À travers le Sud-Oranais

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
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À TRAVERS LE SUD ORANAIS


I. — Plus loin qu’Aïn-Sefra.


Le fort d’Aïn-Sefra commande deux directions principales. Il surveille : à l’ouest, les chemins qui mènent droit au Maroc ; au sud, soit la vallée de l’oued Namouss[1] que suivent les caravanes de certaines de nos tribus lorsqu’elles descendent, par les sables de l’Erg, au Gourara, soit le long et périlleux défilé de Founassa qui, contournant le massif du Mekter, traverse la chaîne des Ksour et débouche sur la vallée de l’oued Dermel, route naturelle vers Figuig, Igli et le Touat.

À lui seul, il ne suffirait point pour un rôle aussi important. C’est pourquoi, dès le début, on le lui facilita par l’établissement de quelques sentinelles avancées.

Ce furent, à droite, le poste placé au Ksar de Sfissifa ; celui des Moghar, à gauche ; au centre, enfin, ceux de Hassi Slimane, de Founassa et de Djenien-bou-Rezg, chargés respectivement d’observer l’entrée, le milieu et la sortie du défilé.

Par ailleurs on s’occupa de prolonger la voie ferrée.

Dès lors, les incursions des tribus marocaines diminuèrent, pour cesser peu à peu presque entièrement dans cette région. Si bien qu’en 1894, supprimant tous ces petits paquets de troupes régulières disséminées, on les remplaça par des groupes de cavaliers indigènes, utilisés moins pour la sûreté que pour la correspondance. Par contre, on fortifia plus solidement Djenien, entamant ainsi la poussée en avant qui s’est accentuée ces tout derniers temps. On lui constitua une garnison assez importante, formée d’une compagnie du 1er bataillon d’Afrique, d’un peloton du 2e spahis, d’un détachement du train et des services. On le relia, au moyen de la télégraphie optique, avec le Djebel-Aïssa, c’est-à-dire avec Aïn-Sefra ; enfin on y installa une annexe de bureau arabe, appuyée sur un fort maghzen[2]. Et on construisit la ligne de pénétration jusque-là.

En 1900, l’occupation des oasis sahariennes amena de nouvelles modifications à ce système de défense. Elles peuvent se résumer dans la création de postes échelonnés sur le chemin d’Igli, tels que Duveyrier-Zoubia qui tient en respect les villages de Figuig, Djenaneed-Dar et d’autres, chargés de servir comme points d’appui aux convois de ravitaillement de la colonne destinée à pénétrer au Touat, et dans la continuation de la voie ferrée, tracée jusqu’à Zoubia, projetée jusqu’à Igli.

Maintenant ce sud-ouest oranais, abrité sûrement contre une attaque de tribus en nombre, se trouve-t-il à jamais débarrassé de tout brigandage ? Non, vraisemblablement, du moins pour quelque temps encore. Plus d’une fois, sans doute, il se commettra des méfaits le long de cette ligne frontière indéterminée, d’où une bande armée peut surgir inopinément, puis se réfugier au Maroc, son coup fait ; — dans le voisinage aussi de cette mystérieuse et, pour nous, inviolable Figuig.

En voici un spécimen de date assez récente :

Un djich[3] terrorisait la contrée. Commandé par un jeune échappé de nos prisons, du nom de Ben Gana, je crois, né au Ksar même d’Aïn-Sefra, il se composait d’un certain nombre de coupeurs de routes appartenant à la tribu marocaine des Amour. S’essayant au début dans de petits vols sans importance, ces malfaiteurs s’enfuyaient prestement au Maroc avec leur butin. Impossible jamais de les joindre. L’impunité exalta leur audace, au point qu’ils osèrent, un jour, enlever, à une faible distance de Djenien, les troupeaux du maghzen. Aussitôt prévenus par les bergers, nos cavaliers sautent en selle et s’élancent à la poursuite du djich, mais ne parviennent à l’approcher que dans la montagne. Comme ils s’aventurent sans prudence, une décharge subite, tirée de derrière les pierres, arrête leur élan. Quatre des leurs tombent, parmi lesquels le chef du maghzen lui-même, un vieux serviteur, décoré de la médaille militaire. Simplement contusionné, celui-ci essaie de se relever, lorsque soudain, au-dessus d’un rocher, se profile la silhouette de Ben Gana. « Les Français, crie le brigand, t’ont donné une médaille parce que tu t’es battu pour eux. Tiens, regarde mon fusil, il me vient de Bou Amema seulement, et pourtant il va te tuer. » Après quoi, en ricanant, il étend le blessé raide mort d’un coup tiré en pleine poitrine.

