À travers les cactus/Chapitre 2

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ii

albert dans la kasbah


Bien que, pour tout cycliste amoureux de tourisme, la traversée de l’Algérie soit un voyage assez naturellement indiqué, je dois fort humblement reconnaître que l’idée d’entreprendre cette expédition n’avait pas été enfantée par mon cerveau en proie pourtant à un perpétuel travail.

Cette idée m’avait été suggérée par un journaliste algérien, M. Mallebay, que le hasard des événements m’avait fait rencontrer à Paris et qui occupe une situation importante dans la presse de la colonie.

Du jour où le projet du voyage fut arrêté, M. Mallebay, directeur non seulement du Vélo algérien, journal spécial comme son titre l’indique, mais du Turco et de la Revue algérienne, se mit en quatre pour préparer l’expédition et nous frayer les voies.

Il lança des avis dans les clubs cyclistes, soit directement, soit par le canal de la presse algérienne. Enfin, cet excellent homme, écrivain fort aimable autant que sportsman passionné, eut une idée originale. Pour nous faire bien venir, dans la mesure du possible, des populations européennes ou arabes, il voulut que ma charge fût faite dans son journal le Turco, journal comique et satirique très populaire et fort répandu en Algérie.

Cette charge fut faite par Assus, un artiste dans l’âme, très apprécié dans la colonie, et je dois reconnaitre que jamais je n’avais vu un coup de crayon enlever une « tête » avec cette maëstria. On ne pouvait s’y tromper.

Ce numéro fut plus d’une fois pour nous un auxiliaire précieux.

M. Mallebay, qui s’était si complètement dévoué pour nous, ne se fit pas faute de nous donner, dès le lendemain de notre arrivée, les plus précieux avis.

— Attention à la chaleur, me dit-il. Gare à la traversée de la plaine du Chélif. Je vous avoue même que je ne vous vois pas bien, franchissant ce désert brûlant dans la journée. Jamais vous n’y parviendrez, mes pauvres amis ; c’est impossible, surtout si vous avez le sirocco.

— Vous croyez ? Pourtant je connais les précautions à prendre je sais ce que c’est que la chaleur à bicyclette. Une traversée de la vieille Castille au mois de juillet 1893 m’en a donné une idée.

— Oh ! mais vous l’aurez plus forte encore, ici, la chaleur, d’autant plus que la saison a été retardée cette année et que septembre nous donne la chaleur du mois d’août.

— Sapristi, pas de chance, alors.

— Et puis, reprit M. Mallebay, c’est le sirocco surtout qui est à craindre ; s’il souffle, je vous le dis, vous n’avancerez pas. Je ne crois pas qu’un seul cycliste algérien se soit jusqu’à présent aventuré à marcher une journée entière en été et par le vent du sud. Vous tomberiez en route, mes amis.

— Diable, voilà qui est peu rassurant, dis-je.

— Voyez-vous, dit notre ami, je dois vous faire un aveu : je ne croyais pas que vous exécuteriez si vite mon idée. Je n’aurais pas eu la pensée de vous lancer dans une expédition aussi brûlante. Je pensais que vous nous arriveriez en octobre, et si vous voulez un bon conseil, restez une quinzaine de jours à Alger ; la chaleur, d’ici là, s’affaiblira quelque peu.

— Rester à Alger, mon cher monsieur, jamais. Nous sommes venus, c’est pour agir. Fichtre, comme vous y allez. Attendre ici quand nos bicyclettes frémissent dans leur retraite forcée. Et puis, vous savez, j’en ai assez, moi, de la pluie, l’horrible, l’ignoble, l’immonde pluie parisienne, cette abomination de la désolation. Vous savez si elle nous a assaillis souvent dans nos expéditions. Tonnerre !

« Mais je serais fou d’attendre que madame la pluie, cette mégère, voulut bien rafraîchir l’atmosphère. Et tenez, n’est-ce pas une guigne, encore ? j’arrive à Alger, cette ville où on ne parle que de soleil, et il faut que juste le ciel entr’ouvre ses écluses au moment de notre arrivée.

