralité des lecteurs. Les évènemens qui ont amené l’état de choses dont je m’occupe se trouvent relatés en grande partie dans l’ouvrage de M. Félix Mangin intitulé : Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly.

Tout ceci n’est qu’une introduction à la relation de mon premier voyage en Arabie. Dans cette relation et les suivantes, je présenterai les faits selon l’ordre purement fortuit de leur apparition à mes yeux. Un ouvrage méthodique sur l’Arabie supposerait des connaissances qui ne peuvent s’acquérir que par un long séjour dans le pays où je viens de fixer ma résidence.


Fulgence Fresnel.
  1. Lettres sur l’histoire des Arabes, chez B. Duprat, libraire, rue du Cloître-Saint Benoît.
  2. Ce passage est précieux à cause de son ancienneté. Il confirme l’opinion, admise aujourd’hui par quelques savans, que l’algèbre n’est point une invention des Arabes, comme l’ont cru presque tous nos géomètres, mais un emprunt fait par les Arabes aux Hindous.
  3. Dans un mémoire lu par feu M. Abel Rémusat à l’Académie des Inscriptions, ce savant prouva d’une manière très plausible qu’il y avait des bouches à feu dans l’armée tartaro-chinoise qui envahit l’est de l’Europe, vers le commencement du XIIIe siècle.
  4. Il s’agit ici des Turcs orientaux, qui ont le type tartare.
  5. Kiorâ est la forme arabe du nom persan Khosrou, dont les Grecs de Byzance ont fait Chosroès.
  6. L’aïeul du roi est Khosrou-Anouschirwân ou Chosroès-le-Grand, et son père est Hourmouz ou Hormisdas IV.
  7. Le roi de Himyar est Sayf, fils de Dhou-Yazan. Selon Aboulfeda, les secours accordés a ce prince par le roi de Perse se bornèrent à quelques centaines de malfaiteurs ramassés dans les prisons.
  8. C’est ainsi que l’on désigne la portion de l’Arabie occupée par les Turcs, et souvent même l’Arabie entière. Cette désignation, fort indéterminée, répond à la dénomination non moins vague de Saba et Dedân, que l’on rencontre si souvent dans la Bible, car ni les Hébreux ni les Arabes n’ont eu un mot équivalent à celui d’Arabie.
  9. Le général en chef de l’armée d’Arabie souffre que les Bédouins l’appellent Ahmed tout court, et le traitent avec la dernière familiarité. Le même homme, recevant un colonel de son armée qui a peut-être une communication importante à lui faire, le laissera deux heures debout avant de lui adresser un mot.
  10. L’évènement auquel je fais allusion est la dernière victoire remportée sur Aïd-Ibn-Mouri, chef des Wahhâbites de l’Assîr, victoire qui a remis les choses sur l’ancien pied, et date des premiers jours du mois de mai 1838. À la suite d’une bataille où il a été mis en déroute, le chef de l’Assîr s’est retiré dans sa montagne, où il est en sûreté comme devant.
  11. Les bons dromadaires ou chameaux de selle ne viennent point du Nadjd, mais d’Omân, pays situé à près de quatre cents lieues de la Mecque.