Surpris dans une position désavantageuse, les mghaznias doivent, pour ne pas se laisser décimer, abandonner le terrain. Lorsqu’ils reviennent, peu après, au même endroit, ils n’y retrouvent plus que les cadavres essorillés de leur chef et de leurs trois camarades. La bande avait gagné le Maroc. Il est douteux que Bou Amema, qui sollicitait déjà l’aman du gouvernement français, l’ait félicitée ouvertement. En tout cas, une semaine plus tard, on ramassait, près de la porte d’un des villages de Figuig, le corps de Ben Gana, troué de balles.

L’événement se passa en 1897 ; il serait peut-être impossible aujourd’hui. Mais de pareils faits, isolés, n’empêcheraient pas nos Ksouriens et nos tribus de reprendre confiance, lorsque surtout sera calmée, — chez les Beraber et dans le Zegdou marocain, — l’effervescence amenée par les incidents qui se sont récemment déroulés au Touat et au Gourara.


II. — DJENIEN-BOU-REZG.


Au sortir d’Aïn-Sefra la route longe presque parallèlement le massif du Mekter dont la ligne, assombrie dans sa partie supérieure, s’éclaire, vers le bas, de sa chenille d’or pâle. Assez longtemps elle file au travers des solitudes arides, pas précisément faites pour égayer l’esprit. Peu de détails rompent la monotonie de ses abords. Parfois quelques pauvres tentes de bergers se cachent dans le creux d’un ravin ; parfois des murs croulants s’entrevoient, tels ceux qui restent du poste de Hassi Slimane.

Elle entre soudain résolument dans la montagne. Tantôt, grimpant avec peine, elle sinue au travers des escarpements, tantôt, se hâtant, elle court au fond de quelque étroite vallée. Et toujours, sur une longueur de douze kilomètres, elle reste dans une contrée sauvage et terriblement impressionnante.

Oh ! le merveilleux pays pour les coupeurs de bourse ! Avec quelle facilité ils y abattraient et dépouilleraient le passant isolé ! En un clin d’œil ils auraient disparu dans la brousse, à droite, du côté du Maroc ; en un clin d’œil, et bien avant l’arrivée des… carabiniers.


KSAR DE SFISSIFA

L’on comprend donc aisément l’utilité, dans ce coupe-gorge sans fin, des deux postes indigènes de Ben-Ikhou et Founassa.

Ben-Ikhou. — Un caravansérail qui dresse contre la route, auprès de la porte d’entrée du défilé, peut-on dire, ses murs blancs percés de créneaux et surmontés de toits aux tuiles rouges.

Founassa. — Dans un élargissement de l’étroit passage. À gauche, le bordj, où tenait autrefois garnison une section de zéphyrs[4]. À droite, un groupe de palmiers, une source abondante et des abreuvoirs. Des jardins aussi, qui conservent toujours les vestiges du séjour des « zeph » : allées dessinées avec goût ; agréables tonnelles ; piscine couverte, creusée auprès d’un gourbi confortable meublé d’une table centrale en pierre — la salle à manger tout contre la salle de bains ; quels sybarites ! — Mais aussi, à quelques pas, un petit cimetière où dorment cinq ou six soldats. Un cimetière, le banal accessoire de la mise en scène dans les pays nouvellement conquis. Après l’Algérie, voici que le Gourara commence à ouvrir les siens.

On ressent du soulagement lorsque, plus engagé dans la vallée de l’oued Dermel, on voit s’écarter les hautes barrières montagneuses. La respiration devient plus libre. Et cependant la nature ne se présente pas sous des aspects plus riches ou seulement moins tristes. À noter toutefois, dans l’alignement à perte de vue des sommets qui tous se ressemblent, le piton de la montagne Verte, lançant haut dans le ciel sa pointe verde-grisée. Rare curiosité apparente d’un pays dont la véritable beauté nous échappe en ce moment : vallées boisées qu’arrosent des rivières jamais à sec, bois ombreux de tamarins toujours verts, édens discrètement cachés au loin et que l’on ne peut deviner de la route, pas plus invisibles d’ailleurs que cette « fontaine des zouaves » qui coule un peu à l’écart, dans un repli du terrain, à l’entrée presque de Djenien.


DJENIEN, LES JARDINS

Enfin le village lui-même apparaît, — si l’on peut appeler ainsi Djenien.

Quelques pauvres habitations d’Européens, également séparées du bordj occupé par le bureau arabe et flanqué des tentes de son maghzen, et de la redoute surgie, à gauche, sur le sol nu d’un mamelon derrière lequel s’étend un superbe jardin.

