À travers les cactus/Chapitre 1

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Traverser l’Algérie à bicyclette, de l’ouest à l’est, tel était le projet. Et ce projet allait être mis à exécution en pleine chaleur africaine.

— Vous êtes fou, m’avait-on dit partout. Il faut aller en Algérie, oui, parfait ; mais au mois de septembre, jamais ! La chaleur y bat encore son plein, puis gare les poussiéreuses fondrières creusées par les troupeaux nombreux qui parcourent les routes algériennes. C’est en février ou mars qu’il faut faire un pareil trajet.

Je m’étais mis dans l’idée de partir, et nulle éloquence au monde n’eût pu m’extirper ce projet du cerveau.

Le sort devait, pour cette expédition nouvelle, me donner un autre compagnon que lors de mes précédents voyages. Tous ceux qui, en effet, avaient déjà partagé mes émotions durant mes courses aventureuses étaient cette fois retenus à Paris et dans l’impossibilité complète de se joindre à moi.

Le nouveau compagnon d’aventures, à qui je proposai cette chaude expédition, acceptée du reste par lui avec un empressement qui montrait bien à quel point il ignorait les fâcheux moments que l’on est parfois oblígé de passer durant ce genre de pérégrinations, se nommait Albert Van Marke. Vingt-deux ans seulement.

C’était un sujet belge, originaire de la bonne ville de Liège. Et je vous prie de penser que c’était bien du sang belge qui coulait dans ses veines. Quand un vol de démons tourbillonnants ou de guêpes atteintes de folie eussent aiguillonné mon compagnon, ses mouvements n’en eussent pas été accélérés d’une ligne, sauf toutefois lorsqu’il se trouvait sur sa machine où il redevenait naturellement un excellent cycliste, capable de fournir une vitesse fort raisonnable. Mais une fois redescendu !

Toujours le dernier sorti de sa chambre le matin ; toujours le dernier à table, le dernier partout. Bienheureux Belge ! L’impassibilité personnifiée.

Très robuste du reste, les épaules carrées, outrageusement. Et brun, brun, presque nègre ; la tête toujours inclinée, à tel point que lorsqu’il desserrait les dents pour exprimer une pensée, il semblait toujours confier un secret à sa cravate. Il fallait lui faire régulièrement répéter ses phrases, ce qui parfois me mettait dans un état nerveux des plus accentués.

Mais, brave garçon dans l’âme, oh ! oui, brave garçon. Une fois, par suite d’une gaminerie que je lui avais à plusieurs reprises reprochée, il faillit causer la mort violente d’un malheureux Arabe ; ce fut de ma part le motif d’une explosion de colère qui le mit dans un état épouvantable durant toute la journée ; il me suivit comme un chien fidèle, n’osant seulement exprimer une parole, la mine déconfite, l’œil peureux.

J’ai dit : rien n’excitait ce bon Belge, pardon ! Une fois, le phénomène arriva à la fin de notre expédition, une circonstance le dérida ; mais alors, on eût dit qu’il voulait regagner le temps perdu, ce fut une « électrisation » de tout son être.

Jamais diablotin actionné par une pile ne se livra, de mémoire de savant, à une sarabande pareille.

Quand ce fait mémorable se passa-t-il ? Je l’ai dit, à la fin de notre voyage, quand la suite de nos aventures nous eut conduits, d’étape en étape, jusqu’à Tunis. Mais n’anticipons pas. Je renvoie le lecteur au dernier chapitre de cet ouvrage, intitulé : « Un sujet du roi Léopold dans la fosse aux lions. »

Le lundi 16 septembre, au soir, le bon Belge Albert Van Marke, flanqué de ma personne, et votre serviteur flanqué de la personne du bon Belge, on fila sur Marseille, où le jeudi suivant 18 septembre, on se disposa à prendre place sur le paquebot de la Compagnie transatlantique Eugène-Pereire, en partance pour Alger.

