« De loin l’arbre isolé sur le coteau… »

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« De loin l’arbre isolé sur le coteau… »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 903-910).
POÈSIES


I


De loin l’arbre isolé sur le coteau ne voile
Aux yeux du voyageur à peine qu’une étoile.
C’est à la nuit tombante, on se hâte ; en marchant
Tu vois l’arbre grandir sur le pâle couchant :
La route, ruban gris qui te précède, y mène.
Déjà tu reconnais le feuillage d’un chêne ;
Et soudain te voilà sous le fantôme noir.
A présent tu peux prendre un instant pour t’asseoir :
Les lampes du village où tu vas sont voisines.
Donc, à demi couché dans le creux des racines,
Abandonne ton âme au plaisir de rêver,
Écoute sous le vent qui vient de se lever
Les branches faire un bruit de mer par la tempête ;
Mais ne cherche plus rien au-dessus de ta tête,
Car, usurpant pour toi sur l’ordre universel,
L’ombre immense du chêne occupe tout le ciel.

Tel, lorsque arrivant presque au milieu de mon âge,
Un premier crépuscule assombrit mon voyage,
J’ai vu sur les sommets marqués par le destin
L’amour se dessiner à l’occident lointain.
Il ne tenait d’abord qu’un point de l’étendue.
La route que je fis jusqu’à lui fut ardue :
Il m’apparut alors grand comme une forêt.
Joyeux de ce profond refuge qu’il m’offrait,

Je me suis assoupi dans son ombre sacrée ;
Et, là, cœur à l’écart des pas de la durée,
J’ai vécu, je vivrai dans un lâche repos,
Oubliant que cet arbre et ses puissans rameaux.
Où parfois quelque atroce orage éclate et gronde,
Insensé, pour moi seul semblent couvrir le monde.


II


Saison fidèle aux cœurs qu’importune la joie,
Te voilà, cher automne, encore de retour.
La feuille quitte l’arbre, éclatante, et tournoie
Dans les forêts à jour.

Les aboiemens des chiens de chasse au loin déchirent
L’air inerte où l’on sent l’odeur des champs mouillés.
Gonflés d’humidité, les prés mornes soupirent
En cédant sous les pieds.

Les oiseaux voyageurs, par bandes, dans les nues,
Émigrent vers le Sud et les soleils plus chauds.
Les laboureurs, penchés sur les lentes charrues,
Couronnent les coteaux.

Le soir, à l’horizon, souvent le ciel est rose.
Des troupes de corbeaux traversent le couchant.
Dans le creux des sillons de la plaine repose,
Pensive, une eau d’argent.


III


Die Nacht.
HÖLDERLIN.

Le silence et l’ombre envahissent
La ville au pied des coteaux bleus.
Les réverbères y jaillissent,
Rue à rue, en chemins de feux.

Tout homme à son foyer rapporte
Son gain de bonheur ou d’ennui,
Et, s’asseyant devant sa porte,
Laisse la paix descendre en lui.

On écoute l’eau des fontaines
Couper de sanglots incertains,
Le bruit des guitares lointaines
Qui bourdonnent dans les jardins.

Un souffle de vent frais circule
A travers le feuillage noir,
Et dans le ciel du crépuscule
L’angélus répand de l’espoir.

La ville se recueille et rêve.
Mais voilà que, derrière un mur,
La voix d’un violon s’élève,
Apre et poignante vers l’azur.

Elle est en vérité si triste
Et frémit de tant de douleur
Qu’à chaque coup d’archet, l’artiste
Semble se l’arracher du cœur.

Est-ce quelque homme solitaire,
Ivre à jamais de son souci,
Qui, lassé de tout sur la terre,
Est venu pour vieillir ici ?

Il pleure en appuyant sa joue
A l’instrument passionné :
Sans doute ainsi pendant qu’il joue
Il songe à ceux dont il est né ;

Il songe à sa première amie,
A ses anciens compagnons morts,
A l’isolement de sa vie,
Aux jours perdus, aux vains efforts.

