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À travers les cactus/Chapitre 11

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 151-162).

xi

blidah, alger


L’idée d’arriver le soir dans une grande ville comme Alger, d’y trouver, outre les nombreux amis qui nous y attendaient, tout le confortable de la civilisation contemporaine, suffit amplement à soutenir notre marche, après notre départ de Bourkika.

Tous les villages passèrent vite. Le temps seulement de nous rafraichir quelque peu, sous les tonnelles ombrageuses de guinguettes où venaient, spectacle éternellement gai, voleter les enfants blancs coiffés de rouge. Voici Amend-el-Ain, Bou-Roumi, Mouzaïaville ; la campagne était fort belle ici ; on approchait de Blidah l’Enchanteresse.

Comme nous étions loin du sol dénudé du Chéliff ! La route était très large et bonne, un peu dure seulement, parsemée de petites têtes de cailloux, mais peu saillants ; peu de poussière aussi.

Le soleil cependant dardait sérieusement. On passa la merveilleuse région de la Chiffa. Sur notre droite, le pays s’ondulait et apparaissait décoré de verdure. La marche devint pénible ; en effet, le sol allait en pente montante et le vent, continuant à tourner, du Nord avait passé à l’Est.

À cinq heure du soir, Blidah nous apparut dans une corbeille de verdure ; la route d’entrer était bordée par les haies vivaces des cactus ; les aloès projetaient leurs feuilles épaisses, sur le devant.

Suivant noire habitude, on s’arrêta pour se restaurer au premier hôtel rencontré dès l’entrée dans la Ville, Ce fut un tort. À peine remis en selle, pour traverser Blidah, voici sur une place où, dans un square central, se dressaient les plantes émerveillantes de cet Orient algérien, plusieurs personnes, faisant entre elles des signes de reconnaissance à notre vue, s’approchèrent de nous.

— Vous êtes les voyageurs venus de Paris ? nous demandèrent-elles.

— C’est nous-mêmes, nous sommes en retard.

— En effet, on vous avait annoncés pour midi. Enfin ! mieux vaut tard que jamais. Soyez les bienvenus.

— Grand merci, dis-je, mais nous ne pouvons guère nous arrêter, ou nous risquons de voir notre retard augmenter indéfiniment.

— Vous en aller, déjà, aussi promptement ?

— Mais nous sommes à Blidah depuis trois quarts d’heure ; seulement, assommés par la faim et la soif, nous nous sommes arrêtés dès l’entrée de la ville. On nous attend à Alger ; il faut nous mettre en route.

Ces amis inconnus n’étaient autres, le lecteur l’a compris, que les membres du Club cycliste de Blidah.

— Vous attendrez bien un peu, ajoutèrent-ils,. Il y a ici de bons marcheurs. Deux de nos amis vont vous accompagner à tandem ; la nuit va arriver et, aux alentours d’Alger, vous risqueriez de vous perdre. Vous a-t-on dit par où vous deviez entrer dans la ville ?

— Ma foi, non. Personne ne nous a rien dit.

— Eh bien ! il est probable qu’on viendra vous attendre à Maison-Carrée. Pour y arriver, il faut contourner Alger, cette banlieue étant à l’Est de la ville ; c’est comme si un cycliste arrivant à Paris par le Nord-Est allait passer par Versailles. Mais c’est la véritable entrée d’Alger, et bien que beaucoup plus long, c’est par ce chemin que l’on compte vous voir arriver, soyez-en sûrs.

— C’est entendu ! d’ailleurs nous suivrons simplement les guides qui veulent bien se mettre à notre disposition.

Ils arrivaient justement avec leur tandem, qu’ils tenaient préparé depuis onze heures du matin. Un de ces nouveaux compagnons était M. Berrens, qui avait voyagé à bicyclette en Allemagne, et à qui il était arrivé une fâcheuse aventure, racontée alors par les journaux. Pris pour un espion, il fut arrêté, emprisonné, interrogé, mais, relâché bientôt après. Délicieux, vraiment !

