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À travers les cactus/Chapitre 10

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 141-149).

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à la recherche d’un déjeuner


Le vent des régions sud des jours précédents avait nettement cédé la place au vent du Nord, surtout maintenant que la ligne du Petit Atlas était franchie ; et ce vent, qui avait pris de la force par une malechance insigne, était venu nous briser les jambes juste au moment où, l’estomac étant vide, nous avions au contraire tant besoin d’un aide ; à tel point que, malgré une certaine pente encore descendante, on eut un mal terrible à parcourir les deux derniers kilomètres nous conduisant à Bourkika.

Nos efforts multipliés eurent un bon résultat : au lieu de nous clore l’appétit, ils nous l’excitèrent outre mesure, disposition excellente, d’ailleurs, pour des cyclistes.

Il était exactement midi trente. Bourkika est éloigné de la ligne du chemin de fer ; pas de glace à espérer. C’est un village large et découvert, exposé aux grands vents. Aussitôt arrivés, on chercha une auberge. Mais on eut quelque peine à la découvrir. Alors, avisant un petit café, à l’apparence des plus modestes, on entra.

Une scène que pendant mes précédents voyages je dus plus d’une fois subir, se renouvela ici, mais d’une manière plus inquiétante pour nous.

— Pouvez-vous, dis-je au maître de céans, nous servir rapidement un déjeuner ?

— Impossible. Nous n’avons rien.

— Absolument rien ? Voilà qui est singulier. Eh bien ! ne pourriez-vous nous indiquer un petit hôtel où nous trouverions le nécessaire ?

Le « patron » nous fit alors un geste vague et on s’efforça de suivre la direction indiquée.

On entra dans le petit hôtel. Nous tombions dans un restaurant arabe. Odieux spectacle pour le bon Parisien, arrivé en Algérie comme une bombe. C’était, suivant l’habitude, un amoncellement d’hommes, à burnous sales, debout, assis, couchés, vautrés, dans toutes les postures.

Pas de meubles dans la vaste salle où j’avançai mon nez, tandis que Van Marke, lui, trottinait ailleurs, cherchant à découvrir de quoi satisfaire notre commune fringale. Dans un recoin, quelques Arabes, assis sur leurs talons, grignotaient, et d’autres fredonnaient une scie monotone.

À ce coup d’œil, je reculai, le cœur soulevé ; puis, me ravisant, je demandai à ces Orientaux que ma vue ahurissait : « Un hôtel ? »

L’un d’eux me désigna un nouvel établissement sur lequel étaient écrits, en effet, ces mots significatifs : Hôtel du Nord.

— Voilà notre affaire, pensai-je, en faisant signe à Van Marke que j’aperçus courant d’une maison à l’autre.

On pénétra dans « l’hôtel ». Deux hommes vêtus à l’européenne jouaient aux cartes sur une table carrée. L’intérieur de la pièce : celui d’un petit café de campagne.

— Le propriétaire de l’établissement est-il là ? questionnai-je, en dévisageant les deux personnages qui, à ma vue, se dérangèrent avec la même rapidité que la statue du bon roi Henri IV quand quelque ivrogne égaré sur le Pont-Neuf vient l’inviter à « prendre un verre ».

— C’est moi, se décida pourtant à répondre l’un d’eux.

— Ah ! c’est vous ? eh bien ! pourriez-vous servir un déjeuner pour deux personnes ?

Ma nouvelle question ne parut pas faire sur cet étrange hôtelier une impression plus rapide que la première. Il était clair que la partie de cartes l’intéressait plus profondément que l’idée de servir deux déjeuners, et se décidant à répondre après une longue pose, il me dit :

— Il n’y a rien à cette heure-ci.

— À cette heure-ci ? Est-ce que par hasard vous avez l’habitude de vous restaurer sur le coup de minuit ? Il n’est pas encore une heure de l’après-midi et vous trouvez l’heure singulière ?

— Je le regrette, reprit le joueur de cartes, qui avait continué sa partie avec le même phlegme que si un simple colibri avait modulé une ritournelle, mais nous n’avons rien à vous donner.

Je n’avais plus qu’à quitter la place. Au moment où, me retournant, je franchis le seuil de la porte, je me heurtai, face à face, à Van Marke et lui fis part de cette fâcheuse histoire ; il répondit froidement :

— Oh mais, je meurs de faim, moi !

