Ode sur la mort de Dolomieu
ODE
SUR LA MORT
DE
DOLOMIEU.
DE L’IMPRIMERIE D’É. DÉPIERRIS AÎNÉ.
NOTICE
SUR DOLOMIEU.
Dolomieu, (Déodat de) né dans
le département de l’Isère, le 23 juin 1750,
fut destiné dès l’enfance au métier des
armes. Admis de bonne heure dans l’ordre
de Malte, il sut concilier les devoirs de
la profession, militaire avec son goût pour
les sciences. La Minéralogie devint l’objet
principal de ses études. Cette occupation
fit le charme de sa vie : car il sentait
avec transport les moindres beautés
de la nature. Il voyagea long-temps en
Suisse et en Italie, pour y consulter les
montagnes et les volcans, dont il recueillit
et analysa les produits. Après avoir fait
d’importantes découvertes et d’utiles observations,
il retourna en France pour
rédiger ses vues sur les feux éternels. Il partageait son tems entre ce travail et
l’amitié de Larochefoucault. Le glaive de
la terreur lui enleva ce vertueux citoyen.
Pour faire diversion à la douleur que lui
causa cette perte, Dolomieu passa en
Égypte. Dans cette expédition, il rendit
de grands services à sa patrie, comme
Négociateur et comme Savant. La France
les consignera, avec orgueil, dans ses
fastes. Il contribua, par son crédit et par
ses discours, à la reddition de Malte.
Cet acte devait-il être un titre de proscription
aux yeux de Ferdinand[1] ? Il eut
bientôt connu les minéraux que renferme
l’Égypte. Riche de ses nouveaux trésors,
il venait jouir des fruits du 18 brumaire ;
mais une tempête le jeta sur la terre inhospitalière
de Sicile. Le dépouillement
le plus absolu fut le moindre de ses tourmens.
On le renferma dans l’un des plus
horribles cachots de Messine. Il ne pouvait
y respirer, sans cracher le sang. Cette
affreuse prison était si dangereuse, qu’on
en fit sortir avant trois jours, ceux qu’on
y mit après lui, tant on appréhendait qu’ils n’y perdissent la vie : et le respectable
Dolomieu y fut enterré pendant neuf mois !
La crainte des armes françaises fit tomber
ses fers. Cette conquête ne fut pas la moindre
victoire de la République. Voici l’art.
VIII de l’armistice conclu, le 29 pluviôse
an 9, entre l’armée française et l’armée
napolitaine : « Le citoyen Dolomieu, le
général Dumas et le général Monsécourt,
ainsi que tous les Français faits prisonniers
à leur retour d’Égypte, devront être
rendus de suite… » Dolomieu est le seul
Savant qui ait eu la gloire de voir ses
compatriotes se battre expressément pour
briser ses chaînes, et les rois de vingt
nations solliciter sa liberté. Si l’on ne
prononce point sans frémir le nom de
Ferdinand, on cite celui de Banks[2] avec
l’enthousiasme que l’humanité inspire, que
l’admiration commande, que la reconnaissance
exige. Cet homme généreux, Résident
d’Angleterre à Messine, est le seul qui secourut Dolomieu pendant sa
captivité. M. de Lewachoff, ambassadeur
de Russie à Naples, s’intéressa vivement
à sa délivrance. De retour à Paris,
Dolomieu fit son cours de philosophie
minéralogique. À peine avait-il passé trois
mois à se remettre de ses fatigues, que le
Gouvernement le chargea de visiter la route
qu’on allait ouvrir au Simplon. Avide de
courses minéralogiques et d’observations
nouvelles, il vole pour en examiner les
flancs entr’ouverts. Il arriva, le 14 fructidor,
avec le citoyen Eymar, sur le sommet
des Alpes. Il reçut par-tout, dans ce
voyage, les marques de bienveillance qui
étaient dues à son mérite et à ses malheurs.
En passant à Berne, il alla au spectacle.