Et, longtemps, la gorge serrée,
J’agonise en me retrouvant
Dans la plainte ; désespérée
Que son violon jette au vent.

IV


Si tu veux voir un vase aux belles formes naître,
Suis-moi dans l’atelier jusqu’à cette fenêtre
Où l’ébaucheur travaille assis devant le jour.
Il jette un pain de terre onctueux sur son tour,
Le mouille, et, résistant à l’effort du mobile,
Elève entre ses mains la frissonnante argile.
D’un pouce impérieux il l’attaque en plein cœur,
La creuse et la façonne au gré de sa vigueur.
Regarde, sous l’active étreinte qui la guide,
Le vase épanouir sa grâce encor liquide.
Tandis qu’il l’arrondit de la paume au dehors,
Ses doigts joints et courbés en polissent les bords.
L’argile cependant, sans relâche arrosée,
Comme un miroir voilé reflète la croisée.
Souple et svelte, le col jaillit des flancs égaux.
Il chemine en faisant onduler ses anneaux.
Menée au plus haut point déjà, sa tige molle
Expire, et le potier la renverse en corolle.
Le tour s’arrête. Alors, et prenant un répit,
L’humble maître content de son œuvre sourit.


V


Ton image en tous lieux peuple ma solitude.
Quand c’est l’hiver, la ville, et les labeurs d’esprit,
Elle s’accoude au bout de ma table d’étude,
Muette, et me sourit.

A la campagne, au temps des foins et des cerises,
Amis du soir qui meurt et des vastes couchans,
Elle et moi nous rentrons ensemble aux heures grises
Par les chemins des champs.

Elle écoute avec moi sous les pins maritimes
La vague qui s’écroule en traînant des graviers.
Parfois, sur la montagne, ivre du vent des cimes,
Elle dort à mes pieds.

Elle retient sa part des tourmens et des joies
Dont mon âme inégale est pleine chaque jour ;
Où que j’aille, elle porte au-devant de mes voies
La lampe de l’amour.

Enfin, comme elle est femme et sait que le poète
Ne voudrait pas sans elle oublier de souffrir,
Lorsqu’elle me voit triste, elle étend sur ma tête
Ses mains pour me guérir.


VI


Voici l’heure où le jour naissant chasse la nuit.
Le ciel est vert. L’éclat des étoiles languit.
Seul sur la grève, auprès de la vague indulgente,
Je vois, vive pâleur dont l’Océan s’argente,
L’aube qui fait jaunir les lumières du port
Et blanchit les maisons de la ville qui dort.
Un vent frais où le cœur se dilate circule
A travers le timide et triste crépuscule.
Bientôt l’horizon prend une couleur de feu,
Le littoral se vêt d’un brouillard rose et bleu,
Et le soleil caché peint de pourpre un nuage.
Dans l’une des villas qui bordent le rivage,
Naïves sous leurs toits de tuiles violets,
Une femme aux bras nus qui pousse ses volets
Et tient un châle noir croisé sur sa poitrine
Regarde à l’Orient briller Vénus marine.


VII


Quand mon esprit s’apprête à faire un dur voyage
Que ta présence aimée entraverait bientôt,
Tu me dis, en touchant mon front d’un baiser sage :
Adieu, pars seul, puisqu’il le faut.

Je pars donc. Le pays où je m’ouvre une route,
Je l’ai souvent déjà mais en vain visité,
Brûlant d’y découvrir dans les brouillards du Doute
Le temple de la Vérité.

C’est un âpre pays plein de périls sublimes.
Parfois, dans des sentiers qui traversent le mien,
J’y vois d’autres esprits de sommets en abîmes
Rechercher l’immuable Bien.

On ne sait pas qu’on est dans un grand labyrinthe
Où, lorsqu’il se croit loin parce qu’il se sent las,
Soudain le voyageur trébuche dans l’empreinte
Profonde de ses premiers pas.

