La Mort aux chats

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Œuvres diverses (p. 11-16).


La mort aux Chats


« L’homme finit dans le désespoir »
(Spinoza)


Le soleil s’est couché derrière la Luxembourg et il fait déjà presque nuit dans le lacis de ruelles que la pioche du démolisseur futuriste a oubliées, derrière le Panthéon. La rue Lhomond, bordée de couvents miteux qui abritent l’enfance d’orphelins pauvres. Le célèbre couvent des Jésuites les domine de très haut ; les murs élevés et nus de sa chapelle répandent leur ombre sur toute la rue. À droite est la rue Rataud une rue qui a une porte de fer que l’on fermait la nuit, autrefois. Le jour, la rue Rataud est embaumée par l’odeur des frênes qui surplombent le mur décrépit de l’École Normale Supérieure. À droite, la rue du Cheval-Vert, la rue des Irlandais, le collège des Irlandais y perpétue le Moyen-Age, les murs recouverts d’une patine noircie semblent dater de Raymond Lulle et d’Abélard. Plus loin, la rue de l’Estrapade, déjà plus large et plus banale ; la rue Tournefort, pleine de couvents aussi. Le dimanche, les lourdes portes de chêne s’ouvrent pour donner passage à leurs pensionnaires. En rang, deux par deux, sous la conduite de religieuses d’ordre divers, elles vont au Luxembourg ou au Jardin des Plantes.

Plus bas, la rue du Pot-de-Fer, presque sans caractère ; elle n’évoque plus que la misère toute simple.

Les passants sont rares au crépuscule ; les religieux sont rentrés ; on entend de tous côtés les cloches fêlées qui les appellent au réfectoire, à la prière ou au travail. Le monde de la rue ne se hasarde guère par là. Toutes ces ruelles ne mènent que de très loin, et par bien des détours, aux Gobelins. Les bourgeois, professeurs, préparateurs de Faculté, bibliothécaires, bureaucrates, étudiants, prennent la rue Claude-Bernard, large et moderne. Les ouvriers longent l’étroite rue Mouffetard, pleine de boutiques achalandées où l’on peut acheter de tout à des prix raisonnables ; une livre de tétine de vache, viande excellente, pour son dîner, ou une paire de souliers d’occasion, encore très portables.

Bientôt, dans la lumière incertaine du reste de jour et des rares becs de gaz que l’on vient d’allumer, apparaît une ombre qui rase les murs. C’est une vieille femme, maigre et mal vêtue ; elle porte aux bras deux lourds paniers, tout rafistolés de cordes ; on l’appelle « La mort aux Chats ».

Dès que la nuit tombe, elle va par tout le quartier, elle explore les terrains vagues, les maisons en construction, les jardins publics, les cours accessibles pour distribuer aux chats abandonnés la pâtée qu’elle a cuisinée pendant le jour.

Ce sont les voisins qui lui ont donné ce surnom tragique. Les animaux l’aiment et, à son approche, ils montent des caves, descendent des greniers ; ils quittent le trou qui les abrite contre les sévices des gamins et viennent ronronner autour d’elle. Les plus hardis lui sautent sur les épaules et lui lèchent les joues. Il y en a de toutes les couleurs et de toutes les races, pauvres bêtes adoptées par caprice et abandonnées de même. « Il trouvera bien quelqu’un », a dit le maître égoïste. Mais personne ne veut des pauvres minets efflanqués et tristes ; sans la « Mort-aux-Chats » ils mourraient de faim.

Elle leur distribue la pâtée dans des papiers, prenant bien soin que chacun ait la sienne ; elle gourmande les gloutons, qui avalent d’un coup leur ration pour pouvoir insinuer une patte malhonnête dans celle des autres.

La « Mort aux Chats » a connu, jadis, une prospérité relative ; institutrice, mariée à un employé elle portait des chapeaux. Puis, la vieillesse est venue, son mari, ses enfants sont morts : le plus jeune, un fils resté vivant, ne venait jamais la voir, fâché pour une question d’intérêt. Elle avait, outre sa retraite, quelques milliers de francs d’économie ; il avait voulu les avoir tout de suite. Il disait qu’une vieille femme n’avait pas besoin d’autant d’argent ; pour ce qu’elle en faisait, d’ailleurs, de l’argent, avec ses six chats qu’elle gardait bêtement et qui coûtaient à nourrir. Il avait crié, menacé même ; la vieille avait tenu bon ; alors il était parti en claquant la porte et on ne l’avait plus revu. Mobilisé à la guerre, il avait été tué dès le début, à Charleroi, en 1914.

Seule, la vieille femme s’abandonnait. Les quelques rares amies qu’elle avait eues avaient disparu, mortes ou emmenées au loin par leur famille ; les chats étaient toute sa vie.

Elle habitait un logement de deux pièces, dans une maison misérable de la rue de l’Épée-de-Bois ; les chats avaient augmenté peu à peu en nombre, et ils étaient maintenant vingt-deux.

Elle prenait bien soin de faire châtrer les mâles ; elle noyait tout les nouveaux-nés dans un baquet rempli d’eau. Mais, de temps à autre, elle ne pouvait s’empêcher de recueillir un malheureux particulièrement sympathique, et la famille augmentait toujours.

Très seule déjà, les chats ne faisaient qu’augmenter son isolement, car elle devait en cacher le nombre. Elle n’ouvrait sa porte à personne. Seul le contrôleur du gaz était admis à pénétrer une fois par mois ; elle parlait aux fournisseurs au travers de la porte.

