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À travers les cactus/Chapitre 12

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 163-172).

xii

une triplette inespéré


Nous étions arrivés à Alger le samedi 28 septembre, au soir ; le lendemain dimanche, nous ne devions repartir qu’à trois heures de l’après-midi.

La route maintenant allait être bien différente. Je l’ai rappelé précédemment : les deux chaînes des Grand et Petit Atlas, distinctes dans l’Ouest de l’Algérie, tendent à se rapprocher dans l’Est et en font une région dont les plateaux élevés occupent toute la partie centrale.

Pour aller d’Oran sur Alger par Duperré, nous avions dû, on l’a vu, franchir le Petit Atlas ; d’Alger, nous allions rentrer dans l’intérieur des terres, et, à partir de Menerville, située à une cinquantaine de kilomètres de la capitale algérienne, perpétuellement errer dans les montagnes.

Au sujet de Tunis, parfaitement décidés à pousser l’aventure jusque-là, nous n’avions aucun renseignement précis sur la route à suivre.

Les uns disaient : Vous passerez par Bône et La Calle, au Nord de la Tunisie ; les autres, par Soukarras, en suivant la voie ferrée. La majorité disait : Vous ne passerez pas.

Ces avis peu précis ne m’inquiétaient guère, car je me disais : « Nous sommes fort éloignés ici de la frontière tunisienne et l’ignorance des cyclistes s’explique ; mais il est certain qu’au fur et à mesure que nous avancerons, on sera plus apte à nous donner des renseignements détaillés. » Me doutais-je, hélas ! de ce qui devait nous arriver !

Notre matinée à Alger ne fut pas inoccupée. Je la passai, pour ma part, dans cet ineffable bien-être que seule la pratique de la bicyclette m’a fait connaître et qu’un jour ou l’autre tout le monde goûtera ; une longue nuit de repos m’avait rendu mes forces, mais en laissant dans l’organisme entier une sorte d’engourdissement vague, d’agréable accablement qui fait apparaître les objets extérieurs comme à un convalescent, heureux de tout, heureux seulement de voir, heureux de vivre.

On eut, après un lever tardif, le temps d’aller prendre un bain de mer à Mustapha. Puis on visita le Jardin d’Essai, où sont réunies toutes les richesses végétales de l’Orient. L’allée des bananiers et l’allée des bambous nous révélaient toute la magnificence gracieuse de ces arbres auxquels se rattachent tant de claire et joyeuse poésie, et que les campagnes de l’Algérie traversées par nous jusqu’alors ne nous avaient pas montrés.

De la verdure, de la verdure, partout, pénétrée de lumière, d’une lumière, vive, intense ; au ciel, du bleu, toujours du bleu. Sur les montagnes seulement, là-bas, vers l’Est, vers ces régions où nous allions nous enfuir, quelques nuées de soie rose, frangées d’or.

En présence de tant de splendeurs, on décida de fixer ici le départ. On irait déjeuner à Alger, chez M. Mallebay, qui nous avait servi de guide, et fort aimablement voulut nous garder jusqu’au départ : on ferait prévenir bien vite tous les amis de se trouver au rendez-vous général, près du Jardin d’Essai.

C’est ce qui fut exécuté. À trois heures environ, le plus magnifique escadron de cyclistes se trouvait à l’endroit désigné. Parmi eux, les tandémistes, nos aimables compagnons de la veille, qui devaient nous quitter à Maison-Carrée pour rentrer à Blidah, et trois triplettistes, M. Mayeur, le directeur de la Photo-Revue, qui nous avait si bien accueilli à notre débarquement, madame Mayeur et un champion algérien, bien connu dans la colonie sportive, M. Perrin.

M. Mayeur, un jeune homme, petit, d’aspect malingre, les traits accentués, des poils de barbe clairsemés ; les yeux très vifs et intelligents, et la physionomie sympathique ; un son de voix très peu prononcé, presque éteint, et qui donnait un cachet de distinction à M. Mayeur, dont l’humeur bonne ou mauvaise ne modifiait en rien une physionomie toujours immobile mais toujours avenante.

Madame Mayeur, une fort jolie personne au visage d’une coupe régulière, favorisé par une ampleur de chevelure que lui eût enviée plus d’une Parisienne. Une gaieté constante et une énergie peu commune, comme on le verra sous peu.

Quant à Perrin, le type du champion ; un tout jeune homme, lui, la tête ronde, des épaules larges, un torse formidable ; et comme tout vrai champion, un bon enfant.

