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Les contes choisis (Aulnoy)/L’Oiseau Bleu

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Les contes choisisBelin-Leprieur et Morizot (p. ill.-192).


L’OISEAU BLEU.

L’OISEAU BLEU.



I
l était une fois un roi fort riche en terres et en argent ; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s’enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassait la tête contre les murs, tant il était affligé. Tous les sujets résolurent entr’eux de l’aller voir, et de lui dire ce qu’ils pourraient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparaient des discours graves et sérieux, d’autres d’agréables, et même de réjouissants ; mais cela ne faisait aucune impression sur son esprit, à peine entendait-il ce qu’on lui disait. Enfin il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de mantes, de longs habits de deuil, et qui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu’il en demeura surpris. Elle lui dit qu’elle n’entreprenait point comme les autres de diminuer sa douleur, qu’elle venait l’augmenter, pour rien n’était parce que plus juste que de pleurer une bonne femme ; que pour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisait bien son compte de pleurer tant qu’il lui resterait des yeux à la tête. Là-dessus elle redoubla ses cris, et le roi à son exemple se mit à pleurer.

Il la reçut mieux que les autres ; il l’entretint des belles qualités de sa chère défunte, et elle renchérit sur celles de son cher défunt. Ils causèrent tant et tant, qu’ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière presque épuisée, elle leva un peu ses voiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée qui tournait et retournait fort à propos deux grands yeux bleus, bordés de longues paupières noires ; son teint était assez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d’attention ; peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n’en parla plus du tout. La veuve disait qu’elle voulait toujours pleurer son mari, le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conlusion, l’on fut tout étonné qu’il l’épousât, et que le noir se changeât en vert et en couleur de rose.

Le roi n’avait eu qu’une fille de son premier mariage, qui passait pour la huitième merveille du monde ; on la nommait Florine, parce qu’elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle. Elle n’avait que quinze ans lorsque le roi se remaria.

La nouvelle reine envoya querir sa fille qui avait été nourrie chez sa marraine la fée Soussio ; mais elle n’en était ni plus gracieuse, ni plus belle : Soussio y avait voulu travailler et n’avait rien gagné ; elle ne laissait pas de l’aimer chèrement : on l’appelait Truitonne, car son visage avait autant de taches de rousseur qu’une truite ; ses cheveux noirs étaient si gras et si crasseux que l’on n’y pouvait toucher, et sa peau jaune distillait de l’huile. La reine ne laissait pas de l’aimer à la folie, elle ne parlait que de la charmante Truitonne ; et comme Florine avait toutes sortes d’avantages au-dessus d’elle, la reine s’en désespérait ; elle cherchait tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi. La princesse, qui était douce et spirituelle, tâchait de se mettre au-dessus de ce mauvais procédé.

Le roi dit un jour à la reine, que Florine et Truitonne étaient assez grandes pour être mariées, et que le premier prince qui viendrait à la cour, il fallait faire en sorte de lui en donner une des deux. Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie ; elle est plus âgée que la vôtre, et comme elle est mille fois plus aimable, il n’y a pas à balancer là-dessus. Le roi lui dit qu’il le voulait bien et qu’il l’en laissait la maîtresse.

Après quelque temps l’on apprit que le roi Charmant devait arriver. Jamais prince n’a porté plus loin la magnificence : son esprit et sa personne n’avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs et tous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne : elle pria le roi que Florine n’eût rien de neuf ; et ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva ; de sorte que, lorsqu’elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, et sa honte était si grande, qu’elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.

La reine le reçut avec de grandes cérémonies ; elle lui présenta sa fille plus brillante que le soleil, et plus laide par toutes ses parures, qu’elle ne l’était ordinairement. Le roi en détourna les yeux ; la reine voulait se persuader qu’elle lui plaisait trop et qu’il craignait de s’engager ; de sorte qu’elle la faisait toujours mettre devant lui. Il demanda s’il n’y avait pas encore une autre princesse appelée Florine. Oui, dit Truitonne, en la montrant avec le doigt ; la voilà qui se cache, tant elle est malpropre en guenilles. Mais Florine rougit, et devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un hommme ébloui. Il se leva promptement et fit une profonde révérence à la princesse : Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop pour que vous ayez besoin d’aucun secours étranger. — Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoué que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l’est celui-ci ; et vous m’auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoir de moi. — Il serait impossible, s’écria Charmant, qu’une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et que l’on eût des yeux pour d’autres que pour elle. — Ah ! dit la reine irritée, je passe bien mon temps à vous entendre ; croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, elle n’a pas besoin qu’on lui dise tant de galanteries. Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisaient ainsi parler la reine ; mais comme il n’était pas de condition à se contraindre, il laissa paraître toute son admiration pour Florine, et l’entretint trois heures de suite.

La reine, au désespoir, et Truitonne inconsolable de n’avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi, et l’obligèrent de consentir que, pendant le séjour du roi Charmant, l’on enfermerait Florine dans une tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu’elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, et l’y laissèrent dans la dernière désolation ; car elle vit bien que l’on n’en usait ainsi que pour l’empêcher de plaire au roi, qui lui plaisait déjà fort, et qu’elle aurait bien voulu pour époux.

