Terreur blanche au Texas/a2

La bibliothèque libre.
◄  Appendice I II Appendice III  ►
Matamoros (Mexique), 13 mai 1862.

J’ai dû me sauver après avoir tout perdu, pour ne pas être pendu sous la terreur, comme abolitioniste. J’ai eu un rude voyage de San Antonio jusqu’ici. J’ai trouvé un véritable ami dans le consul américain. J’ai recommencé un peu de culture, et j’étudie avec une curiosité constante le peuple demi-sauvage du Mexique, qui contient encore tant d’éléments qui ont vécu de la vie errante.

J’ai perdu mes collections, j’ai dû brûler presque tous mes papiers. Toutes mes notes relatives à la Société du Sud, bien que très-modérées, avaient une couleur d’abolitioniste (ou, si vous voulez, d’équité) qui n’était pas de saison. J’ai eu la délicatesse, outrée peut-être, de n’en proposer le dépôt à aucun de mes amis, dans la crainte de les compromettre. Ces amis avaient déjà tant fait pour ma fuite que je n’ai pas osé aller au-delà…


Notre position au Texas a été affreuse. Aujourd’hui, c’est le coup de grâce, et si je n’avais pas réussi à en sortir, je crois que je n’y parviendrais plus. La ligne du Rio-Grandé est tout à fait gardée. La poste… si on peut appeler de ce nom une filouterie organisée, qui ne mène pas à destination une lettre sur dix… la poste ne m’apporte plus rien de San Antonio, et même, fit-elle son service, je ne trouverais personne en ce moment pour aller chercher une lettre à Brownsville. (Il n’y a pas d’échange avec le service mexicain.)

Ah! mon cher S...., avec quelle satisfaction j’ai échappé à cette sphère d’oppression et de tyrannie! L’histoire de ce soulèvement impie « pour l’extension et la perpétuité de l’esclavage,» ne sera jamais écrite complètement. Nul n’a pu tout voir et tout entendre. J’en ai le cœur indigné. Quel aveuglement, quelle rage! Voilà New-Orléans pris : eh bien, pourriez-vous comprendre ce délire, vous qui vivez loin des événements? Avant de se rendre, les planteurs ont brûlé leur coton, leur sucre, leurs presses à coton à vapeur, les raffineries… Soit, c’était à eux; ils ne voulaient pas qu’on les confisquât et que leurs dépouilles allassent enrichir leurs ennemis. Mais — honte et crime, — il y en a qui ont brûlé leurs esclaves!!! Jugez par là du degré de démence ou de furie où ils étaient arrivés. Ils ont mieux aimé brûler leurs noirs que de les voir affranchir. Ceux qui se sont rendus coupables de cette atrocité, qui n’a pas de parallèle dans l’histoire, surtout en ce qu’elle ne frappe pas des ennemis ; ceux qui se sont rendus coupables de ce forfait, ont réuni les noirs inoffensifs, leur ont donné l’ordre de se renfermer dans les ateliers dont ils ont fermé les portes; puis l’incendie a fait son œuvre, pendant que les maîtres surveillaient les issues pour faire tomber sous la balle l’enfant, le vieillard, la femme, qui serait sauté d’une toiture, au péril de sa vie, pour fuir les angoisses du bûcher.

Je ne parle pas du vol des banques, dont on a porté les dépôts à l’armée. C’était, je crois, cent millions de francs; mais qu’est-ce que cent millions au prix de l’hécatombe de serviteurs qui, à la sueur de leur front, ont gagné le pain de ces infâmes maîtres. — Ce qui est sacrifié en vies et en valeurs, dans cette terrible guerre, est incalculable. On a vu combattre avec courage, avec fanatisme, pour des causes sinon parfaitement justes, du moins justifiables. J’aurais compris le planteur combattant pour s’assurer l’indemnité en cas d’abolition, ou combattant pour obtenir une émancipation graduée, répartie sur vingt ou sur cinquante ans. Mais je ne m’explique pas un entêtement poussé jusqu’à la rage pour établir, imposer ce qui est injuste, impossible, inhumain, absurde, réprouvé, jugé, condamné dans toutes les religions, toutes les philosophies, tous les systèmes, tous les pays, je veux dire « l’esclavage universel et perpétuel.» Cette révolution restera comme un grand trait de l’histoire moderne, non-seulement parce qu’elle précipite l’affranchissement des esclaves américains, mais parce qu’elle fournira l’un des plus grands exemples de monomanie sociale, une monomanie furieuse, contractée de longue date sous l’influence de l’esprit despotique et de l’orgueil.