Et c’est tout. Mais je me rappellerai longtemps l’excellent dîner que je fis, le soir de mon arrivée, à la popote de la compagnie. Vous me direz qu’après une étape de soixante-quatre kilomètres, à cheval, on ne saurait se montrer difficile. Possible ! En tous cas je n’aurais pas changé ma place contre la vôtre, fussiez-vous attablé en quelque cabaret fameux des grands boulevards.

Dans ce malheureux petit coin perdu, sans ressource aucune, on avait trouvé moyen de m’offrir un repas exquis. De la cuisine savoureuse, agrémentée même de pâtisserie. Le « saint-honoré » surtout me sembla incomparable. Un peu comme à la légion étrangère, on déniche de tout, même des cuisiniers, parmi les soldats des bataillons d’Afrique — des chenapans quelquefois, sur les boulevards extérieurs, de précieux « dégourdis », dans la brousse, loin des habituelles occasions de mal faire et des tentations de la ville.

Le dîner, servi dans les jardins, au pied des palmiers, se prolongea passablement. Après le café, on fit de la musique ; on chanta ; on causa, peu inquiet du voisinage de Figuig et de son Bou Amema.

Les officiers du bureau arabe, invités en mon honneur, s’étant levés pour regagner leur maison fortifiée, nous les avons accompagnés par la nuit noire. En tête, marchait un lieutenant porte-lanterne ; derrière lui venait l’interprète, grattant de la mandoline ; enfin, nous autres — une demi-douzaine — en « monôme ». À la porte du bordj, je ne sais quelle idée saugrenue nous prend. Autour de la lanterne, posée par terre, nous tournons en cercle, chantant la Retraite espagnole. J’en ris encore en y songeant.

Tout paraissait dormir dans la redoute, à notre retour. Nul bruit ne troublait le silence, ni des chambres, ni des écuries. Partout l’obscurité la plus épaisse ; partout, sauf dans la tourelle, où la lampe du poste optique, en communication avec Aïn-Sefra, brillait et s’éteignait alternativement, selon le rythme de l’alphabet Morse.

Lente et silencieuse, la sentinelle déambulait sur une planche fixée à l’intérieur des murs, au-dessus du portail. De temps en temps elle s’arrêtait, regardant par-dessus la muraille, cherchant à percer les ténèbres extérieures. Fichue position, la nuit, sur cette planche étroite, sans garde-fou, à cinq ou six mètres du sol ! Pas moyen de s’endormir, sinon, quelle chute ! C’est qu’aussi la sécurité de la garnison reposait tout entière sur l’attention de la sentinelle. Et puis, dans une guérite placée, comme d’habitude en France, au dehors, elle eût couru le danger d’être enlevée.

Avant de gagner mon lit, je m’arrêtai
DJENIEN, LES JARDINS ET LA REDOUTE
un moment chez le médecin-major. Un vrai cabinet d’histoire naturelle, sa chambre. Sur des rayons, de nombreux bocaux se serraient, où, dans l’alcool, se conservaient des échantillons de la faune du pays : scorpions jaunes et noirs, caméléons, vipères à corne, que sais-je encore ?

Dans une immense caisse, qui encombrait un coin de la pièce, dormaient des « debb ». Réveillés par la lumière, un tantinet excités par le docteur, les voilà se livrant à un combat furieux qui ne prend fin qu’avec la lampe enlevée.

Ces « debb » sont de grands lézards mesurant quarante centimètres et plus. Leur queue, de même longueur que le corps, est recouverte d’écailles superposées qui rappellent le tronc du palmier. Pour cette seule raison on les appelle parfois « lézards de palmier », car ils vivent dans les rochers. Des dents très pointues garnissent leur large bouche ; aussi, malheur au doigt qui se laisse pincer ! Les indigènes en sont très friands ; ils en estiment surtout la queue grasse et charnue. Mais voyez-vous cet en-tête de menu : « Potage à la queue de lézard ?… » De quoi laisser loin en arrière la britannique et savoureuse : Ox tail soup !

Michel Antar.
  1. C’est celle que rejoint la voie ferrée d’Aïn-Sefra à Djenien. Elle la quitte, après Moghar, pour rentrer dans la vallée de l’oued Dermel.
  2. Maghzen, réunion des cavaliers indigènes, ou mghaznias, au service d’un bureau arabe.
  3. Djich, bande armée pour le vol.
  4. « Zéphyrs » ou « zeph », noms donnés aux hommes des bataillons d’Afrique.