Comme il ne savait pas les violences que l’on venait de faire à la princesse, il attendait l’heure de la revoir avec impatience ; il voulut parler d’elle à ceux que le roi avait mis auprès de lui pour lui faire plus d’honneur ; mais par l’ordre de la reine, ils lui en dirent tout le mal qu’ils purent ; qu’elle était coquette, inégale, de méchante humeur, qu’elle tourmentait ses amis et ses domestiques ; qu’on ne pouvait être plus malpropre, et qu’elle poussait si loin l’avarice, qu’elle aimait mieux être habillée comme une petite bergère, que d’acheter de riches étoffes de l’argent que lui donnait le roi son père. À tout ce détail, Charmant souffrait, et se sentait des mouvements de colère qu’il avait bien de la peine à modérer. Non, disait-il en lui-même, il est impossible que le ciel ait mis une âme si mal faite dans le chef-d’œuvre de la nature : je conviens qu’elle n’était pas proprement mise quand je l’ai vue ; mais la honte qu’elle en avait, prouve assez qu’elle n’est point accoutumée à se voir ainsi.

Pendant ce temps la princesse était couchée par terre dans le donjon de cette terrible tour, où les hommes masqués l’avaient emportée. Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l’on m’avait mise ici avant que j’eusse vu cet aimable roi l’idée que j’en conserve ne peut servir qu’à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c’est pour m’empêcher de le voir davantage, que la reine me traite si cruellement. Elle pleurait ensuite si amèrement, que sa propre ennemie en aurait en pitié, si elle avait été témoin de ses douleurs.

Lorsque Charmant put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur appartement : il espérait que Florine y serait ; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu’il entendait entrer quelqu’un dans la chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte ; il paraissait inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme, mais elle n’en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que de parties de plaisir ; il lui répondait tout de travers ; enfin il demanda où était la princesse Florine. Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi, son père, a défendu qu’elle sorte de chez elle, jusqu’à ce que ma fille soit mariée. — Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière ? — Je l’ignore, dit la reine ; et quand je le saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire. Le roi quitta promptement la reine : sa présence lui causait trop de peine.

Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l’avait accompagné, et qu’il aimait fort, de donner tout ce qu’on voudrait pour gagner quelqu’une des femmes de la princesse, afin qu’il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence ; il y en eut une qui l’assura que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur le jardin, et que par là elle pourrait lui parler. Le prince, ravi d’avoir amené l’affaire jusque-là, courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l’heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d’aller avertir la reine de ce qui se passait, et de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu’il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre : elle l’instruisit bien ; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu’elle fût naturellement bête.

La nuit était si noire, qu’il aurait été impossible au roi de s’apercevoir de la tromperie qu’on lui faisait, de sorte qu’il s’approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables : il dit à Truitonne tout ce qu’il aurait dit à Florine, pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu’elle se trouvait la plus malheureuse personne du monde d’avoir une belle-mère si cruelle, et qu’elle aurait toujours à souffrir jusqu’à ce que sa fille fût mariée. Le roi l’assura que si elle le voulait pour son époux, il serait ravi de partager avec elle sa couronne et son cœur. Là-dessus il tira sa bague de son doigt, et la mettant à celui de Truitonne, il ajouta que c’était un gage éternel de sa foi, et qu’elle n’avait qu’à prendre l’heure pour partir en diligence.

La reine ayant su l’heureux succès de cette entrevue, elle s’en promit tout. En effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées. Un enchanteur de ses amis lui avait fait ce présent. La nuit était fort noire ; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi qui l’attendait la reçut entre ses bras, et lui jura cent fois une fidélité éternelle. Mais comme il n’était pas d’humeur à voler longtemps dans sa chaise volante, sans épouser la princesse qu’il aimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu’elle avait pour marraine une fée qu’on nommait Soussio, qui était fort célèbre ; qu’elle était d’avis d’aller à son château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n’eut qu’à dire à ses grosses grenouilles de l’y conduire ; elles connaissaient la carte générale de l’univers, et en peu de temps elles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio.

Le château était si bien éclairé, qu’en arrivant le roi aurait connu son erreur, si la princesse ne s’était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine ; elle lui parla en particulier, et lui conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu’elle la priait de l’apaiser. Ah ! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile ; il aime trop Florine, je suis certaine qu’il va nous faire désespérer. Cependant le roi les attendait dans une salle, dont les murs étaient de diamants si clairs et si nets, qu’il vit au travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver. Quoi ! disait-il, ai-je été trahi ? les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos ? Vient-elle pour troubler mon mariage ? Ma chère Florine ne paraît point ! son père l’a peut-être suivie. Il pensait mille chose ; qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle, et que Soussio lui dit d’un ton absolu Roi Charmant, voici la princesse Truitonne à laquelle vous avez donné votre foi ; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l’épousiez tout-à-l’heure. Moi, s’écria-t-il, moi, j’épouserais ce petit monstre ! Vous me croyez d’un naturel bien docile, quand vous me faites de telles propositions : sachez que je ne lui ai rien promis : si elle dit autrement, elle en a… — N’achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect. — Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu’une fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse. — Est-ce que je ne la suis pas, parjure ? dit Truitonne en lui montrant sa bague. À qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi ? À qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n’est à moi ? — Comment donc, reprit-il, j’ai été déçu et trompé ? Non, non, je n’en serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout à l’heure.

Oh ! ce n’est pas une chose en votre pouvoir, si je n’y consens, dit Soussio : elle le toucha, et ses pieds s’attachèrent au parquet, comme si on les y avait cloués. Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m’écorcheriez, je ne serai point à une autre qu’à Florine ; j’y suis résolu, et vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré. Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s’apaisa. Le roi, ne disait pas un mot, et les regardant toutes deux avec l’air du monde le plus indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages.

Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu’elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir et sans s’asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit au roi : Hé bien, vous êtes un opiniâtre, qui ne voulez pas entendre raison ; choisissez, ou d’être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d’épouser ma filleule. Le roi, qui avait gardé un profond silence, s’écria tout d’un coup : Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade. — Maussade vous-même, dit Truitonne en colère ; je vous trouve un plaisant roitelet, avec votre équipage marécageux, de venir jusqu’en mon pays me dire des injures, et manquer à votre parole. — Voilà des reproches touchants, dit le roi d’un ton railleur. Voyez-vous qu’on a tort de ne pas prendre une si belle personne pour sa femme ? — Non, non, elle ne la sera pas, s’écria Soussio en colère, tu n’as qu’à t’envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans Oiseau Bleu.

En même temps le roi, change de figure ; ses bras se couvrent de plumes et forment des ailes ; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus ; il lui croît des ongles crochus, son corps se rapetisse ; il est tout garni de longues plumes fines et mêlées de bleu céleste ; ses yeux s’arrondissent, et brillent comme des soleils ; son nez n’est plus qu’un bec d’ivoire : il s’élève sur sa tête une aigrette blanche qui forme une couronne, il chante à ravir et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, et s’envole à tire d’aile, pour fuir le funeste palais de Soussio.

Dans la mélancolie qui l’accable, il voltige de branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés à l’amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur les cyprès ; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune et celle de Florine. En quel lieu ses ennemis l’ont-ils cachée ? disait-il. Qu’est devenue cette belle victime ? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer ?. Où la chercherai-je ? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle ? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai pour jamais l’espérance qui soutient ma vie. Ces différentes pensées affligeaient l’Oiseau Bleu à tel point, qu’il voulait se laisser mourir.

D’un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu’elle lui raconta tout ce qui venait d’arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contre-coup retomba sur la pauvre Florine. Il faut, dit-elle, qu’elle se repente plus d’une fois d’avoir su plaire à Charmant. Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu’elle avait parée de ses plus riches habits elle portait une couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plus riches barons de l’État tenaient la queue de son manteau royal ; elle avait au pouce l’anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu’ils parlèrent ensemble : elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil. Voilà ma fille qui vient vous apporter des présents de sa noce, dit la reine ; le roi Charmant l’a épousée ; il l’aime à la folie ; il n’a jamais été des gens plus satisfaits. Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d’or et d’argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigranes d’or. En lui présentant toutes ces. choses, Truitonne ne manquait pas de faire briller l’anneau du roi ; de sorte que la princesse Florine ne pouvant plus douter de son malheur, elle s’écria, d’un air désespéré, qu’on ôtât de ses yeux tous ces présents si funestes ; qu’elle ne voulait plus porter que du noir, ou plutôt qu’elle voulait présentement mourir. Elle s’évanouit, et la cruelle reine, ravie d’avoir si bien réussi, ne permit pas qu’on la secourût elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, et fut conter malicieusement au roi, que sa fille était si transportée de tendresse, que rien n’égalait les extravagances qu’elle faisait ; qu’il fallait bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu’elle pouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie, et qu’il en serait toujours satisfait.

Lorsque la princesse revint de son évanouissement, et qu’elle réfléchit sur la conduite qu’on tenait avec elle, aux mauvais traitements qu’elle recevait de son indigne marâtre, et à l’espérance qu’elle perdait pour jamais d’épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive qu’elle pleura toute la nuit ; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha, elle la ferma, et continua de pleurer.

La nuit suivante elle ouvrit la fenêtre, elle poussa de profonds soupirs et des sanglots ; elle versa un torrent de larmes : le jour vint ; elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau Bleu, ne cessait pas de voltiger autour du palais : il jugeait que sa chère princesse y était renfermée ; et si elle faisait de tristes plaintes, les siennes ne l’étaient pas moins : il s’approchait des fenêtres le plus qu’il pouvait, pour regarder dans les chambres ; mais la crainte que Truitonne ne l’aperçut, et ne se doutât que c’était lui, l’empêchait de faire ce qu’il aurait voulu. Il y va de ma vie, disait-il en lui-même ; si ces mauvaises princesses découvraient où je suis, elles voudraient se venger ; il faudrait que je m’éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers. Ces raisons l’obligèrent à garder de grandes mesures, et d’ordinaire il ne chantait que la nuit.

Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettait, un cyprès d’une hauteur prodigieuse ; l’Oiseau Bleu vint s’y percher. Il y fut à peine, qu’il entendit une personne qui se plaignait. Souffrirai-je encore longtemps, disait-elle ? La mort ne viendra-t-elle point à mon secours ? Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt ; je la désire, et la cruelle me fuit. Ah ! reine cruelle, que t’ai-je fait pour me retenir dans une captivité si affreuse ?

L’Oiseau Bleu n’avait pas perdu un mot de cette plainte.

