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À travers les cactus/Chapitre 4

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Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 41-51).

iv

tournoi de négrillons


Notre séjour à Alger se terminait le lundi 23 septembre, au soir. Par une chance inespérée, nous avions un train de nuit pour nous conduire à Oran : c’était le dernier de la saison. On en profita : on se mit en route après avoir pris congé de nos hôtes aimables, MM. Mallebay et Mayeur en particulier ; tous deux devions, d’ailleurs, les revoir sous peu, au cours de notre « traversée ».

Les grandes villes qui formaient nos principales stations étaient, en effet, Oran, Relizane, Orléansville, Duperré, Blidah, Alger, Sétif, Constantine, Bône, Soukharas, soit en tout douze cent cinquante kilomètres environ.

Le lendemain de notre départ d’Alger, le mardi 24, à dix heures du matin, nous entrions en gare d’Oran où un cycliste oranais nous attendait, fort marri.

Fort marri, le brave garçon ! On comptait, en effet, sur nous seulement le mardi soir et on nous avait préparé une chaude réception. Nous devions arriver le mardi soir parce que nous ignorions l’existence du train de nuit dont on croyait le service supprimé. Naturellement, nous avions reconnu notre erreur trop tard pour avertir les cyclistes oranais. Un seul, prévenu à la dernière minute par une dépêche de M. Mallebay, eut le temps de se jeter sur sa bicyclette et d’accourir à la gare où l’on eut l’avantage de se rencontrer et de se reconnaitre… sans s’être connu.

La nouvelle de notre arrivée se répandit vite, et là encore, dans cette coquette ville d’Oran, on fut rapidement en pays de connaissance.

L’antique cité espagnole renferme un club brillant, le « Joyeux Cycliste Club Oranais », extrêmement uni, malgré le nombre toujours croissant de ses adhérents, fort bien dirigé par un Comité plein de zèle ; groupe d’amis tous profondément dévoués à la prospérité de leur association, sans esprit de rivalité, de jalousie mesquine, comme, hélas ! il arrive trop souvent dans les sociétés humaine, tous animés de la plus grande sympathie mutuelle, enfin d’une hospitalité envers les étrangers et d’une cordialité dont mon compagnon Van Marke et moi garderons longtemps le souvenir.

L’accueil du reste qui nous avait été fait à Alger ne devait jamais se démentir durant notre voyage.

Dès les premiers moments les cyclistes oranais organisèrent le départ. Il fut entendu qu’on se mettrait en route le surlendemain jeudi à six heures du matin ; deux des meilleurs « marcheurs » devaient nous accompagner durant une partie de la journée, qui serait, avions-nous dit, de cent cinquante kilomètres.

On nous avait donné de nouveaux avis sur la chaleur. À Oran, nous en avions déjà un sérieux spécimen : le thermomètre marquait 36 degrés.

Les routes ? Atroces en ce moment, disait-on, à cause de la poussière.

Ces routes me tracassaient affreusement ; j’avais la fièvre ; j’aurais voulu partir tout de suite pour savoir, pour avoir une idée ; car les explications étaient souvent contradictoires.

Enfin, on verrait bien. Puis on serait vite fixé sur l’intensité de la chaleur, car la plaine du Chélif, ce désert brûlant et desséché, nous allions l’aborder dès le premier jour.

On visita Oran, dans tous les sens, comme Alger. On voulut voir l’aspect extérieur de la ville, surtout, ne pouvant en visiter toutes les curiosités en détail. Ville aux rues principales droites et larges, aux maisons élevées, aux jardins élégants, comme la capitale de la colonie, mais à l’aspect général beaucoup plus européen.

On roula en voiture. Mon compagnon manifesta le désir de ne pas soumettre nos arrêts à une fatigue anticipée. On visita le vélodrome oranais, piste superbe mais mal entretenue, malheureusement… Les « aficionados » ne font que commencer à Oran.

Pourtant on y donne parfois de belles réunions de courses.

Bienheureuse cité ! Le hasard m’y fit rencontrer un vieux camarade d’enfance sous l’uniforme de capitaine de zouaves. Il avait vu mon nom dans le journal, m’avait cherché et vite trouve ; il m’exprima tout l’épanouissement de son bonheur dans cette ville de ses rêves.

« Au mois de décembre, tiens, vois-tu, me dit-il, nous sommes là sur la terrasse de ce café et nous avons une température délicieuse ; c’est le printemps, un printemps éternel pour nous. Tiens, regarde, à droite de ce square situé au centre de la ville haute, donnant sur cet autre vaste jardin, une maison qui domine les palmiers : c’est le Cercle militaire.

Le soir, nous y sommes réunis et la musique militaire joue durant une partie de la soirée, pendant que le ciel est illuminé d’étoiles, et que toute une population joyeuse inonde la promenade. Et cette gaieté ne se dément pas, cet enchantement dure toujours. »

Avec nos nouveaux amis, on continua le mercredi à parcourir cette cité merveilleuse. On visita le port, puis Mers-el-Kebir, ce site qui sur la côte élevée domine la baie immense,

Telle qu’un cormoran qui regarde la mer.

