Ode sur les vertus civiles

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ODE
SUR
LES VERTUS CIVILES ;
Par Fortunée B. BRIQUET
De la Société des Belles-Lettres, de Paris ;
Lue par l’Auteur à la séance publique du 23 vendémiaire, an 10.

Sans la vertu, que vaut un grand génie ?
Gresset
Séparateur
PARIS,
De l’imprimerie de Ch. Pougens, quai Voltaire,
N.o 10

AN X. — 1801.

ODE
SUR
LES VERTUS CIVILES[1].


Un nouvel astre nous éclaire,
Il répand la joie en tous lieux;
La victoire enchaîne la guerre,
La vertu redescend des cieux.
La vertu, trop long-tems exilée,
Enfin la paix t’a rappelée ;
Prêté ton charme à mes accents.
Oui : que l’on te nomme prudence,
Justice force ou tempérance,,
Tu seras l’objet de mes chants.

Vertu, quand je saisis ma lyre,
Ne pense pas que l’intérêt
Soit le sentiment qui m’inspire :
Ton culte est un plus doux attrait.
Je n’ignore point que Minerve,
Au poète vainqueur réserve

L’immortelle fleur de Vénus :
Heureux qui l’aura méritée !
Mais l’honneur de t’avoir chantée,
N’est-il pas le prix des vaincus ?

Quelle est cette déesse aimable,
Qui, dans le dédale des jours,
Nous présente un fil secourable,
Pour en parcourir les détours ?
Je te reconnais, ô prudence,
Le sage chérit ta présence ;
Tu ne déplais qu’à l’insensé,
Qui, tel que les amis d’Ulysse,
Ne découvre point l’artifice
D’un breuvage offert par Circé.

Est-ce assez que d’avoir pour guide,
De la sagesse le flambeau ?
Est-ce assez qu’un appui solide
Nous promette un sort toujours beau ?
Non : lorsque mon frère s’égare,
Ma raison doit être le phare
Qui le dirige vers le port.
Hélas ! dans le siècle où nous sommes,
L’art cruel de tromper les hommes
Passe pour un sublime effort.


Offrons un plus heureux exemple :
Pour la justice, pour ses sœurs,
Élevons un autel, un temple :
À leurs lois soumettons nos cœurs.
Qu’on trouve par-tout le bon père,
L’époux fidèle, le bon frère,
Le bon fils, le bon citoyen.
Aux plaintes des êtres sensibles,
Rougissons d’être inaccessibles :
On s’oblige en faisant le bien.

Verrai-je encore les sycophantes,
Ces vils flatteurs des potentats,
Sous les couleurs les plus riantes
Cachant les plus noirs attentats ;
Pour perdre la vertu modeste,
Broyer un poison plus funeste
Que ceux d’Ææa, de Colchos ?
Mais, lorsque Hippolyte succombe,
Le remords traîne dans la tombe
L’indigne fille de Minos.

Cessez d’insulter au mérite
Que vous découvrez dans autrui :
Songez qu’en imitant Thersite,
Vous vous ravalez jusqu’à lui.

Pourquoi dévouer votre vie
Aux affreux tourmens, dont l’envie
Ronge les cœurs qu’elle a flétris ?
Changez de mœurs et de langage ;
Et, désormais, soyez du sage
Les émules et les amis.

Profanes, que jamais n’enflamme,
Du courage la noble ardeur ;
Vous tous, à qui la grandeur d’ame
Ne paroît qu’un stérile honneur ;
Fuyez : voudriez-vous entendre,
Que dis-je ! pourriez-vous comprendre
Les traits consacrés dans mes vers ?
Vous placeriez au rang des fables
Les noms et les faits mémorables,
Dont s’enorgueillit l’univers.

Ici, Thémistocle, Aristide,
Et là, Camile et Scipion,
À l’amour public qui les guide,
Immolent toute passion :
Ailleurs le vainqueur de Pharsale,
Par la clémence, aux dieux s’égale ;
Il pardonne à ses ennemis :

 
Régulus retourne à Carthage,
Il sait quel sera son partage ;
Mais il ne voit que son pays.

Qui peut opposer une digue
À ce torrent d’erreurs, de maux,
Dont et l’avare et le prodigue,
Comme à l’envi, gonflent les flots ?
Il faut si peu pour la nature :
Pourquoi désirer sans mesure ?
Le bonheur est loin des excès.
Dans la carrière de la vie,
Ah ! malheur à qui n’étudie
L’art d’être heureux à peu de frais !

Que ne cherchons-nous à connoître
Du tems et l’usage et le prix ?
Aux champs du travail, on voit naître
Les biens dont nous sommes épris.
Jamais le travail n’importune ;
Il nous distrait dans l’infortune,
Il embellit notre loisir ;
De nos jours il dore la chaîne :
De l’oisiveté naît la peine,
Et du travail naît le plaisir.


Dieux ! quelles horribles ténèbres
Se répandent autour de moi !
Les crimes, par leurs chants funèbres,
Viennent glacer mes sens d’effroi :
« Chassons, par la guerre civile,
« Chassons tout sentiment utile,
« Décoré du nom de vertu :
« Faisons les destins de la terre ;
« La vertu n’est qu’une chimère :
« Que son temple soit abattu ! »

Non ; tu n’es point un vain fantôme,
Vertu, seul bonheur des mortels ;
Dans les palais et sous le chaume,
J’aperçois encor tes autels.
En vain on voulut faire un crime
Du culte le plus légitime,
Qui fut jamais sous le soleil :
Tes oppresseurs, dans leur ivresse,
S’endormirent pleins d’alégresse…
Tu triomphois à leur réveil.


FIN.


Nota. Les juges du concours, n’ayant qu’un prix à décerner, ont consigné, dans leur procès-verbal, le regret de ne pouvoir en offrir un autre à l’auteur de l’Ode sur les vertus civiles. Voyez le journal officiel des Deux-Sèvres, an 10, N.o I.

  1. Les Vertus civiles ; sujet d’un prix de poésie, décerné par le préfet du département des Deux-Sèvres. Le prix étroit une rose d’argent. Voyez le journal officiel du département de Deux-Sèvres, an 9, No 9.