L’Oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante ; il faisait clair de lune ; il vint une fille à la fenêtre de la tour qui commençait ses regrets. L’Oiseau Bleu écoutait, et plus il écoutait, plus il se persuadait que c’était son aimable princesse qui se plaignait. Il lui dit : Florine, pourquoi voulez-vous finir si promptement vos jours ? — Eh ! qui me parle, s’écria-t-elle, d’une manière si consolante ? — Un roi malheureux, reprit l’Oiseau, qui n’aimera jamais que vous. En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre. Florine eut d’abord grande peur d’un oiseau si extraordinaire, qui parlait avec autant d’esprit que s’il avait été homme ; mais la beauté de son plumage et ce qu’il lui dit la rassura. Et qui êtes-vous, charmant oiseau ? dit la princesse en le caressant. — Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, et vous feignez de ne me pas connaître. — Quoi ! le roi Charmant, dit la princesse, serait le bel oiseau que je tiens ? — Hélas ! belle Florine, il n’est que trop vrai, reprit-il ; et si quelque chose m’en peut consoler, c’est que j’ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j’ai pour vous. — Pour moi ? dit Florine. Ah ! ne cherchez point à me tromper ! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne ; j’ai reconnu votre anneau à son doigt ; je l’ai vue toute brillanté des diamants que vous lui avez donnés : elle est venue m’insulter dans ma triste prison, chargée d’une riche couronne et d’un manteau royal qu’elle tenait de votre main, pendant que j’étais chargée de chaînes et de fers. — Vous avez vu Truitonne en cet équipage, interrompit le roi ; sa mère et elle ont osé vous dire que ces joyaux venaient de moi ? Sachez qu’abusant de votre nom, elles m’ont engagé d’enlever cette laide Truitonne ; mais aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l’abandonner, et je choisis enfin d’être Oiseau Bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que je vous ai vouée.

Florine avait un plaisir si sensible d’entendre parler l’Oiseau Bleu, qu’elle ne se souvenait plus des malheurs de sa prison. Le jour paraissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, que l’Oiseau Bleu et la princesse parlaient encore ensemble ils se séparèrent avec mille peines, après s’être promis que toutes les nuits ils s’entretiendraient ainsi.

Le lendemain l’Oiseau Bleu retourna dans son royaume ; il fut à son palais ; il entra dans son cabinet par une vitre brisée, et il en apporta les plus riches bracelets que l’on eût encore vus.

La nuit suivante, l’Oiseau ne manqua pas d’apporter à sa belle une montre d’une grandeur raisonnable, qui était dans une perle : l’excellence du travail surpassait celle de la matière.

Dès que le jour paraissait, l’oiseau volait dans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient de nourriture ; quelquefois encore il chantait de beaux airs, sa voix ravissait les passants : ils l’entendaient et ne voyaient personne ; de là on pensait que c’étaient des esprits. Cette opinion devint si commune, que l’on n’osait entrer dans le bois : on rapportait mille aventures fabuleuses qui s’y étaient passées ; et la terreur générale fit la sûreté particulière de l’Oiseau Bleu.

Il ne se passait aucun jour sans qu’il fît un présent à Florine ; tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes, et des mieux mises en œuvre, des attaches de diamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles ; enfin, elle avait un amas de richesses merveilleuses elle ne s’en parait jamais que la nuit pour plaire au roi.

Deux années s’écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignît de sa captivité. Cependant la malicieuse reine, qui la retenait si cruellement en prison, faisait d’inutiles efforts. pour marier Truitonne ; elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connaissait le nom : dès qu’ils arrivaient, on les congédiait brusquement. S’il s’agissait de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disait-on ; mais pour Truitonne, elle peut rester fille sans que personne s’y oppose. À ces nouvelles, sa mère et elle s’emportaient de colère contre l’innocente princesse qu’elles persécutaient. Quoi ! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera toujours ? disaient-elles. Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu’elle nous fait ? Il faut qu’elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers : c’est tout au moins une criminelle d’État ; traitons-la sur ce pied, et cherchons tous les moyens possibles de lui nuire.

Elles finirent leur conseil si tard, qu’il était plus de minuit lorsqu’elles résolurent de monter dans la tour pour l’interroger.

Elle était avec l’aimable Oiseau Bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n’est pas naturel aux personnes affligées : sa chambre et son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastilles d’Espagne qu’elle venait de brûler, répandaient une odeur excellente. La reine écouta à la porte : elle crut entendre chanter un air à deux parties ; car Florine avait une voix presque céleste. En voici les paroles, qui lui parurent tendres :


Que notre sort est déplorable,
Et que nous souffrons de tourments
Pour nous aimer trop constamment !
Mais c’est en vain qu’on nous accable ;
Malgré nos cruels ennemis,
Nos cœurs seront toujours unis.


Quelques soupirs finirent leur petit concert.

Ah ! ma Truitonne, nous sommes trahies, s’écria la reine en ouvrant brusquement la porte, et se jetant dans lá chambre.

Que devint Florine à cette vue ? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l’Oiseau royal de s’envoler. Elle était bien plus occupée de sa conservation que de la sienne propre ; mais il ne se sentit pas la force de s’éloigner, malgré le danger qu’il

L’OISEAU BLEU.
courait d’être pris et mis en cage : ses yeux perçants lui

avaient découvert le péril où sa princesse était exposée.