— Tu meurs de faim ? C’est exactement la sensation que j’éprouve. Mais que diable veux-tu que j’y fasse ? Retournons à notre premier café. Ils avaient l’air mieux disposés, là.

On y revint. C’était notre suprême ressource. La physionomie plus complaisante de nos deux hôtes ne nous avait pas trompés ; j’avais pensé bien vite que nous arriverions avec eux assez facilement à nos fins.

Puis chez eux aussi, on pouvait aisément deviner un des motifs de leur refus. Ils craignaient sans doute d’avoir affaire à deux gaillards que leur bourse ne devait pas gêner outre mesure.

Je les rassurai à ce sujet. Alors, on se mit en frais et, par un retour bizarre des dispositions, nos hôtes devinrent d’un empressement sans égal. En attendant notre déjeuner, qui ne devait se composer que de sardines et de légumes, mais auquel on fit sérieusement honneur pourtant, on put se rafraîchir d’une manière délicieuse, grâce à la disposition du café, construit sur le modèle de nombreuses habitations en Algérie.

La façade, donnant sur la route transversale du village, était située en plein Sud ; du côté du Nord, la maison avait deux bâtisses construites en manière de pavillons réunis par une partie du corps principal en saillie, formant ainsi une sorte de hangar regardant le Nord et complètement abrité du soleil.

Sur le devant, un jardin rempli de verdure. Sous le hangar, un puits.

Pendant une quinzaine de minutes, on resta là, jouant avec l’eau que nous sortions du puits, rafraîchis, en outre, par le vent du Nord arrivé jusqu’à nous à travers les feuillages verts ; on s’ébattait comme des enfants, s’inondant les mains, les bras, la face, à jet continu.

Le déjeuner, quoique primitif, fut trouvé délicieux. Notre appétit suppléa à son imperfection.

Par exemple, on souffrit plus que jamais d’une abondance de mouches dont on se ferait difficilement une idée. Elles s’abattaient sur nous par essaims. Les mets ordinaires n’avaient guère le temps d’en souffrir, à cause de la brièveté de leur séjour sur la table ; mais en revanche le fromage et le sucre, servis trop tôt, furent pour moi l’objet d’un véritable dégoût, surtout le second de ces deux aliments.

Souvent, dans les habitations de la campagne française, ces insectes s’abattent sur un objet, par endroits seulement. Ici, quand on chassait ces essaims, à peine la main était-elle retirée qu’ils s’abattaient à nouveau, enveloppant tout d’une grouillante couche noirâtre.

Cet horrible acharnement de ces hordes ailées, qui, patientes et torturantes, revenaient toujours malgré nos gestes réitérés, n’avait d’égale que la prodigieuse persévérance du jeune Belge, mon compagnon, à dire sur un ton, toujours nuancé de la même manière : « Oh ! ces mouches ! »

Il répétait ces mots toutes les vingt secondes, en chassant les nuées, mais le plus fin des observateurs n’eût pas surpris la moindre différence dans sa façon d’articuler son exclamation.

« La patience de ce Belge, me suis-je dit parfois, m’explique la longanimité de sa patrie à l’égard de la Hollande qui, si longtemps, maintint ses voisins sous sa domination. Parbleu ! la Belgique se contentait de dire : « Oh ! cette Hollande ! » et elle supportait le joug en se contentant d’esquisser un beau geste. »

À l fin de notre déjeuner, quelques habitants de Bourkika vinrent nous rendre visite ; il y eut là un grand gaillard d’Arabe, un colosse, qui, planté devant nos machines, semblait avoir vu sous leurs formes la tête de Méduse. Il les regardait, stupéfié.

On le laissa à sa stupéfaction. Il était temps de déguerpir.

Ainsi que je l’ai expliqué, nous avions primitivement espéré arriver à Alger ce jour-là, vers cinq heures de l’après-midi, et on nous attendait à cette heure-là, en effet ; mais il était facile de voir que nous ne pouvions y arriver.

Il nous restait encore une trentaine de kilomètres pour Blidah, et de cette ville une cinquantaine pour Alger. Un télégramme prévint les amis que nous serions à Alger vers sept heures. En réalité on ne devait y arriver qu’à huit heures et demie.