On donnait, par hasard, une pièce dont
le principal personnage sortait de prison ;
tout le monde tourna, avec applaudissemens,
les yeux sur Dolomieu. Il semble
qu’il avait le pressentiment de ne plus revoir
ce pays. « Adieu, mes chères montagnes »,
disait-il d’un air triste et d’une
voix concentrée, « Dieu sait quand je vous
reverrai, je regrette bien de vous quitter ». Voici l’extrait d’une lettre qu’il écrivit,
le 26 brumaire an 10, à l’un de ses amis,
ministre du culte protestant, à Genève :
« Je pars dans deux jours pour Paris ;
j’irai bientôt ébranler les rochers de la
Saxe ; et d’autres voyages doivent succéder,
pour chercher, quoi ? non pas
le bonheur, car je suis parfaitement
heureux où je suis ; non pas les richesses,
j’en ai plus qu’il ne m’en faut ;
non pas la renommée, les circonstances
m’en ont donné une telle, que j’en suis
plutôt embarrassé ; et quoi donc ? je
cours après des idées ; j’entasse des pierres
qui augmenteront l’embarras et la
confusion qui règnent chez moi, et comme
tous les faiseurs de collections, comme
l’avare, la mort viendra me surprendre
avant d’avoir fait de ce que je possède,
» l’usage auquel je l’ai destiné ». Les fatigues
de son voyage au Simplon hâtèrent
les effets des souffrances physiques et morales
qu’il avait éprouvées pendant sa longue
et dure captivité. Bientôt il tombe
malade à Château-neuf, chez sa sœur,
Mme André. Il y mourut le 7 frim. an 10.
Dolomieu avait toutes les qualités nécessaires pour être un bon minéralogiste. À la science, il joignait une santé très-forte. Il pouvait faire jusqu’à douze lieues par jour. Aussi voyageait-il presque toujours à pied. Intrépide et infatigable, il lassait les hommes les plus robustes et les plus accoutumés aux montagnes, les guides de Chamouni. La pluie, les vents, les neiges, rien ne l’arrêtait. Arrivé au gîte, après les plus pénibles journées, tandis que ses compagnons de voyage n’étaient occupés qu’à se réchauffer et à sécher leurs vêtemens, il écrivait son journal, étiquetait ses minéraux, les enveloppait et les emballait lui-même. Ses fatigues et son courage furent extrêmes. « Ce n’est pas sans peine », disait-il, « et sans privations qu’on acquiert des connaissances et de l’expérience ». C’est ainsi que Despréaux et Buffon reçurent de grands talens, sous la condition d’un grand travail. Dolomieu avait fait de longues et de profondes études. Il avait beaucoup vu et beaucoup observé. Le caractère de son esprit était la persévérance dans la recherche de la vérité ; une grande exactitude dans les observations ; beaucoup de sagacité pour en déduire les conséquences nécessaires ; une extrême circonspection pour leur appliquer les théories hypothétiques. La générosité, la bienfaisance, la reconnaissance et la modestie furent son apanage. Quelle vertu lui fut étrangère ? Il pardonna les haînes dont il avait été la victime. Il prenait soin d’une jeune personne avec sa sœur, Mme de Drée. Peu de tems avant sa mort, il alla rendre encore une visite à sa nourrice. On lui demandait pourquoi il ne voulait pas donner un système volcanique, personne n’ayant, en cette partie, plus de connaissances que lui. « Il est bien facile, » répondait-il, « de faire un système ; mais très-difficile d’en faire un bon ». Le Premier Consul lui offrit ses services ; il ne réclama que la radiation de l’un de ses frères. Il ne prononçait jamais le nom du célèbre Saussure, sans éloge et sans attendrissement. Il avait le mérite non seulement d’aimer la science, mais encore ceux qui la professaient. Il compta au nombre de ses amis, Chaptal, Lacépède, Lelièvre, Delamétrie, Haüy, Münter, etc. Faujas de Saint-Fond, dans sa minéralogie des volcans, annonce qu’il fait un très-grand cas du mérite de Dolomieu. Son éloge a été lu par le cit. Éymar, préfet du Léman, à l’Athénée de Lyon, le 4 pluviôse, an 10. Un de ses élèves en histoire naturelle, Bruun-Neergaard, a joui du précieux avantage de l’accompagner au Simplon. Il rend hommage aux connaissances de ce savant naturaliste, dans un ouvrage intitulé : Journal du dernier voyage du cit. Dolomieu dans les Alpes, Paris, in-12, an 10. On grave son portrait, d’après un tableau qui appartient à Delamétrie. Il avait rassemblé une immense quantité de minéraux ; son cabinet n’était composé que de roches. Il n’existe point, en cette partie, de collection plus importante. Il était très-dévoué aux jeunes-gens qui cherchaient à s’instruire ; il parlait, avec plaisir, des élèves qui lui faisaient honneur ; entr’autres, de Brochant, Beaunier, Champeaux et Cordier. Ce dernier était son fils adoptif. Dolomieu occupa plusieurs places. Il fut, dans l’ordre de Malte, commandeur de Sainte-Anne, ensuite inspecteur des mines. Il renonça à cet emploi, pour la chaire de minéralogie vacante par la mort de Daubenton. « Il ne convient pas, » disait-il, « quand on a assez pour vivre, d’occuper une place qui peut servir à faire avancer un jeune-homme ». Plusieurs sociétés savantes l’admîrent dans leur sein : il fut correspondant de l’Académie des sciences, de Paris ; membre de l’Institut national, et de l’Académie de Gœttingen.