J’ai toute raison de croire que le lecteur partagera ici mon sentiment sans restriction aucune. Il est toujours désagréable d’alléger sa bourse, toutes les fois que l’on peut s’en dispenser. Appartenant à un grand journal de Paris, je savais pouvoir obtenir une faveur pour la traversée de Marseille à Alger, et je ne me fis pas faute d’en faire la demande à la direction de la Compagnie transatlantique à Paris. Mais voici le malheur : le lundi, jour de mon départ, mes « permis » d’aller et retour n’étaient pas arrivés. Je priai un ami de me les expédier à Marseille. Le jeudi, rien ! Je crus que les permis n’étaient pas accordés et je me décidai, oh ! soyez-en bien persuadés, ce fut à contre-cœur, de donner un accroc à ma bourse. Or, voyez ce qui se produisit : non seulement la Compagnie me remboursa à mon retour, mais elle me remboursa le prix entier de ma place.

Elle m’avait donc accordé une double faveur : le permis complet, alors que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent elle ne délivre que des réductions, et de plus la détaxe, ce qui est aussi fort rare.

Pourquoi affliger mes lecteurs de ces détails ? Parce que, d’abord, on est toujours bien aise de signaler des événements aussi rares que de pareilles faveurs accordées par des compagnies à un « particulier ; » et qu’ensuite, tous le comprendront, je suis enchanté de saisir cette occasion de remercier la direction de la Compagnie de ce qu’elle a fait.

Inutile maintenant de parler des merveilleux paquebots de la Transatlantique, mon éloge paraîtrait vraiment trop intéressé. Il me suffira de dire qu’avec ou sans permis, je ne voulais pas entendre parler d’autres bateaux que les siens, et la meilleure preuve, c’est que nos places étaient « payées » à notre départ.

L’Eugène-Pereire partait à midi. Le temps était idéal. Point de vent. Oh ! Je le guignais, le vent. D’ailleurs, depuis que je savais devoir m’embarquer, ma préoccupation à ce sujet était constante, d’autant que c’était ma première traversée.

À Marseille, précisément, le pays du terrible vent de Nord-Ouest, dénommé mistral, mon anxiété était justifiée. Heureusement, le matin du départ, calme plat. Excellente affaire.

À midi, nous arrivions au quai de la Joliette. Nous étions accompagnés de plusieurs membres de ma famille, qui habitent la noble cité phocéenne, et d’un jeune cycliste que j’avais déjà rencontré, coïncidence assez curieuse, au cours de l’un de mes précédents voyages, le jeune Marcellin, voyage raconté sous le titre : À vol de vélo.

On assista à la descente de nos bicyclettes à fond de cale. Pauvres bicyclettes. Je tremblai pour elles. Pendues comme des harengs au bout d’un croc, quelle position ! Elles en sont sorties sans trop de mal, pourtant.

À midi trente, perchés sur l’arrière du paquebot, tandis que les mouchoirs s’agitaient de part et d’autre, on se dégageait avec une lenteur extrême de l’inextricable amas de bateaux qui encombraient le port de la Joliette, puis… à toute vapeur, pour Alger.

C’était ma première traversée, ai-je dit, et la vérité me force à déclarer que la nature ne m’a pas doué d’un tempérament spécialement propre à affronter les fureurs d’Amphitrite. Aussi quelle satisfaction de voir les flots relativement calmes ! La Méditerranée est souvent très mauvaise, m’avait-on dit complaisamment. Les tempêtes s’y élèvent avec une impétuosité soudaine qui tient du prodige. Grand merci ! Voilà qui était fait pour me rassurer. Je pensais sans cesse à cette fâcheuse occurrence. Mais c’était le calme, le vrai calme.