Vers six heures, on se mettait en route, Van Marke et moi suivant le tandem et sans préoccupation aucune de la direction à suivre.

La nuit n’était pas encore venue. Blidah nous était apparue dans un Éden ; il se prolongeait, cet Éden, à travers les campagnes bientôt éclairées seulement par les lueurs brèves du crépuscule.

Succession ininterrompue d’arbustes verts : les oliviers, les citronniers, les orangers ornaient les abords de la route. Puis, des groupes d’arbres aux teintes sombres, groupes de pins et de térébinthes, des grenadiers, des acacias. Dans l’air calme maintenant couraient des senteurs de jasmins et de lauriers-roses.

Les tandémistes qui nous précédaient remplissaient leur rôle en conscience et nous menaient à une allure folle. Nous suivions docilement, sans nous plaindre, pressés, à mesure que la soirée avançait, d’arriver à Alger.

Les ombres de la nuit déferlèrent rapides, violentes, comme des vagues de grande marée.

Ce fut le moment où l’on traversa Boufarik, dans une vision paradisiaque. Tandis qu’on roulait à grande vitesse, sur la route ombreuse, le ciel incendié par ces lueurs crépusculaires qui parfois lancent des flammes sanglantes aux quatre points cardinaux, soudain on déboucha sur la place centrale de Boufarik.

Une place large, vaste, régulière, avec au-dessus, et la recouvrant en entier, les rameaux des palmiers ; à l’extrémité droite de ce jardin de rêve, l’église apparaissait, sous ce dôme, entrelacée avec de nouveaux palmiers et baignant dans les feuillages verts ; les lueurs, rouges descendaient, tamisées à travers les branches, et éclairaient la place d’un vague reflet de pourpre et d’opale.

Quel tableau inouï nous passait devant les yeux ! Quel émerveillement !

Je suppliai de ralentir allure pour contempler ce magique déploiement de splendeur. Puis, on passa, laissant derrière, impitoyablement, ce décor élyséen, presqu’aussitôt enveloppé d’ombres.

À présent, il fait nuit. Et, ainsi qu’il fallait s’y attendre, la route devient atroce. Les tandémistes nous disent en effet qu’à Boufarik ils ont dû abandonner la route nationale pour se diriger sur Maison-Carrée.

Je roule de confiance et par une grande habitude de la machine, car je n’y vois plus rien. On entre dans des montagnes de poussière. C’est un chemin étroit entre deux haies hautes et épaisses, et quand on croise une voiture, on risque de se rompre le cou. Il faut multiplier les avertissements aux Arabes rencontrés dans ce chemin étrange.

Comme nous contournons la ville d’Alger, des lumières blanches, rouges, pointillent dans la nuit noire, Alors commence ce supplice que tous les cyclistes connaissent ou connaîtront, soyez-en sûrs : celui de se croire toujours sur le point d’arriver et, hélas ! de n’arriver jamais.

Et pourtant, menés par les tandémistes d’une manière admirable, nous roulions à une allure d’enragés. Les roues du tandem chassaient dans la poussière, ce qui provoquait des invectives de Berrens contre son compagnon, supposant que ce dernier se tenait mal sur la machine.

Une chute grave faillit même se produire ; une voiture passa, on la croisa juste au niveau d’un tas de cailloux ; la roue d’avant du tandem se cabra, grimpant sur ces cailloux, mais l’adresse du « guidonier » Berrens sauva la situation. La roue fendit un morceau du tas de pierres, et les deux équipiers, non sans maintes embardées, se retrouvèrent en équilibre.

Mais les lumières se multipliaient sur notre gauche, et l’on n’arrivait pas. Ce fut si long qu’on crut que nos guides s’étaient égarés.