Ses ouvrages ne sont pas nombreux. Il disait qu’il ne fallait prendre la plume, que pour dire quelque chose de nouveau, ou d’utile. On lui doit : Voyage aux îles de Lipari, fait en 1781, ou notices sur les îles Æoliennes, pour servir à l’histoire des volcans d’air, et d’un autre sur la température du climat de Malte, et sur la différence de la chaleur réelle et de la chaleur sensible, Paris, 1783, 1 vol. in-8o. Ce voyage et les deux mémoires sont dédiés à M. de Rohan, grand-maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Ils parurent sous le privilège de l’Académie des sciences, de Paris. Dolomieu avait présenté ses ouvrages à cette société. Elle nomma des commissaires pour lui en rendre compte. Le rapport sur le voyage aux îles de Lipari et sur le mémoire d’une espèce de volcan d’air, a été publié à la suite de ces deux écrits. En voici un fragment : « Ces observations nous ont paru bien suivies, intéressantes, faites sur des lieux que les voyageurs fréquentent rarement, vu les risques qu’on craint de rencontrer. Nous croyons donc qu’elles sont dignes de paroître sous le privilège de l’Académie, et qu’on doit savoir gré à M. de Dolomieu, aussi instruit en chimie qu’en histoire naturelle, de s’en être occupé ». On trouve dans son voyage aux îles de Lipari, les remarques qu’il a faites sur les pierres ponces. Personne, avant lui, n’avait rien dit de positif sur les variétés de ces pierres, et sur les matières qui paraissent avoir donné lieu à leur formation. Elles tirent leur origine du granit. C’est encore Dolomieu qui le premier a reconnu, dans les cavités des laves nouvelles de l’Etna, du côté de Bronte et de Catagne, l’alkali fixe blanc, réuni en molécules irrégulières. — Mémoire sur les tremblemens de terre de la Calabre, qui eurent lieu en 1783, Paris, 1784, in-8o. — Mémoire sur les îles Ponces, et catalogue raisonné des productions de l’Etna, pour servir à l’histoire des volcans ; suite de la description de l’éruption de l’Etna, du mois de juillet 1787, ouvrage qui fait suite au voyage aux îles de Lipari, 1788, gr. in-8o. Les échantillons des laves qu’il recueillit sur le mont Etna existent dans le cabinet de Faujas de Saint-Fond, et dans celui que posséda Larochefoucault. — Dissertation sur la question de l’origine du basalte, dans le journal de physique, 1790. — Traduction en italien de l’ouvrage de Bergman, sur les volcans. — Plusieurs mémoires insérés dans le journal des mines, dans celui de physique et dans les recueils de diverses académies. — Il a rédigé le dictionnaire minéralogique pour la nouvelle Encyclopédie, et il a travaillé au Magasin encyclopédique. — De la philosophie minéralogique, et sur l’espèce minéralogique, Paris an 10 : il en a paru des fragmens dans le journal des mines. C’est la dernière production de Dolomieu et le commencement du grand ouvrage dont il avait conçu l’idée dans la solitude et l’obscurité de sa prison. Il en tira, pendant sa captivité, des notes qu’il écrivit sur les marges et entre les lignes de quelques livres qu’on lui avait laissés. Le noir de fumée de sa lampe, délayé dans l’eau, lui servit d’encre ; sa plume était un fragment d’os usé péniblement sur le pavé de sa prison.
Dolomieu se proposait de donner une traduction française de l’ouvrage de Bergman sur les volcans. Il l’eût accompagnée de notes. Il voulait introduire dans la minéralogie une nouvelle division, et réformer l’ancienne nomenclature. Il avait le dessein de faire un cours sur les pierres fines que Pline appelle gemmae. Il y aurait joint des notes intéressantes sur leur utilité dans les arts. Il avait formé le projet d’aller incessamment dans le Nord et dans l’Allemagne. Que ne devait-on pas encore attendre de ce naturaliste, si sa carrière eût été plus longue ! La mort confondit les projets de Dolomieu, et les espérances de ses concitoyens.