Les locataires éclataient en plaintes continuelles. Elle nettoyait bien, mais impossible d’empêcher le logement de sentir mauvais. Ces locataires, férus d’hygiène, ne brillaient pas par la propreté ; les commodités, rarement nettoyées, dégageaient une odeur infecte ; mais ils daubaient à qui mieux mieux sur la pauvre vieille dont le principal tort était de ne pas être comme tout le monde. On parlait de faire venir la « Salubrité », une administration redoutable. Sûrement, toutes ces sales bêtes devaient un jour amener une épidémie ; on n’avait pas idée de garder une pareille folle dans une maison. Elle ne parvenait à se faire tolérer qu’à force de pourboires donnés à la concierge.

Parfois, on voyait la « Mort aux Chats » gravir précipitamment son escalier en portant quelque chose dans son tablier. Si un miaulement plaintif se faisait entendre, elle grimpait plus vite encore ; on entendait le bruit d’une clef fourrée à la hâte, un verrouillement affolé, puis, plus rien.

Dans la nuit, elle demandait le cordon, et elle s’en allait pour revenir deux heures après. Un locataire qui rentrait tard, eut un jour l’idée de la suivre ; elle allait dans un terrain vague de la rue Vauquelin. Il la vit creuser un trou et enterrer un chat mort.

Les sorties nocturnes de la vieille se renouvelaient souvent ; on en vint à penser que les chats ne mouraient pas de mort naturelle. On imagina des choses étranges. On savait que la vieille avait de l’instruction ; dans le peuple, un instituteur est un savant. Sans doute elle devait se livrer à des expériences, quelques-uns la jugeaient sorcière.

Elle n’était rien de tout cela. Elle n’avait jamais enseigné que les rudiments aux petits enfants ; elle savait tout juste un peu d’orthographe et d’arithmétique. Quand elle ne s’occupait pas de ses bêtes, elle raccommodait ses chiffons ou lisait quelque roman-feuilleton, Elle ne détruisait que les chats malades, pour obéir à une doctrine qu’elle s’était formée et d’après laquelle la mort était préférable à la douleur.

Elle en vint à rechercher tous les chats blessés et souffrants, dans une sorte de volupté morbide de répandre la mort comme un bienfait. Elle détruisait les animaux sans les faire souffrir, par le chloroforme. Les chats galeux, ceux qui avaient des tumeurs, les vieux perclus de rhumatismes, ceux dont des gamins cruels avaient crevé les yeux. Sans doute, on devait l’informer, car elle était là tout de suite pour relever le chat écrasé, celui qui s’était brisé les reins en tombant de haut par une fenêtre. Elle le saisissait, le fourrait dans son tablier, et elle s’en allait, courant de ses jambes maigres, parmi les ruelles aux gros pavés carrés. » Pas de souffrances, pas de souffrances, marmonnait-elle entre ses dents. Tu dormiras, mon pauvre minet, et puis ce sera fini, tu seras heureux pour toujours ».

Les voisins avaient fini par la questionner, alors, elle avait exposé sa philosophie : Pourquoi souffrir, puisqu’il faut arriver à mourir. Laisserait-elle un pauvre chat agoniser pendant des jours, les reins brisés par une voiture. La mort ne valait-elle pas mieux, surtout la mort qu’elle donnait, sans souffrance, par le chloroforme.

La curiosité avec laquelle on l’écoutait l’avait rendue plus sociable ; elle racontait maintenant ses exécutions avec force détails, y prenant une sorte de plaisir amer. On lui apportait les chats malades dont on voulait se débarrasser sans avoir à payer un vétérinaire ; elle n’était plus la « vieille folle » ; on la surnommait maintenant la « Mort aux Chats ».

L’hiver dernier, le charbon manqua, la « Mort aux Chats » prit froid dans son logement : elle gagna une congestion pulmonaire. La concierge, ne la voyant pas, avait fini par monter ; on alla chercher un médecin qui n’approcha pas même du lit. Le logement était maintenant un taudis sordide, partout des torchons sales, des bouteilles vides, des vêtements haillonneux ; il ne savait où poser son chapeau. Les vingt-cinq chats, il y en avait trois de plus, braquaient sur lui des yeux jaunes ou verts pleins d’hostilité. Pas rassuré, il bâcla à la hâte son ordonnance et s’en fut en maugréant.

La maladie empirait ; une nuit, la fièvre dépassa quarante degrés. La « Mort aux Chats » avait la poitrine broyée comme dans un étau ; elle suffoquait. « Pourquoi souffrir, dans quelques jours au plus tard, je mourrai. La vie est laide ; partout de la douleur et les hommes ne font qu’ajouter, par leur cruauté à l’enfer de la nature. Le pauvre chat qui joue autour de moi presque heureux, je le retrouve le lendemain l’ail pendant, à demi assommé par un voyou sauvage. La vie est un mal et c’est la mort qui est un bien, surtout la mort que je donne, sans souffrance, par le chloroforme. Plus de maladies, plus de persécutions, plus d’ingratitude ; le bon sommeil sans rêves, pour jamais ».

Elle rassembla toute l’énergie qui lui restait et chloroforma tous ses chats, un par un. Une odeur suffoquante emplissait le logement, la « Mort aux Chats » commençait à s’endormir elle-même.

Vivement, elle ouvrit le robinet du gaz et s’étendit sur son lit, au milieu de ses chats qu’elle y avait couchés, l’un contre l’autre. Elle tenait à la main un flacon de chloroforme débouché ; elle le respira avidement.

» La mort est bonne, murmura-t-elle, on s’endort et tout est fini. Venez, mes petits minets, mes petits enfants ».