Il avait vu la reine et Truitonne : quelle affliction de n’être pas en état de défendre sa maîtresse ! Elles s’approchèrent d’elle comme des furies qui voulaient la dérober. L’on sait vos intrigues contre l’État, s’écria la reine ; ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtiments que vous méritez. — Et avec qui, madame ? répliqua la princesse. N’êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans ? Ai-je vu d’autres personnes que celles que vous m’avez envoyées ? Pendant qu’elle parlait, la reine et sa fille l’examinaient, avec une surprise sans pareille son admirable beauté et son extraordinaire parure les éblouissaient. Et d’où vous vient, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil ? Nous ferez-vous accroire qu’il y en a des mines dans cette tour ! — Je les y ai trouvées, répliqua Florine ; c’est tout ce que j’en sais. La reine la regardait attentivement pour pénétrer jusqu’au fond de son cœur ce qui s’y passait. Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle, vous pensez nous en faire accroire ; mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu’au soir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père. — Je serais fort en état de le livrer ! répondit-elle avec un sourire dédaigneux : une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature ! — Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d’odeurs, et votre personne si magnifique, qu’au milieu de la cour vous seriez moins parée ? — J’ai assez de loisir, dit la princesse ; il n’est pas extraordinaire que j’en donne quelques moments à m’habiller ; j’en passe tant d’autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher. — Allons, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n’a point quelque traité fait avec les ennemis. Elle chercha elle-même partout ; et venant à la paillasse, qu’elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d’émeraudes et de topazes, qu’elle ne savait d’où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse ; dans le temps qu’on n’y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée : mais par bonheur l’Oiseau Bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu’un lynx, et qui écoutait tout ; il s’écria : Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison. Cette voix, si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu’elle n’osa faire ce qu’elle avait médité. Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l’air me sont favorables. Je crois, dit la reine outrée de colère, que les démons s’intéressent pour vous ; mais, malgré eux, votre père saura se faire justice. — Plût au ciel, s’écria Florine, n’avoir à craindre que la fureur de mon père ! mais la vôtre, madame, est plus terrible.

La reine la quitta, troublée de tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre ; elle tint conseil sur ce qu’elle devait faire contre la princesse. On lui dit que si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, ce serait les irriter que de lui faire de nouvelles peines, et qu’il serait mieux d’essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée ; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l’innocente : elle eut ordre de lui dire qu’on la mettait auprès d’elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier ? La princesse la regarda comme une espionne : l’on n’en peut ressentir une douleur plus violente. Quoi ! je ne parlerai plus à cet Oiseau qui m’est si cher ? disait-elle. Il m’aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens, notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire ? Que ferai-je moi-même ? En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes.

Elle n’osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu’elle l’entendît voltiger autour. Elle mourait d’envie de lui ouvrir ; mais elle craignait d’exposer la vie de ce cher oiseau.

Elle passa un mois entier sans paraître ; l’Oiseau Bleu se désespérait. Quelles plaintes ne faisait-il pas ? Il n’avait jamais mieux ressenti les maux de l’absence et ceux de sa métamorphose il cherchait inutilement des remèdes à l’un et à l’autre : après s’être creusé la tête, il ne trouvait rien qui le soulageât.

L’espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu’enfin elle s’endormit profondément. Florine s’en aperçut ; elle ouvrit sa petite fenêtre et dit :


Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l’on n’a voulu rien changer. L’Oiseau les entendit si bien, qu’il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir ! Qu’ils avaient de choses à se dire ! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois : la princesse n’ayant pu s’empêcher de répandre des larmes, l’Oiseau Bleu la consola de son mieux. Enfin l’heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l’adieu le plus touchant. Le lendemain encore l’espionne s’endormit ; la princesse diligemment se mit à la fenêtre, puis elle dit comme la première fois :


Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Aussitôt l’Oiseau vint, et la nuit se passa comme l’autre, sans bruit et sans éclat : ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu’elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement la troisième se passa encore très heureusement ; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu quelque bruit, elle écouta sans faire semblant de rien ; puis elle règarda, et vit au clair de la lune le plus bel Oiseau de l’univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement ; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très étonnée, car l’Oiseau parlait comme un homme, et la belle Florine lui répondait avec tendresse.

Le jour parut, ils se dirent adieu ; et comme s’ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême : la princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine ; elle lui apprit tout ce qu’elle avait vu et entendu. La reine envoya querir Truitonne et ses confidentes ; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l’Oiseau Bleu était le roi Charmant ! Quel affront ! s’écria la reine. Quel affront, ma Truitonne ! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat ! Ah ! je me vengerai d’une manière si sanglante, qu’il en sera parlé. Truitonne la pria de n’y perdre pas un moment.

La reine renvoya l’espionne dans la tour ; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon ni curiosité, et de paraître plus endormie qu’à l’ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux ; et la pauvre princesse déçue ouvrant la fenêtre, s’écria :


Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


Mais elle l’appela toute la nuit inutilement, il ne parut point ; car la méchante reine avait fait attacher aux cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards ; et lorsqu’il vint à tire d’aile s’abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds ; il tomba sur d’autres qui lui coupèrent les ailes ; et enfin tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu’à son arbre, laissant une longue trace de sang.

Que n’étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal ? Mais elle serait morte si elle l’avait vu dans un état si déplorable ! Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c’était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. Ces funestes idées l’accablèrent à tel point, qu’il résolut de mourir.

Mais son ami l’enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu’il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu’il fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour, lorsqu’il passa dans le bois où il était, et, selon les règles qu’il s’était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force : Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous ? Le roi reconnut la voix de son meilleur ami : Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez noyé dans son sang. L’enchanteur tout surpris regardait de tous côtés sans rien voir : je suis Oiseau Bleu, dit le roi, d’une voix faible et languissante. À ces mots l’enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu’il ne le fut ; mais il n’ignorait aucun tour de l’art nécromancien : il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore ; et avec des herbes qu’il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s’il n’avait pas été blessé.

Le royal Oiseau désespéré pria son ami de le porter chez lui, et de le mettre dans une cage, où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. Mais, lui dit l’enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité ? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort ; ils veulent envahir votre royaume : je crains bien que vous ne l’ayez perdu avant d’avoir recouvré votre première forme. Ne pourrai-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais, et gouverner tout comme je faisais ordinairement ? — Oh ! s’écria son ami, la chose est difficile ! Tel qui veut obéir à un homme, ne veut pas obéir à un perroquet ; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit oiseau. — Ah ! brillant extérieur ! s’écria le roi, encore que tu ne signifies rien pour le mérite et pour la vertu, tu ne laisses pas d’avoir des endroits décevants, dont on ne saurait se défendre ! Hé bien, continua-t-il, soyons philosophes, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir, notre parti ne sera point le plus mauvais. — Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j’espère de trouver quelques bons expédients.

Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à sa fenêtre, répétant sans cesse :


Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.


La présence de son espionne ne l’en empêchait point ; son désespoir était tel, qu’elle ne ménageait plus rien. Qu’êtes-vous devenu, roi Charmant ? s’écriait-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage ? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs ? Hélas ! hélas ! n’êtes-vous plus ? Ne dois-je plus vous voir ? ou, fatigué de mes malheurs, m’avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort ? La princesse abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir ; elle était persuadée que tout ce qu’il y a de plus funeste était arrivé au roi.

La reine et Truitonne triomphaient ; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l’offense ne leur avait fait de peine. Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et de sa fille changea de face : elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur ; le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine irritée voulut traiter l’affaire avec hauteur ; elle parut sur un balcon, et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale : on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l’assomme à coups de pierres. Truitonne s’enfuit chez sa marraine la fée Soussio ; elle ne courait pas moins de danger que sa mère.

Les grands du royaume s’assemblèrent promptement, et montèrent à la tour, où la princesse était fort malade : elle ignorait la mort de son père, et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu’on ne vînt la prendre pour la faire mourir, elle n’en fut point effrayée : la vie lui était odieuse depuis qu’elle avait perdu l’Oiseau Bleu. Mais ses sujets s’étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d’arriver à sa fortune : elle n’en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais, et la couronnèrent.

Les soins infinis que l’on prit de sa santé, et l’envie qu’elle avait d’aller chercher l’Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d’avoir soin de son royaume en son absence ; ensuite elle se munit d’une grande quantité de pierreries ; et partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait.

L’enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n’ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s’avisa de l’aller trouver, et de lui proposer quelqu’accommodement, en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle ; il prit les grenouilles, et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne.

D’un enchanteur à une fée il n’y a que la main ; ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble. Elle le reçut très agréablement : Que veut mon compère ? lui dit-elle (c’est ainsi qu’ils se nomment tous) : Y a-t-il quelque chose pour son service qui dépende de moi ? — Oui, ma commère, dit le magicien, vous pouvez tout pour ma satisfaction ; il s’agit du meilleur de mes amis, d’un roi que vous avez rendu infortuné. — Ha, ha, je vous entends, compère, s’écria Soussio, j’en suis fâchée ; mais il n’y a point de grâce à espérer pour lui, s’il ne veut épouser ma filleule ; la voilà belle et jolie, comme vous voyez qu’il se consulte.

L’enchanteur pensa demeurer muet, tant il la trouva laide ; cependant il ne pouvait se résoudre à s’en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu’il était en cage. Le clou qui l’accrochait s’était rompu ; la cage était tombée, et sa majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute ; Minet qui se trouva dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l’œil, dont il pensa reșter borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire ; il manqua d’en avoir la pépie, quand on l’en garantit par quelques gouttes d’eau. Un petit coquin de singe s’étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de la cage, et il l’épargna aussi peu qu’il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c’est qu’il était sur le point de perdre son royaume ; ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu’il était mort. Enfin l’enchanteur conclut avec sa commère Soussio, qu’elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant ; qu’elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l’épouser, et qu’elle lui rendrait sa figure ; quitte à reprendre celle d’oiseau, s’il ne voulait pas se marier.

La fée donna des habits tout d’or et d’argent à Truitonne ; puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d’y arriver avec son fidèle ami l’enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu’il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique ; mais il achetait bien cher le temps qu’on diminuait de sa pénitence : la seule pensée d’épouser Truitonne le faisait frémir. L’enchanteur lui disait les meilleures raisons qu’il pouvait, elles ne faisaient qu’une médiocre impression sur son esprit ; et il était moins occupé de la conduite de son royaume, que des moyens de prolonger le terme que Soussio lui avait donné pour épouser Truitonne.

Cependant la reine Florine déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, commença son voyage seule et à pied.


Elle marchait le plus vite possible ; mais ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d’aller d’un côté, pendant que son aimable roi serait de l’autre. Un jour qu’elle s’était arrêtée au bord d’une fontaine, dont l’eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds ; elle s’assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau : elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d’une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton ; elle s’arrêta, et lui dit : Que faites-vous là, ma belle fille, vous êtes bien seule ? — Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d’être en grande compagnie ; car j’ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs. À ces mots ses yeux se couvrirent de larmes : Quoi ! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah ! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi sincèrement ce qui vous fait de la peine, et je ferai en sorte de vous soulager. La reine le voulut bien ; elle lui conta ses chagrins, la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l’Oiseau Bleu.

La petite vieille se redresse, change tout d’un coup de visage, paraît belle, jeune, habillée superbement ; et regardant la reine avec un sourire gracieux : Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n’est plus oiseau, ma sœur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume ; ne vous affligez point, vous y arriverez et vous viendrez à bout de votre dessein. Voilà quatre œufs, vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles. En achevant ces mots elle disparut.

Florine se sentit fort consolée de ce qu’elle venait d’entendre ; elle mit ces œufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant.

Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s’arrêter, elle arrive au pied d’une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d’ivoire, et si droite, que l’on n’y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles ; elle glissait, elle se fatiguait, et désespérée d’un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s’y laisser mourir, quand elle se souvint des œufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un : Voyons, dit-elle, si elle ne s’est point moquée de moi en me promettant les secours dont j’aurais besoin. Dès qu’elle l’eut cassé, elle y trouva de petits crampons d’or, qu’elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d’ivoire sans aucune peine, car les crampons entraient dedans et l’empêchaient de glisser. Lorsqu’elle fut tout en haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre ; toute la vallée était d’une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s’y miraient avec un plaisir extrême, car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut : Chacune s’y voyait selon ce qu’elle voulait être. La rousse y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n’y vieillissait point ; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l’on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n’y attirait pas moins d’hommes ; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l’air martial et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d’eux ; de sorte que l’on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n’était jamais parvenu jusqu’au sommet, et, quand on vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir : Où va cette mal avisée ? disaient-elles. Sans doute qu’elle a assez d’esprit pour marcher sur notre glace ; du premier pas elle brisera tout. Elles faisaient un bruit épouvantable.

La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par-là ; elle cassa un autre œuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s’y placer commodément : puis les pigeons descendirent légèrement avec la reine, sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit : Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu’au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n’obligeriez point une ingrate. Les pigeons civils et obéissants ne s’arrêtèrent ni jour ni nuit qu’ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit, et leur donna à chacun un doux baiser, plus estimable qu’une couronne.

Oh ! que le cœur lui battait en entrant elle se barbouilla le visage pour n’être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire : Voir le roi ! lui dirent-ils, hé, que lui veux-tu, mamie Souillon ? Va, va te décrasser, tu n’as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque. La reine ne répondit rien ; elle s’éloigna doucement, et demanda encore à ceux qu’elle rencontra, où elle se pourrait mettre pour voir le roi. Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne, lui dit-on ; car enfin il consent à l’épouser.

Ciel, quelles nouvelles ! Truitonne, l’indigne Truitonne, sur le point d’épouser le roi ! Florine pensa mourir, elle n’eut plus de force pour parler ni pour marcher : elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien cachée de ses cheveux et de son chapeau de paille. Infortunée que je suis ! disait-elle, je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale, et me rendre témoin de sa satisfaction ! C’était donc à cause d’elle que l’Oiseau Bleu cessa de me venir voir ! C’était pour ce petit monstre qu’il faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu’abîmée dans la douleur, je m’inquiétais pour la conservation de sa vie !

Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d’avoir bon appétit ; la reine se logea dans une misérable chaumière, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple : elle n’y entra qu’après avoir essuyé mille rebuffades des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu’on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine ! Elle s’approcha du trône de sa rivale ; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre.

Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu’il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite richement vêtue, et si laide, qu’elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil : Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t’approcher de mon excellente figure ? — Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle ; je viens de loin pour vous vendre des raretés : elle fouillà aussitôt dans son sac, elle en tira les bracelets que le roi. Charmant lui avait donnés. — Ho, ho, dit Truitonne, voilà de jolies verreries ! en veux-tu une pièce de cinq sous ? — Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché. Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu’une telle bête n’en était capable, étant ravie de trouver des occasions de lui parler, s’avança jusqu’à son trône, et lui montra les bracelets, le priant de lui en dire son sentiment. À la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu’il avait donnés à Florine ; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre ; enfin, craignant qu’on ne s’aperçût de l’état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort, et lui répliqua : Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume ; je pensais qu’il n’y en avait qu’une paire au monde, mais en voilà de semblables.

Truitonne se plaça sur son trône, où elle avait moins bonne mine qu’une huître à l’écaille ; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets ? Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle, il vaut mieux vous proposer un autre marché : si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes. — Je le veux bien, Mie-Souillon, dit Truitonne, en riant comme une perdue.

Le roi ne s’informa point d’où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait (bien qu’elle ne fût guère propre à faire naître la curiosité), que par un éloignement invincible qu’il sentait pour Truitonne. Or il est à propos qu’on sache que pendant qu’il était Oiseau Bleu, il avait conté à la princesse qu’il y avait sous son appartement un cabinet, qu’on appelait le cabinet des échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s’y disait fort bas était entendu du roi lorsqu’il était couché dans sa chambre ; et comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n’en avait point imaginé de meilleur moyen.

On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne : elle commença ses plaintes et ses regrets. Le malheur dont je voulais douter, n’est que trop certain, cruel Oiseau Bleu, dit-elle ! tu m’as oubliée, tu aimes mon indigne rivale ! Les bracelets que j’ai reçus de ta déloyale main, n’ont pu me rappeler à ton souvenir. Les valets de chambre l’avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer : ils le dirent à Truitonne qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. La reine lui dit qu’elle dormait si bien, qu’ordinairement elle rêvait et qu’elle parlait très souvent tout haut. Pour le roi il ne l’avait point entendue, par une fatalité étrange. C’est que depuis qu’il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir ; et lorsqu’il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l’opium.

La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. S’il m’a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle ? S’il ne m’a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre ? Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles ; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne : elle eut recours à ses œufs. Elle en cassa un ; aussitôt il en sortit un petit carrosse d’acier poli, garni d’or de rapport : il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonnienne, était gris de lin. Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent ; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes, qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne le cédaient à aucun danseur.

La reine demeura ravie de ce nouveau chef-d’œuvre de l’art nécromancien ; elle ne dit mot jusqu’au soir, qui était l’heure que Truitonne allait à la promenade ; elle se mit dans une allée, faisant galoper ces souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu’elle s’écria deux ou trois fois : Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sous du carrosse et de son attelage souriquois ? — Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu’une telle merveille peut valoir, et je m’en rapporterai à l’estimation du plus savant. Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua : Sans m’importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m’en le prix. — Dormir encore dans le cabinet des échos, dit-elle, est tout ce que je demande. — Va, pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n’en seras pas refusée. Et se tournant vers ses dames : Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d’avantage de ses raretés.

