À travers les cactus/Chapitre 3

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iii

kif ! kif ! la glace de paris


Devant rester quelque peu encore à Alger, on en profita pour continuer à battre en tous sens le pavé de la ville. Ce qui nous divertissait fort, c’était l’innombrable quantité de camelots arabes dont on était processionnellement assailli, toutes les fois que le hasard des circonstances ou l’altération de nos gorges respectives nous forçait à prendre place à la table d’un café.

À ce propos, on nous donna un avis salutaire, et dont pourront profiter mes lecteurs, si le sort les conduit sur la rive africaine. Les étrangers, fraîchement débarqués, sont généralement plus disposés que les indigènes à écouter les fallacieuses propositions de ces bons camelots et à leur acheter les bibelots de mille aspects divers, objet de leur négoce.

Ces bibelots orientaux rencontrés sur une terre africaine séduisent naturellement le voyageur ; or, l’Arabe, être essentiellement malicieux, connaissant ce faible de l’Européen, a pris une habitude très répandue déjà chez quelques camelots des villes européennes, mais qui est poussée là-bas, en Algérie, jusqu’au cynisme : c’est de demander de chaque objet juste cinq et six fois sa valeur. Plusieurs parmi les amis qui nous entouraient, et qui nous avaient donné à ce sujet un avis charitable, avaient été exploités de cette manière dans des proportions inouïes.

Aussi, bien et dûment avertis, on s’amusa fort de ces petites scènes qui devenaient vraiment risibles.

— Moussieu ! un porte-monnaie, un bracelet de corail, regarde, joli, joli, tiens, prends-le.

Les Arabes tutoient toujours en parlant français, parce qu’ils tutoient quand ils s’expriment dans leur langue. C’est simple comme de crier ouf !

— Combien ton porte-monnaie ?

— Six francs.

— Je t’en donne quarante sous.

— Moussieu pas sérieux, pas sérieux, moussieu.

— Allons, tu ne veux pas ? Trente sous.

— Tiens, prends-le.

Et pour tous les objets, sans exception, il en était ainsi. C’était du scandale.

— Combien cette corbeille ?

— Dix francs.

— Voilà quarante sous.

— Pas sérieux, cela, tiens, prends.

À la fin, nous finissions par nous charger d’objets dont nous ne voulions pas et que nous comptions nous faire refuser à force d’offrir un prix en disproportion avec la somme demandée.

Une autre industrie trouvée par nous fort divertissante, c’est celle des « petits cireurs ».

Cette industrie est répandue sur toute la surface du territoire, jusqu’au moindre des villages algériens. Malheureux petits Arabes, portant à l’aide d’un cuir passé en bandoulière ou sur l’épaule, une boîte à cirage, et qui viennent vous proposer de cirer les souliers.

Sans doute, ces petits industriels-là existent dans quelques villes de France, mais, sur le sol algérien et tunisien, quelle prodigieuse nuée ! Quand un client s’arrête à la table d’un café, il en vient de partout ; ils se précipitent sur lui, comme dans une basse-cour les volailles sur une mie de pain lancée tout à coup.

Tous, d’ailleurs, sont habillés de même ; la chechia rouge sur la tête, puis, casaque et culotte blanches, bras et mollets nus, culotte bouffante, mais descendant en fuseau le long du genou.

Comme nous portions des chaussures jaunes, combien plus pratiques pour la bicyclette, ces folâtres gamins nous criaient : « Cirer jonn ! » proposition qu’ils étaient d’ailleurs parfaitement incapables d’exécuter, car ils ne possédaient absolument que du cirage noir ; mais voilà, par exemple, qui leur était bien égal, leur but étant de faire passer quelques sous de nos poches dans les leurs, quelle que fut la moralité du moyen employé.

Je dois dire que vu la modération de leurs prix, et afin de nous débarrasser plus vite de cette foule grouillante d’insectes à tête rouge, nous nous laissions aller à une coquetterie immodérée à l’endroit de nos chaussures et nous nous laissions « cirer jonn » chaque fois que nous faisions une halte quelconque.

Une fois, cependant, on résista aux propositions de cirage de l’un d’eux, faites avec un entêtement de mouche borgne.

— Mais, ridicule petit insecte, m’écriai-je, exaspéré, tu vois bien que mes souliers ont été cirés il y a cinq minutes.

Ils étaient, en effet, d’une propreté parfaite.

Alors l’enfant, qui avait réponse à tout, s’écria « Cirer ! cirer ! moussieu ! cirer ! kif ! kif ! la glace de Paris. »

À ce mot, je me retournai vers Albert :

— Tu comprends, toi ?

Albert réfléchit et, riant froidement, répondit entre ses dents : « Il veut dire qu’il va faire briller tes souliers comme une glace, ainsi qu’on le fait à Paris. »

— Comment, comment, mais tu rêves, dis-je au cireur enragé ; tu crois que tu as des petits camarades parisiens qui cirent les passants ?

Ah ! voilà encore un détail dont il se moquait bien ! « Kif ! kif ! la glace de Paris », hurlait-il. Le gaillard voulait mes deux sous.

Il les a eus.

— Tiens, dis-je à la fin, cire ! et surtout, attention à toi, cire : Kif ! kif ! la glace de Paris !

Un voyage à bicyclette n’exclut pas les observations d’un ordre sans rapport aucun avec le cyclisme, telles, du reste, que celles vient de lire.

Sur la fin de notre dix-neuvième siècle, une question d’une terrible gravité agite les nations : la question juive. Le publiciste français, Édouard Drumont, apôtre de l’antisémitisme, remue en ce moment les masses populaires avec une vigueur telle qu’elle provoque la surprise chez les indifférents et que l’on se demande parfois si l’objet d’une guerre aussi acharnée en justifie la violence.

Pour ma part, Français et catholique, je ne pouvais voir sans défiance la race juive envahir notre pays et s’insinuer dans nos affaires jusqu’à devenir la maîtresse absolue et sans appel de notre France. Toutefois, je n’osais encore approuver le système de proscription en masse, craignant de faire supporter à des innocents les fautes de quelques grands coupables.

Mon bref séjour en Algérie a suffi pour éclairer d’un jour plus net ma religion.

Bien que préoccupé d’une foule de détails relatifs à notre expédition aventureuse, et sans faire de cette expédition un voyage d’observations philosophiques, scientifiques ou morales, quelque chose m’a remué jusqu’au plus profond de mon être : c’est l’immense gémissement de douleur poussé par l’Algérie tout entière contre la race juive ; lamentation sans fin, renouvelée à chaque minute, à chaque seconde, dans les grandes villes, dans les villages, dans les moindres hameaux.

Le juif ! oh ! le juif ! La lèvre blêmit quand elle prononce ce nom exécré, la lèvre de l’Arabe comme celle de l’Européen, du Français comme celle de l’Italien et de l’Espagnol. Où est-il donc, ce juif insaisissable ? Tout le monde le maudit, et lui, où est-il ? Où ? On me désignait partout le quartier juif. Mais les habitants ne sortent donc jamais !

Non, jamais ! c’est la sangsue qu’on ne voit pas, mais qui lentement accomplit son œuvre de destruction. Tout s’épuise. Parbleu, le juif est là, caché, qui suce toujours.

Insondable cri d’oppression poussé infatigablement par tout un peuple, voilà ce que dans ma traversée de l’Algérie, à vol d’oiseau, j’ai entendu.

Ce cri était trop fort, trop profond, trop déchirant et trop universel, pour que je passe sans l’avoir noté ici.