— Oui, dit M. Mallebay, la circonstance a été aussi fâcheuse qu’extraordinaire. Eh bien, soyez sans inquiétude, quel que soit l’endurcissement de votre mauvais sort, vous n’avez rien à redouter. Ce n’est pas l’abondance de l’eau qui vous gênera. Non, vous ne pouvez imaginer la chaleur que vous allez avoir, et la sécheresse des terrains traversés par vous !

— Et les routes, ces terribles routes ? demandai-je.

— Oh ! passables quelquefois, mais atroces dans certaines parties, à cause de la poussière, une poussière épaisse amoncelée dans les fondrières que les troupeaux ont creusées.

— Et en trouverons-nous toujours ?

— Oui, en Algérie ; mais vous avez formé le projet, je crois, de pousser jusqu’à Tunis ! Eh bien, en Tunisie, pas de route. Il faudra vous contenter de traverser l’Algérie de bout en bout ; mais après, fini !

— Vraiment, pas de route ? Pas même de chemin tracé ?

— Rien, si ce n’est peut-être des pistes arabes, où il vous sera impossible de rouler. Enfin, vous verrez. J’avoue n’y être jamais allé à bicyclette. Peut-être arriverez-vous à pénétrer ; j’en doute.

Notre projet était, en effet, de traverser l’Algérie et la Tunisie, d’Oran jusqu’à Tunis.

Comme on le verra par la suite de ce récit, personne, en Algérie, ne put nous renseigner sur la meilleure voie à suivre pour arriver à Tunis à bicyclette en venant de l’Ouest par la frontière algérienne.

On s’accordait à dire qu’il n’existait pas de route, mais que toutefois il y avait deux voies possibles, les uns prétendaient par l’extrême Nord, les autres, par le Centre. Le lecteur verra à quelles mésaventures nous conduisit ce désaccord, qui n’était pas encore tranché pour nous quand nos bicyclettes quittèrent la dernière ville algérienne pour rouler vers la frontière de Tunisie, au milieu des cailloux, dans les ravins, accompagnés par les aboiements furieux des chiens kabyles.

Je posai encore une question à notre excellent ami, M. Mallebay.

— Et sur la grande route, lui dis-je, dans la campagne, sommes-nous en sécurité parfaite ?

— Oui, répondit-il. Les attaques de voyageurs ne sont pas plus fréquentes que dans n’importe quel pays d’Europe. Toutefois, il y en a, c’est sûr ; aussi, ne voyagez pas la nuit, et, en tous cas, soyez armés. Pour rencontrer une bande de chenapans et recevoir un mauvais coup, il suffit d’une fois. Les populations arabes sont soumises, mais l’Européen, le roumi est toujours l’ennemi irréconciliable. Soyez prudents, voilà tout. Et surtout, oh ! c’est le point capital, que les Arabes ne soupçonnent pas d’argent sur vous. L’argent leur fait voir rouge.

— Parfait, cher ami ; armé, je le suis et sérieusement : j’ai mon revolver, huit millimètres dix. Et quant aux dispositions pour une prompte retraite, nous avons, mon compagnon et moi, nos chères petites montures. Avec elles, n’est-ce pas, rien à redouter ?

Nous étions arrivés à Alger le mardi 17 septembre ; nous devions quitter cette ville le lundi 23, pour nous rendre par le train à Oran, point de départ de notre expédition. Nous avions donc cinq grandes journées pour parcourir la ville.

Parmi les nombreux cyclistes venus à notre débarquement, se trouvait, inutile de le dire, M. Mallebay. Il était accompagné d’un de ses amis qui, lui aussi, s’était mis à notre entière disposition, M. Mayeur, directeur de la Photo-Revue, lequel devait jouer un rôle important au cours de notre voyage. Enfin, plusieurs autres cyclistes nous servirent aussi de guides à travers la belle cité africaine, l’une des reines de la Méditerranée. Nous n’avions crainte de nous trouver isolés.