On parcourut le jardin planté entre la ville et le port et par où on peut descendre à la ville basse. Pour la première fois on goûta de la figue de Barbarie, ce fruit du cactus qui dans la plaine brûlée offre toujours au voyageur son jus rafraîchissant.

Naturellement, les petits bédouins accouraient vers nous, là aussi. « Cirer jonn ! »

On allait à travers les allées, longeant, l’escarpement, quand un spectacle assez singulier frappa mes regards.

À quelques mètres de nous, en contre-bas, un arbre d’assez faible dimension s’élevait, dominant l’espace, car le sol descendait presque à pic vers le port.

Cet arbre, un arbuste plutôt, présentait un aspect des plus étranges. Il était extraordinairement touffu et de couleur inusitée. Le feuillage, à supposer que c’en fût un, était d’une telle épaisseur que le jour n’y pénétrait pas.

Je le fixai attentivement en m’avançant vers le rebord de l’allée, dans sa direction. Aussitôt il se produisit un fourmillement dans ce feuillage mystérieux.

Alors je distinguai. C’était une nichée de petits Arabes ; il y avait des mulâtres et des négrillons aussi ; ils étaient empilés, là, sur cet arbre, recroquevillés, presque enchâssés l’un dans l’autre ; ils semblaient former bloc, tels qu’un amas de vermisseaux. Tous moitié nus, naturellement ; sur le dos, seulement un lé d’étoffe blanche. Et ils se tenaient muets, immobiles, comme réduits à l’état de végétaux. Leurs chéchias, de loin, semblaient d’énormes fruits rouges piqués dans ce tas blanc et noir.

À ce spectacle bizarre, une idée me vint, celle de présenter une pièce de monnaie en criant : « Au premier descendu ! »

Jamais, ô cher lecteur, un coup de mitraille, éclatant auprès d’une nuée de volatiles, n’eût eu un aussi foudroyant résultat. Cet amas grouillant, comme mû par une pile électrique, se disloqua, et chacun, avec une agilité de jeune singe, descendit de l’arbre pour s’élancer vers le « monsieur » qui leur tendait le sou. Il fut gagné par le premier arrivé, naturellement.

Nous avions auprès de nous un banc ; on était un peu las, on s’assit et une seconde idée nous assaillit. Si pour leur faire gagner de nouveaux sous, car on juge de leurs supplications continues à ce sujet, nous leur faisions exécuter une lutte homérique ?

— Allons les petits, dis-je aussitôt, vous voulez des sous ? Soit, mais il faut les mériter. Vous allez vous administrer une volée formidable, à tour de rôle ; le vainqueur aura le sou ; mais gare à vous. Pas de brutalité ; nous sommes là pour juger, nous autres.

La combinaison fut acceptée par ces négrillons en délire, qui bruyamment commencèrent une lutte charentonesque.

On n’allait que un contre un ; les autres faisaient cercle et riaient aux larmes, du reste ; quelques-uns de ces pauvres petits diablotins se contentaient, en guise de défense, de se livrer à des contorsions qu’un courant électrique d’une formidable puissance n’eût jamais réussi à provoquer chez le plus souple des corpuscules. Ils allaient, venaient, sautaient, criaient, se trémoussaient, culbutaient danse de Saint-Guy arrivée au paroxysme.

Un d’entre eux, le plus petit, un Arabe celui-là, aux yeux brillants, aux traits fins, à la physionomie rayonnante d’intelligence et d’espièglerie, acheva de nous divertir. Au lieu de faire aller coups de poings et coups de pieds, des pieds nus, on le suppose, peu dangereux par conséquent, il n’avait trouvé rien de mieux que d’exécuter le mouvement suivant : il tournait brusquement le dos à son adversaire, puis, par un jeu rapide, étendait sa jambe droite, faisant décrire à son pied un vaste demi-cercle qui l’amenait à hauteur de la joue de l’adversaire.

Ce premier mouvement accompli, le diablotin ne s’arrêtait pas là. Au lieu de ramener sa jambe tout simplement, il lançait sa jambe gauche à la suite de la première, quittant ainsi complètement le sol, mouvement qui amenait une chute fatale ! Mais ce petit luron l’exécutait toujours, sa chute, avec une adresse inouïe, sur la partie la plus charnue de son diabolique individu, et grâce à elle, ramenant brusquement à lui ses deux jambes à la fois, glissait comme une anguille entre les mains de son antagoniste ahuri.

Les sous pleuvaient, et comme nul ne s’était fait le moindre accroc un peu sérieux, jamais séance de clownerie improvisée n’eut un tel succès et ne réjouit autant acteurs et spectateurs.

Après de nouvelles visites dans les différents quartiers de la ville et aux environs, on ne songea plus qu’au départ. La veille au soir, les cyclistes oranais tinrent à nous faire fête. Ils voulaient clôturer par un champagne d’honneur la réception si cordiale qu’ils nous avaient déjà faite. Quel sport que celui qui inspire tant de généreuse et mutuelle sympathie chez ses adeptes !