La nuit arriva ; le calme augmenta encore. La brise légère tomba tout à fait. Ce fut une mer d’une tranquillité parfaite. Quelle chance inespérée ! « Tout va bien, me dis-je, nuit tranquille, rien à craindre, et demain vers quatre heures de l’après-midi nous sommes à Alger. Veine immense, pas même le temps de dire ouf ! et la traversée est faite. Merveilleux Eugène-Pereire, délicieux Eugène-Pereire, incomparable Eugène Pereire ! gentil petit bateau de mon cœur, va, cours, vole. Décidément c’est idéal, cette traversée. »

Après une petite pose sur la passerelle, on se retira dans notre commune cabine. C’était l’une des plus confortables. Elle nous avait été réservée, amabilité nouvelle, par le chef de départ du paquebot. Nous étions, Van Marke et moi sur des couchettes juxtaposées ; Van Marke se trouvait sous le hublot ! Petit réduit singulier, mais où nous étions en somme fort suffisamment à l’aise ; petit chef-d’œuvre d’installation où rien ne manque, ce qui est inouï, vraiment, dans un espace aussi rétréci.

— C’est étroit, ici, avait simplement déclaré mon compagnon, sans autre réflexion ni préambule.

— C’est vrai, mais ça aurait pu l’être davantage, ajoutai-je sur le même ton. En vérité, on n’est pas mal dans cette cabine.

— Non, on n’est pas mal, répliqua le jeune Belge entre ses dents, comme s’il avait voulu confier cette idée au premier bouton de son gilet.

Et après cette conversation brève on se coucha, opération rapidement exécutée.

« Pourvu, pensai-je, que la mer reste calme. Je ne sais pas, mais il y avait à l’horizon, tout à l’heure, une brume épaisse qui ne me disait rien qui vaille. Enfin, dormons tranquille ! Au diable l’inquiétude ! »

Souvent, au récit de traversées mouvementées, j’avais songé, non sans une émotion violente, à cette situation d’un passager enfoui dans une cabine au cours d’une nuit noire, tandis que la mer gronde et enveloppe le navire de ses lames colossales. Dieu sait si ces réflexions me revinrent à cette heure. Mais la mer était calme. Je finis par m’endormir. Il était dix heures du soir environ.

Quand je m’éveillai, je pressai vite le bouton des lampes électriques. Bonté du ciel : onze heures seulement ! Nuit noire. Van Marke dort sous le hublot. La mer est toujours tranquille ; j’entends avec plaisir le floc ! floc ! régulier de la machine à vapeur. Pourtant, par instants, il me semble que le bruit n’a pas identiquement la même sonorité ; puis, comme je me suis placé sur mon séant, j’ai une sorte de langueur extrêmement légère qui m’annonce un mouvement de balancement dans le paquebot.

Je me rendors. Une seconde fois, me voici réveillé. Une heure du matin. Floc ! floc ! floc ! c’est le bruit de la machine qui toujours m’est agréable à entendre, car il me représente le battement du cœur, indice de la vie. Mais cette fois le son en est tout à fait irrégulier, et je perçois nettement le crépitement de la mer dont la vague vient heurter le flanc du navire. Puis j’ai la sensation manifeste que le plancher manque sous ma couchette.

« Charmant, me dis-je ; c’était sûr, une jolie tempête à la clef. Que le diable emporte les traversées ! Pourquoi, mille sabords, l’Algérie a-t-elle été se loger de l’autre côté de la Méditerranée ? Enfin ! Heureux Van Marke, heureux Belge, heureux sujet du bon roi Léopold, tu dors, toi. Allons, tâchons de dormir. »

Par un bonheur suprême, je me rendormis une troisième fois.

À cinq heures, j’ouvre les yeux. Oh ! oh ! ça craque de partout, et ça crépite ferme contre le flanc du bateau. Puis on enfonce. C’est une impression de mal au cœur intense. Je m’y attendais, c’était fatal ; sapristi, je pensais bien que le calme de la veille était trompeur. Pourvu que ce chambardement n’augmente pas. Ah ! Ah ! Voilà mon compagnon qui s’éveille.

— Nous dansons, me dit-il.

— Oui, et d’une jolie manière. J’ai envie d’aller sur le pont, pour voir.