Quand, débout sur la passerelle de l’Eugène-Pereire, on avait aperçu le panorama de la capitale algérienne, nous avions vu la ville sous son aspect le plus éblouissant, malgré l’orageux décor dans lequel elle s’était présentée. Placés en face du féerique demi-cercle formé par la baie, nous avions à droite l’émerveillant amphithéâtre formé de la masse des maisons blanches d’Alger, et à gauche Mustapha, nouvel amas de bouquets blancs et verts, puis d’étage en étage, au-dessus, des jaillissements touffus de verdure foncée.

Au-dessous d’Alger, presque en face de nous, se dressait la longue suite d’arceaux qui semblent donner entrée à de vastes souterrains sur lesquels la ville serait bâtie : spectacle incomparable, le premier qu’il m’a été donné de voir et que les voyageurs considèrent d’ailleurs comme l’un des plus sublimes qui soient au monde.

Vu notre court séjour dans Alger, nous n’avions pas la prétention d’en visiter toutes les curiosités.

On voulut voir son aspect extérieur et on la parcourut dans tous les sens.

On put constater son extraordinaire animation et nous pûmes voir aussi, notre attention devait fatalement être attirée de ce côté, combien le cyclisme y était avancé déjà. Les cyclistes étaient nombreux dans les rues. Il existe même un café, rendez-vous des vélocipédistes algériens, et qui porte comme dénomination : « Café du Vélo ».

On visita aussi la Kasbah, la ville arabe, qui domine la ville européenne.

Le sport cycliste a bien des exigences. Il est peu de lecteurs assurément qui ne le sachent : quand un sportsman pratiquant veut se livrer à un acte sportif, il doit observer un précepte, excellent d’ailleurs pour tous ceux qui ont à faire, dans une circonstance donnée, une dépense de forces particulièrement excessive, sans parler, n’est-ce pas, de la morale religieuse et même universelle qui en fait un devoir absolu ; précepte dont l’application n’est généralement guère le fait des jeunes champions grands ou petits, un peu trop exposés à tous les genres d’« entraînement ».

Ayant toujours en vue, dans mes expéditions, le but final que je désire atteindre, je me considère comme le Mentor naturel de mes compagnons que je surveille, naturellement, au point de vue de l’application des préceptes dictés par les principes de la saine doctrine sportive ; je dis sportive, ne me considérant pas comme autorisé à m’ingérer dans les faits et gestes de qui que ce soit, au point de vue de la pure morale du christianisme.

Or, la bouillante jeunesse qui nous entourait nous avait prévenus qu’une visite à la Kasbah était dangereuse ; avis auquel d’ailleurs nul n’attachait d’importance et que l’on avait émis par le désir si répandu chez les jeunes gens de converser malicieusement sur un sujet scabreux.

Je m’y laissai conduire cependant, autant par curiosité pour la ville arabe que pour exercer ma surveillance paternelle sur mon jeune Belge, dont la placidité sur certains sujets était essentiellement apparente.

On pénétra donc dans les ruelles étroites de la Kasbah, au milieu du plus effroyable fourmillement d’Arabes qu’il nous ait été donné de voir encore.

S’orienter dans ce labyrinthe de ruelles étroites était difficile, et notre guide s’égara. Voilà, par exemple, un détail qui nous importait peu. On alla sans savoir.

C’était une suite de petites boutiques avec portes et fenêtres toujours grand ouvertes, au plafond surbaissé. De l’extérieur on voyait là, grouillant, un amas d’Arabes grands et petits, souvent assis en demi-cercle, les enfants toujours coiffés de la rouge chechia. Sur le devant de la porte d’autres Arabes, vautrés, là, immobiles, momifiés. Le long de ces ruelles, dans ces réduits, on pouvait voir ainsi défiler tous les métiers : fabricants de bibelots en cuir, les plus nombreux, des tisserands, cuisiniers, rôtisseurs, épiciers, bouchers, boulangers, marchands d’étoffes aux couleurs rouges, bleues, vertes, mais toujours d’un ton atrocement criard ; et il en défilait des métiers, marchands de légumes, de bijoux, d’antiquités, et toujours, comme si l’espace manquait, un amoncellement d’humanité dans ces trous, humanité débordant sur la ruelle où l’on avançait heurtant à chaque pas un groupe d’enfants nus ou à peu près.