Mais que me font à moi mes forces épuisées !
Je me repose alors dans l’amour que j’ai fui,
Car les chemins divers que suivent mes pensées
Me ramènent toujours à lui.


VIII


La lune ronde s’élève
A la cime d’un bouleau ;
Elle enveloppe de rêve
Le village au bord de l’eau.

Dans sa vapeur bleue et blanche
Parfois sonne un seau brillant
Qu’une forme vague penche
Sur le puits au treuil criant.

Un soc étincelant brise
L’ombre sous les marronniers.
Je respire dans la brise
L’odeur de foin des greniers.

Les bœufs qui rentrent de boire,
Enfin libres de leurs jougs,
Remplissent l’étable noire
De longs mugissemens doux.

Un volet qu’on ferme chante
Comme un grillon dans la nuit
A présent l’eau seule argenté
Le silence de son bruit.

Je vois une jeune fille
Apparaître sur un seuil :
Elle enfile son aiguille
Entre la lune et son œil.


IX


Dès le premier moment, ce jour-là, tu compris,
A voir fuir sous tes yeux mes regards assombris,
Que mon cœur contre toi se forgeait des chimères.
Un faux rire courut sur mes lèvres amères
Quand tu me demandas avec humilité
Pour quel motif j’avais ainsi l’air irrité.
Nous nous mîmes alors en chemin, à distance,
Moi muet, toi portant le poids de mon silence.
Les prés franchis, on fut bientôt dans la forêt.
Le lieu ? Tu t’en souviens encore. Il m’apparaît
Gravé dans ses détails au vif de ma mémoire.
La lumière du ciel joyeux me semblait noire.
Je te suivais, les poings contractés, jouissant
De m’entrer dans la chair les ongles jusqu’au sang ;
Et, tout entier en proie à l’âpre frénésie
Où s’égare l’amour fouetté de jalousie :
Toi qui m’avais juré les plus sacrés sermens,
Tu mens, criais-je en moi, malheureuse, tu mens !
Ce n’est rien de goûter ma tendresse assidue ;
Tu te plais aux désirs que ta beauté remue
De même qu’au travers du sentier où tu vas
Tes jupes font voler les feuilles sur tes pas.
Je suis las d’amuser une femme cruelle.
Mais quoi donc ?… La tromper ? J’en souffrirais plus qu’elle.
Mourir ? Je ne sais qui l’aurait après ma mort.
Et je te regardais et je frappais plus fort.
Tu tressaillais, courbant le dos, baissant la tête,
Comme atteinte à tout coup par l’insulte secrète.
Soudain tu t’arrêtas, et, tournée à demi :
Ah ! me dis-tu, marchez devant moi, mon ami,
Car je sens que ma vue enivre votre haine. —
Mais les pleurs qui tremblaient dans ta voix incertaine,

Mais ton triste, ton doux, ton suppliant maintien
Et l’élan contenu de ton corps vers le mien,
Mais tes yeux, à présent levés sur mon visage
Et, par-dessus les mots, me parlant leur langage,
Tout dans ton être enfin protestait de ta foi,
Et de quel grand amour, ton âme, malgré moi,
Entourait, sans égard à son propre supplice,
Mon cœur passionné jusque dans l’injustice.


X


Suis jusqu’à la fontaine où finit son chemin
Cette fille à la belle hanche,
Qui porte et sur l’épaule assure avec sa main
Un grand vase d’argile blanche.

Vois, ce rocher moussu d’où sort un filet d’eau
Et qu’entoure un champ de fougère :
Elle s’arrête ; elle a déposé le fardeau
De sa jarre encore légère.

D’un oblique genou la soutenant alors,
Elle en présente l’ouverture
A l’eau qui, sans se rompre en poudre sur les bords,
Y tombe, courbe, bleue et pure ;

Et, tandis qu’au soleil du soir brillent les flancs
De l’urne où se penche la femme,
L’eau qui bouillonne et monte avec bruit au dedans
Gravit les degrés de la gamme.


CHARLES GUERIN.