ODE
SUR LA MORT
DE DOLOMIEU.
Muses, d’un crêpe noir entourez vos portiques ;
Suspendez à leur voûte un lugubre flambeau :
Ô Muses, entonnez de funèbres cantiques,
Dolomieu descend au tombeau.
Depuis si peu de jours il revoyait ses proches,
Et ses nombreux amis, et ses admirateurs :
Il ressent de la mort les soudaines approches,
Il meurt dans sa famille en pleurs.
Ah ! si par les accens d’un sublime délire,
On pouvait vous fléchir, inflexibles Destins
Du Pindare français[3] il entendrait la lyre,
Il s’assiérait à nos festins.
Mais il n’est plus le tems des heureuses merveilles,
Et deux fois vers la vie on ne prend point l’essor.
En perdant Dolomieu, pour toujours de ses veilles
Nous perdons aussi le trésor.
Et vous dont il connut les secrets, les abîmes,
Montagnes et volcans, vous sur-tout ô Simplon ;
Il ne gravira plus vos orgueilleuses cimes,
Le successeur de Daubenton.
Maudit soit le tyran, dont la fureur jalouse
Fit subir au malheur[4] des tourmens inouis !
Quand l’humanité nomme et Cook et Lapeyrouse
Citoyens de tous les pays.
Quoi ! de la tyrannie infâmes prosélites,
En d’horribles cachots vous jetez Dolomieu.
Tombez à ses genoux, tombez, vils satellites !
L’homme de génie est un Dieu.
Que dis-je à des brigands effrénés de licence ?
Le roi qui les envoie a proscrit la vertu ;
Et leur cœur, même alors qu’ils perdent l’innocence,
De remords n’est point combattu.
Qu’il est donc insensé ce roi dans sa colère !
Ce roi, dont la conduite absoudra les Denys[5] !
Eh ! parce que le ciel un instant les tolère,
Croit-il ses crimes impunis ?
Je vois déjà, je vois le burin de l’Histoire,
Dans ses fastes sacrés gravant le souvenir
De cet événement qu’on aura peine à croire
Dans tous les siècles à venir.
Je lis de Dolomieu les hautes destinées :
Toujours grand, il souffrit sans l’avoir mérité ;
Victime des fureurs, il les a pardonnées,
Mais non pas la Postérité.
Illustre Anglais, ô Banks, accepte mes hommages :
Que rien de ton bonheur n’interrompe le cours !
Ton nom rayonnera de gloire dans les âges :
Le malheur reçut tes secours.
À tes maux, Dolomieu, qu’à l’instant où nous sommes
Ferdinand doit gémir d’avoir prêté les mains !…
Vous, que le sort appelle à gouverner les hommes,
Soyez justes, soyez humains.
INSTITUT NATIONAL
DES SCIENCES ET DES ARTS.
Le Secrétaire temporaire de la Classe de littérature et beaux-arts de l’Institut national des sciences et des arts,
À Madame Fortunée B. BRIQUET, de la Société des belles-lettres, de Paris.
La Classe de littérature et beaux-arts de l’Institut national a reçu la lettre que vous avez pris la peine de lui écrire, et à laquelle étoit jointe votre Ode sur la mort du cit. Dolomieu. Le cit. Lebrun, invité par la Classe à prendre connoissance de cette ode, lui en a rendu un compte si avantageux, que la Classe a conçu la plus vive impatience d’en entendre de sa bouche la lecture. Après l’avoir entendue la Classe n’a pu trouver que trop foibles les éloges que ce juge, tout difficile qu’il doit être, avoit donnés dans son rapport, à votre production.
La Classe de littérature et beaux-arts me charge expressément de vous faire parvenir ses remercîmens.
Comme secrétaire, je m’acquitte avec empressement d’un devoir dont l’exécution doit vous être agréable. Veuillez agréer, Madame, que je vous offre ici, personnellement, l’hommage de ma reconnaissance, pour un plaisir que j’ai partagé avec mes confrères, et l’assurance de ma respectueuse considération.
- ↑ Roi de Naples et de Sicile.
- ↑ Sir Joseph BANKS président de la société royale de Londres, et membre associé de l’Institut national de France. Il a fait le tour du monde avec Cook et Solander.
- ↑ Lebrun.
- ↑ Une tempête avait jeté Dolomieu sur les côtes de Sicile.
- ↑ Denys l’ancien et Denys le jeune, tyrans de Syracuse.