À la fin Van Marke voulut descendre, pour examiner une borne kilométrique. Mais, si les bornes nous avaient toujours renseignés admirablement quand nous nous trouvions sur la route nationale, ici il n’en était pas de même. La malheureuse borne ne disait rien, ou nous donnait un renseignement énigmatique.

Mon compagnon, descendu de machine, avait naturellement repris sa lenteur prodigieuse. Nous nous étions arrêtés en attendant qu’il pût terminer son examen de la borne kilométrique. Il tournait autour, brûlant allumettes sur allumettes, pour lui arracher son secret.

— Eh bien ! as-tu fini ? dis-je à cet excellent représentant du royaume de Belgique, le plus pacifique et le meilleur assurément des compagnons de route.

— Quoi ! reprit-il, sans s’émouvoir, après deux bonnes minutes, j’examinais cette borne.

Elle ne nous renseigne pas, ajouta-t-il aussitôt solennellement, en remontant sur sa machine.

Il fallait bien arriver. On aborda enfin Maison-Carrée, située à quatorze kilomètres d’Alger.

Là, on nous dit que bicyclettes, tandems et triplettes nous avaient attendus depuis trois heures de l’après-midi.

On roula dans la nuit, sur un sol humide d’arrosages, défoncé, embarrassé de rails de tramway.

On croisait constamment des passants, des voitures, on se heurtait à des chiens ; on eût dit qu’ils pullulaient, ces chiens de malheur. Il y en eut tant que, comme jadis dans la Montagne Noire, j’usai du revolver, en visant au hasard. La meute, assourdissante se tut un instant, mais pour reprendre bientôt.

Et la route était atroce. Elle est d’ailleurs célèbre pour son état lamentable parmi les cyclistes d’Alger, cette route de Maison-Carrée.

Quelques bicyclettes se joignent à nous.

Quel chemin ! ou roulait des rails de tramways dans des amas de cailloux, et inversement des amas de cailloux dans les rails de tramways. Le tandem Berrens, bravement, nous guidait dans cette obscurité souvent trouée de lumières, car les habitations se multipliaient.

On pénétra dans Alger, vers huit heures et demie, au milieu d’un joyeux amas de cyclistes qui attendaient, impatients, depuis cinq heures de l’après-midi, et parmi lesquels le fidèle M. Mallebay, absolument désolé.

Désolé ? M. Mallebay ? Et de quoi donc ?

— Eh ! oui, nous dit-il, figurez-vous que plus de cinq ou six mille personnes étaient entassées ici, là, partout, attendant les voyageurs. Et vous n’arriviez pas ! Enfin, vous voilà, c’est l’important.

— Et ma dépêche ? demandai-je.

— Nous annonçant votre arrivée pour sept heures ? Nous l’avons reçue, oui, mais fort tard. Une foule de cyclistes étaient partis déjà, et viennent seulement de revenir, ne vous apercevant pas. Enfin, tout est bien qui finit bien.

— Oui, vous savez, dans les montagnes, dans la poussière et dans quarante degrés de chaleur, on ne fait pas ce que l’on veut.

— Je le sais, dit joyeusement M. Mallebay. Enfin, vous l’avez traversée, cette plaine du Chéliff ?

— Oui, et non sans peine. Vous en connaîtrez plus tard tous les détails.

Et sur ce, commencèrent ces joyeuses agapes, ces fraternelles réceptions, qui sont devenues une tradition dans le cyclisme et que connaîtront les voyageurs futurs.

Au café du Vélo, en buvant le champagne si généreusement offert par les braves amis d’Alger, nous eûmes le plaisir de rencontrer aussi d’aimables représentants de la presse politique algérienne.

Pendant les toasts multipliés et mutuels, je reçus des témoignages de sympathie de cyclistes algériens qui n’avaient pu se rendre à notre arrivée.

Il était près de minuit quand on se retrouva, mon compagnon et moi, tous deux dans une vaste chambre, à l’hôtel de l’Oasis.

La première partie de notre expédition était terminée. La seconde, celle des Hauts-Plateaux, allait commencer.