— Bah ! reste là, il fait nuit noire.

Je reste, mais je suis assommé par ce remue-ménage. Ça craque toujours, mais le bruit de la machine domine le tout et ce bruit me rassure. C’est drôle, pourtant.

Je veux allumer les lampes électriques. Toutefois, légèrement troublé, je me trompe de bouton et je presse celui de la sonnerie qui appelle le garçon charge du service. Van Marke, à qui je fais part de mon erreur, s’en amuse au dernier point, et il éclate de rire juste au moment où le garçon entre-bâille la porte. Ce qui achève de dilater la rate du bon Liégeois, c’est de m’entendre dire au garçon :

— Ah ! oui, je vous ai appelé pour vous demander à quelle heure le déjeuner.

— À sept heures, dit-il ; et il disparaît.

Le jour arrive enfin pâle, grisâtre, par le hublot : je me lève. Pouf ! à peine ai-je mis le pied sur le plancher, que je me trouve brusquement projeté en avant, nez-à-nez avec mon compagnon. Van Marke, momifié dans sa couchette, trouve toute cette petite suite d’événements extrêmement comique, et se contente de manifester ses sentiments par un rire discret, mais régulier, sans secousse, absolument ininterrompu.

Enfin, je suis debout et habillé. Alors, bousculé, cahoté, clopinant et trébuchant, je grimpe les escaliers et m’installe sur le pont où le jour, assez rapidement, découvre bientôt toute l’étendue de la mer. Elle est splendide et moutonne à grande écume.

Le coup de vent de la nuit se calme peu à peu. La mer toutefois reste grosse et, à table, à onze heures, nous sommes quatre. Le lieutenant qui déjeune avec nous déclare que le chef du bord ne s’y trompe jamais pour la confection de sa cuisine.

Le matin, il grimpe sur le pont, examine l’état de la mer et dit : « C’est bien, il y aura aujourd’hui tant de personnes à table ! »

À midi, le ciel est magnifique. Toutefois d’assez gros nuages planent à l’extrême-sud. Nous devons arriver à Alger vers quatre heures. À deux heures trente environ, la côte africaine apparaît, estompée par une brume épaisse.

À mesure que l’Eugène-Pereire s’avance vers Alger, les brumes s’épaississent et c’est une nuée d’un noir d’encre qui, maintenant, couvre la cité blanche dont le panorama se dérobe aux regards des passagers massés sur la passerelle ou sur le pont.

Très vite, les cumulus couleur de suie, entassés et tranchant l’un sur l’autre, s’unifient sur l’horizon, comme fondus en une bande étroite au-dessus de la côte. Puis cette bande couleur de limaille s’agrandit, gagnant dans la masse noire. C’était la pluie qui commençait.

Maintenant, les cataractes tombaient sur Alger.

Derrière nous, le firmament bleu ; devant nous, un immense rideau cendré masquant le ciel et enveloppant la ville d’une brume liquide, zébrée d’éclairs.

L’Eugène-Pereire avait un peu ralenti son allure ; il avançait toujours, marchant vers l’orage. Soudain il entra dans la zone pluvieuse, et la cataracte commença.

Tout le monde se blottit sous les tentes ; mais la pluie violente, brutale, arrivait en gouttes larges et serrées. L’eau ruisselait de partout.

On aborda. L’orage battait son plein.

Au débarqué, sous la cuirasse des parapluies ouverts, des appels nous indiquèrent que les amis étaient là. Belle réception malgré la pluie. Tout avait été préparé à l’avance. On se rendit chez un cycliste algérien, un des amis dévoués qui devaient nous piloter durant notre séjour à Alger ; et, peu de temps après notre débarquement, effectué dans les circonstances assez particulières et inattendues que je viens de rapporter, mon compagnon Van Marke et moi dégustions un délicieux champagne d’honneur.

Le soir de ce 17 septembre nous dormions à l’hôtel de l’Oasis, situé sur le quai, dans une vaste chambre regardant la mer.