La nuit vint, Florine dit tout ce qu’elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu’elle avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Elle attendait très impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. Mais hélas ! il n’en fut ni plus ni moins que la première fois. Il n’y avait plus qu’un œuf dans son sac dont elle dût espérer du secours ; elle le cassa, il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits, et fort bien apprêtés ; avec cela ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure, et savaient mieux la médecine qu’Esculape. La reine resta charmée d’une chose si admirable ; elle fut avec son pâté parlant dans l’antichambre de Truitonne.

Comme elle attendait qu’elle passât, un des valets de chambre du roi s’approcha d’elle, et lui dit : Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que si le roi ne prenait pas de l’opium pour dormir, vous l’étourdiriez assurément ; car vous jasez la nuit d’une manière surprenante. Florine ne s’étonna plus de ce qu’il ne l’avait pas entendue ; elle fouilla dans son sac, et lui dit : Je crains si peu d’interrompre le repos du roi, que si vous voulez ne lui point donner d’opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous. Le valet de chambre y consentit, et lui en donna sa parole.

À quelques moments de là Truitonne vint ; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger. Que fais-tu là, Mie-Souillon ? lui dit-elle. Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins. En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes ; puis ils s’écrièrent : Donnez la pièce blanche, et nous vous dirons votre bonne aventure. Un canard qui dominait, dit plus haut que les autres : Can, can, can, je suis médecin, je guéris de tous maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d’amour. Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu’elle l’eût été de ses jours, jura : Par la vertuchou, voilà un excellent pâté ! je le veux avoir ; çà, çà, Mie-Souillon, que t’en donnerais-je ? Le prix ordinaire, dit-elle ; coucher dans le cabinet des échos. — Tiens, dit Truitonne (car elle était de belle humeur), voilà une pistole. Florine, plus contente qu’elle l’eût encore été, parce qu’elle espérait que le roi l’entendrait, se retira en la remerciant.

Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet. Lorsqu’elle crut que chacun s’était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. À combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis ? Que t’ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments ? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos conversations.

Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu’il ne pouvait comprendre d’où elles venaient ; mais son cœur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l’idée de son incomparable princesse, qu’il sentit sa séparation avec la même douleur, qu’au moment où les couteaux l’avaient blessé sur le cyprès ; il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien : Ah ! princesse, dit-il, est-il possible que vous m’ayez sacrifié à nos ennemis ! Florine entendit ce qu’il disait, et ne manqua pas de lui répondre, et de lui apprendre que s’il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu’il n’avait pu pénétrer jusqu’alors. À ces mots, le roi impatient appela un de ses valets de chambre, et lui demanda s’il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l’amener ? Le valet de chambre répliqua que rien n’était plus aisé, parce qu’elle couchait dans le cabinet des échos.

Le roi ne savait qu’imaginer. Quel moyen de croire qu’une si grande reine que Florine fût déguisée en Souillon ? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine, et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même ? Dans cette incertitude, il se leva, et s’habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des échos.

Il trouva la reine en robe de taffetas blanc, qu’elle portait sous ses vilains habits, ses beaux cheveux couvraient ses épaules ; elle était couchée sur un lit de repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu’une lumière sombre. Le roi entra, la reconnut et vint se jeter à ses pieds.

La reine ne demeura pas moins troublée ; son cœur se serra, elle pouvait à peine soupirer : elle regardait fixement le roi sans lui rien dire ; et quand elle eut la force de lui parler, elle n’eut pas celle de lui faire des reproches ; le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plaintes qu’elle croyait avoir. Enfin ils s’éclaircirent, ils se justifièrent, et tout ce qui les embarrassait, c’était la fée Soussio.

Mais dans ce moment, l’enchanteur qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse : c’était justement celle qui donna les quatre œufs à Florine. Après les premiers compliments, l’enchanteur et la fée déclarèrent que leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux et qu’ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement.

Il est aisé de se figurer la joie de ces deux jeunes amants : dès qu’il fut jour on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu’à Truitonne ; elle accourut chez le roi quelle surprise d’y trouver sa belle rivale ! Dès qu’elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l’enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu’il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur : elle s’enfuit toujours grognant jusque dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l’on fit sur elle, achevèrent de la désespérer.

Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d’une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu’à la fête de leurs noces ; la galanterie et la magnificence y parurent également : il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.

Quand Truitonne aspirait à l’hymen de Charmant,
Et que, sans avoir pu lui plaire,

Elle voulait former ce triste engagement
Que la mort seule peut défaire,
Qu’elle était imprudente, hélas !
Sans doute elle ignorait qu’un pareil mariage
Devient un funeste esclavage,
Si l’amour ne le forme pas.
Je trouve que Charmant fut sage.
À mon sens, il vaut beaucoup mieux
Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,
Que d’éprouver la peine extrême
D’avoir ce que l’on hait toujours devant les yeux,
En ces sortes d’hymens notre siècle est fertile :
Les hymens seraient plus heureux,
Si l’on trouvait encore quelque enchanteur habile
Qui voulût s’opposer à ces coupables nœuds,
Et ne jamais souffrir que l’hyménée unisse,
Par intérêt ou par caprice,
Deux cœurs infortunés, s’ils ne s’aiment tous deux.