Notre guide nous fit entrer dans une de ces boutiques à bibelots de cuir. On en acheta plusieurs, naturellement. Alors l’Arabe, patron de l’établissement, voulut nous payer le café : il fallait accepter, c’était l’usage.

On s’assit, où ? Je ne sais. Il y avait de la place pour quatre ; nous étions cinq, dont l’enfant de l’Arabe.

Il était vautre dans un coin, on faillit s’asseoir dessus. Le café était délicieux. Le café arabe est exquis, je l’ai constaté durant tout mon voyage. Un seul défaut : la poudre de café reste dans la tasse, ce qui est fort désagréable.

On continua à pérégriner. Albert Van Marke, dont les yeux, comme les miens du reste, s’écarquillaient sans cesse, se contenta d’annoncer gravement à sa cravate :

« Nous ne sommes pas en Algérie, nous sommes en Arabie ici. » Des Arabes en tas, toujours. Ils sont là grimpés les uns sur les autres, et malgré une chaleur de trente-cinq ou trente-huit degrés.

— Ah ! par ici, dit notre guide.

On le suivit. Maintenant la rue s’est encore rétrécie en s’escarpant.

C’est sale, mais d’une saleté de mauvais lieu ; des mèches de cheveux embroussaillés rodent dans des trous, sortes de dépotoirs nocturnes. Sur le devant des portes, des entassements de loques puantes.

Presque plus personne ici. Quelques types au regard louche, d’un orientalisme différant de celui d’Algérie ; puis, à l’encoignure des portes, ou sur le devant des maisons, presque au milieu de la ruelle, des femmes habillées à l’européenne. Leurs joues sont d’un mat tirant sur le jaune sale et leurs yeux cerclés de noir ont une repoussante expression de vice ignoble.

Nous passons assez rapidement, quand je me sens brusquement saisir par l’épaule ; mais après un léger effort fait en avant pour me dégager, je me retourne et aperçois l’une de ces mégères assise sur sa chaise, immobile ; on eût dit qu’elle ne s’était pas déplacée.

Albert Van Marke qui, au milieu de ce quartier du vice, a trouvé à émettre cette opinion : « C’est dégoûtant ici ! » a été, lui aussi, arrêté net. Malgré la réflexion, empreinte d’un profond accent de vérité, qu’il vient de formuler, il répond à la mégère. Celle-ci s’exprime d’ailleurs dans le plus pur français.

Je laisse la conversation s’engager, parfaitement certain qu’elle n’aura aucune suite fâcheuse. Mais comme elle se prolonge outre mesure, je saisis mon compagnon par le bras droit, opération qui est exécutée simultanément par la misérable harpie avec le bras gauche.

Alors, en un clin d’œil, le malheureux Belge se trouve changé en ces sortes de jouets, destinés aux tout jeunes enfants et qui représentent un petit bourriquet (mon jeune compagnon me pardonnera, j’en suis sûr, ma sotte comparaison), un petit bourriquet, dis-je, tiré à la tête par le meunier, à la queue par la meunière, et qui, entraîné tantôt par l’un, tantôt par l’autre, se trouve soumis ainsi à un mouvement de va-et-vient du plus parfait comique.

Enfin, la victoire me resta, victoire facile, il est vrai, car je ne dois pas cacher que j’y fus aidé fortement par l’aspect de ces lieux nauséabonds.

Quelques instants après, du reste, nous quittions ces ruelles sombres et tristes pour rentrer dans la ville européenne.