Par un soleil radieux, l’escadron se mobilisa et on se mit en route. On devait finir l’étape à Ménerville, à cinquante kilomètres. Naturellement la troupe gaillarde alla très vite. Madame Mayeur et M. Mayeur, qui, au départ, avaient pris des bicyclettes, restèrent légèrement en arrière. Et c’est même alors seulement que M. Mayeur demanda à ce que sa femme prit place sur la triplette, craignant pour elle un train trop rapide. Lui-même céda sa bicyclette au troisième coéquipier pour ne pas quitter madame Mayeur, et à partir de ce moment l’équipe des trois triplettistes, dont j’ai donné l’esquisse, fut constituée.

On roula dans un nuage de poussière. On s’arrêta à Rouïba, très jolie « station cycliste » des environs d’Alger, pour y étancher sa soif.

Bonne humeur, entrain, gaieté franche et débordante, certes, rien ne pouvait manquer en pareille circonstance. Les Arabes, grands et petits, étaient venus s’abattre, comme toujours, autour de nous, et apportaient à l’ensemble la gaieté des couleurs. Les femmes arabes ? Jamais. Rares et voilées, un masque toujours leur coupant la figure, écrasant le nez, laissant voir seulement les yeux et le front.

On repartit, on roula dans des tourbillons poussiéreux et que soulevaient les premiers de la troupe. La campagne était plane et verte, embellie de jardins aux teintes foncées ; là-bas, au loin, et déjà sur presque tout l’horizon, devant nous et sur notre droite, couraient les montagnes au-dessus desquelles se dressait l’un des plus hauts pics de l’Atlas, le Djurdjura.

Le hasard des circonstances devait nous faire prendre gite au pied de ce Djurdjura, jadis célèbre repaire de lions au temps de la conquête.

On arriva à l’Alma à la tombée de la nuit. C’est ici que l’on devait se séparer.

Les adieux s’exécutaient quand, après avoir parcouru quelques instants ce village algérien pour en admirer toute la gentillesse et la gaieté orientales, assez ennuyé d’avoir à recommencer seul avec Van Marke une pérégrination nocturne, je m’avançai vers le groupe de cyclistes en train de vider ensemble le verre traditionnel et obligatoire. Soudain, l’un d’entre eux, se levant, me dit : « Voulez-vous attendre quelques instants, M. Mayeur vous accompagne à triplette jusqu’à Constantine ! »

Je n’en pouvais croire mes oreilles. Comment M. Mayeur, et madame Mayeur ? Nous accompagner pendant plus de cinq cents kilomètres, à travers les montagnes, et cela avec une triplette ? C’était une fortune inespérée.

En effet, pénétrant dans l’intérieur de la guinguette algérienne, je les vis tous deux, ainsi que Perrin, le champion, envoyant des dépêches, écrivant des lettres, qui allaient être portées par l’un des cyclistes rentrant à Alger. Les trois triplettistes partaient, c’était entendu. Ils avaient décidé cela brusquement, par une soudaine fantaisie ; mais, naturellement ils partaient, sans rien que ce qu’ils avaient sur le dos. Il fallait bien qu’ils fissent envoyer des impedimenta quelque part.

Les deux troupes alors se séparèrent, les uns rentrant dans la capitale algérienne, les autres : les trois triplettistes, Van Marke et votre serviteur, roulant vers l’Est, sur Ménerville.

Il faisait nuit, et les côtes commençaient. Mais on marcha vite dans la nuit que les clartés sidérales rendaient transparente.

La brise était plutôt favorable. Après une longue côte que la triplette monta gaillardement, et après avoir passé comme une trombe le village de Belle-Fontaine, on arriva à Ménerville au milieu d’un effroyable charivari hurlé par une meute de chiens en furie.

On arrivait à sept heures et demie, juste pour le dîner. On y fit honneur, on peut le croire. Tout était à souhait, même la glace, car la moyenne de la température restait extrêmement élevée. Soirée parfaite et joyeuse s’il en fut, où madame Mayeur, dans le décor de verdure formant véranda sur le devant de l’auberge, chanta une chanson parisienne, ce qui fit se renouveler l’horrible charivari des chiens de Ménerville et me força, pour faire taire cette meute, à tirer des coups de revolver, au profond ahurissement de quelques naturels du pays, troublés par ces détonations imprévues.

Puis on se retira chacun chez soi. Cette fois le jeune Belge devait introduire une variante dans sa froide, solennelle, lugubre et monotone imprécation.

Il dit le lendemain, au réveil : « Oh ! ces punaises ! »